Cenâest quâen 1970 que Sun music migrera juste Ă cĂŽtĂ© de la clinique du Cap dâOr, le long du rond-point De-Lattre-de-Tassigny. Avec le succĂšs que lâon sait. Dans cette grande maison
Mathieu Bellahsen est psychiatre dans le service public. Dans cet entretien, il revient sur lâexercice de la psychiatrie durant le confinement et insiste notamment sur le fait que la psychiatrie confinĂ©e » est une nouvelle antipsychiatrie, reprend des Ă©lĂ©ments des discours sĂ©curitaires, du systĂšme asilaire et de la mĂ©decine hygiĂ©niste. Il discute Ă©galement de la colĂšre des soignants et de leurs luttes en cours et Ă venir. Il est lâauteur de La santĂ© mentale aux Ă©ditions La Fabrique et de La rĂ©volte de la psychiatrie avec Rachel Knaebel aux Ă©ditions La DĂ©couverte. [Photo Bernard Chevalier] Bonjour, et merci dâavoir acceptĂ© cet entretien. Peux-tu dâabord te prĂ©senter ?Mathieu Bellahsen Je suis psychiatre de secteur dans le service public, et je dirige lâĂ©quipe dâun secteur de psychiatrie adulte en banlieue parisienne. LâhĂŽpital psychiatrique dont dĂ©pend le secteur est dans une petite ville Ă 35 kilomĂštres de lĂ , soit assez loin du secteur, dans un autre dĂ©partement, ce qui est une particularitĂ©. Dans ce secteur il y a Ă la fois une unitĂ© dâhospitalisation, un Centre mĂ©dico-psychologique CMPP, un Centre dâaccueil thĂ©rapeutique Ă temps partiel CATTP, un hĂŽpital de jour, des appartements thĂ©rapeutiques, et une Ă©quipe mobile pour les personnes ĂągĂ©es. On fonctionne beaucoup avec des associations loi 1901, qui peuvent aussi ĂȘtre des clubs thĂ©rapeutiques, dont on parlera. Et par ailleurs, je suis depuis pas mal dâannĂ©es assez militant et en lutte dans le monde de la psychiatrie, que ce soit avec le Collectif des 39 contre la nuit sĂ©curitaire qui est nĂ© en 2008, puis avec le Printemps de la psychiatrie. Enfin, jâai publiĂ© un petit bouquin Ă La fabrique sur la santĂ© mentale, et derniĂšrement La rĂ©volte de la psychiatrie, avec Rachel Knaebel, qui est journaliste Ă Bastamag, et Loriane Bellahsen, qui est Ă©galement psychiatre et rĂ©dactrice du chapitre 4, Ă propos de lâautisme, dans ce quâest ce que câest, exactement, un secteur, en psychiatrie ?Câest un dispositif de lâhĂŽpital public, mais dans lequel il nây a pas que de lâhospitalisation. En fait, le secteur psychiatrique sâest créé Ă partir dâune question qui Ă©tait de quoi ont besoin les personnes les plus fragiles, pour pouvoir aller mieux ? Et ce dont ont besoin les personnes avec des problĂ©matiques psychotiques, câest notamment une continuitĂ© du lien humain, de la relation humaine. Et du coup, lâidĂ©e Ă©tait dâapporter une continuitĂ© dâexistence, de faire en sorte que la personne puisse rencontrer les mĂȘmes soignants, quel que soit le moment quâelle traverse, que ce soit un moment de grande crise, comme Ă lâhĂŽpital, ou un moment oĂč ça va mieux et oĂč la personne peut ĂȘtre dans son milieu, vivre avec ses proches, et avoir simplement besoin de consultations ou dâune prise en charge de jour, etc. Je peux rencontrer une personne lorsquâelle est hospitalisĂ©e, et la rencontrer plus tard en consultation, quand elle sortira. Câest ce qui fait quâune histoire commune peut se construire au fur et Ă mesure. Cette idĂ©e du secteur, qui est une idĂ©e clinique, sâest donc appuyĂ©e sur un espace gĂ©o-dĂ©mographique qui Ă©tait Ă lâorigine de 70 000 habitants. Puis, comme toute chose, lâidĂ©e du secteur sâest pervertie. Câest-Ă -dire quâau lieu dâĂȘtre un service public, accessible, et que le secteur sâimpose aux Ă©quipes, câest Ă dire que lâĂ©quipe du secteur soit obligĂ©e dâaccueillir la population quâelle doit servir, le secteur a fini par sâimposer aux patients. Donc si une personne qui habite dans la rue relevant du secteur A demande Ă venir sur le secteur B car le CMP est Ă 3 mĂštres de chez elle, on pourra le lui refuser, en lui disant quâelle relĂšve du secteur A. Câest comme cela que les principes Ă la base du secteur sont tombĂ©s en dĂ©suĂ©tude quand on a oubliĂ© Ă quelle question clinique rĂ©pondait le dispositif de secteur. LĂ dessus, sâest rajoutĂ© le retour de lâhospitalo-centrisme, lâhĂŽpital comme organisateur de tout alors que 90% des gens suivis sur le secteur sont pris en charge de maniĂšre ambulatoire, et nâont pas besoin dâhospitalisation Ă temps me semble que tu te revendiques de la psychothĂ©rapie institutionnelle. Tu peux peut-ĂȘtre expliquer ce que câest, et en quoi cela diffĂšre dâautres prises en charge psy ?En fait, initialement, la psychothĂ©rapie institutionnelle part dâun principe assez simple pour soigner ceux quâon appelle les patients, les usagers, les psychiatrisĂ©s â les gens se dĂ©finissent comme ils veulent â il faut dâabord soigner lâhĂŽpital ou tout autre lieu dans lequel la personne va se soigner, puisque chaque lieu, chaque institution a ses pathologies propres. Toute institution a ses pathologies, que ce soit lâhĂŽpital, la prison, lâĂ©cole, lâentreprise, etc. Originellement, la psychothĂ©rapie institutionnelle sâest créée dans une articulation entre une façon de penser lâhomme, lâexistence, son drame et sa maladie », et la question politique. Elle est nĂ©e pendant la seconde guerre mondiale, dans un mouvement de rĂ©sistance Ă lâoccupant, et en se demandant comment faire collectivement pour que les gens ne crĂšvent pas de faim Ă lâhĂŽpital, parce que plus de 40 000 malades mentaux sont morts de faim pendant la seconde guerre mondiale. Il y a eu pas mal de films et de livres sur lâhistoire de Saint-Alban, en LozĂšre. Il y avait un petit hĂŽpital, oĂč se sont rencontrĂ©s un psychiatre du POUM Parti Ouvrier dâUnification Marxiste, François Tosquelles, qui Ă©tait Ă la fois condamnĂ© par les franquistes et les staliniens en Catalogne, avait Ă©tĂ© exfiltrĂ© du camp de Septfonds un camp de rĂ©fugiĂ©s Ă la frontiĂšre avec lâEspagne en 1942, avait rencontrĂ© Lucien BonnafĂ©, un psychiatre communiste, qui dirigeait lâhĂŽpital de Saint-Alban, Paul Eluard, qui Ă©tait passĂ© et avait Ă©crit Souvenirs de la maison des fous, Georges Canguilhem, etc. Ca a Ă©tĂ© un bouillon de culture, qui a concouru Ă ce quâon responsabilise les personnes hospitalisĂ©es, quâon les considĂšre comme actives, et que lâactivitĂ© de la personne la soigne. Câest liĂ© Ă la volontĂ© que les personnes ne soient pas cantonnĂ©es Ă une position de malade, mais quâelles soient aussi dans une position de citoyens, qui participent Ă la vie collective et Ă la vie de la citĂ© Ă leur mesure. La psychothĂ©rapie institutionnelle peut se rĂ©sumer par une petite phrase que jâaime bien, dâun comĂ©dien, FrĂ©dĂ©ric Naud, qui a créé un spectacle autour de Tosquelles qui sâappelle La mĂ©ningite des poireaux. La psychothĂ©rapie institutionnelle câest faire la rĂ©volution permanente au ralenti pour ĂȘtre sĂ»r de nâoublier personne ». Câest cela, essayer de crĂ©er des dispositifs collectifs, pour que chacun puisse se transformer, et puisse aussi transformer le dispositif. Câest lĂ quâest le point de rupture avec une logique asilaire, câest-Ă -dire quâon ne demande pas seulement Ă la personne de sâadapter au dispositif, mais quâon va mettre en place les conditions pour que le dispositif puisse ĂȘtre transformĂ© et subverti par les personnes qui sont Ă lâintĂ©rieur mĂȘme de ce dispositif. Cette forme princeps, qui date de la seconde guerre mondiale, sâest dĂ©veloppĂ©e dans les annĂ©es 60-70. A lâheure actuelle, ce courant de pensĂ©e qui existe toujours, est surtout un courant de pratiques. Une volontĂ© de se dĂ©brouiller au quotidien pour penser lâaliĂ©nation de la sociĂ©tĂ© dans laquelle on est diffĂ©rente de celle des annĂ©es 40 et des annĂ©es 70, et lâaliĂ©nation des personnes. Toutes les personnes, puisquâon a tous des points dâaliĂ©nation, des noyaux psychotiques, etc. Vouloir mettre cela en commun, dĂ©cider ensemble des rĂšgles instituĂ©es dans les lieux, etc. Un point trĂšs important est la fonction club » le club thĂ©rapeutique, câest finalement une institution, dans le sens de lâinstituant, ce qui remet en cause lâinstituĂ©, qui va ĂȘtre le point dâappui pour que les patients et les soignants, le collectif de soin, puisse travailler la question de la vie quotidienne. Ca permet de travailler les hiĂ©rarchies, quâelles soient explicites infirmiers, mĂ©decins, etc, et implicites les malades dâun cĂŽtĂ© et les soignants de lâautre. Dans lâespace du club, tout cela nâest pas effacĂ©, mais cela est mis en question, travaillĂ©, pour que ces espaces collectifs permettent lâaccueil de la singularitĂ© de chacun. A noter que la fonction club peut se retrouver dans plein de lieux groupes dâentraide mutuelles GEM, Ă©tablissement mĂ©dico-sociaux etc. Cette fonction est une remise en question concrĂšte des hiĂ©rarchies instituĂ©e. Et ça, ça existe partout. Depuis quelques temps, lâinfluence de la psychanalyse et de la psychothĂ©rapie institutionnelle est contestĂ©e au sein de la psychiatrie et de la psychologie, au nom des neurosciences, ou des thĂ©rapies cognitivo-comportementales. Tu peux en parler ? Oui, par exemple en Nouvelle-Aquitaine, lâARS souhaite que les Centres mĂ©dico psycho-pĂ©dagogiques CMPP se basent uniquement sur les neurosciences. Ce quâon dit face à ça, et ce quâon dĂ©veloppe dans La rĂ©volte de la psychiatrie, ce nâest pas une critique de la dimension scientifique des neurosciences, mais une critique de lâhĂ©gĂ©monie politique que permettent les neurosciences, ou de la maniĂšre dont les neurosciences sont instrumentalisĂ©es. Câest-Ă -dire que le cerveau peut ĂȘtre un nouveau point dâappui pour le nĂ©o-libĂ©ralisme. Il y avait eu un petit bouquin de Christian Laval et Michel Blay sur la neuropĂ©dagogie. Le neuro infiltre tous les espaces de la sociĂ©tĂ©. Maintenant, quand vous ĂȘtes chercheur en sciences humaines, si vous voulez avoir du fric, il faut que vous passiez les gens Ă lâIRM fonctionnelle Imagerie par RĂ©sonance MagnĂ©tique pour que vous puissiez profiter de lâapport des neurosciences » pour dĂ©montrer des trucs qui nâen ont pas forcĂ©ment besoin. AprĂšs le green washing, câest le brain washing ou neuro washing ! Câest une discipline de soumission. Il y a maintenant les neurosciences sociales », oĂč on va redĂ©couvrir la poudre mais en passant par un lieu intĂ©rieur Ă lâindividu, qui est le cerveau. Câest en cela que câest liĂ© au nĂ©o-libĂ©ralisme, dans la mesure oĂč on se sert dâun lieu Ă lâintĂ©rieur de lâindividu, dans le but dâencourager lâindividu Ă se servir de sa plasticitĂ© neuronale pour sâadapter Ă la sociĂ©tĂ© concurrentielle. Cette injonction politique Ă lâadaptation constitue le sujet du bouquin de Barbara Stiegler Il faut sâadapter. Actuellement, on voit que les neurosciences, utilisĂ©es par le pouvoir, visent Ă transformer lâintĂ©rieur de lâindividu plutĂŽt que de transformer lâensemble de la sociĂ©tĂ©. Notre critique est donc une critique de lâhĂ©gĂ©monie politique qui prend pour support les neurosciences. Et dans les pratiques, du coup, comme il y a un discours trĂšs en vogue dans la sociĂ©tĂ©, que ce soit notre intestin le deuxiĂšme cerveau », le cerveau est plastique », etc, ça va transformer les pratiques non pas du fait de rĂ©elles dĂ©couvertes qui sâappliqueraient concrĂštement mais par des effets de discours qui sâappuient sur les images. Câest pour ça que dans notre bouquin on a cherchĂ© Ă dĂ©cortiquer comment sont fabriquĂ©es les images de lâimagerie Ă rĂ©sonance magnĂ©tique fonctionnelle IRMf. Câest beaucoup plus compliquĂ© que la zone du cerveau sâallume », parce quâen fait vous pouvez aussi construire des images pour dĂ©montrer ce que vous vouliez dĂ©montrer auparavant. Ca dĂ©pend aussi du point de vue localisationniste ou fonctionnaliste que vous adoptez au dĂ©part et de plein dâautres choses. Des Ă©tudes dâanthropologues ont par exemple dĂ©montrĂ© quâun saumon mort pouvait voir son cerveau sâallumer Ă lâIRM, câest ce quâils ont appelĂ© les corrĂ©lations vaudou... Vous pouvez faire dire tout et nâimporte quoi Ă lâIRM, donc il faut mettre en question ce qui est fait de la recherche par les systĂšmes mĂ©diatique et politique pour, sous couvert de science, imposer des dĂ©cisions politiques. En Angleterre, les politiques de santĂ© sont faites Ă partir des nudges, les petits coups de pouce, les petites incitations, qui sâappuient aussi sur lâapport des neurosciences, etc. Câest une autre forme de neuromarketing. Et plutĂŽt que de voir cet aspect politique, les dĂ©bats se concentrent sur des conflits de mĂ©thode entre la » psychanalyse et les neurosciences. Alors que ce nâest pas une affaire de mĂ©thodes. Ce dĂ©bat occulte voire naturalise le problĂšme politique sous-jacent la privatisation et la plateformisation du service public de santĂ©. Dans les pratiques, chacun utilise les outils qui lui parlent pour travailler avec les gens et les accompagner. Je suis un psychiatre de terrain, et je me demande surtout de quels outils de travail jâai besoin pour entrer en contact avec des gens et les accompagner. Et je me fous pas mal dâĂȘtre dans lâorthodoxie de telle ou telle technique⊠Quand on est clinicien il faut faire feu de tout bois Ă partir de ce que lâon est en tant que personne et Ă partir du contexte local oĂč lâon exerce. Le choix dâune mĂ©thode dĂ©pend tout de mĂȘme des objectifs. Je ne pense pas exagĂ©rer si je dis par exemple que le comportementalisme relĂšve plutĂŽt dâune volontĂ© normative...Oui, mais certains auront besoin de cela parce quâils croiront ou auront lâexpĂ©rience que câest cela marche dans leur pratique. Et ça rĂ©pondra aussi Ă certains patients qui penseront avoir besoin de ça, ou prĂ©fĂ©reront ça, se diront quâils ont besoin de rĂ©pondre de maniĂšre pragmatique Ă des troubles, plutĂŽt que de se poser des questions sur lâexistence. Pourquoi pas. Lâimportant est dâavoir une pluralitĂ© de propositions qui co-existent, et quâil nây en ait pas juste une seule qui sâaffirme comme hĂ©gĂ©monique en voulant Ă©radiquer toutes les autres. Le problĂšme est que cette hĂ©gĂ©monie de lâimaginaire neuro colonise les pratiques et sâarticule trĂšs bien au nĂ©o-libĂ©ralisme. Ăa offre un outil Ă la privatisation des soins dans les pratiques, parce que toutes ces techniques sont gĂ©nĂ©ralement courtes, peuvent, de leur point de vue, objectiver les choses, et en tant que les choses sont objectivĂ©es, elles peuvent ĂȘtre monnayĂ©es plus facilement. Donc dans le chapitre de notre livre Ă©crit par Loriane, elle parle du fait dâaller de la privatisation Ă la privation de soin. Par exemple, dans lâactuelle rĂ©forme du financement de la psychiatrie, sont valorisĂ©es les prises en charge courtes, mais quid des patients qui ont besoin de soins longs, qui ont besoin de techniques qui nĂ©cessitent la prĂ©sence de gens pendant le temps quâil faut ? Eh bien, maintenant on considĂšre quâils ont un panier de soin, quâils doivent le maximaliser en bon agent Ă©conomique rationnel et quand ils nâont plus rien dans leur panier de soin, libres Ă eux » de se tourner vers le privĂ© lucratif. Et le public a dĂ©sormais pour fonction dâouvrir des marchĂ©s au privĂ© lucratif. Rachel le documente tout au long du livre. Câest pour ça quâil faut arrĂȘter avec cette vieille histoire de lâopposition entre les neurosciences et les thĂ©rapies cognitivo-comportementales dâun cĂŽtĂ© et la psychanalyse de lâautre. Ce nâest pas la question. La question est celle de la lutte contre la privatisation des soins, et mĂȘme la fin des soins. Pierre Dardot a Ă©crit un trĂšs bon article sur cette nouvelle antipsychiatrie, en tant quâelle se bat pour Ă©radiquer le psychisme des soins. Câest lĂ quâon comprend les vellĂ©itĂ©s Ă tout recoder au prisme du neuro. Par exemple un livre publiĂ© il y a plusieurs annĂ©es sâappelait Lâinconscient neuronal. MĂȘme lâinconscient, qui est une dĂ©couverte freudienne portant sur la vie psychique, est ramenĂ© conceptuellement dans le giron du neuronal ». Câest lĂ quâon voit que faire des ponts entre la psychanalyse et les neurosciences, qui sont deux objets diffĂ©rents, revient dans la sĂ©quence actuelle Ă soumettre Ă lâhĂ©gĂ©monie politique des neurosciences des pratiques contraintes de dialoguer » avec elles. Sur ce fond lĂ , dans La rĂ©volte de la psychiatrie on parle de la fondation Fondamental, qui prĂ©tend Ă une position dâhĂ©gĂ©monie. Outre le fait quâelle soit liĂ©e aux laboratoires pharmaceutiques, aux groupes de cliniques privĂ©es lucratifs, Ă des entreprises du CAC 40 et Ă lâInstitut Montaigne, FondaMental veut sâimposer comme lâinterlocuteur unique de lâĂtat pour la psychiatrie. Dans un rapport de 2009, un parlementaire de lâUMP disait quâau vu des progrĂšs des neurosciences, la partition entre neurologie et psychiatrie nâĂ©tait plus de mise Ă lâheure actuelle ». Mais ce nâest quâun Ă©noncĂ©, un discours. Il nây a pas eu de rĂ©volution telle quâelle aurait modifiĂ© les pratiques concrĂštement. Câest cela, lâesbroufe du moment, le fait quâon veut faire plier les pratiques de soins aux pratiques de laboratoires. Ce parti pris politique sâappuie aussi sur un discours anti-institution, en partie fondĂ©, parce que tout un tas de saloperies se font au sein des institutions, quâil faut combattre en transformant le milieu. Mais ce nâest pas en dĂ©truisant totalement le milieu quâon va rĂ©gler le problĂšme, parce que les saloperies peuvent aussi se faire au sein des plateformes, dans lâubĂ©risation des soins, etc. Il y a une promesse de soigner grĂące aux laboratoires et aux plateformes, mais ça ne marche pas, parce quâil nây a rien eu qui se serait Ă©chappĂ© du laboratoire et qui aurait permis de soigner concrĂštement les gens le temps quâil faut. Toutes les techniques qui sont mises en place sont des techniques de court terme, et quand les gens nây rĂ©pondent pas il faut quâils aillent voir ailleurs. Lâenjeu est donc moins une question mĂ©thodologique, que le fait de lutter contre des logiques de sĂ©grĂ©gation et dâabandon. Et câest moins une question de technique que de personnes. Il y a des gens qui peuvent ĂȘtre trĂšs humains ou ĂȘtre inhumains avec le mĂȘme type de techniques. Ce ne sont pas les techniques, le problĂšme, câest le fond sur lequel elles sâappuient. Si le fond sur lequel sâappuient les techniques est un fond dâutilitarisme et de nĂ©o-libĂ©ralisme, de concurrence de tous contre tous, etc, ça va conduire Ă des saloperies, et il faut lutter politiquement contre les pratiques de sĂ©grĂ©gation. Et les pratiques que vous dĂ©fendez, tu dirais quâelles arrivent Ă gagner une place croissante grĂące Ă vos luttes, ou quâelles sont plutĂŽt mises en pĂ©ril ? Comme lâĂ©crit Alain Damasio dans Les furtifs, on est des Ăźlots qui doivent se relier en archipels. On est certes minoritaires, mais les avancĂ©es en psychiatrie ont toujours Ă©tĂ© le fait de minoritĂ©s. Toujours. De minoritĂ©s agissantes, notamment au vu du degrĂ© de rĂ©signation, et vis-Ă -vis du fait que ça ne marche pas, aprĂšs les grandes promesses qui ont Ă©tĂ© faites. Parce quâil y a quelque chose dâassez messianique, dans le rapport Ă certaines techniques, quand on dit quâun jour on dĂ©couvrira LA molĂ©cule, quâun jour ou dĂ©couvrira LE gĂšne, quâun jour ou dĂ©couvrira Lâendroit dans le cerveau qui ⊠Un jour ⊠Mais en attendant il faut bien sâoccuper des gens. Les pratiques que lâon tente de dĂ©ployer sâappuient elles-mĂȘmes sur la question du commun, sur comment agir ensemble, faire ensemble, dĂ©cider ensemble, sur la question de la dĂ©mocratie, et de lâinstitution de contre-pouvoirs. Car si la psychiatrie ne sâappuie pas sur la dĂ©mocratie elle devient totalitaire. Il faudrait en fait aller voir dans les services de la psychiatrie de laboratoire voir ce que cela donne concrĂštement, comme type de pratiques, pour les personnes hospitalisĂ©es sans consentement. Est-ce quâil y a plus ou moins dâisolement ? Plus ou moins de contentions ? Que disent les gens, est-ce quâils se sentent bien traitĂ©s ou pas ? Est-ce que les experts » supportent les contre pouvoirs ? Par ailleurs, il faut vraiment distinguer la question du soin des notions de diagnostic, dâĂ©valuation, etc. Distinguer la psychiatrie de laboratoire, ce quâon veut nous vendre comme Ă©tant de la psychiatrie en ce moment, et la psychiatrie qui soigne. Par exemple, la logique des centres experts, câest une esbroufe totale. Les gens vont en centre pour avoir leur diagnostic, ils ressortent avec un tas de recommandations du centre expert, et qui sâen occupe, Ă la fin des fins ? Ce sont les Ă©quipes de secteur, quand il y en a encore. Et quand ça a Ă©tĂ© dĂ©truit, les gens ressortent avec plein de recommandations, et libre Ă eux de se dĂ©merder. Dâailleurs, pendant la crise du covid, câest sur la psychiatrie qui soigne quâil a fallu sâappuyer, la psychiatrie de laboratoire, la psychiatrie ubĂ©risĂ©e nâĂ©tait pas lĂ . Ils ont tous fermĂ© pendant le confinement. Puisque tu dĂ©cris une pratique oĂč le but est de sâorganiser collectivement, Ă©changer, vivre ensemble et crĂ©er de la proximitĂ©, peux-tu expliquer ce que la crise du coronavirus est venue changer lĂ dedans ? On peut dire que la crise du coronavirus nous a forcĂ© Ă faire une psychiatrie confinĂ©e, quâon peut appeler une antipsychiatrie covidienne. Une antipsychiatrie, dans le sens oĂč on est Ă rebours de tout ce quâon imagine ĂȘtre une psychiatrie humaine, vivante, accueillante, respectueuse des droits et des libertĂ©s des gens. Par exemple, quand le covid est arrivĂ©, on sâĂ©tait dit quâil fallait se protĂ©ger pour que les soignants ne contaminent pas les patients. CâĂ©tait intĂ©ressant parce que ça subvertissait lâordre habituel, un ordre oĂč les soignants ont peur de se faire contaminer par la folie des personnes, ou par leurs maladies, ce qui crĂ©e des rĂ©actions un peu phobiques, etc. Mais en fait, il a fallu remettre tout ce contre quoi on a luttĂ© pendant des dĂ©cennies, des annĂ©es ou des mois. Par exemple, dans le service on a eu un cluster trĂšs vite, et il a fallu fermer Ă clef la porte du service. Notre service est un service ouvert, on accueille des gens de tous profils, tous types dâhospitalisation, quâils soient dâaccord ou pas avec leur hospitalisation, mais on travaille suffisamment lâambiance au quotidien pour que les portes soient ouvertes, ce qui correspond Ă la fois Ă une libertĂ© fondamentale, la libertĂ© dâaller et venir, et Ă un grand principe de la psychothĂ©rapie institutionnelle, qui ne va pas sans la dĂ©mocratie, et sans le fait que nos lieux doivent tenter de porter une fonction dĂ©mocratique en eux-mĂȘmes. Puis, il a fallu mettre des blouses, qui sont aussi le signe de la diffĂ©rence entre patients et soignants, et plus vous avez de blouses dans un service, plus les patients vont aussi avoir leurs signes distinctifs, leurs pyjamas. Ca a donc Ă©tĂ© le retour de ces choses lĂ , le retour de lâhygiĂ©nisme aussi, ne plus se serrer la main pour ne pas transmettre le coronavirus, alors que la question du contact est trĂšs importante en psychiatrie. Et ce qui a Ă©tĂ© terrible, ça a Ă©tĂ© dâarrĂȘter tout ce qui fait le travail de lâambiance. Si je prends le cas de lâunitĂ© dâhospitalisation, parce que câest lĂ oĂč ça se voit le plus, on y a arrĂȘtĂ© toutes les activitĂ©s thĂ©rapeutiques, toutes les rĂ©unions soignants-soignĂ©s, oĂč on parle de la vie quotidienne, oĂč on sâinforme, oĂč on rĂ©gule tout un tas de tensions, etc. Les patients ont aussi dĂ» rester dans leurs chambres, alors que notre travail est normalement de les faire sortir de leur coquille et de les aider Ă ĂȘtre actifs, et quâon soit aussi actifs avec eux. Ca a Ă©tĂ© une diminution, voire une restriction de la capacitĂ© de faire lien avec lâautre. Mais on a eu de la chance, parce que des outils, comme le club thĂ©rapeutique ou les associations sont venues apaiser les choses, par exemple en achetant des postes de radio, puisquâĂ lâhĂŽpital les patients nâont pas de tĂ©lĂ©, ils nâont quasiment rien. Heureusement il y avait un peu de wifi et les patients avaient leurs smartphones, puis des postes de radio, pour quâils puissent lâĂ©couter dans leurs chambres. Alors quâau dĂ©but, par exemple quand il y a eu le discours de Macron, les gens nâĂ©taient pas toujours au courant de ce qui avait Ă©tĂ© dit. On imprimait des articles, puisquâon ne pouvait mĂȘme pas acheter de journaux, dans la mesure oĂč ils auraient circulĂ© de chambre en chambre ⊠On fait aussi une Ă©mission de radio avec les patients, qui sâappelle la Radio sans nom on fait aussi un journal, du théùtre âŠ, et lâĂ©mission a servi de support Ă la mise en lien des gens. Ce qui fait que toute la semaine il y avait des Ă©missions qui ont servi Ă faire perdurer les activitĂ©s proposĂ©e habituellement en ville, par exemple celles du groupe Ă©criture, dont lâartiste, a pu animer son groupe via la radio, idem pour le journal qui sâest fait par le biais de la radio, le groupe accueil du lundi matin aussi, etc. Ca a marchĂ© parce quâil y avait une matĂ©rialitĂ© des liens qui prĂ©existait. Mais pour ce qui est du lien avec les gens quâon ne connaissait pas avant câĂ©tait plus compliquĂ©. On a aussi mis en place beaucoup de visites Ă domicile, on a fait des choses quâon ne faisait pas forcĂ©ment avant, par exemple Ă lâhĂŽpital de jour on sâest mis Ă aller chez les gens, Ă partager quelque chose de leur quotidien, quâon ignorait, et ça pouvait ĂȘtre intĂ©ressant. Avec aussi plein de questions qui se posaient, pour savoir comment ne pas contaminer ni ĂȘtre contaminĂ©, etc. Ce que racontent beaucoup dâĂ©quipes, câest quâil y a eu une auto-gestion de fait, que les soignants se sont organisĂ©s de maniĂšre indĂ©pendante pour ne pas abandonner les patients. Mais il y a aussi des lieux qui ont abandonnĂ© les gens, il ne faut pas se leurrer. Des collectifs de soins se sont organisĂ©s, ont créé des choses, les directions ont suivi au dĂ©part, mais comme partout on assiste maintenant Ă une reprise en main autoritaire, Ă lâimage de ce qui se fait dans la sociĂ©tĂ©. VoilĂ pour ce quâon a continuĂ© Ă faire. Par contre, lĂ oĂč ça a Ă©tĂ© plus compliquĂ©, ça a Ă©tĂ© au niveau des libertĂ©s fondamentales des patients. Je vais vous dire un truc trĂšs simple jâai saisi le contrĂŽleur gĂ©nĂ©ral des lieux de privation de libertĂ©, Adeline Hazan, parce que tout patient qui arrivait Ă lâhĂŽpital psychiatrique Ă©tait enfermĂ© Ă clef pendant 72 heures, quel que soit son statut dâhospitalisation sâil vient librement ou pas, quel que soit sa capacitĂ© Ă respecter les gestes barriĂšres, etc. Il y a eu une confusion au fur et Ă mesure des semaines, entre le confinement sanitaire, câest-Ă -dire lâobligation de rester en chambre, et lâisolement psychiatrique. Câest-Ă -dire quâen psychiatrie, on a fermĂ© Ă clef des portes sous prĂ©texte de confinement sanitaire. Ce qui est absolument illĂ©gal, et contraire aux droits de lâhomme les plus fondamentaux. Quelquâun qui a la tuberculose Ă lâhĂŽpital gĂ©nĂ©ral est obligĂ© de rester dans sa chambre, mais jamais il ne viendrait Ă lâidĂ©e de personne de lâenfermer Ă clef. Un jour un administrateur a aussi dĂ©cidĂ© de fermer Ă clef toutes les portes des chambres, tous les patients se sont retrouvĂ©s enfermĂ©s un soir, que ce soit dans des chambres doubles ou des chambres simples. On a revu lâarbitraire revenir, le vieux fond asilaire de la psychiatrie, qui est toujours lĂ , est revenu dâautant plus fortement quâil sâappuyait sur les bons arguments de la mĂ©decine hygiĂ©niste. Il faut donc lutter pied Ă pied avec les contre-pouvoirs quâil nous reste, saisir la justice, le contrĂŽleur des lieux de privation de libertĂ©, etc, et que les patients portent plainte quand ils sont confrontĂ©s Ă lâarbitraire, quand ils sont enfermĂ©s alors quâils nâont pas Ă lâĂȘtre. Encore une fois, câĂ©tait confondre un Ă©tat de maladie physique, le covid, avec un Ă©tat de maladie psychique, qui fait que parfois on met des personnes en chambre dâisolement, mais il y a des rĂšgles, on ne fait pas ce quâon veut, on ne fait pas nâimporte quoi dans ce cas lĂ . Et comment les patients rĂ©agissaient, dâabord Ă lâapparition du covid, puis aux mesures sĂ©curitaires ?GĂ©nĂ©ralement chacun rĂ©agit avec son symptĂŽme. Ceux qui Ă©taient hyper phobiques ont pris leurs prĂ©cautions. On a par un exemple un patient qui, en fĂ©vrier, trois semaines avant que le service soit confinĂ©, se mettait dĂ©jĂ un masque pour Ă©viter quâon le contamine. Un des mecs les plus dĂ©lirants du coin, mais câest lui qui Ă©tait en prise sur le rĂ©el, qui faisait ce quâil fallait faire, avec trois semaines dâavance sur tout le monde. Alors que fin fĂ©vrier, on a fait une rĂ©union mĂ©dicale, oĂč on sâest dit quâon pouvait quand-mĂȘme se faire la bise, et la semaine suivante on sâest rendu compte quâon avait Ă©tĂ© cons de faire ça. Avant le 16 mars, on sâest dit quâil fallait rĂ©organiser les choses. On a fait la premiĂšre rĂ©union dâĂ©quipe avec des masques, dehors dans le froid, pour ĂȘtre Ă distance. Tout un systĂšme de solidaritĂ© sâest mis en place pour les masques notamment. Et les premiers cas Covid sont arrivĂ©s quelques jours plus tard. Et ensuite, les rĂ©actions au confinement ont Ă©tĂ© variables, on rĂ©agit avec son fond existentiel, câest vrai pour toi, pour moi, pour tout le monde. Des gens ont bien vĂ©cu le confinement, parce quâils sont bien chez eux, voire câest cela leur pathologie, ĂȘtre isolĂ©, nâavoir aucun lien avec personne, câest la pathologie du lien social. Les pathologies en psychiatrie sont des pathologies du lien social. AprĂšs, la question est, si tu tâisoles, que tu commences Ă avoir peur des autres, Ă avoir des idĂ©es suicidaires, Ă entendre des voix, et que ça aggrave un syndrome de persĂ©cution, il y a une possibilitĂ© pour que tu ne te sentes pas bien quand tu vas de nouveau sortir et voir plein de gens. Il y en a donc qui ont bien supportĂ© le confinement, voire trop bien, et dâautres qui Ă©taient trĂšs angoissĂ©s, ce qui a Ă©tĂ© le cas, je pense, de la plupart des normopathes qui ne sont pas psychiatrisĂ©s, les gens ordinaires ». Ce quâon a mis en place, les visites Ă domicile, les liens tĂ©lĂ©phoniques, les fonds de solidaritĂ© pour les gens qui ne pouvaient plus sortir ou nâavaient pas de fric, etc, ont permis aux patients de se dire quâils nâĂ©taient pas rien pour nous, câest ce quâils nous ont dit. Et cette solidaritĂ© crĂ©e aussi des liens nouveaux entre les gens, et va sĂ»rement changer les rapports, dans un sens qui est Ă mon avis positif, parce quâon aura traversĂ© une Ă©preuve ensemble. Parce quâon a tous, patients, soignants, tout le monde Ă©tĂ© traversĂ©s par des angoisses de mort, des peurs de sortir, des craintes de contaminer ou dâĂȘtre contaminĂ©, etc, et ça, ça fait aussi une base commune, et une expĂ©rience plurielle. Toute la question, pour lâensemble de la sociĂ©tĂ©, est de savoir comment on va mettre en partage cette expĂ©rience, et ne pas la dĂ©nier. Il faudrait en faire un rituel collectif de passage et de transformation de la sociĂ©tĂ©. Je pense que si on ne fait pas cela, sâil nây a pas de rituel collectif dans la sociĂ©tĂ©, le fait de mettre des mots, de nommer, dâĂ©prouver ce par quoi on est passĂ©, je pense quâil y aura des effondrements psychiques gĂ©nĂ©ralisĂ©s voire de façon plus spĂ©cifique des burn out et des suicides de soignants, parce que les gens ne pourront pas se rattacher Ă une reconstruction collective de ce qui sâest jouĂ©. Vous nâavez donc pas constatĂ© dâinvention dans les mesures sĂ©curitaires, mais plutĂŽt un approfondissement de ce qui prĂ©-existait... Oui, câest venu sur le fond prĂ©cĂ©dent. Dans notre livre, on critique beaucoup tout un discours qui, sous couvert de dĂ©stigmatisation, tient Ă affirmer que les maladies psychiatriques sont des maladies comme les autres, puisquâon ne pourrait pas avoir de spĂ©cificitĂ© qui ne soient pas stigmatisĂ©es, et que pour ne pas ĂȘtre stigmatisĂ© il faudrait ĂȘtre comme les autres ⊠Un discours qui sert aussi Ă dire que puisque la maladie psychique est une maladie comme les autres, elle doit uniquement ĂȘtre traitĂ©e de maniĂšre organique, en agissant sur le cerveau. Et lĂ , on est en train dâobserver un renversement de ce discours, oĂč la maladie tout court, le covid, est au fond un systĂšme asilaire comme un autre. Câest-Ă -dire que maintenant, en psychiatrie, on peut enfermer les gens, non plus sous motif psychiatrique, mais sous motif sanitaire. La maladie physique va vous permettre de faire le pire de la psychiatrie, lâenfermement. Câest pour cela quâon est montĂ© au crĂ©neaux de maniĂšre trĂšs virulente dans notre service. Câest scandaleux et ça procure de la honte chez nous, parce quâon lutte pour les droits des patients, et mĂȘme pour que les patients puissent avoir les marges de libertĂ© suffisantes pour se plaindre de nous. Et que peux-tu dire du lien entre lâhĂŽpital psychiatrique et lâhĂŽpital gĂ©nĂ©ral, notamment dans le traitement du coronavirus ? On a par exemple entendu des soignants travaillant en EHPAD, dire clairement quâils avaient Ă©tĂ© abandonnĂ©s, certains disant mĂȘme quâon leur avait demandĂ© de ne pas envoyer un trop grand nombre de patients Ă lâhĂŽpital ⊠Est-ce que ça a Ă©tĂ© la mĂȘme chose en psychiatrie ?Dans les EHPAD, le pire a Ă©tĂ© quâon leur dise quasiment de crever, en se bornant Ă leur filer du rivotril pour les aider Ă sâendormir, câest quasiment une idĂ©e euthanasique ⊠En fait, dans les hĂŽpitaux psychiatriques, on a eu trĂšs peur du vieux fond de pulsion eugĂ©niste vis-Ă -vis de la maladie mentale, qui existe encore dans les soubassements de notre sociĂ©tĂ©, et qui, sous couvert de discours positifs sur le fait quâil faut dĂ©stigmatiser, pousse dans la pratique Ă un surplus de sĂ©grĂ©gation. Qui pousse aussi Ă plus de fichage, plus dâamalgame entre terrorisme et maladie mentale avec le croisement des fichiers Hopsyweb et des fiches S, etc. Jâavais donc extrĂȘmement peur que nos patients nâaient pas accĂšs Ă la rĂ©animation, aient moins accĂšs aux services de soin somatiques, parce que souvent, quand on les envoie aux urgences, nos patients sont moins bien traitĂ©s que la population normale », puisquâon considĂšre quâils ne sont pas malades physiquement et ne font que dĂ©lirer. Ca sâest amĂ©liorĂ© au fil du temps, mais ça existe encore. Et jâavais vraiment peur que les patients psychiatriques ne soient pas prioritaires, et que, sâil fallait choisir, quâon choisisse de sauver les personnes utiles », lâutilitarisme ayant aussi un fond eugĂ©niste. Et en fait, pendant toute une pĂ©riode on nâa pas eu de patients gravement malades, et les patients qui ont eu besoin dâune rĂ©animation lâont eue. Ca sâest bien passĂ© et dâailleurs, on a voulu que lâunitĂ© covid soit dans un hĂŽpital gĂ©nĂ©ral, et les collĂšgues de lâhĂŽpital gĂ©nĂ©ral ont acceptĂ©, et Ă©tĂ© vraiment moteurs pour nous accueillir et nous aider. Cette coopĂ©ration dĂšs le dĂ©part a vraiment Ă©tĂ© gĂ©niale, et tout le monde sâentraidait. Un certain nombre dâarticles de presse ont insistĂ© rĂ©cemment sur le faible nombre de patients des hĂŽpitaux psychiatriques infectĂ©s par le covid, supposant que cela pouvait ĂȘtre lâeffet dâun neuroleptique, le largactil chlorpromazineâŠOn entend aussi dire que câest liĂ© au tabac, parce que beaucoup de nos patients sont trĂšs tabagiques ⊠Câest peut-ĂȘtre aussi liĂ© au fait que certains patients ne sont pas dans le contact, sont plus distants, mĂȘme si dâautres sont dans lâhyper-collage, lâhyper-adhĂ©sivitĂ©. Je ne sais pas ⊠A propos de lâeffet de la chlorpromazine sur le covid, jâai peu de choses Ă dire lĂ -dessus au niveau scientifique, ou Ă propos des recherches en cours, câest une piste Ă explorer⊠Cela dit, il y a quelque chose dâamusant. La chlorpromazine est initialement le premier neuroleptique, mis en service en 1952, et il y a une vieille mythologie qui dit que câest ça qui avait rĂ©volutionnĂ© la psychiatrie et permis aux gens de mieux sâadapter Ă la sociĂ©tĂ©. Or, ce que jâai racontĂ© tout Ă lâheure sur la psychothĂ©rapie institutionnelle remonte aux annĂ©es 40, donc on peut aussi dire que modifier lâambiance dans les HP a permis de soigner les gens, voire de les guĂ©rir, câest-Ă -dire quâils puissent se transformer dans le milieu dans lequel ils sont, dâune maniĂšre qui leur convient. Donc dix ans avant le premier neuroleptique. Mais pour ce qui est du largactil, la chlorpromazine, au dĂ©part, câest lâhistoire dâun anesthĂ©siste qui lâutilise pour ses vertus de sĂ©dation, et qui va voir les psychiatres pour leur dire quâune molĂ©cule peut leur servir, pour sa propriĂ©tĂ© de distanciation, dâindiffĂ©rence affective. Câest donc amusant de voir que ce qui a Ă©tĂ© dĂ©couvert par un anesthĂ©siste ou un rĂ©animateur a Ă©tĂ© transmis aux psychiatres, et quâon a maintenant le trajet inverse, avec les psychiatres sâadressant aux rĂ©animateurs. Ce qui mâĂ©tonne un petit peu, câest que câest un trĂšs vieux mĂ©dicaments, et je ne sais pas sâil y a beaucoup de patients dans les hĂŽpitaux qui ont du largactil, ils ont souvent autre chose. Mais le largactil, je ne sais pas si beaucoup de mĂ©decins en prescrivent. Moi je prescris pas mal de vieux mĂ©dicaments, parce quâon les connaĂźt trĂšs bien, quâils sont pas chers, ont tous des gĂ©nĂ©riques, et que les nouveaux psychotropes, quoi quâen disent les firmes phamaceutiques, ne marchent pas forcĂ©ment mieux. On dit quâils ont moins dâeffets secondaires, alors quâils en ont simplement des diffĂ©rents, il faut choisir pour savoir si on prĂ©fĂšre que la personne soit diabĂ©tique avec un nouveau neuroleptique ou quâelle ait des troubles un peu bizarres avec un vieux neuroleptique. Câest une histoire de choix. Le plus important est dâen discuter avec les patients ⊠Mais il faut essayer, il faut tester toutes les pistes, la question de lâexpĂ©rience est importante. Ca te paraĂźtrait possible de donner en masse ce mĂ©dicament sâil marchait contre le covid ? Je pose la question parce que je nâai aucune idĂ©e des effets secondaires, mais que lâidĂ©e de prendre un neuroleptique aurait tendance Ă me faire peur⊠Les neuroleptiques sont des mĂ©dicaments qui ne sont pas anodins ⊠Les patients en psychiatrie meurent souvent de deux choses du fait des traitements. Dâabord lâocclusion intestinale, parce que tous les neuroleptiques constipent, si les gens ne sont pas examinĂ©s, si on ne fait pas suffisamment gaffe, ils peuvent donc faire une occlusion, une pĂ©ritonite, et peuvent en mourir. Il y aussi des problĂšmes cardiaques, parce que des gens qui ont initialement un problĂšme au niveau de la conduction cardiaque peuvent avoir des problĂšmes vraiment graves avec lâusage des neuroleptiques ⊠Et puis il y a des choses graves mais heureusement rares comme le syndrome malin des neuroleptiques, des gens qui font de fortes fiĂšvre, sont contractĂ©s, dĂ©truisent leurs muscles. Câest lâeffet le plus redoutĂ© des neuroleptiques, mais câest un effet trĂšs rare. Pour le reste, ça dĂ©pend aussi du temps pendant lequel ils sont prescrits. Prendre un neuroleptique toute la vie ça diminue lâespĂ©rance de vie, encore plus sâil est prescrit Ă haute dose, donc il faut ĂȘtre vigilant Ă prescrire le minimum nĂ©cessaire. Le prescrire quelque jour câest diffĂ©rent. Des neuroleptiques Ă©taient aussi utilisĂ©s comme antivomitifs, donc utilisĂ©s pour dâautres choses que la psychiatrie. Mais ce ne sont pas des mĂ©dicaments anodins. Un autre effet des neuroleptiques est de faire prend du poids, ce qui nâaide pas les gens dans leur estime dâeux-mĂȘmes. On accepte parfois ces effets secondaires parce que lâeffet primaire est que la personne ne se foute pas en lâair ou ne fasse pas des conneries parce que ses voix lui disent de se suicider, ou de faire tel ou tel autre truc. Tout ça est une histoire de balance bĂ©nĂ©fice risque. Un ami, qui avait Ă©tĂ© hospitalisĂ© en psychiatrie, mâavait fait remarquer que peu de pathologies Ă©taient traitĂ©es avec des mĂ©dicaments aussi agressifs ⊠Il nây a que quand la maladie sera mortelle si on ne la traite pas ainsi, ou dans les cas de souffrances psychiques, quâon ose prescrire des mĂ©dicaments avec des effets secondaires aussi forts ⊠Il y voyait un manque dâempathie, liĂ© Ă la stigmatisation des personnes dĂ©primĂ©es. Et ça mâinterroge, de voir quâon envisage maintenant de peut-ĂȘtre mettre des millions de personnes sous neuroleptiques en raison du coronavirusâŠOui, mais encore une fois, si le traitement marche, la question est de savoir si on met en place des traitements quand les personnes sont hospitalisĂ©es, sâil y a un doute, ou si câest tout le temps ⊠Ce nâest pas la mĂȘme chose. Personnellement, en psychiatrie, ma politique et ma pratique en terme de traitement, et je le dis tout le temps aux patients que je rencontre, est dâutiliser le moins de mĂ©dicaments possibles, mais de les utiliser quand il y en a besoin. Des fois, un neuroleptique ne suffit pas et il en faut mettre deux, etc. Ca dĂ©pend, et parfois on est obligĂ© de faire ça. Je ne suis pas anti-mĂ©dicaments parce quâil y a parfois vraiment besoin des traitements, pour certaines personnes. Par contre, le problĂšme est quand la psychiatrie sâarrĂȘte lĂ oĂč elle devrait commencer. Pour moi, les psychotropes ne guĂ©rissent pas les gens, ils les aident Ă prendre de la distance avec ce qui leur arrive, et Ă pouvoir se poser, entrer en relation, et Ă faire que le monde soit un peu moins persĂ©cutant, un peu moins vĂ©cu douloureusement. Mais si vous vous arrĂȘtez Ă cela, et que vous dites au patient quâil faut prendre ce traitement toute sa vie, sans mettre en question ce qui dans sa vie a amenĂ© Ă ce quâil nâaille pas bien, Ă mettre en question la façon dont il vit le moment psychotique quâil traverse, la façon dont il peut mettre du sens Ă cela, etc, si vous ne faites pas un travail de sens â câest cela lâexistence humaine, se demander quel sens a la vie â et que vous vous bornez Ă lui ordonner de prendre des mĂ©dicaments, en lui disant de les prendre toute sa vie et en le menaçant de lâhospitaliser sâil ne les prend pas, alors vous ne faites pas votre boulot. Vous faites le dĂ©but, mais pas la suite, qui est, quand la personne est un peu plus posĂ©e, de lui demander ce qui lui arrive, de rĂ©flĂ©chir, câest ça la psychiatrie. Normalement. Il y a aussi la question de la nĂ©gociation. Puisque en psychiatrie on a un pouvoir sur les gens, on a un pouvoir de contrainte voire de coercition, une bonne psychiatrie est une psychiatrie de contre-pouvoir, qui dit au patient quâon va ĂȘtre ensemble, quâil va essayer des choses, etc. Je dis parfois Ă mes patients que ce sont eux qui savent mieux que moi ce que ça leur fait, quâils peuvent diminuer les doses de traitement sâil sentent quâils le peuvent. On en parle, on le fait ensemble, on est dans un accompagnement une alliance thĂ©rapeutique, on responsabilise les personnes, parce que les infantiliser câest aussi les dĂ©responsabiliser. Certes, il faut parfois ĂȘtre vertical, si une personne ne veut pas se soigner, est dans le dĂ©ni des troubles, on peut lui dire câest comme ça », mais dans lâattente que les choses sâassouplissent dans la relation et quâon puisse commencer Ă nĂ©gocier, crĂ©er des marges de nĂ©gociations. La question des mĂ©dicaments en psychiatrie, qui ne sont quâune partie des traitements, est une question qui est Ă la fois centrale, mais qui nâest pas ce qui permet la guĂ©rison. Ca lâaide, mais la guĂ©rison câest plus complexe quâune prescription de traitement. La guĂ©rison câest ce que va faire la personne pour faire dâune façon nouvelle avec son milieu et comment le milieu va faire dâune façon nouvelle avec elle. Pendant le confinement, puisquâil y a eu un retour dâun certain autoritarisme, que tu dĂ©crivais tout Ă lâheure, avec des enfermements arbitraires, est-ce que les patients des hĂŽpitaux psychiatriques se sont plaints de cette Ă©volution ? Comme le constataient dĂ©jĂ il y a quelques temps les grĂ©vistes de la faim de lâhĂŽpital du Rouvray, ou les soignants de lâhĂŽpital Pierre Janet du Havre qui Ă©taient perchĂ©s sur le toit, dans ce genre de situations ce sont les patients qui viennent nous demander comment ça va. Ca confirme un des prĂ©supposĂ©s de la psychothĂ©rapie institutionnelle, la capacitĂ© des patients Ă soigner, Ă se soigner eux-mĂȘmes, mais aussi Ă nous soigner nous. Par exemple quand on fermait le service, les patients, des gens qui parfois Ă©taient vraiment mal, trĂšs angoissĂ©s, etc, nous demandaient comment on allait, si on allait tenir. Ils arrivaient Ă se contenir et Ă faire de la place au fait de prendre de nos nouvelles. Câest Ă la fois trĂšs Ă©mouvant, et ça nous remet Ă notre place, câest-Ă -dire quâil nây a pas seulement les soignants et les soignĂ©s, Jean Oury disait quâil y a les payants et les payĂ©s, câest en partie vrai. La fonction soignante peut ĂȘtre partagĂ©e dans un collectif de soin. Des patients peuvent prendre soin des soignants, parfois mĂȘme sans que les soignants le sachent. Mais ça a aussi Ă©tĂ© assez dur, parce que ça a Ă©tĂ© assez loin, et que ça a Ă©tĂ© aussi une expĂ©rience de la catastrophe, pour ceux qui se faisaient boucler. Certains vivaient les choses en se demandant sâils nâĂ©taient pas dans un camp de concentration, si on nâallait pas les Ă©liminer. Ca remuait des choses comme ça, parce que quand vous nâavez plus dâespace de parole dans une institution, vous vous sentez cadenassĂ© dans un systĂšme totalitaire. Il y a beaucoup dâendroits oĂč les soignants ont protestĂ© ? Il faut dĂ©jĂ savoir que les mobilisations ont continuĂ©, par exemple Ă Lyon oĂč les collĂšgues ont continuĂ© Ă manifester chaque semaine, parce que le directeur de lâhĂŽpital du Vinatier est aussi le prĂ©sident de lâassociation des directeurs des HP, qui veut continuer les rĂ©formes et la fermeture des lits sous prĂ©texte de dĂ©ficit. Il a fait exactement la mĂȘme chose que ce que disait le directeur de lâARS Grand-est, Ă savoir quâil fallait continuer Ă fermer des lits, il a continuĂ© Ă faire ça, ils ont continuĂ© Ă rĂ©organiser les hĂŽpitaux dâune façon dĂ©gueulasse. Dans les hĂŽpitaux gĂ©nĂ©raux, Ă Paris il y a eu plein de mouvements, Ă lâhĂŽpital Beaujon, Ă lâhĂŽpital Robert DebrĂ©. Ca sâĂ©tait aussi pas mal fĂ©dĂ©rĂ© autour de Bas les masques !. Il y a une quantitĂ© de tĂ©moignages, de soignants, de premiers de corvĂ©e, etc. Il y a des banderoles aux fenĂȘtres, dans les hĂŽpitaux. Et des rassemblements dans et autour des hĂŽpitaux, etc, tout en portant des masques et en respectant les distances de sĂ©curitĂ©, mais il y a des rassemblements, parce quâil faut dire ça suffit ! ». Et raconter le courage et la dĂ©termination quâont eu certaines collĂšgues, lorsque Macron est revenu Ă la SalpĂȘtriĂšre. Ici on attaque un hĂŽpital », comme disait Castaner au moment des Gilets jaunes. Et encore une fois, quant Macron attaque lâhĂŽpital, des collĂšgues ne se sont pas laissĂ©es faire, lui ont dit quâelles ne le croyaient plus, et quand Macron commençait Ă se dĂ©filer en disant il faut que jây aille », elles lui ont rĂ©pondu nous aussi il faut quâon y aille, on a des patients, quâest-ce que vous croyez ? ». Câest un mouvement qui fourmille, qui est peut-ĂȘtre peu visible dans les mĂ©dias, mais qui est important, parce que ça nous permet de tenir dans nos lieux, en se disant quâon est dans un mouvement de bascule, qui peut-ĂȘtre la bascule vers le pire, ou autre chose. Et il faut pousser dans le sens qui nous intĂ©resse. Se dire que les choses peuvent changer, câest le meilleur antidĂ©presseur, si je puis dire, et le meilleur antidote Ă la dĂ©liaison collective. Ces semaines sont dĂ©terminantes pour la quâest-ce que tu peux dire de la rĂ©cente hĂ©roĂŻsation des soignants ? Lâanalogie nous sommes en guerre », câest une connerie, et un discours projectif, puisque oui, Macron est en guerre sociale contre tout le monde, et quâil veut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un hĂ©ros. Par contre, il y a une chose dans lâhistoire de la guerre qui peut servir. Quand les soldats reviennent du front, par exemple pendant la premiĂšre guerre mondiale, et sont confrontĂ©s aux gens de lâarriĂšre qui les traitent de salauds, ou leur demandent de ne plus en parler, ça crĂ©e du traumatisme, parce que lâexpĂ©rience de catastrophe qui a Ă©tĂ© partagĂ©e sur le front ne peut plus lâĂȘtre avec ses proches, avec les siens. Ăa crĂ©e du trauma, de la honte, qui va sâexprimer soit sur soi, soit sur ses enfants, ses petits-enfants, etc, et un remĂšde Ă cette honte est que soit pris en charge collectivement, Ă lâĂ©chelle de la sociĂ©tĂ©, un partage des expĂ©riences de catastrophe. Et lĂ , on va voir si on est en capacitĂ© collective de le faire, si on a lâintelligence collective de le faire sans attendre lâautorisation du gouvernement, des tutelles ou de je ne sais pas quoi. Pour lâinstant, les soignants ont trĂšs bonne presse, ont Ă©tĂ© applaudis, etc, mais jâai un peu peur du retour de bĂąton. Applaudir câĂ©tait aussi mettre Ă distance. Il y avait aussi des scĂšnes oĂč les soignants Ă©taient mis Ă lâĂ©cart parce quâon avait peur quâils contaminent tout le monde. LâhĂ©roĂŻsation des soignants peut aussi relever dâun discours cathartique qui vise Ă mettre le danger au loin. Je me mĂ©fie de lâhĂ©roĂŻsation, parce quâelle a toujours quelque chose dâambivalent, les hĂ©ros dâhier peuvent ĂȘtre les fusillĂ©s de demain. Tu ne penses pas quâil y avait surtout une critique sous-jacente du pouvoir dans lâacte dâun certain nombre de personnes qui applaudissaient les soignants ? Dans la mesure oĂč on nâaurait pas applaudi les soignants sâils avaient des horaires de travail normales, travaillaient dans des conditions satisfaisantes, nâĂ©taient pas dans une situation indigne, difficile, au cĆur dâune Ă©pidĂ©mie mal gĂ©rĂ©e par le gouvernementâŠOui, mais il faut voir comment le pouvoir peut instrumentaliser cela. Quand Macron fait son discours de merde parlant de ce quâon doit aux soignants, de lâEtat providence, etc, certains peuvent se faire duper, y compris parmi les soignants. A voir. Je ne suis pas complĂštement pessimiste, mais je nâai pas un espoir fou. Mais le dĂ©sespoir peut ĂȘtre une position de luciditĂ© et dâaction. Enzo Traverso a Ă©crit La mĂ©lancolie de la gauche. Avoir un point mĂ©lancolique, ça peut ĂȘtre pas mal pour ĂȘtre lucide. Mais pas pour rester pĂ©trifiĂ©, il faut chercher Ă faire changer les choses. A lâhĂŽpital on devrait arrĂȘter de faire autre chose que du soin, la logique de soin devrait soumettre lâensemble de lâhĂŽpital. Et le soin ne doit pas ĂȘtre contrĂŽlĂ© seulement par les mĂ©decins, mais aussi par les usagers, les paramĂ©dicaux, etc. La dĂ©mocratie sanitaire dont on nous a rebattu les oreilles, câest de la merde, câest du pipeau, câest une dĂ©mocratie reprĂ©sentative sanitaire. Et il faut en faire la mĂȘme critique que celle quâon fait les Gilets jaunes du systĂšme reprĂ©sentatif, qui est un systĂšme de pouvoir qui annihile les contre-pouvoirs. Il faut donc en finir avec la dĂ©mocratie sanitaire de la sĂ©quence prĂ©cĂ©dente, et crĂ©er des points de dĂ©mocratie locale radicalement nouveaux. Et est-ce que vous commencez dĂ©jĂ Ă voir en psychiatrie une partie des rĂ©percussions du discours du pouvoir, et de lâexpĂ©rience du confinement et du dĂ©confinement sur la population ?On sâĂ©tait dit dâemblĂ©e quâen psychiatrie il y aurait plusieurs vagues, et que la pire des vagues serait quâon ne fasse plus de psychiatrie, mais cette espĂšce de psychiatrie confinĂ©e, et que par consĂ©quent les gens aillent de plus en plus mal, et quâon ait ensuite une vague dâhospitalisations massives. Pendant plusieurs semaines, il y avait relativement peu dâhospitalisations. Et ça a flambĂ© un peu avant le confinement. Parce que ça faisait plus dâun mois sans support de soin consistant, suffisant, Ă©talĂ© dans la semaine, ça faisait des trous, et les gens se sentaient abandonnĂ©s et seuls. LĂ , on a vu une recrudescence des gens en mal. Quant Ă maintenant, câest dur Ă voir, parce quâon est encore dedans, mais ce qui est en train dâarriver, par exemple en Ăle-de-France, câest quâil nây a quasiment plus de lits de psychiatrie disponibles Ă lâheure oĂč je vous parle. Et Ă cĂŽtĂ© de ça sont revenus les tableaux excel, lâobligation de remplir son activitĂ© » et toutes les folies de lâhĂŽpital entreprise, qui sâaggravent. On Ă©tait dans un moment dâindĂ©termination, qui pouvait pousser Ă aller vers le mieux â lâhĂŽpital pour les gens qui en ont besoin â ou le pire â le renforcement des rĂ©formes nĂ©o-libĂ©rales. Et on semble plutĂŽt face Ă la deuxiĂšme possibilitĂ©, par exemple avec la mise en place de la tarification Ă lâactivitĂ© pour la psychiatrie la T2A psychiatrique. Il faut aussi voir ce que ça a fait sur nous, qui travaillons. Un truc qui nâa pas Ă©tĂ© assez notĂ©, et qui pour moi est lamentable, est que le 11 mai, le jour du dĂ©confinement, Ă©tait le jour oĂč les gens retournaient au travail. Câest-Ă -dire que, plutĂŽt que de favoriser un rituel de passage, de retourner voir ses proches, pour qui on sâest inquiĂ©tĂ©, quâon nâa pas vus, parce que facetime ou les apĂ©ros Zoom ne remplacent pas le lien, on est retournĂ© bosser. Il aurait fallu dire que non, on nâirait pas bosser, et quâon irait dâabord voir ses proches, et prendre soin des gens autour de soi. Câest une expĂ©rience de folie collective, oĂč on est soumis Ă la volontĂ© dâun seul, parce quâon ne sait pas pourquoi le 11 mai, câest arbitraire, et ça nâest pas suffisamment questionnĂ©. Ca mâa dâailleurs frappĂ©, le 11 mai, la tension quâil y avait dans les rues de Paris, les gens qui klaxonnaient, sâengueulaient, etc. Je me disais que câĂ©tait peut-ĂȘtre parce que tous Ă©taient en train de rebosser dans des secteurs non-essentiels parce quâun mec avait dĂ©cidĂ© que câĂ©tait le 11 mai quâil fallait retourner travailler. Le 11 mai Ă©tait le jour de lâarbitraire. Mais dans une catastrophe, il y a le pire et le meilleur, je vous ai racontĂ© lâhistoire de la psychothĂ©rapie institutionnelle et de sa naissance pendant la seconde guerre mondiale, dans un contexte dâextermination et de famine. Ca doit nous aider Ă penser que lâauto-institution explicite de la sociĂ©tĂ©, comme dit Castoriadis, peut se faire dans nâimporte quel moment. Tout est indĂ©terminĂ©, et câest aussi une chance. Mais pas lâinnovation, parce que lâinnovation câest de la merde. Dâailleurs, lĂ oĂč je travaille, on a considĂ©rĂ© que le 11 mai câĂ©tait juste une Ă©chĂ©ance fixĂ©e par le pouvoir, mais quâon allait continuer Ă sâauto-organiser, quâon allait rĂ©amĂ©nager les choses Ă la marge jusquâau 8 juin, voir comment les choses Ă©voluent, puisque personne nâen sait rien et quâil faut arrĂȘter de se rĂ©fĂ©rer Ă des soi-disant boules de cristal qui en rĂ©alitĂ© sont opaques. Nous lâavons dĂ©cidĂ© avec les collĂšgues, et je vois que cette affaire a aussi actĂ© quâon nâĂ©tait pas obligĂ© de suivre le calendrier officiel. Mais on est dans un mouvement de creux, des soignants se prĂ©parent Ă la seconde vague, dâautres disent que si seconde vague il y a, alors il ne faudra pas compter sur eux. Ce mouvement de creux peut ĂȘtre un mouvement dĂ©pressif, un mouvement de rĂ©signation, un mouvement de colĂšre, et jâespĂšre que câest la colĂšre qui dominera sur la rĂ©signation. Les choses sont devant nous, je pense. Le printemps de la psychiatrie et le collectif de pĂ©dopsychiatrie du 19e arrondissement de Paris appellent dâailleurs Ă une grĂšve des donnĂ©es informatiques. Est ce que tu peux prĂ©ciser ce dont il sâagit ?Câest une action trĂšs importante Ă faire vivre, diffuser et Ă soutenir Ă tous les niveaux possibles. Car câest la meilleure façon de bloquer concrĂštement la machine, celle qui infĂ©ode les soins au fric. Comme disait une mĂ©decin du Collectif inter HĂŽpitaux lors de leur derniĂšre confĂ©rence de presse, on assiste âau retour des tableaux excelâ depuis quelques semaines. AprĂšs la parenthĂšse du Covid oĂč les professionnels se sont remis Ă goĂ»ter au fait de faire son mĂ©tier. Les soignants doivent de nouveau justifier ce quâils font car câest la logique gestionnaire qui soumet de nouveau les soins uniquement, câest Ă dire soigner et pas en plus numĂ©riser. Cette action vient dans la suite dâune enquĂȘte militante sur les logiciels en psy qui montre bien que ces outils informatiques sont un carcan disciplinaire pour normer et faire plier les pratiques de soin. Des collectifs comme celui de la pĂ©do-psy du 19e se dĂ©clarent en grĂšve des donnĂ©es informatiques en lien avec lâappel du printemps de la psy opĂ©ration dĂ©connexion halte au codage du soin. Juste avant le Covid, il y a eu des rĂ©tentions de codage des actes pour bloquer la tarification de lâactivitĂ© T2A Ă lâAPHP. Ca a foutu un gros bordel avec des pressions des directions voire des chantage infamants. Il faut rompre avec cette logique oĂč chacun compare ses chiffres et oĂč la finalitĂ© du travail revient Ă avoir de bons chiffres plutĂŽt quâĂ faire pour le mieux avec les patients. Une conclusion, Ă propos de lâavenir, des marges de manĆuvre et des luttes Ă mener ?Les soignants, notamment Ă lâhĂŽpital gĂ©nĂ©ral, ont retrouvĂ© le sens de leur travail pendant le covid. Câest majeur, parce que retrouver le sens transforme les gens. Je pense que ça va radicaliser quelque chose chez ceux des soignants qui ne se mobilisaient pas beaucoup ou Ă©taient dans des compromissions avec le pouvoir, les pousser Ă se dire quâon peut vraiment faire notre travail. AprĂšs, la question va ĂȘtre est-ce quâon va encore une fois croire la parole donnĂ©e par le pouvoir ? Il doit dâabord faire un acte, offrir Ă tous les citoyens un systĂšme de santĂ© sanctuarisĂ© de toutes les logiques Ă©conomiques et comptables puis augmenter les salaires et les effectifs, et aprĂšs on pourra discuter. Sans cela, la colĂšre ne sâapaisera pas et le pouvoir sera responsable de ce que cela produira. Positions
Pource trentenaire énergique, l'envie d'agir pour les plus démunis a toujours été présente. AprÚs avoir voyagé aux quatre coins du monde pour des missions dans le domaine social, il est revenu à ses racines et a fondé son association dans le quartier qui l'a vu naßtre, le 11 e arrondissement. «J'avais envie de monter quelque chose de collaboratif autour du social et
JEAN-JACQUES ROUSSEAU LES CONFESSIONS 1782 livres I-VI 1789 livres VII-XII Texte de l'Ă©dition H. Launette & Cie, Paris, 1889 Dessins de Maurice Leloir Exemplaire BPU GenĂšve Hf 4948 Le texte publiĂ© par H. Launette a Ă©tĂ© fidĂšlement reproduit, Ă l'exception de quelques erreurs manifestes fautes d'accord, erreurs de numĂ©rotation de liasses, etc.. Afin de respecter le texte de cette Ă©dition, les lacunes n'ont pas Ă©tĂ© complĂ©tĂ©es. L'orthographe a Ă©tĂ© partiellement modernisĂ©e, Ă l'exception de celle des noms propres ex. ChambĂ©ri, Yverdun, etc.. Pour une Ă©tude approfondie du texte et des variantes, il importe de se procurer les Ă©ditions critiques annotĂ©es rĂ©cemment publiĂ©es. Nous remercions Monsieur Alain Jacquesson, directeur de la BibliothĂšque Publique et Universitaire, de nous avoir donnĂ© l'autorisation d'utiliser les documents de la BPU; Monsieur Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et MusĂ©e Voltaire et SecrĂ©taire de la SociĂ©tĂ© Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents; Monsieur Michel Piller, Conservateur au Centre d'iconographie genevoise, pour son aide dans la recherche de documents; Madame Orsolya Lökkös-Toth, professeure, qui a effectuĂ© les corrections; nos proches qui ont supportĂ© notre indisponibilitĂ© durant ces deux derniĂšres annĂ©es. janvier 1999. LIVRE PREMIER 1712 - 1728 Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exĂ©cution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer Ă mes semblables un homme dans toute la vĂ©ritĂ© de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'ĂÂȘtre fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jetĂ©, c'est ce dont on ne peut juger qu'aprĂšs m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre Ă la main, me prĂ©senter devant le souverain juge. Je dirai hautement VoilĂ ce que j'ai fait, ce que j'ai pensĂ©, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la mĂÂȘme franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajoutĂ© de bon; et s'il m'est arrivĂ© d'employer quelque ornement indiffĂ©rent, ce n'a jamais Ă©tĂ© que pour remplir un vide occasionnĂ© par mon dĂ©faut de mĂ©moire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'ĂÂȘtre, jamais ce que je savais ĂÂȘtre faux. Je me suis montrĂ© tel que je fus mĂ©prisable et vil quand je l'ai Ă©tĂ©; bon, gĂ©nĂ©reux, sublime, quand je l'ai Ă©tĂ© j'ai dĂ©voilĂ© mon intĂ©rieur tel que tu l'as vu toi-mĂÂȘme. ĂĆ tre Ă©ternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils Ă©coutent mes confessions, qu'ils gĂ©missent de mes indignitĂ©s, qu'ils rougissent de mes misĂšres. Que chacun d'eux dĂ©couvre Ă son tour son coeur au pied de ton trĂÂŽne avec la mĂÂȘme sincĂ©ritĂ©, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose je fus meilleur que cet homme-lĂ . Je suis nĂ© Ă GenĂšve, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort mĂ©diocre, Ă partager entre quinze enfants, ayant rĂ©duit presque Ă rien la portion de mon pĂšre, il n'avait pour subsister que son mĂ©tier d'horloger, dans lequel il Ă©tait Ă la vĂ©ritĂ© fort habile. Ma mĂšre, fille du ministre Bernard, Ă©tait plus riche elle avait de la sagesse et de la beautĂ©. Ce n'Ă©tait pas sans peine que mon pĂšre l'avait obtenue. Leurs amours avaient commencĂ© presque avec leur vie; dĂšs l'ĂÂąge de huit Ă neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; Ă dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie, l'accord des ĂÂąmes, affermit en eux le sentiment qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nĂ©s tendres et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la mĂÂȘme disposition, ou plutĂÂŽt ce moment les attendait eux-mĂÂȘmes, et chacun d'eux jeta son coeur dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maĂtresse se consumait de douleur elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidĂšle. AprĂšs cette Ă©preuve, il ne restait qu'Ă s'aimer toute la vie; ils le jurĂšrent, et le ciel bĂ©nit leur serment. Gabriel Bernard, frĂšre de ma mĂšre, devint amoureux d'une des soeurs de mon pĂšre; mais elle ne consentit Ă Ă©pouser le frĂšre qu'Ă condition que son frĂšre Ă©pouserait la soeur. L'amour arrangea tout, et les deux mariages se firent le mĂÂȘme jour. Ainsi mon oncle Ă©tait le mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et d'autre au bout d'une annĂ©e; ensuite il fallut encore se sĂ©parer. Mon oncle Bernard Ă©tait ingĂ©nieur il alla servir dans l'Empire et en Hongrie sous le prince EugĂšne. Il se distingua au siĂšge et Ă la bataille de Belgrade. Mon pĂšre, aprĂšs la naissance de mon frĂšre unique, partit pour Constantinople, oĂÂč il Ă©tait appelĂ©, et devint horloger du sĂ©rail. Durant son absence, la beautĂ© de ma mĂšre, son esprit, ses talents, lui attirĂšrent des hommages. M. de la Closure, rĂ©sident de France, fut un des plus empressĂ©s Ă lui en offrir. Il fallait que sa passion fĂ»t vive, puisque au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mĂšre avait plus que de la vertu pour s'en dĂ©fendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa de revenir il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois aprĂšs, je naquis infirme et malade. Je coĂ»tai la vie Ă ma mĂšre, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. Je n'ai pas su comment mon pĂšre supporta cette perte, mais je sais qu'il ne s'en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui avais ĂÂŽtĂ©e; jamais il ne m'embrassa que je ne sentisse Ă ses soupirs, Ă ses convulsives Ă©treintes, qu'un regret amer se mĂÂȘlait Ă ses caresses elles n'en Ă©taient que plus tendres. Quand il me disait Jean-Jacques, parlons de ta mĂšre; je lui disais HĂ© bien! mon pĂšre, nous allons donc pleurer; et ce mot seul lui tirait dĂ©jĂ des larmes. Ah! disait-il en gĂ©missant, rends-la-moi, console-moi d'elle, remplis le vide qu'elle a laissĂ© dans mon ĂÂąme. T'aimerais-je ainsi, si tu n'Ă©tais que mon fils? Quarante ans aprĂšs l'avoir perdue, il est mort dans les bras d'une seconde femme, mais le nom de la premiĂšre Ă la bouche, et son image au fond du coeur. Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel leur avait dĂ©partis, un coeur sensible est le seul qu'ils me laissĂšrent; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie. J'Ă©tais nĂ© presque mourant; on espĂ©rait peu de me conserver. J'apportai le germe d'une incommoditĂ© que les ans ont renforcĂ©e, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relĂÂąches que pour me laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon. Une soeur de mon pĂšre, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu'elle me sauva. Au moment oĂÂč j'Ă©cris ceci, elle est encore en vie, soignant, Ă l'ĂÂąge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle, mais usĂ© par la boisson. ChĂšre tante, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre Ă la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodiguĂ©s au commencement des miens! J'ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui m'ouvrirent les yeux Ă ma naissance pourront me les fermer Ă ma mort. Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de l'humanitĂ©. Je l'Ă©prouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'Ă cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris Ă lire; je ne me souviens que de mes premiĂšres lectures et de leur effet sur moi c'est le temps d'oĂÂč je date sans interruption la conscience de moi-mĂÂȘme. Ma mĂšre avait laissĂ© des romans; nous nous mĂmes Ă les lire aprĂšs souper, mon pĂšre et moi. Il n'Ă©tait question d'abord que de m'exercer Ă la lecture par des livres amusants; mais bientĂÂŽt l'intĂ©rĂÂȘt devint si vif que nous lisions tour Ă tour sans relĂÂąche, et passions les nuits Ă cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'Ă la fin du volume. Quelquefois mon pĂšre, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux allons nous coucher; je suis plus enfant que toi. En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse mĂ©thode, non seulement une extrĂÂȘme facilitĂ© Ă lire et Ă m'entendre, mais une intelligence unique Ă mon ĂÂąge sur les passions. Je n'avais aucune idĂ©e des choses, que tous les sentiments m'Ă©taient dĂ©jĂ connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces Ă©motions confuses, que j'Ă©prouvai coup sur coup, n'altĂ©raient point la raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en formĂšrent une d'une autre trempe, et me donnĂšrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expĂ©rience et la rĂ©flexion n'ont jamais bien pu me guĂ©rir. Les romans finirent avec l'Ă©tĂ© de 1719. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La bibliothĂšque de ma mĂšre Ă©puisĂ©e, on eut recours Ă la portion de celle de son pĂšre qui nous Ă©tait Ă©chue. Heureusement il s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvait guĂšre ĂÂȘtre autrement, cette bibliothĂšque ayant Ă©tĂ© formĂ©e par un Ministre, Ă la vĂ©ritĂ©, et savant mĂÂȘme, car c'Ă©tait la mode alors, mais homme de goĂ»t et d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de l'Empire par le Sueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle, les Hommes illustres de Plutarque, L'Histoire de Venise par Nani, les MĂ©tamorphoses d'Ovide, la BruyĂšre, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes de MoliĂšre, furent transportĂ©s dans le cabinet de mon pĂšre, et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un goĂ»t rare, et peut-ĂÂȘtre unique Ă cet ĂÂąge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais Ă le relire sans cesse me guĂ©rit un peu des romans, et je prĂ©fĂ©rai bientĂÂŽt AgĂ©silas, Brutus, Aristide, Ă Orondate, ArtamĂšne et Juba. De ces intĂ©ressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient entre mon pĂšre et moi, se forma cet esprit libre et rĂ©publicain, ce caractĂšre indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmentĂ© tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres Ă lui donner l'essor. Sans cesse occupĂ© de Rome et d'AthĂšnes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, nĂ© moi-mĂÂȘme Citoyen d'une RĂ©publique, et fils d'un pĂšre dont l'amour de la patrie Ă©tait la plus forte passion, je m'en enflammais Ă son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie le rĂ©cit des traits de constance et d'intrĂ©piditĂ© qui m'avaient frappĂ© me rendait les yeux Ă©tincelants et la voix forte. Un jour que je racontais Ă table l'aventure de ScĂ©vola, on fut effrayĂ© de me voir avancer et tenir la main sur un rĂ©chaud pour reprĂ©senter son action. J'avais un frĂšre plus ĂÂągĂ© que moi de sept ans. Il apprenait la profession de mon pĂšre. L'extrĂÂȘme affection qu'on avait pour moi le faisait un peu nĂ©gliger; et ce n'est pas cela que j'approuve. Son Ă©ducation se sentit de cette nĂ©gligence. Il prit le train du libertinage, mĂÂȘme avant l'ĂÂąge d'ĂÂȘtre un vrai libertin. On le mit chez un autre maĂtre, d'oĂÂč il faisait des escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. Je ne le voyais presque point; Ă peine puis-je dire avoir fait connaissance avec lui; mais je ne laissais pas de l'aimer tendrement, et il m'aimait autant qu'un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon pĂšre le chĂÂątiait rudement et avec colĂšre, je me jetai impĂ©tueusement entre eux deux, l'embrassant Ă©troitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups qui lui Ă©taient portĂ©s; et je m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que mon pĂšre lui fĂt grĂÂące, soit dĂ©sarmĂ© par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frĂšre tourna si mal qu'il s'enfuit et disparut tout Ă fait. Quelque temps aprĂšs on sut qu'il Ă©tait en Allemagne. Il n'Ă©crivit pas une seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-lĂ ; et voilĂ comment je suis demeurĂ© fils unique. Si ce pauvre garçon fut Ă©levĂ© nĂ©gligemment, il n'en fut pas ainsi de son frĂšre; et les enfants des rois ne sauraient ĂÂȘtre soignĂ©s avec plus de zĂšle que je le fus durant mes premiers ans, idolĂÂątrĂ© de tout ce qui m'environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traitĂ© en enfant chĂ©ri, jamais en enfant gĂÂątĂ©. Jamais une seule fois, jusqu'Ă ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laissĂ© courir seul dans la rue avec les autres enfants; jamais on n'eut Ă rĂ©primer en moi ni Ă satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu'on impute Ă la nature, et qui naissent toutes de la seule Ă©ducation. J'avais les dĂ©fauts de mon ĂÂąge; j'Ă©tais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurais volĂ© des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir Ă faire du mal, du dĂ©gĂÂąt, Ă charger les autres, Ă tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir une fois pissĂ© dans la marmite d'une de nos voisines, appelĂ©e madame Clot, tandis qu'elle Ă©tait au prĂÂȘche. J'avoue mĂÂȘme que ce souvenir me fait encore rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, Ă©tait bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. VoilĂ la courte et vĂ©ridique histoire de tous mes mĂ©faits enfantins. Comment serais-je devenu mĂ©chant, quand je n'avais sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde ? Mon pĂšre, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnait ne m'obĂ©issait pas Ă la vĂ©ritĂ©, mais m'aimait; et moi je les aimais de mĂÂȘme. Mes volontĂ©s Ă©taient si peu excitĂ©es et si peu contrariĂ©es qu'il ne me venait pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'Ă mon asservissement sous un maĂtre, je n'ai pas su ce que c'Ă©tait qu'une fantaisie. Hors le temps que je passais Ă lire ou Ă©crire auprĂšs de mon pĂšre, et celui oĂÂč ma mie me menait promener, j'Ă©tais toujours avec ma tante, Ă la voir broder, Ă l'entendre chanter, assis ou debout Ă cĂÂŽtĂ© d'elle; et j'Ă©tais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agrĂ©able, m'ont laissĂ© de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude je me souviens de ses petits propos caressants; je dirais comment elle Ă©tait vĂÂȘtue et coiffĂ©e, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-lĂ . Je suis persuadĂ© que je lui dois le goĂ»t ou plutĂÂŽt la passion pour la musique, qui ne s'est bien dĂ©veloppĂ©e en moi que longtemps aprĂšs. Elle savait une quantitĂ© prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantait avec un filet de voix fort douce. La sĂ©rĂ©nitĂ© d'ĂÂąme de cette excellente fille Ă©loignait d'elle et de tout ce qui l'environnait la rĂÂȘverie et la tristesse. L'attrait que son chant avait pour moi fut tel, que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restĂ©es dans la mĂ©moire, mais qu'il m'en revient mĂÂȘme, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliĂ©es depuis mon enfance, se retracent Ă mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dirait-on que moi, vieux radoteur, rongĂ© de soucis et de peines, je me surprends quelquefois Ă pleurer comme un enfant, en marmottant ces petits airs d'une voix dĂ©jĂ cassĂ©e et tremblante? Il y en a un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant Ă l'air; mais la seconde moitiĂ© des paroles s'est constamment refusĂ©e Ă tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne confusĂ©ment les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste Tircis, je n'ose Ecouter ton chalumeau Sous l'ormeau; Car on en cause DĂ©jĂ dans notre hameau. .......... ..... un berger ..... s'engager ..... sans danger; Et toujours l'Ă©pine est sous la rose. Je cherche oĂÂč est le charme attendrissant que mon coeur trouve Ă cette chanson c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'est de toute impossibilitĂ© de la chanter jusqu'Ă la fin sans ĂÂȘtre arrĂÂȘtĂ© par mes larmes. J'ai cent fois projetĂ© d'Ă©crire Ă Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connaisse encore. Mais je suis presque sĂ»r que le plaisir que je prends Ă me rappeler cet air s'Ă©vanouirait en partie, si j'avais la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chantĂ©. Telles furent les premiĂšres affections de mon entrĂ©e Ă la vie; ainsi commençait Ă se former ou Ă se montrer en moi ce coeur Ă la fois si fier et si tendre, ce caractĂšre effĂ©minĂ©, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-mĂÂȘme, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont Ă©galement Ă©chappĂ©. Ce train d'Ă©ducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influĂ© sur le reste de ma vie. Mon pĂšre eut un dĂ©mĂÂȘlĂ© avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparentĂ© dans le Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lĂÂąche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon pĂšre d'avoir mis l'Ă©pĂ©e Ă la main dans la Ville. Mon pĂšre, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinait Ă vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrĂÂąt aussi bien que lui n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de GenĂšve et s'expatrier pour le reste de sa vie, que de cĂ©der sur un point oĂÂč l'honneur et la libertĂ© lui paraissaient compromis. Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employĂ© aux fortifications de GenĂšve. Sa fille aĂnĂ©e Ă©tait morte, mais il avait un fils de mĂÂȘme ĂÂąge que moi. Nous fĂ»mes mis ensemble Ă Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'Ă©ducation. Deux ans passĂ©s au village adoucirent un peu mon ĂÂąpretĂ© romaine, et me ramenĂšrent Ă l'Ă©tat d'enfant. A GenĂšve, oĂÂč l'on ne m'imposait rien, j'aimais l'application, la lecture; c'Ă©tait presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relĂÂąche. La campagne Ă©tait pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goĂ»t si vif, qu'il n'a jamais pu s'Ă©teindre. Le souvenir des jours heureux que j'y ai passĂ©s m'a fait regretter son sĂ©jour et ses plaisirs dans tous les ĂÂąges, jusqu'Ă celui qui m'y a ramenĂ©. M. Lambercier Ă©tait un homme fort raisonnable, qui, sans nĂ©gliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extrĂÂȘmes. La preuve qu'il s'y prenait bien est que, malgrĂ© mon aversion pour la gĂÂȘne, je ne me suis jamais rappelĂ© avec dĂ©goĂ»t mes heures d'Ă©tude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien oubliĂ©. La simplicitĂ© de cette vie champĂÂȘtre me fit un bien d'un prix inestimable, en ouvrant mon coeur Ă l'amitiĂ©. Jusqu'alors je n'avais connu que des sentiments Ă©levĂ©s, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble dans un Ă©tat paisible m'unit tendrement Ă mon cousin Bernard. En peu de temps j'eus pour lui des sentiments plus affectueux que ceux que j'avais eus pour mon frĂšre, et qui ne se sont jamais effacĂ©s. C'Ă©tait un grand garçon fort efflanquĂ©, fort fluet, aussi doux d'esprit que faible de corps, et qui n'abusait pas trop de la prĂ©dilection qu'on avait pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusements, nos goĂ»ts Ă©taient les mĂÂȘmes nous Ă©tions seuls, nous Ă©tions de mĂÂȘme ĂÂąge, chacun des deux avait besoin d'un camarade; nous sĂ©parer Ă©tait, en quelque sorte, nous anĂ©antir. Quoique nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il Ă©tait extrĂÂȘme; et non seulement nous ne pouvions vivre un instant sĂ©parĂ©s, mais nous n'imaginions pas que nous puissions jamais l'ĂÂȘtre. Tous deux d'un esprit facile Ă cĂ©der aux caresses, complaisants quand on ne voulait pas nous contraindre, nous Ă©tions toujours d'accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous Ă©tions seuls j'en avais un sur lui qui rĂ©tablissait l'Ă©quilibre. Dans nos Ă©tudes, je lui soufflais sa leçon quand il hĂ©sitait; quand mon thĂšme Ă©tait fait, je lui aidais Ă faire le sien, et, dans nos amusements, mon goĂ»t plus actif lui servait toujours de guide. Enfin nos deux caractĂšres s'accordaient si bien, et l'amitiĂ© qui nous unissait Ă©tait si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes presque insĂ©parables, tant Ă Bossey qu'Ă GenĂšve, nous nous battĂmes souvent, je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous sĂ©parer, jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et jamais nous ne portĂÂąmes l'un contre l'autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l'on veut, puĂ©riles, mais il en rĂ©sulte pourtant un exemple peut-ĂÂȘtre unique depuis qu'il existe des enfants. La maniĂšre dont je vivais Ă Bossey me convenait si bien, qu'il ne lui a manquĂ© que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon caractĂšre. Les sentiments tendres, affectueux, paisibles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de notre espĂšce n'eut naturellement moins de vanitĂ© que moi. Je m'Ă©levais par Ă©lans Ă des mouvements sublimes, mais je retombais aussitĂÂŽt dans ma langueur. Etre aimĂ© de tout ce qui m'approchait Ă©tait le plus vif de mes dĂ©sirs. J'Ă©tais doux, mon cousin l'Ă©tait; ceux qui nous gouvernaient l'Ă©taient eux-mĂÂȘmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni tĂ©moin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissait dans mon coeur les dispositions qu'il reçut de la nature. Je ne connaissais rien d'aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple, rĂ©pondant au catĂ©chisme, rien ne me troublait plus, quand il m'arrivait d'hĂ©siter, que de voir sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d'inquiĂ©tude et de peine. Cela seul m'affligeait plus que la honte de manquer en public, qui m'affectait pourtant extrĂÂȘmement car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup Ă la honte; et je puis dire ici que l'attente des rĂ©primandes de mademoiselle Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la chagriner. Cependant elle ne manquait pas au besoin de sĂ©vĂ©ritĂ©, non plus que son frĂšre; mais comme cette sĂ©vĂ©ritĂ©, presque toujours juste, n'Ă©tait jamais emportĂ©e, je m'en affligeais et ne m'en mutinais point. J'Ă©tais plus fĂÂąchĂ© de dĂ©plaire que d'ĂÂȘtre puni, et le signe du mĂ©contentement m'Ă©tait plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu'on changerait de mĂ©thode avec la jeunesse, si l'on voyait mieux les effets Ă©loignĂ©s de celle qu'on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrĂštement! La grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que funeste me fait rĂ©soudre Ă le donner. Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mĂšre, elle en avait aussi l'autoritĂ©, et la portait quelquefois jusqu'Ă nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions mĂ©ritĂ©e. Assez longtemps elle s'en tint Ă la menace, et cette menace d'un chĂÂątiment tout nouveau pour moi me semblait trĂšs effrayante; mais aprĂšs l'exĂ©cution, je la trouvai moins terrible Ă l'Ă©preuve que l'attente ne l'avait Ă©tĂ© et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce chĂÂątiment m'affectionna davantage encore Ă celle qui me l'avait imposĂ©. Il fallait mĂÂȘme toute la vĂ©ritĂ© de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empĂÂȘcher de chercher le retour du mĂÂȘme traitement en le mĂ©ritant; car j'avais trouvĂ© dans la douleur, dans la honte mĂÂȘme, un mĂ©lange de sensualitĂ© qui m'avait laissĂ© plus de dĂ©sir que de crainte de l'Ă©prouver derechef par la mĂÂȘme main. Il est vrai que, comme il se mĂÂȘlait sans doute Ă cela quelque instinct prĂ©coce du sexe, le mĂÂȘme chĂÂątiment reçu de son frĂšre ne m'eĂ»t point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il Ă©tait, cette substitution n'Ă©tait guĂšre Ă craindre et si je m'abstenais de mĂ©riter la correction, c'Ă©tait uniquement de peur de fĂÂącher mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et mĂÂȘme de celle que les sens ont fait naĂtre, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon coeur. Cette rĂ©cidive, que j'Ă©loignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eĂ»t de ma faute, c'est-Ă -dire de ma volontĂ©, et j'en profitai, je puis dire, en sĂ»retĂ© de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la derniĂšre; car mademoiselle Lambercier, s'Ă©tant aperçue Ă quelque signe que ce chĂÂątiment n'allait pas Ă son but, dĂ©clara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-lĂ couchĂ© dans sa chambre, et mĂÂȘme en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours aprĂšs on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus dĂ©sormais l'honneur, dont je me serais bien passĂ©, d'ĂÂȘtre traitĂ© par elle en grand garçon. Qui croirait que ce chĂÂątiment d'enfant, reçu Ă huit ans par la main d'une fille de trente, a dĂ©cidĂ© de mes goĂ»ts, de mes dĂ©sirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela prĂ©cisĂ©ment dans le sens contraire Ă ce qui devait s'ensuivre naturellement? En mĂÂȘme temps que mes sens furent allumĂ©s, mes dĂ©sirs prirent si bien le change, que, bornĂ©s Ă ce que j'avais Ă©prouvĂ©, ils ne s'avisĂšrent point de chercher autre chose. Avec un sang brĂ»lant de sensualitĂ© presque dĂšs ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'Ă l'ĂÂąge oĂÂč les tempĂ©raments les plus froids et les plus tardifs se dĂ©veloppent. TourmentĂ© longtemps sans savoir de quoi, je dĂ©vorais d'un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en oeuvre Ă ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier. MĂÂȘme aprĂšs l'ĂÂąge nubile, ce goĂ»t bizarre, toujours persistant et portĂ© jusqu'Ă la dĂ©pravation, jusqu'Ă la folie, m'a conservĂ© les moeurs honnĂÂȘtes qu'il semblerait avoir dĂ» m'ĂÂŽter. Si jamais Ă©ducation fut modeste et chaste, c'est assurĂ©ment celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'Ă©taient pas seulement des personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une rĂ©serve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon pĂšre, homme de plaisir, mais galant Ă la vieille mode, n'a jamais tenu, prĂšs des femmes qu'il aimait le plus, des propos dont une vierge eĂ»t pu rougir; et jamais on n'a poussĂ© plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu'on doit aux enfants. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier sur le mĂÂȘme article; et une fort bonne servante y fut mise Ă la porte pour un mot un peu gaillard qu'elle avait prononcĂ© devant nous. Non seulement je n'eus jusqu'Ă mon adolescence aucune idĂ©e distincte de l'union des sexes, mais jamais cette idĂ©e confuse ne s'offrit Ă moi que sous une image odieuse et dĂ©goĂ»tante. J'avais pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacĂ©e je ne pouvais voir un dĂ©bauchĂ© sans dĂ©dain, sans effroi mĂÂȘme; car mon aversion pour la dĂ©bauche allait jusque-lĂ , depuis qu'allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux cĂÂŽtĂ©s, des cavitĂ©s dans la terre, oĂÂč l'on me dit que ces gens-lĂ faisaient leurs accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours Ă l'esprit en pensant aux autres, et le coeur me soulevait Ă ce seul souvenir. Ces prĂ©jugĂ©s de l'Ă©ducation, propres par eux-mĂÂȘmes Ă retarder les premiĂšres explosions d'un tempĂ©rament combustible, furent aidĂ©s, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi les premiĂšres pointes de la sensualitĂ©. N'imaginant que ce que j'avais senti, malgrĂ© des effervescences de sang trĂšs incommodes, je ne savais porter mes dĂ©sirs que vers l'espĂšce de voluptĂ© qui m'Ă©tait connue, sans aller jamais jusqu'Ă celle qu'on m'avait rendue haĂÂŻssable, et qui tenait de si prĂšs Ă l'autre sans que j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes Ă©rotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j'empruntais imaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fĂ»t propre Ă nul autre usage qu'Ă celui que je brĂ»lais d'en tirer. Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempĂ©rament trĂšs ardent, trĂšs lascif, trĂšs prĂ©coce, je passai toutefois l'ĂÂąge de pubertĂ© sans dĂ©sirer, sans connaĂtre d'autres plaisirs des sens que ceux dont mademoiselle Lambercier m'avait trĂšs innocemment donnĂ© l'idĂ©e; mais quand enfin le progrĂšs des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goĂ»t d'enfant, au lieu de s'Ă©vanouir, s'associa tellement Ă l'autre que je ne pus jamais l'Ă©carter des dĂ©sirs allumĂ©s par mes sens; et cette folie, jointe Ă ma timiditĂ© naturelle, m'a toujours rendu trĂšs peu entreprenant prĂšs des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espĂšce de jouissance dont l'autre n'Ă©tait pour moi que le dernier terme ne pouvant ĂÂȘtre usurpĂ©e par celui qui la dĂ©sire, ni devinĂ©e par celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passĂ© ma vie Ă convoiter et me taire auprĂšs des personnes que j'aimais le plus. N'osant jamais dĂ©clarer mon goĂ»t, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en conservaient l'idĂ©e. ĂĆ tre aux genoux d'une maĂtresse impĂ©rieuse, obĂ©ir Ă ses ordres, avoir des pardons Ă lui demander, Ă©taient pour moi de trĂšs douces jouissances; et plus ma vive imagination m'enflammait le sang, plus j'avais l'air d'un amant transi. On conçoit que cette maniĂšre de faire l'amour n'amĂšne pas des progrĂšs bien rapides, et n'est pas fort dangereuse Ă la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possĂ©dĂ©, mais je n'ai pas laissĂ© de jouir beaucoup Ă ma maniĂšre, c'est-Ă -dire par l'imagination. VoilĂ comment mes sens, d'accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservĂ© des sentiments purs et des moeurs honnĂÂȘtes, par les mĂÂȘmes goĂ»ts qui, peut-ĂÂȘtre avec un peu plus d'effronterie, m'auraient plongĂ© dans les plus brutales voluptĂ©s. J'ai fait le premier pas et le plus pĂ©nible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel qui coĂ»te le plus Ă dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. DĂšs Ă prĂ©sent je suis sĂ»r de moi; aprĂšs ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrĂÂȘter. On peut juger de ce qu'ont pu me coĂ»ter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emportĂ© quelquefois prĂšs de celles que j'aimais par les fureurs d'une passion qui m'ĂÂŽtait la facultĂ© de voir, d'entendre, hors de sens et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre sur moi de leur dĂ©clarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus intime familiaritĂ©, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne m'est jamais arrivĂ© qu'une fois dans l'enfance avec une enfant de mon ĂÂąge, encore fut-ce elle qui en fit la premiĂšre proposition. En remontant de cette sorte aux premiĂšres traces de mon ĂÂȘtre sensible, je trouve des Ă©lĂ©ments qui, semblant quelquefois incompatibles, n'ont pas laissĂ© de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui, les mĂÂȘmes en apparence, ont formĂ©, par le concours de certaines circonstances, de si diffĂ©rentes combinaisons, qu'on n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de mon ĂÂąme fut trempĂ© dans la mĂÂȘme source d'oĂÂč la luxure et la mollesse ont coulĂ© dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien diffĂ©rente. J'Ă©tudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguĂ Ă la cuisine. La servante avait mis sĂ©cher Ă la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un cĂÂŽtĂ© de dents Ă©tait brisĂ©. A qui s'en prendre de ce dĂ©gĂÂąt? personne autre que moi n'Ă©tait entrĂ© dans la chambre. On m'interroge je nie d'avoir touchĂ© le peigne. M. et mademoiselle Lambercier se rĂ©unissent, m'exhortent, me pressent, me menacent je persiste avec opiniĂÂątretĂ©; mais la conviction Ă©tait trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fĂ»t la premiĂšre fois qu'on m'eĂ»t trouvĂ© tant d'audace Ă mentir. La chose fut prise au sĂ©rieux; elle mĂ©ritait de l'ĂÂȘtre. La mĂ©chancetĂ©, le mensonge, l'obstination, parurent Ă©galement dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligĂ©e. On Ă©crivit Ă mon oncle Bernard il vint. Mon pauvre cousin Ă©tait chargĂ© d'un autre dĂ©lit non moins grave; nous fĂ»mes enveloppĂ©s dans la mĂÂȘme exĂ©cution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remĂšde dans le mal mĂÂȘme, on eut voulu pour jamais amortir mes sens dĂ©pravĂ©s, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissĂšrent-ils en repos pour longtemps. On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris Ă plusieurs fois et mis dans l'Ă©tat le plus affreux, je fus inĂ©branlable. J'aurais souffert la mort, et j'y Ă©tais rĂ©solu. Il fallut que la force mĂÂȘme cĂ©dĂÂąt au diabolique entĂÂȘtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle Ă©preuve en piĂšces, mais triomphant. Il y a maintenant prĂšs de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'ĂÂȘtre puni derechef pour le mĂÂȘme fait; hĂ© bien! je dĂ©clare Ă la face du ciel que j'en Ă©tais innocent, que je n'avais ni cassĂ© ni touchĂ© le peigne, que je n'avais pas approchĂ© de la plaque, et que je n'y avais pas mĂÂȘme songĂ©. Qu'on ne me demande pas comment le dĂ©gĂÂąt se fit, je l'ignore et ne le puis comprendre; ce que je sais trĂšs certainement, c'est que j'en Ă©tais innocent. Qu'on se figure un caractĂšre timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouvernĂ© par la voix de la raison, toujours traitĂ© avec douceur, Ă©quitĂ©, complaisance, qui n'avait pas mĂÂȘme l'idĂ©e de l'injustice, et qui pour la premiĂšre fois en Ă©prouve une si terrible de la part prĂ©cisĂ©ment des gens qu'il chĂ©rit et qu'il respecte le plus quel renversement d'idĂ©es! quel dĂ©sordre de sentiments! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit ĂÂȘtre intelligent et moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne me sens pas capable de dĂ©mĂÂȘler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi. Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre Ă la place des autres. Je me tenais Ă la mienne, et tout ce que je sentais, c'Ă©tait la rigueur d'un chĂÂątiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'Ă©tait peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le dĂ©sespoir. Mon cousin, dans un cas Ă peu prĂšs semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prĂ©mĂ©ditĂ©, se mettait en fureur Ă mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, Ă mon unisson. Tous deux dans le mĂÂȘme lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous Ă©touffions; et quand nos jeunes coeurs un peu soulagĂ©s pouvaient exhaler leur colĂšre, nous nous levions sur notre sĂ©ant, et nous nous mettions tous deux Ă crier cent fois de toute notre force Carnifex! carnifex! carnifex! Je sens en Ă©crivant ceci que mon pouls s'Ă©lĂšve encore; ces moments me seront toujours prĂ©sents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est restĂ© si profondĂ©ment gravĂ© dans mon ĂÂąme, que toutes les idĂ©es qui s'y rapportent me rendent ma premiĂšre Ă©motion; et ce sentiment, relatif Ă moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-mĂÂȘme, et s'est tellement dĂ©tachĂ© de tout intĂ©rĂÂȘt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au rĂ©cit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautĂ©s d'un tyran fĂ©roce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prĂÂȘtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misĂ©rables, dussĂ©-je cent fois y pĂ©rir. Je me suis souvent mis en nage Ă poursuivre Ă la course ou Ă coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'ĂÂȘtre naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la premiĂšre injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement liĂ© pour ne l'avoir pas beaucoup renforcĂ©. LĂ fut le terme de la sĂ©rĂ©nitĂ© de ma vie enfantine. DĂšs ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui mĂÂȘme que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrĂÂȘte lĂ . Nous restĂÂąmes encore Ă Bossey quelques mois. Nous y fĂ»mes comme on nous reprĂ©sente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessĂ© d'en jouir c'Ă©tait en apparence la mĂÂȘme situation, et en effet une tout autre maniĂšre d'ĂÂȘtre. L'attachement, le respect, l'intimitĂ©, la confiance, ne liaient plus les Ă©lĂšves Ă leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos coeurs nous Ă©tions moins honteux de mal faire et plus craintifs d'ĂÂȘtre accusĂ©s nous commencions Ă nous cacher, Ă nous mutiner, Ă mentir. Tous les vices de notre ĂÂąge corrompaient notre innocence et enlaidissaient nos jeux. La campagne mĂÂȘme perdit Ă nos yeux cet attrait de douceur et de simplicitĂ© qui va au coeur elle nous semblait dĂ©serte et sombre; elle s'Ă©tait comme couverte d'un voile qui nous en cachait les beautĂ©s. Nous cessĂÂąmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus gratter lĂ©gĂšrement la terre, et crier de joie en dĂ©couvrant le germe du grain que nous avions semĂ©. Nous nous dĂ©goĂ»tĂÂąmes de cette vie; on se dĂ©goĂ»ta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous sĂ©parĂÂąmes de M. et mademoiselle Lambercier, rassasiĂ©s les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter. PrĂšs de trente ans se sont passĂ©s depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelĂ© le sĂ©jour d'une maniĂšre agrĂ©able par des souvenirs un peu liĂ©s mais depuis qu'ayant passĂ© l'ĂÂąge mĂ»r je dĂ©cline vers la vieillesse, je sens que ces mĂÂȘmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mĂ©moire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant dĂ©jĂ la vie qui s'Ă©chappe, je cherchais Ă la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-lĂ me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-lĂ . Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenĂÂȘtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je rĂ©citais ma leçon je vois tout l'arrangement de la chambre oĂÂč nous Ă©tions; le cabinet de M. Lambercier Ă main droite, une estampe reprĂ©sentant tous les papes, un baromĂštre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort Ă©levĂ© dans lequel la maison s'enfonçait sur le derriĂšre, venaient ombrager la fenĂÂȘtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin moi de le lui dire. Que n'osĂ©-je lui raconter de mĂÂȘme toutes les petites anecdotes de cet heureux ĂÂąge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle! cinq ou six surtout... Composons. Je vous fais grĂÂące des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchais que le vĂÂŽtre, je pourrais choisir celle du derriĂšre de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du prĂ©, fut Ă©talĂ© tout en plein devant le roi de Sardaigne Ă son passage mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire Ă un accident qui, bien que comique en lui-mĂÂȘme, m'alarmait pour une personne que j'aimais comme une mĂšre, et peut-ĂÂȘtre plus. O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, Ă©coutez-en l'horrible tragĂ©die, et vous abstenez de frĂ©mir si vous pouvez! Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse Ă gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'aprĂšs-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennitĂ© les deux pensionnaires en furent les parrains; et, tandis qu'on comblait le creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une espĂšce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idĂ©e trĂšs naturelle qu'il Ă©tait plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la brĂšche, et nous rĂ©solĂ»mes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fĂ»t. Pour cela nous allĂÂąmes couper une bouture d'un jeune saule, et nous la plantĂÂąmes sur la terrasse, Ă huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'oubliĂÂąmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre la difficultĂ© Ă©tait d'avoir de quoi le remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employĂÂąmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours; et cela lui rĂ©ussit si bien, que nous le vĂmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en heure, persuadĂ©s, quoiqu'il ne fĂ»t pas Ă un pied de terre, qu'il ne tarderait pas Ă nous ombrager. Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute Ă©tude, que nous Ă©tions comme en dĂ©lire, et que, ne sachant Ă qui nous en avions, on nous tenait de plus court qu'auparavant, nous vĂmes l'instant fatal oĂÂč l'eau nous allait manquer, et nous nous dĂ©solions dans l'attente de voir notre arbre pĂ©rir de sĂ©cheresse. Enfin la nĂ©cessitĂ©, mĂšre de l'industrie, nous suggĂ©ra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisĂt secrĂštement au saule une partie de l'eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exĂ©cutĂ©e avec ardeur, ne rĂ©ussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente, que l'eau ne coulait point; la terre s'Ă©boulait et bouchait la rigole; l'entrĂ©e se remplissait d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta Labor omnia vincit improbus. Nous creusĂÂąmes davantage la terre et notre bassin, pour donner Ă l'eau son Ă©coulement; nous coupĂÂąmes des fonds de boĂtes en petites planches Ă©troites, dont les unes mises de plat Ă la file, et d'autres posĂ©es en angle des deux cĂÂŽtĂ©s sur celles-lĂ , nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantĂÂąmes Ă l'entrĂ©e de petits bouts de bois minces et Ă claire-voie, qui, faisant une espĂšce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage Ă l'eau. Nous recouvrĂmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulĂ©e; et le jour oĂÂč tout fut fait, nous attendĂmes dans des transes d'espĂ©rance et de crainte l'heure de l'arrosement. AprĂšs des siĂšcles d'attente, cette heure vint enfin M. Lambercier vint aussi Ă son ordinaire assister Ă l'opĂ©ration, durant laquelle nous nous tenions tous deux derriĂšre lui pour cacher notre arbre, auquel trĂšs heureusement il tournait le dos. A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que nous commençĂÂąmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect, la prudence nous abandonna; nous nous mĂmes Ă pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir Ă voir comment la terre du noyer Ă©tait bonne, et buvait avidement son eau. FrappĂ© de la voir se partager en deux bassins, il s'Ă©crie Ă son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois Ă©clats de nos planches, et, criant Ă pleine tĂÂȘte Un aqueduc! un aqueduc! frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos coeurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut dĂ©truit, tout fut labourĂ©, sans qu'il y eĂ»t, durant cette expĂ©dition terrible, nul autre mot prononcĂ©, sinon l'exclamation qu'il rĂ©pĂ©tait sans cesse Un aqueduc! s'Ă©criait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc! On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes; on se trompera tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage et ne nous en parla plus; nous l'entendĂmes mĂÂȘme un peu aprĂšs rire auprĂšs de sa soeur Ă gorge dĂ©ployĂ©e, car le rire de M. Lambercier s'entendait de loin et ce qu'il y eut de plus Ă©tonnant encore, c'est que, passĂ© le premier saisissement, nous ne fĂ»mes pas nous-mĂÂȘmes fort affligĂ©s. Nous plantĂÂąmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en rĂ©pĂ©tant entre nous avec emphase Un aqueduc! un aqueduc! Jusque-lĂ j'avais eu des accĂšs d'orgueil par intervalles, quand j'Ă©tais Aristide ou Brutus ce fut ici mon premier mouvement de vanitĂ© bien marquĂ©e. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec un grand arbre, me paraissait le suprĂÂȘme degrĂ© de la gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que CĂ©sar Ă trente. L'idĂ©e de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte m'est si bien restĂ©e ou revenue, qu'un de mes plus agrĂ©ables projets dans mon voyage de GenĂšve, en 1754, Ă©tait d'aller Ă Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir dĂ©jĂ le tiers d'un siĂšcle. Je fus si continuellement obsĂ©dĂ©, si peu maĂtre de moi-mĂÂȘme, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi cependant je n'en ai pas perdu le dĂ©sir avec l'espĂ©rance; et je suis presque sĂ»r que si jamais, retournant dans ces lieux chĂ©ris, j'y retrouvais mon cher noyer encore en ĂÂȘtre, je l'arroserais de mes pleurs. De retour Ă GenĂšve, je passai deux ou trois ans chez mon oncle, en attendant qu'on rĂ©solĂ»t ce que l'on ferait de moi. Comme il destinait son fils au gĂ©nie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignait les ElĂ©ments d'Euclide. J'apprenais tout cela par compagnie, et j'y pris goĂ»t, surtout au dessin. Cependant on dĂ©libĂ©rait si l'on me ferait horloger, procureur ou ministre. J'aimais mieux ĂÂȘtre ministre, car je trouvais bien beau de prĂÂȘcher; mais le petit revenu du bien de ma mĂšre Ă partager entre mon frĂšre et moi ne suffisait pas pour pousser mes Ă©tudes. Comme l'ĂÂąge oĂÂč j'Ă©tais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant Ă peu prĂšs mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il Ă©tait juste, une assez forte pension. Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon pĂšre, ne savait pas comme lui se captiver pour ses devoirs, et prenait assez peu de soin de nous. Ma tante Ă©tait une dĂ©vote un peu piĂ©tiste, qui aimait mieux chanter les psaumes que veiller Ă notre Ă©ducation. On nous laissait presque une libertĂ© entiĂšre, dont nous n'abusĂÂąmes jamais. Toujours insĂ©parables, nous nous suffisions l'un Ă l'autre; et, n'Ă©tant point tentĂ©s de frĂ©quenter les polissons de notre ĂÂąge, nous ne prĂmes aucune des habitudes libertines que l'oisivetĂ© nous pouvait inspirer. J'ai mĂÂȘme tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fĂ»mes moins; et ce qu'il y avait d'heureux Ă©tait que tous les amusements dont nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble occupĂ©s dans la maison, sans que nous fussions mĂÂȘme tentĂ©s de descendre Ă la rue. Nous faisions des cages, des flĂ»tes, des volants, des tambours, des maisons, des Ă©quiffles, des arbalĂštes. Nous gĂÂątions les outils de mon bon vieux grand-pĂšre, pour faire des montres Ă son imitation. Nous avions surtout un goĂ»t de prĂ©fĂ©rence pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dĂ©gĂÂąt de couleurs. Il vint Ă GenĂšve un charlatan italien appelĂ© Gamba-Corta; nous allĂÂąmes le voir une fois, et puis nous n'y voulĂ»mes plus aller mais il avait des marionnettes, et nous nous mĂmes Ă faire des marionnettes ses marionnettes jouaient des maniĂšres de comĂ©dies, et nous fĂmes des comĂ©dies pour les nĂÂŽtres. Faute de pratique, nous contrefaisions du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes comĂ©dies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir et d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un trĂšs beau sermon de sa façon, nous quittĂÂąmes les comĂ©dies, et nous nous mĂmes Ă composer des sermons. Ces dĂ©tails ne sont pas fort intĂ©ressants, je l'avoue; mais ils montrent Ă quel point il fallait que notre premiĂšre Ă©ducation eĂ»t Ă©tĂ© bien dirigĂ©e, pour que, maĂtres presque de notre temps et de nous dans un ĂÂąge si tendre, nous fussions si peu tentĂ©s d'en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en nĂ©gligions mĂÂȘme l'occasion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer mĂÂȘme Ă y prendre part. L'amitiĂ© remplissait si bien nos coeurs, qu'il nous suffisait d'ĂÂȘtre ensemble pour que les plus simples goĂ»ts fissent nos dĂ©lices. A force de nous voir insĂ©parables, on y prit garde; d'autant plus que mon cousin Ă©tant trĂšs grand et moi trĂšs petit, cela faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilĂ©e, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa dĂ©marche nonchalante, excitaient les enfants Ă se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de BarnĂÂą Bredanna; et sitĂÂŽt que nous sortions nous n'entendions que BarnĂÂą Bredanna tout autour de nous. Il endurait cela plus tranquillement que moi. Je me fĂÂąchai, je voulus me battre; c'Ă©tait ce que les petits coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son mieux; mais il Ă©tait faible, d'un coup de poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant, quoique j'attrapasse force horions, ce n'Ă©tait pas Ă moi qu'on en voulait, c'Ă©tait Ă BarnĂÂą Bredanna mais j'augmentai tellement le mal par ma mutine colĂšre, que nous n'osions plus sortir qu'aux heures oĂÂč l'on Ă©tait en classe, de peur d'ĂÂȘtre huĂ©s et suivis par les Ă©coliers. Me voilĂ dĂ©jĂ redresseur des torts. Pour ĂÂȘtre un paladin dans les formes, il ne me manquait que d'avoir une dame; j'en eus deux. J'allais de temps en temps voir mon pĂšre Ă Nyon, petite ville du pays de Vaud, oĂÂč il s'Ă©tait Ă©tabli. Mon pĂšre Ă©tait fort aimĂ©, et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le peu de sĂ©jour que je faisais prĂšs de lui, c'Ă©tait Ă qui me fĂÂȘterait. Une madame de Vulson surtout me faisait mille caresses; et, pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c'est qu'un galant de onze ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupĂ©es en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles savent rendre attirant! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de disconvenance, je pris la chose au sĂ©rieux; je me livrai de tout mon coeur, ou plutĂÂŽt de toute ma tĂÂȘte, car je n'Ă©tais guĂšre amoureux que par lĂ , quoique je le fusse Ă la folie, et que mes transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scĂšnes Ă pĂÂąmer de rire. Je connais deux sortes d'amour trĂšs distincts, trĂšs rĂ©els, et qui n'ont presque rien de commun, quoique trĂšs vifs l'un et l'autre, et tous deux diffĂ©rents de la tendre amitiĂ©. Tout le cours de ma vie s'est partagĂ© entre ces deux amours de si diverses natures, et je les ai mĂÂȘme Ă©prouvĂ©s tous deux Ă la fois; car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je m'emparais de mademoiselle de Vulson, si publiquement et si tyranniquement que je ne pouvais souffrir qu'aucun homme approchĂÂąt d'elle, j'avais avec une petite mademoiselle Goton des tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle daignait faire la maĂtresse d'Ă©cole, et c'Ă©tait tout mais ce tout, qui en effet Ă©tait tout pour moi, me paraissait le bonheur suprĂÂȘme; et sentant dĂ©jĂ le prix du mystĂšre, quoique je n'en susse user qu'en enfant, je rendais Ă mademoiselle de Vulson, qui ne s'en doutait guĂšre, le soin qu'elle prenait de m'employer Ă cacher d'autres amours. Mais Ă mon grand regret mon secret fut dĂ©couvert, ou moins bien gardĂ© de la part de ma petite maĂtresse d'Ă©cole que de la mienne, car on ne tarda pas Ă nous sĂ©parer. C'Ă©tait en vĂ©ritĂ© une singuliĂšre personne que cette petite mademoiselle Goton. Sans ĂÂȘtre belle, elle avait une figure difficile Ă oublier, et que je me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux surtout n'Ă©taient pas de son ĂÂąge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait un petit air imposant et fier trĂšs propre Ă son rĂÂŽle, et qui en avait occasionnĂ© la premiĂšre idĂ©e entre nous. Mais ce qu'elle avait de plus bizarre Ă©tait un mĂ©lange d'audace et de rĂ©serve difficile Ă concevoir. Elle se permettait avec moi les plus grandes privautĂ©s, sans jamais m'en permettre aucune` avec elle; elle me traitait exactement en enfant ce qui me fait croire, ou qu'elle avait dĂ©jĂ cessĂ© de l'ĂÂȘtre, ou qu'au contraire elle l'Ă©tait encore assez elle-mĂÂȘme pour ne voir qu'un jeu dans le pĂ©ril auquel elle s'exposait. J'Ă©tais tout entier, pour ainsi dire, Ă chacune de ces deux personnes, et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne m'arrivait jamais de songer Ă l'autre. Mais du reste rien de semblable en ce qu'elles me faisaient Ă©prouver. J'aurais passĂ© ma vie entiĂšre avec mademoiselle de Vulson, sans songer Ă la quitter; mais en l'abordant ma joie Ă©tait tranquille et n'allait pas Ă l'Ă©motion. Je l'aimais surtout en grande compagnie; les plaisanteries, les agaceries, les jalousies mĂÂȘme m'attachaient, m'intĂ©ressaient; je triomphais avec orgueil de ses prĂ©fĂ©rences prĂšs des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter. J'Ă©tais tourmentĂ©, mais j'aimais ce tourment. Les applaudissements, les encouragements, les ris m'Ă©chauffaient, m'animaient. J'avais des emportements, des saillies, j'Ă©tais transportĂ© d'amour; dans un cercle, tĂÂȘte Ă tĂÂȘte j'aurais Ă©tĂ© contraint, froid, peut-ĂÂȘtre ennuyĂ©. Cependant je m'intĂ©ressais tendrement Ă elle, je souffrais quand elle Ă©tait malade j'aurais donnĂ© ma santĂ© pour rĂ©tablir la sienne; et notez que je savais trĂšs bien par expĂ©rience ce que c'Ă©tait que maladie, et ce que c'Ă©tait que santĂ©. Absent d'elle, j'y pensais, elle me manquait; prĂ©sent, ses caresses m'Ă©taient douces au coeur, non aux sens. J'Ă©tais impunĂ©ment familier avec elle; mon imagination ne me demandait que ce qu'elle m'accordait cependant je n'aurais pu supporter de lui en voir faire autant Ă d'autres. Je l'aimais en frĂšre; mais j'en Ă©tais jaloux en amant. Je l'eusse Ă©tĂ© de mademoiselle Goton en Turc, en furieux, en tigre, si j'avais seulement imaginĂ© qu'elle pĂ»t faire Ă un autre le mĂÂȘme traitement qu'elle m'accordait; car cela mĂÂȘme Ă©tait une grĂÂące qu'il fallait demander Ă genoux. J'abordais mademoiselle de Vulson avec un plaisir trĂšs vif, mais sans trouble; au lieu qu'en voyant mademoiselle Goton je ne voyais plus rien, tous mes sens Ă©taient bouleversĂ©s. J'Ă©tais familier avec la premiĂšre sans avoir de familiaritĂ©; au contraire, j'Ă©tais aussi tremblant qu'agitĂ© devant la seconde, mĂÂȘme au fort des plus grandes familiaritĂ©s. Je crois que si j'Ă©tais restĂ© trop longtemps avec elle, je n'aurais pu vivre; les palpitations m'auraient Ă©touffĂ©. Je craignais Ă©galement de leur dĂ©plaire; mais j'Ă©tais plus complaisant pour l'une et plus obĂ©issant pour l'autre. Pour rien au monde je n'aurais voulu fĂÂącher mademoiselle de Vulson; mais si mademoiselle Goton m'eĂ»t ordonnĂ© de me jeter dans les flammes, je crois qu'Ă l'instant j'aurais obĂ©i. Mes amours, ou plutĂÂŽt mes rendez-vous avec celle-ci, durĂšrent peu, trĂšs heureusement pour elle et pour moi. Quoique mes liaisons avec mademoiselle de Vulson n'eussent pas le mĂÂȘme danger, elles ne laissĂšrent pas d'avoir aussi leur catastrophe, aprĂšs avoir un peu plus longtemps durĂ©. Les fins de tout cela devaient toujours avoir l'air un peu romanesque, et donner prise aux exclamations. Quoique mon commerce avec mademoiselle de Vulson fĂ»t moins vif, il Ă©tait plus attachant peut-ĂÂȘtre. Nos sĂ©parations ne se faisaient jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me sentais plongĂ© aprĂšs l'avoir quittĂ©e. Je ne pouvais parler que d'elle, ni penser qu'Ă elle mes regrets Ă©taient vrais et vifs; mais je crois qu'au fond ces hĂ©roĂÂŻques regrets n'Ă©taient pas tous pour elle, et que, sans que je m'en aperçusse, les amusements dont elle Ă©tait le centre y avaient leur bonne part. Pour tempĂ©rer les douleurs de l'absence, nous nous Ă©crivions des lettres d'un pathĂ©tique Ă faire fendre les rochers. Enfin, j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir, et qu'elle vint me voir Ă GenĂšve. Pour le coup la tĂÂȘte acheva de me tourner; je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y resta. Quand elle partit, je voulais me jeter dans l'eau aprĂšs elle, et je fis longtemps retentir l'air de mes cris. Huit jours aprĂšs, elle m'envoya des bonbons et des gants; ce qui m'eĂ»t paru fort galant, si je n'eusse appris en mĂÂȘme temps qu'elle Ă©tait mariĂ©e, et que ce voyage dont il lui avait plu de me faire honneur Ă©tait pour acheter ses habits de noces. Je ne dĂ©crirai pas ma fureur; elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n'en mourut pas cependant; car vingt ans aprĂšs, Ă©tant allĂ© voir mon pĂšre et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui Ă©taient des dames que je voyais dans un bateau peu loin du nĂÂŽtre. Comment! me dit mon pĂšre en souriant, le coeur ne te le dit pas? ce sont tes anciennes amours c'est madame Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis Ă ce nom presque oubliĂ©; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fĂ»t la peine d'ĂÂȘtre parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante. Ainsi se perdait en niaiseries le plus prĂ©cieux temps de mon enfance avant qu'on eĂ»t dĂ©cidĂ© de ma destination. AprĂšs de longues dĂ©libĂ©rations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin le parti pour lequel j'en avais le moins, et l'on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disait M. Bernard, l'utile mĂ©tier de grapignan. Ce surnom me dĂ©plaisait souverainement; l'espoir de gagner force Ă©cus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine; l'occupation me paraissait ennuyeuse, insupportable; l'assiduitĂ©, l'assujettissement, achevĂšrent de m'en rebuter, et je n'entrais jamais au greffe qu'avec une horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son cĂÂŽtĂ©, peu content de moi, me traitait avec mĂ©pris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bĂÂȘtise; me rĂ©pĂ©tant tous les jours que mon oncle l'avait assurĂ© que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais rien; qu'il lui avait promis un joli garçon, et qu'il ne lui avait donnĂ© qu'un ĂÂąne. Enfin je fus renvoyĂ© du greffe ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcĂ© par les clercs de M. Masseron que je n'Ă©tais bon qu'Ă mener la lime. Ma vocation ainsi dĂ©terminĂ©e, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dĂ©dains du greffier m'avaient extrĂÂȘmement humiliĂ©, et j'obĂ©is sans murmure. Mon maĂtre, M. Ducommun, Ă©tait un jeune homme rustre et violent, qui vint Ă bout, en trĂšs peu de temps, de ternir tout l'Ă©clat de mon enfance, d'abrutir mon caractĂšre aimant et vif, et de me rĂ©duire, par l'esprit ainsi que par la fortune, Ă mon vĂ©ritable Ă©tat d'apprenti. Mon latin, mes antiquitĂ©s, mon histoire, tout fut pour longtemps oubliĂ©; je ne me souvenais pas mĂÂȘme qu'il y eĂ»t eu des Romains au monde. Mon pĂšre, quand je l'allais voir, ne trouvait plus en moi son idole; je n'Ă©tais plus pour les dames le galant Jean-Jacques; et je sentais si bien moi-mĂÂȘme que M. et mademoiselle Lambercier n'auraient plus reconnu en moi leur Ă©lĂšve, que j'eus honte de me reprĂ©senter Ă eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goĂ»ts les plus vils, la plus basse polissonnerie succĂ©dĂšrent Ă mes aimables amusements, sans m'en laisser mĂÂȘme la moindre idĂ©e. Il faut que, malgrĂ© l'Ă©ducation la plus honnĂÂȘte, j'eusse un grand penchant Ă dĂ©gĂ©nĂ©rer; car cela se fit trĂšs rapidement sans la moindre peine, et jamais CĂ©sar si prĂ©coce ne devint si promptement Laridon. Le mĂ©tier ne me dĂ©plaisait pas en lui-mĂÂȘme j'avais un goĂ»t vif pour le dessin, le jeu du burin m'amusait assez; et comme le talent du graveur pour l'horlogerie est trĂšs bornĂ©, j'avais l'espoir d'en atteindre la perfection. J'y serais parvenu peut-ĂÂȘtre, si la brutalitĂ© de mon maĂtre et la gĂÂȘne excessive ne m'avaient rebutĂ© du travail. Je lui dĂ©robais mon temps pour l'employer en occupations du mĂÂȘme genre, mais qui avaient pour moi l'attrait de la libertĂ©. Je gravais des espĂšces de mĂ©dailles pour nous servir, Ă moi et Ă mes camarades, d'ordre de chevalerie. Mon maĂtre me surprit Ă ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je m'exerçais Ă faire de la fausse monnaie, parce que nos mĂ©dailles avaient les armes de la RĂ©publique. Je puis bien jurer que je n'avais nulle idĂ©e de la fausse monnaie, et trĂšs peu de la vĂ©ritable; je savais mieux comment se faisaient les as romains que nos piĂšces de trois sous. La tyrannie de mon maĂtre finit par me rendre insupportable le travail que j'aurais aimĂ©, et par me donner des vices que j'aurais haĂÂŻs, tels que le mensonge, la fainĂ©antise, le vol. Rien ne m'a mieux appris la diffĂ©rence qu'il y a de la dĂ©pendance filiale Ă l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette Ă©poque. Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'Ă©loignement pour aucun dĂ©faut que pour l'effronterie; mais j'avais joui d'une libertĂ© honnĂÂȘte, qui seulement s'Ă©tait restreinte jusque-lĂ par degrĂ©s, et s'Ă©vanouit enfin tout Ă fait. J'Ă©tais hardi chez mon pĂšre, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maĂtre, et dĂšs lors je fus un enfant perdu. AccoutumĂ© Ă une Ă©galitĂ© parfaite avec mes supĂ©rieurs dans la maniĂšre de vivre, Ă ne pas connaĂtre un plaisir qui ne fĂ»t Ă ma portĂ©e, Ă ne pas voir un mets dont je n'eusse ma part, Ă n'avoir pas un dĂ©sir que je ne tĂ©moignasse, Ă mettre enfin tous les mouvements de mon coeur sur mes lĂšvres qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison oĂÂč je n'osais pas ouvrir la bouche, oĂÂč il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitĂÂŽt que je n'y avais rien Ă faire; oĂÂč, sans cesse enchaĂnĂ© Ă mon travail, je ne voyais qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi seul; oĂÂč l'image de la libertĂ© du maĂtre et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement; oĂÂč, dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la bouche; oĂÂč tout enfin ce que je voyais devenait pour mon coeur un objet de convoitise, uniquement parce que j'Ă©tais privĂ© de tout. Adieu l'aisance, la gaietĂ©, les mots heureux qui jadis, souvent dans mes fautes, m'avaient fait Ă©chapper au chĂÂątiment. Je ne puis me rappeler sans rire qu'un soir chez mon pĂšre, Ă©tant condamnĂ© pour quelque espiĂšglerie Ă m'aller coucher sans souper, et passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis et flairai le rĂÂŽti tournant Ă la broche. On Ă©tait autour du feu il fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l'oeil ce rĂÂŽti, qui avait si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus m'abstenir de lui faire aussi la rĂ©vĂ©rence, et de lui dire d'un ton piteux Adieu, rĂÂŽti! Cette saillie de naĂÂŻvetĂ© parut si plaisante, qu'on me fit rester Ă souper. Peut-ĂÂȘtre eĂ»t-elle eu le mĂÂȘme bonheur chez mon maĂtre, mais il est sĂ»r qu'elle ne m'y serait pas venue, ou que je n'aurais osĂ© m'y livrer. VoilĂ comment j'appris Ă convoiter en silence, Ă me cacher, Ă dissimuler, Ă mentir, et Ă dĂ©rober enfin; fantaisie qui jusqu'alors ne m'Ă©tait pas venue, et dont je n'ai pu depuis lors bien me guĂ©rir. La convoitise et l'impuissance mĂšnent toujours lĂ . VoilĂ pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doivent l'ĂÂȘtre mais dans un Ă©tat Ă©gal et tranquille, oĂÂč tout ce qu'ils voient est Ă leur portĂ©e, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N'ayant pas eu le mĂÂȘme avantage, je n'en ai pu tirer le mĂÂȘme profit. Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigĂ©s qui font faire aux enfants le premier pas vers le mal. MalgrĂ© les privations et les tentations continuelles, j'avais demeurĂ© plus d'un an chez mon maĂtre sans pouvoir me rĂ©soudre Ă rien prendre, pas mĂÂȘme des choses Ă manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance, mais il ouvrit la porte Ă d'autres qui n'avaient pas une si louable fin. Il y avait chez mon maĂtre un compagnon appelĂ© M. Verrat, dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez Ă©loignĂ© qui produisait de trĂšs belles asperges. Il prit envie Ă M. Verrat, qui n'avait pas beaucoup d'argent, de voler Ă sa mĂšre des asperges dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques bons dĂ©jeuners. Comme il ne voulait pas s'exposer lui-mĂÂȘme, et qu'il n'Ă©tait pas fort ingambe, il me choisit pour cette expĂ©dition. AprĂšs quelques cajoleries prĂ©liminaires, qui me gagnĂšrent d'autant mieux que je n'en voyais pas le but, il me la proposa comme une idĂ©e qui lui venait sur-le-champ. Je disputai beaucoup; il insista. Je n'ai jamais pu rĂ©sister aux caresses; je me rendis. J'allais tous les matins moissonner les plus belles asperges je les portais au Molard, oĂÂč quelque bonne femme, qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir Ă meilleur compte. Dans ma frayeur, je prenais ce qu'elle voulait me donner; je le portais Ă M. Verrat. Cela se changeait promptement en un dĂ©jeuner dont j'Ă©tais le pourvoyeur, et qu'il partageait avec un autre camarade; car pour moi, trĂšs content d'en avoir quelques bribes, je ne touchais pas mĂÂȘme Ă leur vin. Ce petit manĂšge dura plusieurs jours sans qu'il me vĂnt mĂÂȘme Ă l'esprit de voler le voleur, et de dĂmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. J'exĂ©cutais ma friponnerie avec la plus grande fidĂ©litĂ©; mon seul motif Ă©tait de complaire Ă celui qui me la faisait faire. Cependant si j'eusse Ă©tĂ© surpris, que de coups, que d'injures, quels traitements cruels n'eussĂ©-je point essuyĂ©s, tandis que le misĂ©rable, en me dĂ©mentant, eut Ă©tĂ© cru sur sa parole, et moi doublement puni pour avoir osĂ© le charger, attendu qu'il Ă©tait compagnon, et que je n'Ă©tais qu'apprenti! VoilĂ comment en tout Ă©tat le fort coupable se sauve aux dĂ©pens du faible innocent. J'appris ainsi qu'il n'Ă©tait pas si terrible de voler que je l'avais cru; et je tirai bientĂÂŽt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitais n'Ă©tait Ă ma portĂ©e en sĂ»retĂ©. Je n'Ă©tais pas absolument mal nourri chez mon maĂtre, et la sobriĂ©tĂ© ne m'Ă©tait pĂ©nible qu'en la lui voyant si mal garder. L'usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus me paraĂt trĂšs bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps l'un et l'autre; et je m'en trouvais fort bien pour l'ordinaire, quelquefois fort mal quand j'Ă©tais surpris. Un souvenir qui me fait frĂ©mir encore et rire tout Ă la fois, est celui d'une chasse aux pommes qui me coĂ»ta cher. Ces pommes Ă©taient au fond d'une dĂ©pense qui, par une jalousie Ă©levĂ©e, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'Ă©tais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des HespĂ©rides ce prĂ©cieux fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre elle Ă©tait trop courte. Je l'allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier; car mon maĂtre aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succĂšs; enfin je sentis avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai trĂšs doucement dĂ©jĂ la pomme touchait Ă la jalousie, j'Ă©tais prĂÂȘt Ă la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme Ă©tait trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en usage pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en Ă©tat, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins Ă la partager, espĂ©rant tirer ensuite les piĂšces l'une aprĂšs l'autre mais Ă peine furent-elles sĂ©parĂ©es, qu'elles tombĂšrent toutes deux dans la dĂ©pense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction. Je ne perdis point courage; mais j'avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d'ĂÂȘtre surpris; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets Ă l'ouvrage tout aussi tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux tĂ©moins indiscrets qui dĂ©posaient contre moi dans la dĂ©pense. Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes trĂ©teaux, j'allonge la broche, je l'ajuste; j'Ă©tais prĂÂȘt Ă piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas tout Ă coup la porte de la dĂ©pense s'ouvre; mon maĂtre en sort, croise les bras, me regarde, et me dit Courage!... La plume me tombe des mains. BientĂÂŽt, Ă force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arriĂšre et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c'Ă©tait m'autoriser Ă l'ĂÂȘtre. Je trouvais que voler et ĂÂȘtre battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un Ă©tat, et qu'en remplissant la partie de cet Ă©tat qui dĂ©pendait de moi, je pouvais laisser le soin de l'autre Ă mon maĂtre. Sur cette idĂ©e je me mis Ă voler plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais Qu'en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit je suis fait pour l'ĂÂȘtre. J'aime Ă manger, sans ĂÂȘtre avide; je suis sensuel, et non pas gourmand. Trop d'autres goĂ»ts me distraient de celui-lĂ . Je ne me suis jamais occupĂ© de ma bouche que quand mon coeur Ă©tait oisif; et cela m'est si rarement arrivĂ© dans ma vie, que je n'ai guĂšre eu le temps de songer aux bons morceaux. VoilĂ pourquoi je ne bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible; je l'Ă©tendis bientĂÂŽt Ă tout ce qui me tentait; et si je ne devins pas un voleur en forme, c'est que je n'ai jamais Ă©tĂ© beaucoup tentĂ© d'argent. Dans le cabinet commun mon maĂtre avait un autre cabinet Ă part, qui fermait Ă clef je trouvai le moyen d'en ouvrir la porte et de la refermer sans qu'il y parĂ»t. LĂ je mettais Ă contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu'il affectait d'Ă©loigner de moi. Dans le fond ces vols Ă©taient bien innocents, puisqu'ils n'Ă©taient faits que pour ĂÂȘtre employĂ©s Ă son service mais j'Ă©tais transportĂ© de joie d'avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyais voler le talent avec ses productions. Du reste, il y avait dans des boĂtes des recoupes d'or et d'argent, de petits bijoux, des piĂšces de prix, de la monnaie. Quand j'avais quatre ou cinq sous dans ma poche, c'Ă©tait beaucoup cependant, loin de toucher Ă rien de tout cela, je ne me souviens pas mĂÂȘme d'y avoir jetĂ© de ma vie un regard de convoitise je le voyais avec plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l'argent et de ce qui en produit me venait en grande partie de l'Ă©ducation. Il se mĂÂȘlait Ă cela des idĂ©es secrĂštes d'infamie, de prison, de chĂÂątiment, de potence, qui m'auraient fait frĂ©mir si j'avais Ă©tĂ© tentĂ©; au lieu que mes tours ne me semblaient que des espiĂšgleries, et n'Ă©taient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvait valoir que d'ĂÂȘtre bien Ă©trillĂ© par mon maĂtre, et d'avance je m'arrangeais lĂ -dessus. Mais, encore une fois, je ne convoitais pas mĂÂȘme assez pour avoir Ă m'abstenir; je ne sentais rien Ă combattre. Une seule feuille de beau papier Ă dessiner me tentait plus que l'argent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient Ă une des singularitĂ©s de mon caractĂšre; elle a eu tant d'influence sur ma conduite qu'il importe de l'expliquer. J'ai des passions trĂšs ardentes, et tandis qu'elles m'agitent rien n'Ă©gale mon impĂ©tuositĂ©; je ne connais plus ni mĂ©nagements, ni respect, ni crainte, ni biensĂ©ance; je suis cynique, effrontĂ©, violent, intrĂ©pide il n'y a ni honte qui m'arrĂÂȘte, ni danger qui m'effraie hors le seul objet qui m'occupe, l'univers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu'un moment, et le moment qui suit me jette dans l'anĂ©antissement. Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence et la timiditĂ© mĂÂȘmes; tout m'effarouche, tout me rebute; une mouche en volant me fait peur; un mot Ă dire, un geste Ă faire, Ă©pouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent Ă tel point que je voudrais m'Ă©clipser aux yeux de tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne sais que dire; si l'on me regarde, je suis dĂ©contenancĂ©. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j'ai Ă dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligĂ© de parler. Ajoutez qu'aucun de mes goĂ»ts dominants ne consiste en choses qui s'achĂštent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l'argent les empoisonne tous. J'aime, par exemple, ceux de la table; mais, ne pouvant souffrir ni la gĂÂȘne de la bonne compagnie ni la crapule du cabaret, je ne puis les goĂ»ter qu'avec un ami; car seul, cela ne m'est pas possible mon imagination s'occupe alors d'autre chose, et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumĂ© me demande des femmes, mon coeur Ă©mu me demande encore plus de l'amour. Des femmes Ă prix d'argent perdraient pour moi tous leurs charmes; je doute mĂÂȘme s'il serait en moi d'en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs Ă ma portĂ©e; s'ils ne sont gratuits, je les trouve insipides. J'aime les seuls biens qui ne sont Ă personne qu'au premier qui sait les goĂ»ter. Jamais l'argent ne me parut une chose aussi prĂ©cieuse qu'on la trouve. Bien plus, il ne m'a mĂÂȘme jamais paru fort commode il n'est bon Ă rien par lui-mĂÂȘme, il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter, marchander, souvent ĂÂȘtre dupe, bien payer, ĂÂȘtre mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa qualitĂ© avec mon argent je suis sĂ»r de l'avoir mauvaise. J'achĂšte cher un oeuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est vert; une fille, elle est gĂÂątĂ©e. J'aime le bon vin, mais oĂÂč en prendre? Chez un marchand de vin? comme que je fasse, il m'empoisonnera. Veux-je absolument ĂÂȘtre bien servi? que de soins, que d'embarras! avoir des amis, des correspondants, donner des commissions, Ă©crire, aller, venir, attendre; et souvent au bout ĂÂȘtre encore trompĂ©. Que de peine avec mon argent! je la crains plus que je n'aime le bon vin. Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un pĂÂątissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je crois dĂ©jĂ les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitiĂšre, je lorgne du coin de l'oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois jeunes gens tout prĂšs de lĂ me regardent; un homme qui me connaĂt est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille n'est-ce point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance; partout je suis intimidĂ©, retenu par quelque obstacle; mon dĂ©sir croĂt avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dĂ©vorĂ© de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osĂ© rien acheter. J'entrerais dans les plus insipides dĂ©tails, si je suivais dans l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres, l'embarras, la honte, la rĂ©pugnance, les inconvĂ©nients, les dĂ©goĂ»ts de toute espĂšce que j'ai toujours Ă©prouvĂ©s. A mesure qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse Ă le lui dire. Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prĂ©tendues contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec le plus grand mĂ©pris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si peu commode, que je ne m'avise pas mĂÂȘme de dĂ©sirer celui que je n'ai pas, et que quand j'en ai je le garde longtemps sans le dĂ©penser, faute de savoir l'employer Ă ma fantaisie mais l'occasion commode et agrĂ©able se prĂ©sente-t-elle, j'en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dĂ©penser pour l'ostentation; tout au contraire, je dĂ©pense en secret et pour le plaisir loin de me faire gloire de dĂ©penser, je m'en cache. Je sens si bien que l'argent n'est pas Ă mon usage, que je suis presque honteux d'en avoir, encore plus de m'en servir. Si j'avais eu jamais un revenu suffisant pour vivre commodĂ©ment, je n'aurais point Ă©tĂ© tentĂ© d'ĂÂȘtre avare, j'en suis trĂšs sĂ»r; je dĂ©penserais tout mon revenu sans chercher Ă l'augmenter mais ma situation prĂ©caire me tient en crainte. J'adore la libertĂ©; j'abhorre la gĂÂȘne, la peine, l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bourse, il assure mon indĂ©pendance; il me dispense de m'intriguer pour en trouver d'autre, nĂ©cessitĂ© que j'eus toujours en horreur; mais de peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on possĂšde est l'instrument de la libertĂ©; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude. VoilĂ pourquoi je serre bien et ne convoite rien. Mon dĂ©sintĂ©ressement n'est donc que paresse; le plaisir d'avoir ne vaut pas la peine d'acquĂ©rir et ma dissipation n'est encore que paresse; quand l'occasion de dĂ©penser agrĂ©ablement se prĂ©sente, on ne peut trop la mettre Ă profit. Je suis moins tentĂ© de l'argent que des choses, parce qu'entre l'argent et la possession dĂ©sirĂ©e il y a toujours un intermĂ©diaire; au lieu qu'entre la chose mĂÂȘme et sa jouissance il n'y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de l'acquĂ©rir, il ne me tente pas. J'ai donc Ă©tĂ© fripon, et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent, et que j'aime mieux prendre que demander mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard Ă personne; hors une seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'ĂÂȘtre contĂ©e, car il s'y trouve un concours impayable d'effronterie et de bĂÂȘtise, que j'aurais peine moi-mĂÂȘme Ă croire s'il regardait un autre que moi. C'Ă©tait Ă Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde, et me dit Allons Ă l'OpĂ©ra. Je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets d'amphithĂ©ĂÂątre, m'en donne un, et passe le premier avec l'autre je le suis, il entre. En entrant aprĂšs lui, je trouve la porte embarrassĂ©e. Je regarde, je vois tout le monde debout; je juge que je pourrais bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer Ă M. de Francueil que j'y suis perdu. Je sors, je reprends ma contremarque, puis mon argent, et je m'en vais, sans songer qu'Ă peine avais-je atteint la porte que tout le monde Ă©tait assis, et qu'alors M. de Francueil voyait clairement que je n'y Ă©tais plus. Comme jamais rien ne fut plus Ă©loignĂ© de mon humeur que ce trait-lĂ , je le note, pour montrer qu'il y a des moments d'une espĂšce de dĂ©lire oĂÂč il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n'Ă©tait pas prĂ©cisĂ©ment voler cet argent; c'Ă©tait en voler l'emploi moins c'Ă©tait un vol, plus c'Ă©tait une infamie. Je ne finirais pas ces dĂ©tails si je voulais suivre toutes les routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la sublimitĂ© de l'hĂ©roĂÂŻsme Ă la bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon Ă©tat, il me fut impossible d'en prendre tout Ă fait les goĂ»ts. Je m'ennuyais des amusements de mes camarades; et quand la trop grande gĂÂȘne m'eut aussi rebutĂ© du travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goĂ»t de la lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de nouveaux chĂÂątiments. Ce goĂ»t irritĂ© par la contrainte devint passion, bientĂÂŽt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, m'en fournissait de toute espĂšce. Bons et mauvais, tout passait; je ne choisissais point je lisais tout avec une Ă©gale aviditĂ©. Je lisais Ă l'Ă©tabli, je lisais en allant faire mes messages, je lisais Ă la garde-robe, et m'y oubliais des heures entiĂšres; la tĂÂȘte me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon maĂtre m'Ă©piait, me surprenait, me battait, me prenait mes livres. Que de volumes furent dĂ©chirĂ©s, brĂ»lĂ©s, jetĂ©s par les fenĂÂȘtres! que d'ouvrages restĂšrent dĂ©pareillĂ©s chez la Tribu! Quand je n'avais plus de quoi la payer, je lui donnais mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'Ă©trennes tous les dimanches lui Ă©taient rĂ©guliĂšrement portĂ©s. VoilĂ donc, me dira-t-on, l'argent devenu nĂ©cessaire. Il est vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut ĂÂŽtĂ© toute activitĂ©. LivrĂ© tout entier Ă mon nouveau goĂ»t, je ne faisais plus que lire, je ne volais plus. C'est encore ici une de mes diffĂ©rences caractĂ©ristiques. Au fort d'une certaine habitude d'ĂÂȘtre, un rien me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne et alors tout est oubliĂ©; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le coeur me battait d'impatience de feuilleter le nouveau livre que j'avais dans la poche; je le tirais aussitĂÂŽt que j'Ă©tais seul, et ne songeais plus Ă fouiller le cabinet de mon maĂtre. J'ai mĂÂȘme peine Ă croire que j'eusse volĂ©, quand mĂÂȘme j'aurais eu des passions plus coĂ»teuses. BornĂ© au moment prĂ©sent, il n'Ă©tait pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour l'avenir. La Tribu me faisait crĂ©dit les avances Ă©taient petites; et quand j'avais empochĂ© mon livre, je ne songeais plus Ă rien. L'argent qui me venait naturellement passait de mĂÂȘme Ă cette femme; et quand elle devenait pressante, rien n'Ă©tait plus tĂÂŽt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance Ă©tait trop de prĂ©voyance, et voler pour payer n'Ă©tait pas mĂÂȘme une tentation. A force de querelles, de coups, de lectures dĂ©robĂ©es et mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tĂÂȘte commençait Ă s'altĂ©rer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant si mon goĂ»t ne me prĂ©serva pas des livres plats et fades, mon bonheur me prĂ©serva des livres obscĂšnes et licencieux non que la Tribu, femme Ă tous Ă©gards trĂšs accommodante, se fĂt un scrupule de m'en prĂÂȘter; mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mystĂšre qui me forçait prĂ©cisĂ©ment Ă les refuser, tant par dĂ©goĂ»t que par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que j'avais plus de trente ans avant que j'eusse jetĂ© les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu'on ne peut les lire que d'une main. En moins d'un an j'Ă©puisai la mince boutique de la Tribu, et alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement dĂ©soeuvrĂ©. GuĂ©ri de mes goĂ»ts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et mĂÂȘme par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon coeur Ă des sentiments plus nobles que ceux que m'avait donnĂ©s mon Ă©tat; dĂ©goĂ»tĂ© de tout ce qui Ă©tait Ă ma portĂ©e, et sentant trop loin de moi tout ce qui m'aurait tentĂ©, je ne voyais rien de possible qui pĂ»t flatter mon coeur. Mes sens Ă©mus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas mĂÂȘme imaginer l'objet. J'Ă©tais aussi loin du vĂ©ritable que si je n'avais point eu de sexe; et dĂ©jĂ pubĂšre et sensible, je pensais quelquefois Ă mes folies, mais je ne voyais rien au delĂ . Dans cette Ă©trange situation, mon inquiĂšte imagination prit un parti qui me sauva de moi-mĂÂȘme et calma ma naissante sensualitĂ© ce fut de se nourrir des situations qui m'avaient intĂ©ressĂ© dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agrĂ©ables selon mon goĂ»t; enfin que l'Ă©tat fictif oĂÂč je venais Ă bout de me mettre me fĂt oublier mon Ă©tat rĂ©el, dont j'Ă©tais si mĂ©content. Cet amour des objets imaginaires et cette facilitĂ© de m'en occuper achevĂšrent de me dĂ©goĂ»ter de tout ce qui m'entourait, et dĂ©terminĂšrent ce goĂ»t pour la solitude qui m'est toujours restĂ© depuis ce temps-lĂ . On verra plus d'une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un coeur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcĂ© de s'alimenter de fictions. Il me suffit, quant Ă prĂ©sent, d'avoir marquĂ© l'origine et la premiĂšre cause d'un penchant qui a modifiĂ© toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mĂÂȘmes, m'a toujours rendu paresseux Ă faire, par trop d'ardeur Ă dĂ©sirer. J'atteignis ainsi ma seiziĂšme annĂ©e, inquiet, mĂ©content de tout et de moi, sans goĂ»t de mon Ă©tat, sans plaisir de mon ĂÂąge, dĂ©vorĂ© de dĂ©sirs dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement mes chimĂšres, faute de rien voir autour de moi qui les valĂ»t. Les dimanches, mes camarades venaient me chercher aprĂšs le prĂÂȘche pour aller m'Ă©battre avec eux. Je leur aurais volontiers Ă©chappĂ© si j'avais pu; mais une fois en train dans leurs jeux, j'Ă©tais plus ardent et j'allais plus loin qu'aucun autre; difficile Ă Ă©branler et Ă retenir. Ce fut lĂ de tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville, j'allais toujours en avant sans songer au retour, Ă moins que d'autres n'y songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent fermĂ©es avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traitĂ© comme on s'imagine; et la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisiĂšme, que je rĂ©solus de ne m'y pas exposer. Cette troisiĂšme fois si redoutĂ©e arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en dĂ©faut par un maudit capitaine appelĂ© M. Minutoli, qui fermait toujours la porte oĂÂč il Ă©tait de garde une demi-heure avant les autres. Je revenais avec deux camarades. A demi-lieue de la ville j'entends sonner la retraite, je double le pas; j'entends battre la caisse, je cours Ă toutes jambes j'arrive essoufflĂ©, tout en nage; le coeur me bat je vois de loin les soldats Ă leur poste; j'accours, je crie d'une voix Ă©touffĂ©e. Il Ă©tait trop tard. A vingt pas de l'avancĂ©e je vois lever le premier pont. Je frĂ©mis en voyant en l'air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inĂ©vitable que ce moment commençait pour moi. Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur les glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent Ă l'instant leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce fut d'une autre maniĂšre. Sur le lieu mĂÂȘme je jurai de ne retourner jamais chez mon maĂtre; et le lendemain, quand Ă l'heure de la dĂ©couverte ils rentrĂšrent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d'avertir en secret mon cousin Bernard de la rĂ©solution que j'avais prise, et du lieu oĂÂč il pourrait me voir encore une fois. A mon entrĂ©e en apprentissage, Ă©tant plus sĂ©parĂ© de lui, je le vis moins; toutefois, durant quelque temps nous nous rassemblions les dimanches; mais insensiblement chacun prit d'autres habitudes, et nous nous vĂmes plus rarement. Je suis persuadĂ© que sa mĂšre contribua beaucoup Ă ce changement. Il Ă©tait, lui, un garçon du haut; moi, chĂ©tif apprenti, je n'Ă©tais plus qu'un enfant de Saint-Gervais. Il n'y avait plus entre nous d'Ă©galitĂ©, malgrĂ© la naissance; c'Ă©tait dĂ©roger que de me frĂ©quenter. Cependant les liaisons ne cessĂšrent point tout Ă fait entre nous; et comme c'Ă©tait un garçon d'un bon naturel, il suivait quelquefois son coeur malgrĂ© les leçons de sa mĂšre. Instruit de ma rĂ©solution, il accourut, non pour m'en dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de petits prĂ©sents, quelque agrĂ©ment dans ma fuite, car mes propres ressources ne pouvaient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite Ă©pĂ©e, dont j'Ă©tais fort Ă©pris, et que j'ai portĂ©e jusqu'Ă Turin, oĂÂč le besoin m'en fit dĂ©faire, et oĂÂč je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai rĂ©flĂ©chi depuis Ă la maniĂšre dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadĂ© qu'il suivit les instructions de sa mĂšre, et peut-ĂÂȘtre de son pĂšre, car il n'est pas possible que de lui-mĂÂȘme il n'eĂ»t fait quelque effort pour me retenir, ou qu'il n'eĂ»t tentĂ© de me suivre mais point. Il m'encouragea dans mon dessein plutĂÂŽt qu'il ne m'en dĂ©tourna puis, quand il me vit bien rĂ©solu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais Ă©crit ni revus. C'est dommage il Ă©tait d'un caractĂšre essentiellement bon; nous Ă©tions faits pour nous aimer. Avant de m'abandonner Ă la fatalitĂ© de ma destinĂ©e, qu'on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait naturellement, si j'Ă©tais tombĂ© dans les mains d'un meilleur maĂtre. Rien n'Ă©tait plus convenable Ă mon humeur, ni plus propre Ă me rendre heureux, que l'Ă©tat tranquille et obscur d'un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est Ă GenĂšve celle des graveurs. Cet Ă©tat, assez lucratif pour donner une subsistance aisĂ©e, et pas assez pour mener Ă la fortune, eĂ»t bornĂ© mon ambition pour le reste de mes jours; et me laissant un loisir honnĂÂȘte pour cultiver des goĂ»ts modĂ©rĂ©s, il m'eĂ»t contenu dans ma sphĂšre sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimĂšres tous les Ă©tats, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, Ă mon grĂ© de l'un Ă l'autre, il m'importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu oĂÂč j'Ă©tais au premier chĂÂąteau en Espagne, qu'il ne me fĂ»t aisĂ© de m'y Ă©tablir. De cela seul il suivait que l'Ă©tat le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait l'esprit le plus libre, Ă©tait celui qui me convenait le mieux; et c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment le mien. J'aurais passĂ© dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu'il la fallait Ă mon caractĂšre, dans l'uniformitĂ© d'un travail de mon goĂ»t et d'une sociĂ©tĂ© selon mon coeur. J'aurais Ă©tĂ© bon chrĂ©tien, bon citoyen, bon pĂšre de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurais aimĂ© mon Ă©tat, je l'aurais honorĂ© peut-ĂÂȘtre; et, aprĂšs avoir passĂ© une vie obscure et simple, mais Ă©gale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. BientĂÂŽt oubliĂ© sans doute, j'aurais Ă©tĂ© regrettĂ© du moins aussi longtemps qu'on se serait souvenu de moi. Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah! n'anticipons point sur les misĂšres de ma vie; je n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet. LIVRE SECOND 1728-1731 Autant le moment oĂÂč l'effroi me suggĂ©ra le projet de fuir m'avait paru triste, autant celui oĂÂč je l'exĂ©cutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage Ă moitiĂ© fait sans savoir mon mĂ©tier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misĂšre sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans l'ĂÂąge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer Ă toutes les tentations du vice et du dĂ©sespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les piĂšges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir; c'Ă©tait lĂ ce que j'allais faire, c'Ă©tait la perspective que j'aurais dĂ» envisager. Que celle que je me peignais Ă©tait diffĂ©rente! L'indĂ©pendance que je croyais avoir acquise Ă©tait le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maĂtre de moi-mĂÂȘme, je croyais pouvoir tout faire, atteindre Ă tout je n'avais qu'Ă m'Ă©lancer pour m'Ă©lever et voler dans les airs. J'entrais avec sĂ©curitĂ© dans le vaste espace du monde; mon mĂ©rite allait le remplir; Ă chaque pas j'allais trouver des festins, des trĂ©sors, des aventures, des amis prĂÂȘts Ă me servir, des maĂtresses empressĂ©es Ă me plaire en me montrant j'allais occuper de moi l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant; une sociĂ©tĂ© charmante me suffisait, sans m'embarrasser du reste. Ma modĂ©ration m'inscrivait dans une sphĂšre Ă©troite, mais dĂ©licieusement choisie, oĂÂč j'Ă©tais assurĂ© de rĂ©gner. Un seul chĂÂąteau bornait mon ambition favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frĂšre et protecteur des voisins, j'Ă©tais content; il ne m'en fallait pas davantage. En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bontĂ© que n'auraient fait des urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mĂ©rite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumĂÂŽne; ils n'y mettaient pas assez l'air de la supĂ©rioritĂ©. A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'Ă Confignon, terres de Savoie Ă deux lieues de GenĂšve. Le curĂ© s'appelait M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la RĂ©publique, me frappa beaucoup. J'Ă©tais curieux de voir comment Ă©taient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller. J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de l'hĂ©rĂ©sie de GenĂšve, de l'autoritĂ© de la sainte mĂšre Ăâ°glise, et me donna Ă dĂner. Je trouvai peu de choses Ă rĂ©pondre Ă des arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curĂ©s chez qui l'on dĂnait si bien valaient tout au moins nos ministres. J'Ă©tais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il Ă©tait; mais j'Ă©tais trop bon convive pour ĂÂȘtre si bon thĂ©ologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de fermer la bouche Ă un si bon hĂÂŽte. Je cĂ©dais donc, ou du moins je ne rĂ©sistais pas en face. A voir les mĂ©nagements dont j'usais, on m'aurait cru faux. On se fĂ»t trompĂ©; je n'Ă©tais qu'honnĂÂȘte, cela est certain. La flatterie, ou plutĂÂŽt la condescendance, n'est pas toujours un vice; elle est plus souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bontĂ© avec laquelle un homme nous traite nous attache Ă lui; ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cĂšde, c'est pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intĂ©rĂÂȘt avait M. de Pontverre Ă m'accueillir, Ă me bien traiter, Ă vouloir me convaincre? nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur se disait cela. J'Ă©tais touchĂ© de reconnaissance et de respect pour le bon prĂÂȘtre. Je sentais ma supĂ©rioritĂ©, je ne voulais pas l'en accabler pour prix de son hospitalitĂ©. Il n'y avait point de motif hypocrite Ă cette conduite je ne songeais point Ă changer de religion; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idĂ©e, je ne l'envisageais qu'avec une horreur qui devait l'Ă©carter de moi pour longtemps je voulais seulement ne point fĂÂącher ceux qui me caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l'espoir du succĂšs, en paraissant moins armĂ© que je ne l'Ă©tais en effet. Ma faute en cela ressemblait Ă la coquetterie des honnĂÂȘtes femmes, qui quelquefois, pour parvenir Ă leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espĂ©rer plus qu'elles ne veulent tenir. La raison, la pitiĂ©, l'amour de l'ordre, exigeaient assurĂ©ment que, loin de se prĂÂȘter Ă ma folie, on m'Ă©loignĂÂąt de ma perte oĂÂč je courais, en me renvoyant dans ma famille. C'est lĂ ce qu'aurait fait ou tĂÂąchĂ© de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fĂ»t un bon homme, ce n'Ă©tait assurĂ©ment pas un homme vertueux; au contraire, c'Ă©tait un dĂ©vot qui ne connaissait d'autre vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire; une espĂšce de missionnaire qui n'imaginait rien de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de GenĂšve. Loin de penser Ă me renvoyer chez moi, il profita du dĂ©sir que j'avais de m'en Ă©loigner, pour me mettre hors d'Ă©tat d'y retourner quand mĂÂȘme il m'en prendrait envie. Il y avait tout Ă parier qu'il m'envoyait pĂ©rir de misĂšre, ou devenir un vaurien. Ce n'Ă©tait point lĂ ce qu'il voyait. Il voyait une ĂÂąme ĂÂŽtĂ©e Ă l'hĂ©rĂ©sie et rendue Ă l'Ăâ°glise. HonnĂÂȘte homme ou vaurien, qu'importait cela, pourvu que j'allasse Ă la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particuliĂšre aux catholiques, elle est celle de toute religion dogmatique oĂÂč l'on fait l'essentiel, non de faire, mais de croire. Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre allez Ă Annecy; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du roi mettent en Ă©tat de retirer d'autres ĂÂąmes de l'erreur dont elle est sortie elle-mĂÂȘme. Il s'agissait de madame de Warens, nouvelle convertie, que les prĂÂȘtres forçaient en effet de partager, avec la canaille qui venait vendre sa foi, une pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort humiliĂ© d'avoir besoin d'une bonne dame bien charitable. J'aimais fort qu'on me donnĂÂąt mon nĂ©cessaire, mais non pas qu'on me fĂt la charitĂ©; et une dĂ©vote n'Ă©tait pas pour moi fort attirante. Toutefois, pressĂ© par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy. J'y pouvais ĂÂȘtre aisĂ©ment en un jour; mais je ne me pressais pas, j'en mis trois. Je ne voyais pas un chĂÂąteau Ă droite ou Ă gauche, sans aller chercher l'aventure que j'Ă©tais sĂ»r qui m'y attendait. Je n'osais entrer dans le chĂÂąteau ni heurter, car j'Ă©tais fort timide; mais je chantais sous la fenĂÂȘtre qui avait le plus d'apparence, fort surpris, aprĂšs m'ĂÂȘtre longtemps Ă©poumonĂ©, de ne voir paraĂtre ni dames ni demoiselles qu'attirĂÂąt la beautĂ© de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j'en savais d'admirables que mes camarades m'avaient apprises, et que je chantais admirablement. J'arrive enfin je vois madame de Warens. Cette Ă©poque de ma vie a dĂ©cidĂ© de mon caractĂšre; je ne puis me rĂ©soudre Ă la passer lĂ©gĂšrement. J'Ă©tais au milieu de ma seiziĂšme annĂ©e. Sans ĂÂȘtre ce qu'on appelle un beau garçon, j'Ă©tais bien pris dans ma petite taille, j'avais un joli pied, une jambe fine, l'air dĂ©gagĂ©, la physionomie animĂ©e, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et mĂÂȘme enfoncĂ©s, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang Ă©tait embrasĂ©. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivĂ© de songer Ă ma figure que lorsqu'il n'Ă©tait plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timiditĂ© de mon ĂÂąge celle d'un naturel trĂšs aimant, toujours troublĂ© par la crainte de dĂ©plaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez ornĂ©, n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de maniĂšres; et mes connaissances, loin d'y supplĂ©er, ne servaient qu'Ă m'intimider davantage en me faisant sentir combien j'en manquais. Craignant donc que mon abord ne prĂ©vĂnt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, oĂÂč, cousant des phrases de livres avec des locutions d'apprenti, je dĂ©ployais toute mon Ă©loquence pour capter la bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit qu'elle venait de sortir pour aller Ă l'Ă©glise. C'Ă©tait le jour des Rameaux de l'annĂ©e 1728. Je cours pour la suivre je la vois, je l'atteins, je lui parle... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillĂ© de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime Ă honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait approcher qu'Ă genoux. C'Ă©tait un passage derriĂšre sa maison, entre un ruisseau Ă main droite qui la sĂ©parait du jardin et le mur de la cour Ă gauche, conduisant par une fausse porte Ă l'Ă©glise des cordeliers. PrĂÂȘte Ă entrer dans cette porte, madame de Warens se retourne Ă ma voix. Que devins-je Ă cette vue! Je m'Ă©tais figurĂ© une vieille dĂ©vote bien rechignĂ©e; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait ĂÂȘtre autre chose Ă mon avis. Je vois un visage pĂ©tri de grĂÂąces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint Ă©blouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'Ă©chappa au rapide coup d'oeil du jeune prosĂ©lyte; car je devins Ă l'instant le sien, sĂ»r qu'une religion prĂÂȘchĂ©e par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui prĂ©sente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient Ă la mienne, qu'elle lit tout entiĂšre, et qu'elle eĂ»t relue encore si son laquais ne l'eĂ»t avertie qu'il Ă©tait temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilĂ courant le pays bien jeune; c'est dommage en vĂ©ritĂ©. Puis, sans attendre ma rĂ©ponse, elle ajouta Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne Ă dĂ©jeuner; aprĂšs la messe j'irai causer avec vous. Louise-Ăâ°lĂ©onore de Warens Ă©tait une demoiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud. Elle avait Ă©pousĂ© fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aĂnĂ© de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d'enfants, n'ayant pas trop rĂ©ussi, madame de Warens, poussĂ©e par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-AmĂ©dĂ©e Ă©tait Ă Ăâ°vian pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une Ă©tourderie assez semblable Ă la mienne, et qu'elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi, qui aimait Ă faire le zĂ©lĂ© catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de PiĂ©mont, ce qui Ă©tait beaucoup pour un prince aussi peu prodigue; et, voyant que sur cet accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya Ă Annecy, escortĂ©e par un dĂ©tachement de ses gardes, oĂÂč, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, Ă©vĂÂȘque titulaire de GenĂšve, elle fit abjuration au couvent de la Visitation. Il y avait six ans qu'elle y Ă©tait quand j'y vins, et elle en avait alors vingt-huit, Ă©tant nĂ©e avec le siĂšcle. Elle avait de ces beautĂ©s qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne Ă©tait-elle encore dans tout son premier Ă©clat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard trĂšs doux, un sourire angĂ©lique, une bouche Ă la mesure de la mienne, des cheveux cendrĂ©s d'une beautĂ© peu commune, et auxquels elle donnait un tour nĂ©gligĂ© qui la rendait trĂšs piquante. Elle Ă©tait petite de stature, courte mĂÂȘme, et ramassĂ©e un peu dans sa taille, quoique sans difformitĂ©; mais il Ă©tait impossible de voir une plus belle tĂÂȘte, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux bras. Son Ă©ducation avait Ă©tĂ© fort mĂÂȘlĂ©e elle avait ainsi que moi perdu sa mĂšre dĂšs sa naissance; et, recevant indiffĂ©remment des instructions comme elles s'Ă©taient prĂ©sentĂ©es, elle avait appris un peu de sa gouvernante, un peu de son pĂšre, un peu de ses maĂtres, et beaucoup de ses amants, surtout d'un M. de Tavel, qui, ayant du goĂ»t et des connaissances, en orna la personne qu'il aimait. Mais tant de genres diffĂ©rents se nuisirent les uns aux autres, et le peu d'ordre qu'elle y mit empĂÂȘcha que ses diverses Ă©tudes n'Ă©tendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi, quoiqu'elle eĂ»t quelques principes de philosophie et de physique, elle ne laissa pas de prendre le goĂ»t que son pĂšre avait pour la mĂ©decine empirique et pour l'alchimie elle faisait des Ă©lixirs, des teintures, des baumes, des magistĂšres; elle prĂ©tendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de sa faiblesse, s'emparĂšrent d'elle, l'obsĂ©dĂšrent, la ruinĂšrent, et consumĂšrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit, ses talents et ses charmes, dont elle eĂ»t pu faire les dĂ©lices des meilleures sociĂ©tĂ©s. Mais si de vils fripons abusĂšrent de son Ă©ducation mal dirigĂ©e pour obscurcir les lumiĂšres de sa raison, son excellent coeur fut Ă l'Ă©preuve et demeura toujours le mĂÂȘme son caractĂšre aimant et doux, sa sensibilitĂ© pour les malheureux, son inĂ©puisable bontĂ©, son humeur gaie, ouverte et franche, ne s'altĂ©rĂšrent jamais; et mĂÂȘme, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence, des maux, des calamitĂ©s diverses, la sĂ©rĂ©nitĂ© de sa belle ĂÂąme lui conserva jusqu'Ă la fin de sa vie toute la gaietĂ© de ses plus beaux jours. Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activitĂ© inĂ©puisable qui voulait sans cesse de l'occupation. Ce n'Ă©tait pas des intrigues de femmes qu'il lui fallait, c'Ă©tait des entreprises Ă faire et Ă diriger. Elle Ă©tait nĂ©e pour les grandes affaires. A sa place, madame de Longueville n'eĂ»t Ă©tĂ© qu'une tracassiĂšre; Ă la place de madame de Longueville, elle eĂ»t gouvernĂ© l'Ăâ°tat. Ses talents ont Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s; et ce qui eĂ»t fait sa gloire dans une situation plus Ă©levĂ©e a fait sa perte dans celle oĂÂč elle a vĂ©cu. Dans les choses qui Ă©taient Ă sa portĂ©e, elle Ă©tendait toujours son plan dans sa tĂÂȘte et voyait toujours son objet en grand. Cela faisait qu'employant des moyens proportionnĂ©s Ă ses vues plus qu'Ă ses forces, elle Ă©chouait par la faute des autres; et son projet venant Ă manquer, elle Ă©tait ruinĂ©e oĂÂč d'autres n'auraient presque rien perdu. Ce goĂ»t des affaires, qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique, en l'empĂÂȘchant de s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle en Ă©tait tentĂ©e. La vie uniforme et simple des religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systĂšmes, avait besoin de libertĂ© pour s'y livrer. Le bon Ă©vĂÂȘque de Bernex, avec moins d'esprit que François de Sales, lui ressemblait sur bien des points; et madame de Warens, qu'il appelait sa fille, et qui ressemblait Ă madame de Chantal sur beaucoup d'autres, eĂ»t pu lui ressembler encore dans sa retraite, si son goĂ»t ne l'eĂ»t dĂ©tournĂ©e de l'oisivetĂ© d'un couvent. Ce ne fut point manque de zĂšle si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dĂ©votion qui semblaient convenir Ă une nouvelle convertie vivant sous la direction d'un prĂ©lat. Quel qu'eĂ»t Ă©tĂ© le motif de son changement de religion, elle fut sincĂšre dans celle qu'elle avait embrassĂ©e. Elle a pu se repentir d'avoir commis la faute, mais non pas dĂ©sirer d'en revenir. Elle n'est pas seulement morte bonne catholique, elle a vĂ©cu telle de bonne foi; et j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de son ĂÂąme, que c'Ă©tait uniquement par aversion pour les simagrĂ©es qu'elle ne faisait point en public la dĂ©vote. Elle avait une piĂ©tĂ© trop solide pour affecter de la dĂ©votion. Mais ce n'est pas ici le lieu de m'Ă©tendre sur ses principes; j'aurai d'autres occasions d'en parler. Que ceux qui nient la sympathie des ĂÂąmes expliquent, s'ils peuvent, comment, de la premiĂšre entrevue, du premier mot, du premier regard, madame de Warens m'inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s'est jamais dĂ©mentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fĂ»t vĂ©ritablement de l'amour, ce qui paraĂtra tout au moins douteux Ă qui suivra l'histoire de nos liaisons; comment cette passion fut-elle accompagnĂ©e, dĂšs sa naissance, des sentiments qu'elle inspire le moins, la paix du coeur, le calme, la sĂ©rĂ©nitĂ©, la sĂ©curitĂ©, l'assurance? Comment, en approchant pour la premiĂšre fois d'une femme aimable, polie, Ă©blouissante, d'une dame d'un Ă©tat supĂ©rieur au mien, dont je n'avais jamais abordĂ© la pareille, de celle dont dĂ©pendait mon sort en quelque sorte par l'intĂ©rĂÂȘt plus ou moins grand qu'elle y prendrait; comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je Ă l'instant aussi libre, aussi Ă mon aise que si j'eusse Ă©tĂ© parfaitement sĂ»r de lui plaire. Comment n'eus-je pas un moment d'embarras, de timiditĂ©, de gĂÂȘne. Naturellement honteux, dĂ©contenancĂ©, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les maniĂšres faciles, le langage tendre, le ton familier que j'avais dix ans aprĂšs, lorsque la plus grande intimitĂ© l'eut rendu naturel? A-t-on de l'amour, je ne dis pas sans dĂ©sirs, j'en avais; mais sans inquiĂ©tude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimĂ©? C'est une question qu'il ne m'est pas plus venu dans l'esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander Ă moi-mĂÂȘme si je m'aimais; et jamais elle n'a Ă©tĂ© plus curieuse avec moi. Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmante femme, et l'on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas. Il fut question de ce que je deviendrais; et pour en causer plus Ă loisir, elle me retint Ă dĂner. Ce fut le premier repas de ma vie oĂÂč j'eusse manquĂ© d'appĂ©tit; et sa femme de chambre, qui nous servait, dit aussi que j'Ă©tais le premier voyageur de mon ĂÂąge et de mon Ă©toffe qu'elle en eĂ»t vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit pas dans l'esprit de sa maĂtresse, tombait un peu Ă plomb sur un gros manant qui dĂnait avec nous, et qui dĂ©vora lui tout seul un repas honnĂÂȘte pour six personnes. Pour moi, j'Ă©tais dans un ravissement qui ne me permettait pas de manger. Mon coeur se nourrissait d'un sentiment tout nouveau dont il occupait tout mon ĂÂȘtre; il ne me laissait des esprits pour nulle autre fonction. Madame de Warens voulut savoir les dĂ©tails de ma petite histoire je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j'avais perdu chez mon maĂtre. Plus j'intĂ©ressais cette excellente ĂÂąme en ma faveur, plus elle plaignait le sort auquel j'allais m'exposer. Sa tendre compassion se marquait dans son air, dans son regard, dans ses gestes. Elle n'osait m'exhorter Ă retourner Ă GenĂšve; dans sa position c'eĂ»t Ă©tĂ© un crime de lĂšse-catholicitĂ©, et elle n'ignorait pas combien elle Ă©tait surveillĂ©e et combien ses discours Ă©taient pesĂ©s. Mais elle me parlait d'un ton si touchant de l'affliction de mon pĂšre, qu'on voyait bien qu'elle eĂ»t approuvĂ© que j'allasse le consoler. Elle ne savait pas combien sans y songer elle plaidait contre elle-mĂÂȘme. Outre que ma rĂ©solution Ă©tait prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la trouvais Ă©loquente, persuasive, plus ses discours m'allaient au coeur, et moins je pouvais me rĂ©soudre Ă me dĂ©tacher d'elle. Je sentais que retourner Ă GenĂšve Ă©tait mettre entre elle et moi une barriĂšre presque insurmontable, Ă moins de revenir Ă la dĂ©marche que j'avais faite, et Ă laquelle mieux valait me tenir tout d'un coup. Je m'y tins donc. Madame de Warens, voyant ses efforts inutiles, ne les poussa pas jusqu'Ă se compromettre; mais elle me dit avec un regard de commisĂ©ration Pauvre petit, tu dois aller oĂÂč Dieu t'appelle; mais quand tu seras grand, tu te souviendras de moi. Je crois qu'elle ne pensait pas elle-mĂÂȘme que cette prĂ©diction s'accomplirait si cruellement. La difficultĂ© restait tout entiĂšre. Comment subsister si jeune hors de mon pays? A peine Ă la moitiĂ© de mon apprentissage, j'Ă©tais bien loin de savoir mon mĂ©tier. Quand je l'aurais su, je n'en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dĂnait pour nous, forcĂ© de faire une pause pour reposer sa mĂÂąchoire, ouvrit un avis qu'il disait venir du ciel, et qui, Ă juger par les suites, venait bien plutĂÂŽt du cĂÂŽtĂ© contraire c'Ă©tait que j'allasse Ă Turin, oĂÂč, dans un hospice Ă©tabli pour l'instruction des catĂ©chumĂšnes, j'aurais, dit-il, la vie temporelle et spirituelle, jusqu'Ă ce qu'entrĂ© dans le sein de l'Ăâ°glise je trouvasse, par la charitĂ© des bonnes ĂÂąmes, une place qui me convĂnt. A l'Ă©gard des frais du voyage, continua mon homme, Sa Grandeur Monseigneur l'EvĂÂȘque ne manquera pas, si madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il en s'inclinant sur son assiette, s'empressera sĂ»rement d'y contribuer aussi. Je trouvais toutes ces charitĂ©s bien dures j'avais le coeur serrĂ©, je ne disais rien; et madame de Warens, sans saisir ce projet avec autant d'ardeur qu'il Ă©tait offert, se contenta de rĂ©pondre que chacun devait contribuer au bien selon son pouvoir, et qu'elle en parlerait Ă monseigneur mais mon diable d'homme, qui craignait qu'elle n'en parlĂÂąt pas Ă son grĂ©, et qui avait son petit intĂ©rĂÂȘt dans cette affaire, courut prĂ©venir les aumĂÂŽniers, et emboucha si bien les bons prĂÂȘtres, que quand madame de Warens, qui craignait pour moi ce voyage, en voulut parler Ă l'Ă©vĂÂȘque, elle trouva que c'Ă©tait une affaire arrangĂ©e, et il lui remit Ă l'instant l'argent destinĂ© pour mon petit viatique. Elle n'osa insister pour me faire rester j'approchais d'un ĂÂąge oĂÂč une femme du sien ne pouvait dĂ©cemment vouloir retenir un jeune homme auprĂšs d'elle. Mon voyage Ă©tant ainsi rĂ©glĂ© par ceux qui prenaient soin de moi, il fallut bien me soumettre, et c'est mĂÂȘme ce que je fis sans beaucoup de rĂ©pugnance. Quoique Turin fĂ»t plus loin que GenĂšve, je jugeai qu'Ă©tant la capitale, elle avait avec Annecy des relations plus Ă©troites qu'une ville Ă©trangĂšre d'Ăâ°tat et de Religion et puis, partant pour obĂ©ir Ă madame de Warens, je me regardais comme vivant toujours sous sa direction c'Ă©tait plus que vivre Ă son voisinage. Enfin l'idĂ©e d'un grand voyage flattait ma manie ambulante, qui dĂ©jĂ commençait Ă se dĂ©clarer. Il me paraissait beau de passer les monts Ă mon ĂÂąge, et de m'Ă©lever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un appĂÂąt auquel un Genevois ne rĂ©siste guĂšre je donnai donc mon consentement. Mon manant devait partir dans deux jours avec sa femme. Je leur fus confiĂ© et recommandĂ©. Ma bourse leur fut remise, renforcĂ©e par madame de Warens, qui de plus me donna secrĂštement un petit pĂ©cule auquel elle joignit d'amples instructions; et nous partĂmes le mercredi saint. Le lendemain de mon dĂ©part d'Annecy, mon pĂšre y arriva, courant Ă ma piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui, homme d'esprit, bel esprit mĂÂȘme, qui faisait des vers mieux que la Motte, et parlait presque aussi bien que lui; de plus, parfaitement honnĂÂȘte homme, mais dont la littĂ©rature dĂ©placĂ©e n'aboutit qu'Ă faire un de ses fils comĂ©dien. Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentĂšrent de pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de m'atteindre, comme ils l'auraient pu facilement, Ă©tant Ă cheval et moi Ă pied. La mĂÂȘme chose Ă©tait arrivĂ©e Ă mon oncle Bernard. Il Ă©tait venu Ă Confignon; et de lĂ , sachant que j'Ă©tais Ă Annecy, il s'en retourna Ă GenĂšve. Il semblait que mes proches conspirassent avec mon Ă©toile pour me livrer au destin qui m'attendait. Mon frĂšre s'Ă©tait perdu par une semblable nĂ©gligence, et si bien perdu, qu'on n'a jamais su ce qu'il Ă©tait devenu. Mon pĂšre n'Ă©tait pas seulement un homme d'honneur, c'Ă©tait un homme d'une probitĂ© sĂ»re, et il avait une de ces ĂÂąmes fortes qui font les grandes vertus; de plus, il Ă©tait bon pĂšre, surtout pour moi. Il m'aimait trĂšs tendrement; mais il aimait aussi ses plaisirs, et d'autres goĂ»ts avaient un peu attiĂ©di l'affection paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il s'Ă©tait remariĂ© Ă Nyon; et quoique sa femme ne fĂ»t pas en ĂÂąge de me donner des frĂšres, elle avait des parents cela faisait une autre famille, d'autres objets, un nouveau mĂ©nage, qui ne rappelait plus si souvent mon souvenir. Mon pĂšre vieillissait, et n'avait aucun bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frĂšre et moi, quelque bien de ma mĂšre, dont le revenu devait appartenir Ă mon pĂšre durant notre Ă©loignement. Cette idĂ©e ne s'offrait pas Ă lui directement, et ne l'empĂÂȘchait pas de faire son devoir; mais elle agissait sourdement sans qu'il s'en aperçût lui-mĂÂȘme, et ralentissait quelquefois son zĂšle, qu'il eĂ»t poussĂ© plus loin sans cela. VoilĂ , je crois, pourquoi, venu d'abord Ă Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu'Ă ChambĂ©ri, oĂÂč il Ă©tait moralement sĂ»r de m'atteindre. VoilĂ pourquoi encore, l'Ă©tant allĂ© voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de pĂšre, mais sans grands efforts pour me retenir. Cette conduite d'un pĂšre dont j'ai si bien connu la tendresse et la vertu m'a fait faire des rĂ©flexions sur moi-mĂÂȘme qui n'ont pas peu contribuĂ© Ă me maintenir le coeur sain. J'en ai tirĂ© cette grande maxime de morale, la seule peut-ĂÂȘtre d'usage dans la pratique, d'Ă©viter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intĂ©rĂÂȘts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d'autrui, sĂ»r que, dans de telles situations, quelque sincĂšre amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tĂÂŽt ou tard sans s'en apercevoir; et l'on devient injuste et mĂ©chant dans le fait, sans avoir cessĂ© d'ĂÂȘtre juste et bon dans l'ĂÂąme. Cette maxime fortement imprimĂ©e au fond de mon coeur, et mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m'ont donnĂ© l'air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m'a imputĂ© de vouloir ĂÂȘtre original et faire autrement que les autres. En vĂ©ritĂ© je ne songeais guĂšre Ă faire ni comme les autres ni autrement qu'eux. Je dĂ©sirais sincĂšrement de faire ce qui Ă©tait bien. Je me dĂ©robais de toute ma force Ă des situations qui me donnassent un intĂ©rĂÂȘt contraire Ă l'intĂ©rĂÂȘt d'un autre homme, et par consĂ©quent un dĂ©sir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-lĂ . Il y a deux ans que milord MarĂ©chal me voulut mettre dans son testament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fĂ»t, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit maintenant il veut me faire une pension viagĂšre, et je ne m'y oppose pas. On dira que je trouve mon compte Ă ce changement cela peut ĂÂȘtre. Mais, ĂÂŽ mon bienfaiteur et mon pĂšre, si j'ai le malheur de vous survivre, je sais qu'en vous perdant j'ai tout Ă perdre, et que je n'ai rien Ă gagner. C'est lĂ , selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie au coeur humain. Je me pĂ©nĂštre chaque jour davantage de sa profonde soliditĂ©, et je l'ai retournĂ©e de diffĂ©rentes maniĂšres dans tous mes derniers Ă©crits; mais le public, qui est frivole, ne l'y a pas su remarquer. Si je survis assez Ă cette entreprise consommĂ©e pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l'Ăâ°mile un exemple si charmant et si frappant de cette mĂÂȘme maxime, que mon lecteur soit forcĂ© d'y faire attention. Mais c'est assez de rĂ©flexions pour un voyageur; il est temps de reprendre ma route. Je la fis plus agrĂ©ablement que je n'aurais dĂ» m'y attendre, et mon manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'Ă©tait un homme entre deux ĂÂąges, portant en queue ses cheveux noirs grisonnants, l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de mĂ©tiers, faute d'en savoir aucun. Il avait proposĂ©, je crois, d'Ă©tablir Ă Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n'avait pas manquĂ© de donner dans le projet, et c'Ă©tait pour tĂÂącher de le faire agrĂ©er au ministre, qu'il faisait, bien dĂ©frayĂ©, le voyage de Turin. Notre homme avait le talent d'intriguer en se fourrant toujours avec les prĂÂȘtres; et, faisant l'empressĂ© pour les servir, il avait pris Ă leur Ă©cole un certain jargon dĂ©vot dont il usait sans cesse, se piquant d'ĂÂȘtre un grand prĂ©dicateur. Il savait mĂÂȘme un passage latin de la Bible; et c'Ă©tait comme s'il en avait su mille, parce qu'il le rĂ©pĂ©tait mille fois le jour. Du reste, manquant rarement d'argent quand il en savait dans la bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui, dĂ©bitant d'un ton de racoleur ses capucinades, ressemblait Ă l'ermite Pierre, prĂÂȘchant la croisade le sabre au cĂÂŽtĂ©. Pour madame Sabran son Ă©pouse, c'Ă©tait une assez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m'Ă©veillaient souvent, et m'auraient Ă©veillĂ© bien davantage si j'en avais compris le sujet. Mais je ne m'en doutais pas mĂÂȘme, et j'Ă©tais sur ce chapitre d'une bĂÂȘtise qui a laissĂ© Ă la seule nature tout le soin de mon instruction. Je m'acheminais gaiement avec mon dĂ©vot guide et sa sĂ©millante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage j'Ă©tais dans la plus heureuse situation de corps et d'esprit oĂÂč j'aie Ă©tĂ© de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santĂ©, de sĂ©curitĂ©, de confiance en moi et aux autres, j'Ă©tais dans ce court mais prĂ©cieux moment de la vie oĂÂč sa plĂ©nitude expansive Ă©tend pour ainsi dire notre ĂÂȘtre par toutes nos sensations, et embellit Ă nos yeux la nature entiĂšre du charme de notre existence. Ma douce inquiĂ©tude avait un objet qui la rendait moins errante et fixait mon imagination. Je me regardais comme l'ouvrage, l'Ă©lĂšve, l'ami, presque l'amant de madame de Warens. Les choses obligeantes qu'elle m'avait dites, les petites caresses qu'elle m'avait faites, l'intĂ©rĂÂȘt si tendre qu'elle avait paru prendre Ă moi, ses regards charmants, qui me semblaient pleins d'amour parce qu'ils m'en inspiraient; tout cela nourrissait mes idĂ©es durant la marche, et me faisait rĂÂȘver dĂ©licieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne troublait ces rĂÂȘveries. M'envoyer Ă Turin, c'Ă©tait, selon moi, s'engager Ă m'y faire vivre, Ă m'y placer convenablement. Je n'avais plus de souci sur moi-mĂÂȘme; d'autres s'Ă©taient chargĂ©s de ce soin. Ainsi je marchais lĂ©gĂšrement, allĂ©gĂ© de ce poids; les jeunes dĂ©sirs, l'espoir enchanteur, les brillants projets remplissaient mon ĂÂąme. Tous les objets que je voyais me semblaient les garants de ma prochaine fĂ©licitĂ©. Dans les maisons j'imaginais des festins rustiques; dans les prĂ©s, de folĂÂątres jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la pĂÂȘche; sur les arbres, des fruits dĂ©licieux; sous leur ombre, de voluptueux tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte; sur les montagnes, des cuves de lait et de crĂšme, une oisivetĂ© charmante, la paix, la simplicitĂ©, le plaisir d'aller sans savoir oĂÂč. Enfin rien ne frappait mes yeux sans porter Ă mon coeur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la variĂ©tĂ©, la beautĂ© rĂ©elle du spectacle rendaient cet attrait digne de la raison; la vanitĂ© mĂÂȘme y mĂÂȘlait sa pointe. Si jeune aller en Italie, avoir dĂ©jĂ vu tant de pays, suivre Annibal Ă travers les monts me paraissait une gloire au-dessus de mon ĂÂąge. Joignez Ă tout cela des stations frĂ©quentes et bonnes, un grand appĂ©tit et de quoi le contenter; car en vĂ©ritĂ© ce n'Ă©tait pas la peine de m'en faire faute, et sur le dĂner de M. Sabran, le mien ne paraissait pas. Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma vie d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mĂmes Ă ce voyage; car le pas de madame Sabran, sur lequel il fallait rĂ©gler le nĂÂŽtre, n'en fit qu'une longue promenade. Ce souvenir m'a laissĂ© le goĂ»t le plus vif pour tout ce qui s'y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pĂ©destres. Je n'ai voyagĂ© Ă pied que dans mes beaux jours, et toujours avec dĂ©lices. BientĂÂŽt les devoirs, les affaires, un bagage Ă porter, m'ont forcĂ© de faire le monsieur et de prendre des voitures; les soucis rongeants, les embarras, la gĂÂȘne y sont montĂ©s avec moi; et dĂšs lors, au lieu qu'auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d'aller, je n'ai plus senti que le besoin d'arriver. J'ai cherchĂ© longtemps, Ă Paris, deux camarades du mĂÂȘme goĂ»t que moi qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps Ă faire ensemble, Ă pied, le tour de l'Italie, sans autre Ă©quipage qu'un garçon qui portĂÂąt avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont prĂ©sentĂ©s, enchantĂ©s de ce projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur chĂÂąteau en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir l'exĂ©cuter en effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce projet avec Diderot et Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus une fois l'affaire faite le tout se rĂ©duisit Ă vouloir faire un voyage par Ă©crit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire Ă Diderot beaucoup d'impiĂ©tĂ©s, et de me faire fourrer Ă l'inquisition Ă sa place. Mon regret d'arriver si vite Ă Turin fut tempĂ©rĂ© par le plaisir de voir une grande ville, et par l'espoir d'y faire bientĂÂŽt une figure digne de moi; car dĂ©jĂ les fumĂ©es de l'ambition me montaient Ă la tĂÂȘte; dĂ©jĂ je me regardais comme infiniment au-dessus de mon ancien Ă©tat d'apprenti j'Ă©tais bien loin de prĂ©voir que dans peu j'allais ĂÂȘtre fort au-dessous. Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification tant sur les menus dĂ©tails oĂÂč je viens d'entrer que sur ceux oĂÂč j'entrerai dans la suite, et qui n'ont rien d'intĂ©ressant Ă ses yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou cachĂ©; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux; qu'il me suive dans tous les Ă©garements de mon coeur, dans tous les recoins de ma vie; qu'il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon rĂ©cit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant Qu'a-t-il fait durant ce temps-lĂ ? il ne m'accuse de n'avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise Ă la malignitĂ© des hommes par mes rĂ©cits, sans lui en donner encore par mon silence. Mon petit pĂ©cule Ă©tait parti j'avais jasĂ©, et mon indiscrĂ©tion ne fut pas pour mes conducteurs Ă pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de m'arracher jusqu'Ă un petit ruban glacĂ© d'argent que madame de Warens m'avait donnĂ© pour ma petite Ă©pĂ©e, et que je regrettai plus que tout le reste; l'Ă©pĂ©e mĂÂȘme eĂ»t restĂ© dans leurs mains si je m'Ă©tais moins obstinĂ©. Ils m'avaient fidĂšlement dĂ©frayĂ© dans la route; mais ils ne m'avaient rien laissĂ©. J'arrive Ă Turin sans habits, sans argent, sans linge, et laissant trĂšs exactement Ă mon seul mĂ©rite tout l'honneur de la fortune que j'allais faire. J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus menĂ© Ă l'hospice des catĂ©chumĂšnes, pour y ĂÂȘtre instruit dans la religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte Ă barreaux de fer, qui, dĂšs que je fus passĂ© fut fermĂ©e Ă double tour sur mes talons. Ce dĂ©but me parut plus imposant qu'agrĂ©able, et commençait Ă me donner Ă penser, quand on me fit entrer dans une assez grande piĂšce. J'y vis pour tout meuble un autel de bois surmontĂ© d'un grand crucifix au fond de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient avoir Ă©tĂ© cirĂ©es, mais qui seulement Ă©taient luisantes Ă force de s'en servir et de les frotter. Dans cette salle d'assemblĂ©e Ă©taient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'instruction, et qui semblaient plutĂÂŽt des archers du diable que des aspirants Ă se faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins Ă©taient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et qui, comme ils me l'avouĂšrent, passaient leur vie Ă courir l'Espagne et l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout oĂÂč le produit en valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon rĂ©gnant sur la cour. Par cette porte entrĂšrent nos soeurs les catĂ©chumĂšnes, qui comme moi s'allaient rĂ©gĂ©nĂ©rer, non par le baptĂÂȘme, mais par une solennelle abjuration. C'Ă©taient bien les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie et assez intĂ©ressante. Elle Ă©tait Ă peu prĂšs de mon ĂÂąge, peut-ĂÂȘtre un an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui rencontraient quelquefois les miens. Cela m'inspira quelque dĂ©sir de faire connaissance avec elle mais, pendant prĂšs de deux mois qu'elle demeura encore dans cette maison, oĂÂč elle Ă©tait depuis trois, il me fut absolument impossible de l'accoster, tant elle Ă©tait recommandĂ©e Ă notre vieille geĂÂŽliĂšre, et obsĂ©dĂ©e par le saint missionnaire qui travaillait Ă sa conversion avec plus de zĂšle que de diligence. Il fallait qu'elle fĂ»t extrĂÂȘmement stupide, quoiqu'elle n'en eĂ»t pas l'air, car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point en Ă©tat d'abjurer. Mais elle s'ennuya de sa clĂÂŽture, et dit qu'elle voulait sortir, chrĂ©tienne ou non. Il fallut la prendre au mot tandis qu'elle consentait encore Ă l'ĂÂȘtre, de peur qu'elle ne se mutinĂÂąt et qu'elle ne le voulĂ»t plus. La petite communautĂ© fut assemblĂ©e en l'honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation Ă moi, pour m'engager Ă rĂ©pondre Ă la grĂÂące que Dieu me faisait; aux autres, pour les inviter Ă m'accorder leurs priĂšres et Ă m'Ă©difier par leurs exemples. AprĂšs quoi, nos vierges Ă©tant rentrĂ©es dans leur clĂÂŽture, j'eus le temps de m'Ă©tonner tout Ă mon aise de celle oĂÂč je me trouvais. Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l'instruction; et ce fut alors que je commençai Ă rĂ©flĂ©chir pour la premiĂšre fois sur le pas que j'allais faire, et sur les dĂ©marches qui m'y avaient entraĂnĂ©. J'ai dit, je rĂ©pĂšte et je rĂ©pĂ©terai peut-ĂÂȘtre encore une chose dont je suis tous les jours plus pĂ©nĂ©trĂ© c'est que si jamais enfant reçut une Ă©ducation raisonnable et saine, ç'a Ă©tĂ© moi. NĂ© dans une famille que ses moeurs distinguaient du peuple, je n'avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples d'honneur de tous mes parents. Mon pĂšre, quoique homme de plaisir, avait non seulement une probitĂ© sĂ»re, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde, et chrĂ©tien dans l'intĂ©rieur, il m'avait inspirĂ© de bonne heure les sentiments dont il Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©. De mes trois tantes, toutes sages et vertueuses, les deux aĂnĂ©es Ă©taient dĂ©votes; et la troisiĂšme, fille Ă la fois pleine de grĂÂące, d'esprit et de sens, l'Ă©tait peut-ĂÂȘtre encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme d'Ăâ°glise et prĂ©dicateur, Ă©tait croyant en dedans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa soeur et lui cultivĂšrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de piĂ©tĂ© qu'ils trouvĂšrent dans mon coeur. Ces dignes gens employĂšrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans ĂÂȘtre intĂ©rieurement touchĂ© et sans faire des rĂ©solutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la dĂ©votion m'ennuyait un peu plus, parce qu'elle en faisait un mĂ©tier. Chez mon maĂtre je n'y pensais plus guĂšre, sans pourtant penser diffĂ©remment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin. J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant Ă l'ĂÂąge oĂÂč j'Ă©tais en pouvait avoir. J'en avais mĂÂȘme davantage, car pourquoi dĂ©guiser ici ma pensĂ©e? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant que je suis rentrĂ© dans la classe ordinaire; en naissant, j'en Ă©tais sorti. L'on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'Ă six ans les romans attachent, intĂ©ressent, transportent au point d'en pleurer Ă chaudes larmes; alors je sentirai ma vanitĂ© ridicule, et je conviendrai que j'ai tort. Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils Ă©taient incapables de connaĂtre Dieu, mĂÂȘme Ă notre maniĂšre, j'ai tirĂ© mon sentiment de mes observations, non de ma propre expĂ©rience je savais qu'elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau Ă six ans, et parlez-leur de Dieu Ă sept, je vous rĂ©ponds que vous ne courez aucun risque. On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant, et mĂÂȘme pour un homme, c'est suivre celle oĂÂč il est nĂ©. Quelquefois on en ĂÂŽte; rarement on y ajoute la foi dogmatique est un fruit de l'Ă©ducation. Outre ce principe commun qui m'attachait au culte de mes pĂšres, j'avais l'aversion particuliĂšre Ă notre ville pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une affreuse idolĂÂątrie, et dont on nous peignait le clergĂ© sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais jamais le dedans d'une Ă©glise, je ne rencontrais jamais un prĂÂȘtre en surplis, je n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans un frĂ©missement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientĂÂŽt dans les villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables Ă celles oĂÂč je l'avais d'abord Ă©prouvĂ©. Il est vrai que cette impression Ă©tait singuliĂšrement contrastĂ©e par le souvenir des caresses que les curĂ©s des environs de GenĂšve font volontiers aux enfants de la ville. En mĂÂȘme temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de vĂÂȘpres me rappelait un dĂ©jeuner, un goĂ»ter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon dĂner de M. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi je m'Ă©tais aisĂ©ment Ă©tourdi sur tout cela. N'envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je m'Ă©tais apprivoisĂ© sans peine avec l'idĂ©e d'y vivre; mais celle d'y entrer solennellement ne s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e Ă moi qu'en fuyant, et dans un avenir Ă©loignĂ©. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change je vis avec l'horreur la plus vive l'espĂšce d'engagement que j'avais pris, et sa suite inĂ©vitable. Les futurs nĂ©ophytes que j'avais autour de moi n'Ă©taient pas propres Ă soutenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte oeuvre que j'allais faire n'Ă©tait au fond que l'action d'un bandit. Tout jeune encore, je sentis que quelque religion qui fĂ»t la vraie, j'allais vendre la mienne, et que, quand mĂÂȘme je choisirais bien, j'allais au fond de mon coeur mentir au Saint-Esprit et mĂ©riter le mĂ©pris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais contre moi-mĂÂȘme; et je gĂ©missais du sort qui m'avait amenĂ© lĂ , comme si ce sort n'eĂ»t pas Ă©tĂ© mon ouvrage. Il y eut des moments oĂÂč ces rĂ©flexions devinrent si fortes, que si j'avais un instant trouvĂ© la porte ouverte, je me serais certainement Ă©vadĂ© mais il ne me fut pas possible, et cette rĂ©solution ne tint pas non plus bien fortement. Trop de dĂ©sirs secrets la combattaient pour ne la pas vaincre. D'ailleurs l'obstination du dessein formĂ© de ne pas retourner Ă GenĂšve, la honte, la difficultĂ© mĂÂȘme de repasser les monts, l'embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans ressources; tout cela concourait Ă me faire regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience j'affectais de me reprocher ce que j'avais fait, pour excuser ce que j'allais faire. En aggravant les torts du passĂ©, j'en regardais l'avenir comme une suite nĂ©cessaire. Je ne me disais pas Rien n'est fait encore, et tu peux ĂÂȘtre innocent si tu veux; mais je me disais GĂ©mis du crime dont tu t'es rendu coupable, et que tu t'es mis dans la nĂ©cessitĂ© d'achever. En effet, quelle rare force d'ĂÂąme ne me fallait-il point Ă mon ĂÂąge pour rĂ©voquer tout ce que jusque-lĂ j'avais pu promettre ou laisser espĂ©rer, pour rompre les chaĂnes que je m'Ă©tais donnĂ©es, pour dĂ©clarer avec intrĂ©piditĂ© que je voulais rester dans la religion de mes pĂšres, au risque de tout ce qui en pouvait arriver? Cette vigueur n'Ă©tait pas de mon ĂÂąge, et il est peu probable qu'elle eĂ»t eu un heureux succĂšs Les choses Ă©taient trop avancĂ©es pour qu'on voulĂ»t en avoir le dĂ©menti; et plus ma rĂ©sistance eĂ»t Ă©tĂ© grande, plus, de maniĂšre ou d'autre, on se fĂ»t fait une loi de la surmonter. Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est dĂ©jĂ trop tard pour en user. La vertu ne nous coĂ»te que par notre faute; et si nous voulions ĂÂȘtre toujours sages, rarement aurions-nous besoin d'ĂÂȘtre vertueux. Mais des penchants faciles Ă surmonter nous entraĂnent sans rĂ©sistance; nous cĂ©dons Ă des tentations lĂ©gĂšres dont nous mĂ©prisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations pĂ©rilleuses, dont nous pouvions aisĂ©ment nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts hĂ©roĂÂŻques qui nous effrayent; et nous tombons enfin dans l'abĂme, en disant Ă Dieu Pourquoi m'as-tu fait si faible? Mais malgrĂ© nous il rĂ©pond Ă nos consciences Je t'ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t'ai fait assez fort pour n'y pas tomber. Je ne pris pas prĂ©cisĂ©ment la rĂ©solution de me faire catholique; mais, voyant le terme encore Ă©loignĂ©, je pris le temps de m'apprivoiser Ă cette idĂ©e; et en attendant je me figurais quelque Ă©vĂ©nement imprĂ©vu qui me tirerait d'embarras. Je rĂ©solus, pour gagner du temps, de faire la plus belle dĂ©fense qu'il me serait possible. BientĂÂŽt ma vanitĂ© me dispensa de songer Ă ma rĂ©solution; et dĂšs que je m'aperçus que j'embarrassais quelquefois ceux qui voulaient m'instruire, il ne m'en fallut pas davantage pour chercher Ă les terrasser tout Ă fait. Je mis mĂÂȘme Ă cette entreprise un zĂšle bien ridicule; car, tandis qu'ils travaillaient sur moi, je voulus travailler sur eux. Je croyais bonnement qu'il ne fallait que les convaincre pour les engager Ă se faire protestants. Ils ne trouvĂšrent donc pas en moi tout Ă fait autant de facilitĂ© qu'ils en attendaient ni du cĂÂŽtĂ© des lumiĂšres, ni du cĂÂŽtĂ© de la volontĂ©. Les protestants sont gĂ©nĂ©ralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit ĂÂȘtre la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la dĂ©cision qu'on lui donne; le protestant doit apprendre Ă se dĂ©cider. On savait cela; mais on n'attendait ni de mon Ă©tat ni de mon ĂÂąge de grandes difficultĂ©s pour des gens exercĂ©s. D'ailleurs je n'avais point fait encore ma premiĂšre communion, ni reçu les instructions qui s'y rapportent on le savait encore; mais on ne savait pas qu'en revanche j'avais Ă©tĂ© bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus j'avais par devers moi un petit magasin fort incommode Ă ces messieurs dans l'Histoire de l'Ăâ°glise et de l'Empire, que j'avais apprise presque par coeur chez mon pĂšre, et depuis Ă peu prĂšs oubliĂ©e, mais qui me revint Ă mesure que la dispute s'Ă©chauffait. Un vieux prĂÂȘtre, petit, mais assez vĂ©nĂ©rable, nous fit en commun la premiĂšre confĂ©rence. Cette confĂ©rence Ă©tait pour mes camarades un catĂ©chisme plutĂÂŽt qu'une controverse, et il avait plus Ă faire Ă les instruire qu'Ă rĂ©soudre leurs objections. Il n'en fut pas de mĂÂȘme avec moi. Quand mon tour vint, je l'arrĂÂȘtai sur tout; je ne lui sauvai pas une des difficultĂ©s que je pus lui faire. Cela rendit la confĂ©rence fort longue et fort ennuyeuse pour les assistants. Mon vieux prĂÂȘtre parlait beaucoup, s'Ă©chauffait, battait la campagne, et se tirait d'affaire en disant qu'il n'entendait pas bien le français. Le lendemain, de peur que mes indiscrĂštes objections ne scandalisassent mes camarades, on me mit Ă part dans une autre chambre avec un autre prĂÂȘtre, plus jeune, beau parleur, c'est-Ă -dire faiseur de longues phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me laissai pourtant pas trop subjuguer Ă sa mine imposante; et, sentant qu'aprĂšs tout je faisais ma tĂÂąche, je me mis Ă lui rĂ©pondre avec assez d'assurance, et Ă le bourrer par-ci par-lĂ du mieux que je pus. Il croyait m'assommer avec saint Augustin, saint GrĂ©goire et les autres PĂšres, et il trouvait, avec une surprise incroyable, que je maniais tous ces PĂšres-lĂ presque aussi lĂ©gĂšrement que lui ce n'Ă©tait pas que je les eusse jamais lus, ni lui peut-ĂÂȘtre; mais j'en avais retenu beaucoup de passages tirĂ©s de mon Le Sueur; et sitĂÂŽt qu'il m'en citait un, sans disputer sur la citation, je lui ripostais par un autre du mĂÂȘme PĂšre, et qui souvent l'embarrassait beaucoup. Il l'emportait pourtant Ă la fin, par deux raisons l'une, qu'il Ă©tait le plus fort, et que, me sentant pour ainsi dire Ă sa merci, je jugeais trĂšs bien, quelque jeune que je fusse, qu'il ne fallait pas le pousser Ă bout; car je voyais assez que le vieux petit prĂÂȘtre n'avait pris en amitiĂ© ni mon Ă©rudition ni moi. L'autre raison Ă©tait que le jeune avait de l'Ă©tude et que je n'en avais point. Cela faisait qu'il mettait dans sa maniĂšre d'argumenter une mĂ©thode que je ne pouvais pas suivre, et que, sitĂÂŽt qu'il se sentait pressĂ© d'une objection imprĂ©vue, il la remettait au lendemain, disant que je sortais du sujet prĂ©sent. Il rejetait mĂÂȘme quelquefois toutes mes citations, soutenant qu'elles Ă©taient fausses et, s'offrant Ă m'aller chercher le livre, me dĂ©fiait de les y trouver. Il sentait qu'il ne risquait pas grand'chose, et qu'avec toute mon Ă©rudition d'emprunt, j'Ă©tais trop peu exercĂ© Ă manier les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros volume quand mĂÂȘme je serais assurĂ© qu'il y est. Je le soupçonne mĂÂȘme d'avoir usĂ© de l'infidĂ©litĂ© dont il accusait les ministres, et d'avoir fabriquĂ© quelquefois des passages pour se tirer d'une objection qui l'incommodait. Tandis que duraient ces petites ergoteries, et que les jours se passaient Ă disputer, Ă marmotter des priĂšres, et Ă faire le vaurien, il m'arriva une petite vilaine aventure assez dĂ©goĂ»tante, et qui faillit mĂÂȘme Ă tourner fort mal pour moi. Il n'y a point d'ĂÂąme si vile et de coeur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il m'accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion Ă table, et me donnait surtout de frĂ©quents baisers avec une ardeur qui m'Ă©tait fort incommode. Quelque effroi que j'eusse naturellement de ce visage de pain d'Ă©pice ornĂ© d'une longue balafre, et de ce regard allumĂ© qui semblait plutĂÂŽt furieux que tendre, j'endurais ces baisers en me disant en moi-mĂÂȘme Le pauvre homme a conçu pour moi une amitiĂ© bien vive; j'aurais tort de le rebuter. Il passait par degrĂ©s Ă des maniĂšres plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos, que je croyais que la tĂÂȘte lui avait tournĂ©. Un soir il voulut venir coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit Ă©tait trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai encore car ce misĂ©rable Ă©tait si malpropre et puait si fort le tabac mĂÂąchĂ©, qu'il me faisait mal au coeur. Le lendemain, d'assez bon matin, nous Ă©tions tous deux seuls dans la salle d'assemblĂ©e; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu'il en Ă©tait effrayant. Enfin il voulut passer par degrĂ©s aux privautĂ©s les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me dĂ©gageai impĂ©tueusement en poussant un cri et faisant un saut en arriĂšre; et, sans marquer ni indignation ni colĂšre, car je n'avais pas la moindre idĂ©e de ce dont il s'agissait, j'exprimai ma surprise et mon dĂ©goĂ»t avec tant d'Ă©nergie, qu'il me laissa lĂ mais tandis qu'il achevait de se dĂ©mener, je vis partir vers la cheminĂ©e et tomber Ă terre je ne sais quoi de gluant et de blanchĂÂątre qui me fit soulever le coeur. Je m'Ă©lançai sur le balcon, plus Ă©mu, plus troublĂ©, plus effrayĂ© mĂÂȘme que je ne l'avais Ă©tĂ© de ma vie, et prĂÂȘt Ă me trouver mal. Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frĂ©nĂ©sie encore plus terrible; et vĂ©ritablement je ne sache rien de plus hideux Ă voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscĂšne et sale maintien, et ce visage affreux enflammĂ© de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil Ă©tat; mais si nous sommes ainsi dans nos transports prĂšs des femmes, il faut qu'elles aient les yeux bien fascinĂ©s pour ne pas nous prendre en horreur. Je n'eus rien de plus pressĂ© que d'aller conter Ă tout le monde ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire; mais je vis que cette histoire l'avait fort affectĂ©e, et je l'entendais grommeler entre ses dents Can maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire, j'allai toujours mon train malgrĂ© la dĂ©fense, et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de mal. Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadĂ© que je m'Ă©tais dĂ©fendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y voulant pas consentir. Il me dit bravement que c'Ă©tait une oeuvre dĂ©fendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention n'Ă©tait pas plus offensante pour la personne qui en Ă©tait l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour avoir Ă©tĂ© trouvĂ© aimable. Il me dit sans dĂ©tour que lui-mĂÂȘme, dans sa jeunesse, avait eu le mĂÂȘme honneur, et qu'ayant Ă©tĂ© surpris hors d'Ă©tat de faire rĂ©sistance, il n'avait rien trouvĂ© lĂ de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'Ă se servir des propres termes; et, s'imaginant que la cause de ma rĂ©sistance Ă©tait la crainte de la douleur, il m'assura que cette crainte Ă©tait vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien. J'Ă©coutais cet infĂÂąme avec un Ă©tonnement d'autant plus grand qu'il ne parlait point pour lui-mĂÂȘme; il semblait ne m'instruire que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas mĂÂȘme cherchĂ© le secret du tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte; et nous avions en tiers un ecclĂ©siastique que tout cela n'effarouchait pas plus que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement que j'en vins Ă croire que c'Ă©tait sans doute un usage admis dans le monde, et dont je n'avais pas eu plus tĂÂŽt occasion d'ĂÂȘtre instruit. Cela fit que je l'Ă©coutai sans colĂšre, mais non sans dĂ©goĂ»t. L'image de ce qui lui Ă©tait arrivĂ©, mais surtout de ce que j'avais vu, restait si fortement empreinte dans ma mĂ©moire, qu'en y pensant le coeur me soulevait encore. Sans que j'en susse davantage, l'aversion de la chose s'Ă©tendit Ă l'apologiste; et je ne pus me contraindre assez pour qu'il ne vĂt pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dĂšs lors il n'Ă©pargna rien pour me rendre le sĂ©jour de l'hospice dĂ©sagrĂ©able. Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-lĂ je m'Ă©tais efforcĂ© de l'Ă©loigner. Cette aventure me mit pour l'avenir Ă couvert des entreprises des chevaliers de la manchette; et la vue des gens qui passaient pour en ĂÂȘtre me rappelant l'air et les gestes de mon effroyable More, m'a toujours inspirĂ© tant d'horreur, que j'avais peine Ă la cacher. Au contraire, les femmes gagnĂšrent beaucoup dans mon esprit Ă cette comparaison il me semblait que je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la rĂ©paration des offenses de mon sexe; et la plus laide guenon devenait Ă mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain. Pour lui, je ne sais ce qu'on put lui dire; il ne me parut pas que, exceptĂ© la dame Lorenza, personne le vit de plus mauvais oeil qu'auparavant. Cependant il ne m'accosta ni ne me parla plus. Huit jours aprĂšs, il fut baptisĂ© en grande cĂ©rĂ©monie, et habillĂ© de blanc de la tĂÂȘte aux pieds, pour reprĂ©senter la candeur de son ĂÂąme rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e. Le lendemain il sortit de l'hospice, et je ne l'ai jamais revu. Mon tour vint un mois aprĂšs; car il fallut tout ce temps-lĂ pour donner Ă mes directeurs l'honneur d'une conversion difficile, et l'on me fit passer en revue tous les dogmes, pour triompher de ma nouvelle docilitĂ©. Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposĂ© au grĂ© de mes maĂtres, je fus menĂ© processionnellement Ă l'Ă©glise mĂ©tropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle et recevoir les accessoires du baptĂÂȘme, quoiqu'on ne me baptisĂÂąt pas rĂ©ellement mais comme ce sont Ă peu prĂšs les mĂÂȘmes cĂ©rĂ©monies, cela sert Ă persuader au peuple que les protestants ne sont pas chrĂ©tiens. J'Ă©tais revĂÂȘtu d'une certaine robe grise garnie de brandebourgs blancs, et destinĂ©e pour ces sortes d'occasions. Deux hommes portaient, devant et derriĂšre moi, des bassins de cuivre sur lesquels ils frappaient avec une clef, et oĂÂč chacun mettait son aumĂÂŽne au grĂ© de sa dĂ©votion ou de l'intĂ©rĂÂȘt qu'il prenait au nouveau converti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la solennitĂ© plus Ă©difiante pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n'y eut que l'habit blanc qui m'eĂ»t Ă©tĂ© fort utile, et qu'on ne me donna pas comme au More, attendu que je n'avais pas l'honneur d'ĂÂȘtre Juif. Ce ne fut pas tout il fallut ensuite aller Ă l'Inquisition recevoir l'absolution du crime d'hĂ©rĂ©sie, et rentrer dans le sein de l'Ăâ°glise avec la mĂÂȘme cĂ©rĂ©monie Ă laquelle Henri IV fut soumis par son ambassadeur. L'air et les maniĂšres du trĂšs rĂ©vĂ©rend pĂšre inquisiteur n'Ă©taient pas propres Ă dissiper la terreur secrĂšte qui m'avait saisi en entrant dans cette maison. AprĂšs plusieurs questions sur ma foi, sur mon Ă©tat, sur ma famille, il me demanda brusquement si ma mĂšre Ă©tait damnĂ©e. L'effroi me fit rĂ©primer le premier mouvement de mon indignation; je me contentai de rĂ©pondre que je voulais espĂ©rer qu'elle ne l'Ă©tait pas, et que Dieu avait pu l'Ă©clairer Ă sa derniĂšre heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un signe d'approbation. Tout cela fait, au moment oĂÂč je pensais ĂÂȘtre enfin placĂ© selon mes espĂ©rances, on me mit Ă la porte avec un peu plus de vingt francs, en petite monnaie qu'avait produit ma quĂÂȘte. On me recommanda de vivre en bon chrĂ©tien, d'ĂÂȘtre fidĂšle Ă la grĂÂące; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout disparut. Ainsi s'Ă©clipsĂšrent en un instant toutes mes grandes espĂ©rances, et il ne me resta de la dĂ©marche intĂ©ressĂ©e que je venais de faire que le souvenir d'avoir Ă©tĂ© apostat et dupe tout Ă la fois. Il est aisĂ© de juger quelle brusque rĂ©volution dut se faire dans mes idĂ©es, lorsque de mes brillants projets de fortune je me vis tomber dans la plus complĂšte misĂšre, et qu'aprĂšs avoir dĂ©libĂ©rĂ© le matin sur le choix du palais que j'habiterais, je me vis le soir rĂ©duit Ă coucher dans la rue. On croira que je commençai par me livrer Ă un dĂ©sespoir d'autant plus cruel que le regret de mes fautes devait s'irriter, en me reprochant que tout mon malheur Ă©tait mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venais pour la premiĂšre fois de ma vie d'ĂÂȘtre enfermĂ© pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je goĂ»tai fut celui de la libertĂ© que j'avais recouvrĂ©e. AprĂšs un long esclavage, redevenu maĂtre de moi-mĂÂȘme et de mes actions, je me voyais au milieu d'une grande ville abondante en ressources, pleine de gens de condition, dont mes talents et mon mĂ©rite ne pouvaient manquer de me faire accueillir sitĂÂŽt que j'en serais connu. J'avais, de plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que j'avais dans ma poche me semblaient un trĂ©sor qui ne pouvait s'Ă©puiser. J'en pouvais disposer Ă mon grĂ©, sans rendre compte Ă personne. C'Ă©tait la premiĂšre fois que je m'Ă©tais vu si riche. Loin de me livrer au dĂ©couragement et aux larmes, je ne fis que changer d'espĂ©rances, et l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me sentis tant de confiance et de sĂ©curitĂ© je croyais dĂ©jĂ ma fortune faite, et je trouvais beau de n'en avoir l'obligation qu'Ă moi seul. La premiĂšre chose que je fis fut de satisfaire ma curiositĂ© en parcourant toute la ville, quand ce n'eĂ»t Ă©tĂ© que pour faire un acte de ma libertĂ©. J'allai voir monter la garde; les instruments militaires me plaisaient beaucoup. Je suivis des processions; j'aimais le faux-bourdon des prĂÂȘtres. J'allai voir le palais du roi j'en approchais avec crainte; mais voyant d'autres gens entrer je fis comme eux; on me laissa faire. Peut-ĂÂȘtre dus-je cette grĂÂące au petit paquet que j'avais sous le bras. Quoi qu'il en soit, je conçus une grande opinion de moi-mĂÂȘme en me trouvant dans ce palais; dĂ©jĂ je m'en regardais presque comme un habitant. Enfin, Ă force d'aller et venir, je me lassai; j'avais faim, il faisait chaud j'entrai chez une marchande de laitage; on me donna de la giuncĂ , du lait caillĂ©; et avec deux grisses de cet excellent pain de PiĂ©mont, que j'aime plus qu'aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons dĂners que j'aie faits de mes jours. Il fallut chercher un gĂte. Comme je savais dĂ©jĂ assez de piĂ©montais pour me faire entendre, il ne fut pas difficile Ă trouver, et j'eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse que selon mon goĂ»t. On m'enseigna dans la rue du PĂÂŽ la femme d'un soldat qui retirait Ă un sou par nuit des domestiques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat vide, et je m'y Ă©tablis. Elle Ă©tait jeune et nouvellement mariĂ©e, quoiqu'elle eĂ»t dĂ©jĂ cinq ou six enfants. Nous couchĂÂąmes tous dans la mĂÂȘme chambre, la mĂšre, les enfants, les hĂÂŽtes; et cela dura de cette façon tant que je restai chez elle. Au demeurant c'Ă©tait une bonne femme, jurant comme un charretier, toujours dĂ©braillĂ©e et dĂ©coiffĂ©e, mais douce de coeur, officieuse, qui me prit en amitiĂ©, et qui mĂÂȘme me fut utile. Je passai plusieurs jours Ă me livrer uniquement au plaisir de l'indĂ©pendance et de la curiositĂ©. J'allais errant dedans et dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait curieux et nouveau; et tout l'Ă©tait pour un jeune homme sortant de sa niche, qui n'avait jamais vu de capitale. J'Ă©tais surtout fort exact Ă faire ma cour, et j'assistais rĂ©guliĂšrement tous les matins Ă la messe du roi. Je trouvais beau de me voir dans la mĂÂȘme chapelle avec ce prince et sa suite mais ma passion pour la musique, qui commençait Ă se dĂ©clarer, avait plus de part Ă mon assiduitĂ© que la pompe de la cour, qui, bientĂÂŽt vue, et toujours la mĂÂȘme, ne frappe pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de l'Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il n'en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu'il fĂ»t juste, transportait d'aise. Du reste, je n'avais pour la magnificence qui frappait mes yeux qu'une admiration stupide et sans convoitise. La seule chose qui m'intĂ©ressĂÂąt dans tout l'Ă©clat de la cour Ă©tait de voir s'il n'y aurait point lĂ quelque jeune princesse qui mĂ©ritĂÂąt mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman. Je faillis en commencer un dans un Ă©tat moins brillant, mais oĂÂč, si je l'eusse mis Ă fin, j'aurais trouvĂ© des plaisirs mille fois plus dĂ©licieux. Quoique je vĂ©cusse avec beaucoup d'Ă©conomie, ma bourse insensiblement s'Ă©puisait. Cette Ă©conomie, au reste, Ă©tait moins l'effet de la prudence que d'une simplicitĂ© de goĂ»t que mĂÂȘme aujourd'hui l'usage des grandes tables n'a point altĂ©rĂ©e. Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chĂšre que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sĂ»r de me bien rĂ©galer; mon bon appĂ©tit fera le reste quand un maĂtre d'hĂÂŽtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dĂ©pense, que je ne les ai faits depuis Ă six ou sept francs. J'Ă©tais donc sobre, faute d'ĂÂȘtre tentĂ© de ne pas l'ĂÂȘtre encore ai-je tort d'appeler tout cela sobriĂ©tĂ©, car j'y mettais toute la sensualitĂ© possible. Mes poires, ma giuncĂ , mon fromage, mes grisses, et quelques verres d'un gros vin de Montferrat Ă couper par tranches, me rendaient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvait-on voir la fin de vingt livres. C'Ă©tait ce que j'apercevais plus sensiblement de jour en jour; et, malgrĂ© l'Ă©tourderie de mon ĂÂąge, mon inquiĂ©tude sur l'avenir alla bientĂÂŽt jusqu'Ă l'effroi. De tous mes chĂÂąteaux en Espagne il ne me resta que celui de trouver une occupation qui me fit vivre; encore n'Ă©tait-il pas facile Ă rĂ©aliser. Je songeai Ă mon ancien mĂ©tier; mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un maĂtre, et les maĂtres mĂÂȘme n'abondaient pas Ă Turin. Je pris donc, en attendant mieux, le parti d'aller m'offrir de boutique en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle, espĂ©rant tenter les gens par le bon marchĂ©, en me mettant Ă leur discrĂ©tion. Cet expĂ©dient ne fut pas fort heureux. Je fus presque partout Ă©conduit; et ce que je trouvais Ă faire Ă©tait si peu de chose, qu'Ă peine y gagnai-je quelques repas. Un jour cependant, passant d'assez bon matin dans la ContrĂ nova, je vis, Ă travers les vitres d'un comptoir, une jeune marchande de si bonne grĂÂące et d'un air si attirant, que, malgrĂ© ma timiditĂ© prĂšs des dames, je n'hĂ©sitai pas d'entrer, et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d'avoir bon courage, et que les bons chrĂ©tiens ne m'abandonneraient pas; puis, tandis qu'elle envoyait chercher chez un orfĂšvre du voisinage les outils dont j'avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et m'apporta elle-mĂÂȘme Ă dĂ©jeuner. Ce dĂ©but me parut de bon augure; la suite ne le dĂ©mentit pas. Elle parut contente de mon petit travail, encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu rassurĂ© car elle Ă©tait brillante et parĂ©e; et, malgrĂ© son air gracieux, cet Ă©clat m'en avait imposĂ©. Mais son accueil plein de bontĂ©, son ton compatissant, ses maniĂšres douces et caressantes, me mirent bientĂÂŽt Ă mon aise. Je vis que je rĂ©ussissais, et cela me fit rĂ©ussir davantage. Mais quoique Italienne, et trop jolie pour n'ĂÂȘtre pas un peu coquette, elle Ă©tait pourtant si modeste, et moi si timide, qu'il Ă©tait difficile que cela vĂnt sitĂÂŽt Ă bien. On ne nous laissa pas le temps d'achever l'aventure. Je ne m'en rappelle qu'avec plus de charmes les courts moments que j'ai passĂ©s auprĂšs d'elle et je puis dire y avoir goĂ»tĂ© dans leurs prĂ©mices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l'amour. C'Ă©tait une brune extrĂÂȘmement piquante, mais dont le bon naturel peint sur son joli visage rendait la vivacitĂ© touchante. Elle s'appelait madame Basile. Son mari, plus ĂÂągĂ© qu'elle et passablement jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la garde d'un commis trop maussade pour ĂÂȘtre sĂ©duisant, et qui ne laissait pas d'avoir pour son compte des prĂ©tentions, qu'il ne montrait guĂšre que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique j'aimasse Ă l'entendre jouer de la flĂ»te, dont il jouait assez bien. Ce nouvel Ăâ°gisthe grognait toujours quand il me voyait entrer chez sa dame il me traitait avec un dĂ©dain qu'elle lui rendait bien. Il semblait mĂÂȘme qu'elle se plĂ»t, pour le tourmenter, Ă me caresser en sa prĂ©sence; et cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goĂ»t, l'eĂ»t Ă©tĂ© bien plus dans le tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Mais elle ne la poussait pas jusque-lĂ , ou du moins ce n'Ă©tait pas de la mĂÂȘme maniĂšre. Soit qu'elle me trouvĂÂąt trop jeune, soit qu'elle ne sĂ»t point faire les avances, soit qu'elle voulĂ»t sĂ©rieusement ĂÂȘtre sage, elle avait alors une sorte de rĂ©serve qui n'Ă©tait pas repoussante, mais qui m'intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j'avais pour madame de Warens, je me sentais plus de crainte et bien moins de familiaritĂ©. J'Ă©tais embarrassĂ©, tremblant; je n'osais la regarder, je n'osais respirer auprĂšs d'elle; cependant je craignais plus que la mort de m'en Ă©loigner. Je dĂ©vorais d'un oeil avide tout ce que je pouvais regarder sans ĂÂȘtre aperçu, les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l'intervalle d'un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait Ă l'impression des autres. A force de regarder ce que je pouvais voir et mĂÂȘme au delĂ , mes yeux se troublaient, ma poitrine s'oppressait; ma respiration, d'instant en instant plus embarrassĂ©e, me donnait beaucoup de peine Ă gouverner, et tout ce que je pouvais faire Ă©tait de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence oĂÂč nous Ă©tions assez souvent. Heureusement madame Basile, occupĂ©e Ă son ouvrage, ne s'en apercevait pas, Ă ce qu'il me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez frĂ©quemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre; et quand j'Ă©tais prĂÂȘt Ă cĂ©der Ă mon transport, elle m'adressait quelque mot d'un ton tranquille, qui me faisait rentrer en moi-mĂÂȘme Ă l'instant. Je la vis plusieurs fois seule de cette maniĂšre, sans que jamais un mot, un geste, un regard mĂÂȘme trop expressif, marquĂÂąt entre nous la moindre intelligence. Cet Ă©tat, trĂšs tourmentant pour moi, faisait cependant mes dĂ©lices, et Ă peine dans la simplicitĂ© de mon coeur pouvais-je imaginer pourquoi j'Ă©tais si tourmentĂ©. Il paraissait que ces petits tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte ne lui dĂ©plaisaient pas non plus, du moins elle en rendait les occasions assez frĂ©quentes; soin bien gratuit assurĂ©ment de sa part, pour l'usage qu'elle en faisait et qu'elle m'en laissait faire. Un jour qu'ennuyĂ©e des sots colloques du commis, elle avait montĂ© dans sa chambre, je me hĂÂątai, dans l'arriĂšre-boutique oĂÂč j'Ă©tais, d'achever ma petite tĂÂąche, et je la suivis. Sa chambre Ă©tait entr'ouverte; j'y entrai sans ĂÂȘtre aperçu. Elle brodait prĂšs d'une fenĂÂȘtre, ayant en face le cĂÂŽtĂ© de la chambre opposĂ© Ă la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m'entendre, Ă cause du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait toujours bien ce jour-lĂ sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude Ă©tait gracieuse; sa tĂÂȘte un peu baissĂ©e laissait voir la blancheur de son cou; ses cheveux, relevĂ©s avec Ă©lĂ©gance, Ă©taient ornĂ©s de fleurs. Il rĂ©gnait dans toute sa figure un charme que j'eus le temps de considĂ©rer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai Ă genoux Ă l'entrĂ©e de la chambre, en tendant les bras vers elle d'un mouvement passionnĂ©, bien sĂ»r qu'elle ne pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pĂ»t me voir mais il y avait Ă la cheminĂ©e une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant Ă demi la tĂÂȘte, d'un simple mouvement de doigt elle me montra la natte Ă ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m'Ă©lancer Ă la place qu'elle m'avait marquĂ©e ne fut pour moi qu'une mĂÂȘme chose mais ce qu'on aurait peine Ă croire est que dans cet Ă©tat je n'osai rien entreprendre au delĂ , ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher mĂÂȘme, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un instant sur ses genoux. J'Ă©tais muet, immobile, mais non pas tranquille assurĂ©ment tout marquait en moi l'agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents dĂ©sirs incertains dans leur objet, et contenus par la frayeur de dĂ©plaire, sur laquelle mon jeune coeur ne pouvait se rassurer. Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi. TroublĂ©e de me voir lĂ , interdite de m'y avoir attirĂ©, et commençant Ă sentir toute la consĂ©quence d'un signe parti sans doute avant la rĂ©flexion, elle ne m'accueillait ni ne me repoussait; elle n'ĂÂŽtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tĂÂąchait de faire comme si elle ne m'eĂ»t pas vu Ă ses pieds mais toute ma bĂÂȘtise ne m'empĂÂȘchait pas de juger qu'elle partageait mon embarras, peut-ĂÂȘtre mes dĂ©sirs, et qu'elle Ă©tait retenue par une honte semblable Ă la mienne, sans que cela me donnĂÂąt la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avait de plus que moi devaient, selon moi, mettre de son cĂÂŽtĂ© toute la hardiesse; et je me disais que puisqu'elle ne faisait rien pour exciter la mienne, elle ne voulait pas que j'en eusse. MĂÂȘme encore aujourd'hui je trouve que je pensais juste, et sĂ»rement elle avait trop d'esprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait besoin non seulement d'ĂÂȘtre encouragĂ©, mais d'ĂÂȘtre instruit. Je ne sais comment eĂ»t fini cette scĂšne vive et muette, ni combien de temps j'aurais demeurĂ© immobile dans cet Ă©tat ridicule et dĂ©licieux, si nous n'eussions Ă©tĂ© interrompus. Au plus fort des mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchait la chambre oĂÂč nous Ă©tions, et madame Basile alarmĂ©e me dit vivement de la voix et du geste Levez-vous, voici Rosina. En me levant en hĂÂąte, je saisis une main qu'elle me tendait, et j'y appliquai deux baisers brĂ»lants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lĂšvres. De mes jours je n'eus un si doux moment mais l'occasion que j'avais perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restĂšrent lĂ . C'est peut-ĂÂȘtre pour cela mĂÂȘme que l'image de cette aimable femme est restĂ©e empreinte au fond de mon coeur en traits si charmants. Elle s'y est mĂÂȘme embellie Ă mesure que j'ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu qu'elle eĂ»t eu d'expĂ©rience, elle s'y fĂ»t prise autrement pour animer un petit garçon mais si son coeur Ă©tait faible, il Ă©tait honnĂÂȘte; elle cĂ©dait involontairement au penchant qui l'entraĂnait c'Ă©tait, selon toute apparence, sa premiĂšre infidĂ©litĂ©, et j'aurais peut-ĂÂȘtre eu plus Ă faire Ă vaincre sa honte que la mienne. Sans en ĂÂȘtre venu lĂ , j'ai goĂ»tĂ© prĂšs d'elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passĂ©es Ă ses pieds sans mĂÂȘme oser toucher Ă sa robe. Non, il n'y a point de jouissances pareilles Ă celles que peut donner une honnĂÂȘte femme qu'on aime; tout est faveur auprĂšs d'elle. Un petit signe du doigt, une main lĂ©gĂšrement pressĂ©e contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de madame Basile, et le souvenir de ces faveurs si lĂ©gĂšres me transporte encore en y pensant. Les deux jours suivants j'eus beau guetter un nouveau tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte, il me fut impossible d'en trouver le moment, et je n'aperçus de sa part aucun soin pour le mĂ©nager. Elle eut mĂÂȘme le maintien, non plus froid, mais plus retenu qu'Ă l'ordinaire; et je crois qu'elle Ă©vitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus dĂ©solant que jamais il devint mĂÂȘme railleur, goguenard; il me dit que je ferais mon chemin prĂšs des dames. Je tremblais d'avoir commis quelque indiscrĂ©tion; et, me regardant dĂ©jĂ comme d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystĂšre un goĂ»t qui jusqu'alors n'en avait pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect Ă saisir les occasions de le satisfaire; et Ă force de les vouloir sĂ»res, je n'en trouvai plus du tout. Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n'ai pu me guĂ©rir, et qui, jointe Ă ma timiditĂ© naturelle, a beaucoup dĂ©menti les prĂ©dictions du commis. J'aimais trop sincĂšrement, trop parfaitement, j'ose dire, pour pouvoir aisĂ©ment ĂÂȘtre heureux. Jamais passions ne furent en mĂÂȘme temps plus vives et plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus dĂ©sintĂ©ressĂ©. J'aurais mille fois sacrifiĂ© mon bonheur Ă celui de la personne que j'aimais; sa rĂ©putation m'Ă©tait plus chĂšre que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la jouissance, je n'aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m'a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de prĂ©caution dans mes entreprises, que jamais aucune n'a pu rĂ©ussir. Mon peu de succĂšs prĂšs des femmes est toujours venu de les trop aimer. Pour revenir au flĂ»teur Ăâ°gisthe, ce qu'il y avait de singulier Ă©tait qu'en devenant plus insupportable, le traĂtre semblait devenir plus complaisant. DĂšs le premier jour que sa dame m'avait pris en affection, elle avait songĂ© Ă me rendre utile dans le magasin. Je savais passablement l'arithmĂ©tique; elle lui avait proposĂ© de m'apprendre Ă tenir les livres mais mon bourru reçut trĂšs mal la proposition, craignant peut-ĂÂȘtre d'ĂÂȘtre supplantĂ©. Ainsi tout mon travail, aprĂšs mon burin, Ă©tait de transcrire quelques comptes et mĂ©moires, de mettre au net quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce d'italien en français. Tout d'un coup mon homme s'avisa de revenir Ă la proposition faite et rejetĂ©e, et dit qu'il m'apprendrait les comptes Ă parties doubles, et qu'il voulait me mettre en Ă©tat d'offrir mes services Ă M. Basile quand il serait de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d'ironique, qui ne me donnait pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma rĂ©ponse, lui dit sĂšchement que je lui Ă©tais obligĂ© de ses offres, qu'elle espĂ©rait que la fortune favoriserait enfin mon mĂ©rite, et que ce serait grand dommage qu'avec tant d'esprit je ne fusse qu'un commis. Elle m'avait dit plusieurs fois qu'elle voulait me faire faire une connaissance qui pourrait m'ĂÂȘtre utile. Elle pensait assez sagement pour sentir qu'il Ă©tait temps de me dĂ©tacher d'elle. Nos muettes dĂ©clarations s'Ă©taient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dĂner oĂÂč je me trouvai, et oĂÂč se trouva aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me prĂ©senta. Le moine me traita trĂšs affectueusement, me fĂ©licita sur ma conversion, et me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m'apprirent qu'elle la lui avait dĂ©taillĂ©e; puis, me donnant deux petits coups d'un revers de main sur la joue, il me dit d'ĂÂȘtre sage, d'avoir bon courage, et de l'aller voir; que nous causerions plus Ă loisir ensemble. Je jugeai, par les Ă©gards que tout le monde avait pour lui, que c'Ă©tait un homme de considĂ©ration; et par le ton paternel qu'il prenait avec madame Basile, qu'il Ă©tait son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa dĂ©cente familiaritĂ© Ă©tait mĂÂȘlĂ©e de marques d'estime et mĂÂȘme de respect pour sa pĂ©nitente, qui me firent alors moins d'impression qu'elles ne m'en font aujourd'hui. Si j'avais eu plus d'intelligence, combien j'eusse Ă©tĂ© touchĂ© d'avoir pu rendre sensible une jeune femme respectĂ©e par son confesseur! La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous Ă©tions il en fallut une petite, oĂÂč j'eus l'agrĂ©able tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte de monsieur le commis. Je n'y perdis rien du cĂÂŽtĂ© des attentions et de la bonne chĂšre; il y eut bien des assiettes envoyĂ©es Ă la petite table, dont l'intention n'Ă©tait sĂ»rement pas pour lui. Tout allait trĂšs bien jusque-lĂ les femmes Ă©taient fort gaies, les hommes fort galants; madame Basile faisait les honneurs avec une grĂÂące charmante. Au milieu du dĂner, l'on entend arrĂÂȘter une chaise Ă la porte; quelqu'un monte, c'est M. Basile. Je le vois comme s'il entrait actuellement, en habit d'Ă©carlate Ă boutons d'or, couleur que j'ai prise en aversion depuis ce jour-lĂ . M. Basile Ă©tait un grand et bel homme, qui se prĂ©sentait trĂšs bien. Il entre avec fracas, et de l'air de quelqu'un qui surprend son monde, quoiqu'il n'y eĂ»t lĂ que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avait-on commencĂ© de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d'un ton sĂ©vĂšre ce que c'est que ce petit garçon qu'il aperçoit lĂ . Madame Basile le lui dit tout naĂÂŻvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. Pourquoi non? reprend-il grossiĂšrement puisqu'il s'y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole; et aprĂšs un Ă©loge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blĂÂąmer la pieuse charitĂ© de sa femme, il devait s'empresser d'y prendre part, puisque rien n'y passait les bornes de la discrĂ©tion. Le mari rĂ©pliqua d'un ton d'humeur, dont il cachait la moitiĂ©, contenu par la prĂ©sence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il avait des instructions sur mon compte, et que le commis m'avait servi de sa façon. A peine Ă©tait-on hors de table, que celui-ci, dĂ©pĂÂȘchĂ© par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir Ă l'instant de chez lui, et de n'y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le coeur navrĂ©, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie Ă la brutalitĂ© de son mari. Il avait raison sans doute de ne vouloir pas qu'elle fĂ»t infidĂšle; mais, quoique sage et bien nĂ©e, elle Ă©tait Italienne, c'est-Ă -dire sensible et vindicative; et il avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres Ă s'attirer le malheur qu'il craignait. Tel fut le succĂšs de ma premiĂšre aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon coeur regrettait sans cesse; mais au lieu d'elle je ne vis que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu, me fit, avec l'aune de la boutique, un geste plus expressif qu'attirant. Me voyant si bien guettĂ©, je perdis courage, et n'y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle m'avait mĂ©nagĂ©. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je rĂÂŽdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tĂÂącher de le rencontrer. Enfin d'autres Ă©vĂ©nements m'ĂÂŽtĂšrent les charmants souvenirs de madame Basile, et dans peu je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi novice qu'auparavant, je ne restai pas mĂÂȘme affriandĂ© de jolies femmes. Cependant ses libĂ©ralitĂ©s avaient un peu remontĂ© mon petit Ă©quipage, trĂšs modestement toutefois, et avec la prĂ©caution d'une femme prudente qui regardait plus Ă la propretĂ© qu'Ă la parure, et qui voulait m'empĂÂȘcher de souffrir, et non pas me faire briller. Mon habit, que j'avais apportĂ© de GenĂšve, Ă©tait bon et portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je n'avais point de manchettes; elle ne voulut point m'en donner, quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en Ă©tat de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne fallut pas me recommander tant que je parus devant elle. Peu de jours aprĂšs ma catastrophe, mon hĂÂŽtesse, qui, comme j'ai dit, m'avait pris en amitiĂ©, me dit qu'elle m'avait peut-ĂÂȘtre trouvĂ© une place, et qu'une dame de condition voulait me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures car j'en revenais toujours lĂ . Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l'Ă©tais figurĂ©e. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avait parlĂ© de moi. Elle m'interrogea, m'examina je ne lui dĂ©plus pas; et tout de suite j'entrai Ă son service, non pas tout Ă fait en qualitĂ© de favori, mais en qualitĂ© de laquais. Je fus vĂÂȘtu de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu'ils portaient l'aiguillette, et qu'on ne me la donna pas comme il n'y avait point de galons Ă sa livrĂ©e, cela faisait Ă peu prĂšs un habit bourgeois. VoilĂ le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espĂ©rances. Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, Ă©tait veuve et sans enfants son mari Ă©tait piĂ©montais; pour elle, je l'ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une PiĂ©montaise parlĂÂąt si bien français et eĂ»t un accent si pur. Elle Ă©tait entre deux ĂÂąges, d'une figure fort noble, d'un esprit ornĂ©, aimant la littĂ©rature française, et s'y connaissant. Elle Ă©crivait beaucoup, et toujours en français. Ses lettres avaient le tour et presque la grĂÂące de celles de madame de SĂ©vignĂ©; on aurait pu s'y tromper Ă quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me dĂ©plaisait pas, Ă©tait de les Ă©crire sous sa dictĂ©e, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d'Ă©crire elle-mĂÂȘme. Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit, mais une ĂÂąme Ă©levĂ©e et forte. J'ai suivi sa derniĂšre maladie; je l'ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rĂÂŽle de femme, et sans se douter qu'il y eĂ»t Ă cela de la philosophie mot qui n'Ă©tait pas encore Ă la mode, et qu'elle ne connaissait mĂÂȘme pas dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette force de caractĂšre allait quelquefois jusqu'Ă la sĂ©cheresse. Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-mĂÂȘme; et quand elle faisait du bien aux malheureux, c'Ă©tait pour faire ce qui Ă©tait bien en soi, plutĂÂŽt que par une vĂ©ritable commisĂ©ration. J'ai un peu Ă©prouvĂ© cette insensibilitĂ© pendant les trois mois que j'ai passĂ©s auprĂšs d'elle. Il Ă©tait naturel qu'elle prĂt en affection un jeune homme de quelque espĂ©rance, qu'elle avait incessamment sous les yeux, et qu'elle songeĂÂąt, se sentant mourir, qu'aprĂšs elle il aurait besoin de secours et d'appui cependant, soit qu'elle ne me jugeĂÂąt pas digne d'une attention particuliĂšre, soit que les gens qui l'obsĂ©daient ne lui aient permis de songer qu'Ă eux, elle ne fit rien pour moi. Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avait marquĂ© quelque curiositĂ© de me connaĂtre. Elle m'interrogeait quelquefois; elle Ă©tait bien aise que je lui montrasse les lettres que j'Ă©crivais Ă madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments; mais elle ne s'y prenait assurĂ©ment pas bien pour les connaĂtre, en ne me montrant jamais les siens. Mon coeur aimait Ă s'Ă©pancher, pourvu qu'il sentĂt que c'Ă©tait dans un autre. Des interrogations sĂšches et froides, sans aucun signe d'approbation ni de blĂÂąme sur mes rĂ©ponses, ne me donnaient aucune confiance. Quand rien ne m'apprenait si mon babil plaisait ou dĂ©plaisait, j'Ă©tais toujours en crainte, et je cherchais moins Ă montrer ce que je pensais qu'Ă ne rien dire qui pĂ»t me nuire. J'ai remarquĂ© depuis que cette maniĂšre sĂšche d'interroger les gens pour les connaĂtre est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant point paraĂtre leur sentiment elles parviendront Ă mieux pĂ©nĂ©trer le vĂÂŽtre mais elles ne voient pas qu'elles ĂÂŽtent par lĂ le courage de le montrer. Un homme qu'on interroge commence par cela seul Ă se mettre en garde; et s'il croit que, sans prendre Ă lui un vĂ©ritable intĂ©rĂÂȘt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d'attention sur lui-mĂÂȘme, et aime encore mieux passer pour un sot que d'ĂÂȘtre dupe de votre curiositĂ©. Enfin c'est toujours un mauvais moyen de lire dans le coeur des autres que d'affecter de cacher le sien. Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentĂt l'affection, la pitiĂ©, la bienveillance. Elle m'interrogeait froidement; je rĂ©pondais avec rĂ©serve. Mes rĂ©ponses Ă©taient si timides qu'elle dut les trouver basses et s'en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnait plus, ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'Ă©tais que sur ce qu'elle m'avait fait; et Ă force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empĂÂȘcha de lui paraĂtre autre chose. Je crois que j'Ă©prouvai dĂšs lors ce jeu malin des intĂ©rĂÂȘts cachĂ©s qui m'a traversĂ© toute ma vie, et qui m'a donnĂ© une aversion bien naturelle pour l'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis, n'ayant point d'enfants, avait pour hĂ©ritier son neveu le comte de la Roque, qui lui faisait assidĂ»ment sa cour. Outre cela, ses principaux domestiques, qui la voyaient tirer Ă sa fin, ne s'oubliaient pas; et il y avait tant d'empressĂ©s autour d'elle, qu'il Ă©tait difficile qu'elle eĂ»t du temps pour penser Ă moi. A la tĂÂȘte de sa maison Ă©tait un nommĂ© M. Lorenzi, homme adroit, dont la femme, encore plus adroite, s'Ă©tait tellement insinuĂ©e dans les bonnes grĂÂąces de sa maĂtresse, qu'elle Ă©tait plutĂÂŽt chez elle sur le pied d'une amie que d'une femme Ă ses gages. Elle lui avait donnĂ© pour femme de chambre une niĂšce Ă elle, appelĂ©e mademoiselle Pontal, fine mouche, qui se donnait des airs de demoiselle suivante, et aidait sa tante Ă obsĂ©der si bien leur maĂtresse, qu'elle ne voyait que par leurs yeux et n'agissait que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agrĂ©er Ă ces trois personnes je leur obĂ©issais, mais je ne les servais pas; je n'imaginais pas qu'outre le service de notre commune maĂtresse je dusse ĂÂȘtre encore le valet de ses valets. J'Ă©tais d'ailleurs une espĂšce de personnage inquiĂ©tant pour eux. Ils voyaient bien que je n'Ă©tais pas Ă ma place; ils craignaient que madame ne le vĂt aussi, et que ce qu'elle ferait pour m'y mettre ne diminuĂÂąt leurs portions car ces sortes de gens, trop avides pour ĂÂȘtre justes, regardent tous les legs qui sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se rĂ©unirent donc pour m'Ă©carter de ses yeux. Elle aimait Ă Ă©crire des lettres; c'Ă©tait un amusement pour elle dans son Ă©tat ils l'en dĂ©goĂ»tĂšrent et l'en firent dĂ©tourner par le mĂ©decin, en la persuadant que cela la fatiguait. Sous prĂ©texte que je n'entendais pas le service, on employait au lieu de moi deux gros manants de porteurs de chaise autour d'elle enfin l'on fit si bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours que je n'Ă©tais entrĂ© dans sa chambre. Il est vrai qu'aprĂšs cela j'y entrai comme auparavant, et j'y fus mĂÂȘme plus assidu que personne, car les douleurs de cette pauvre femme me dĂ©chiraient; la constance avec laquelle elle les souffrait me la rendait extrĂÂȘmement respectable et chĂšre, et j'ai bien versĂ©, dans sa chambre, des larmes sincĂšres, sans qu'elle ni personne s'en aperçût. Nous la perdĂmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait Ă©tĂ© celle d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique aimable, par la sĂ©rĂ©nitĂ© d'ĂÂąme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans nĂ©gligence et sans affectation. Elle Ă©tait naturellement sĂ©rieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaietĂ© trop Ă©gale pour ĂÂȘtre jouĂ©e, et qui n'Ă©tait qu'un contrepoids donnĂ© par la raison mĂÂȘme contre la tristesse de son Ă©tat. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et dĂ©jĂ dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon! dit-elle en se retournant, femme qui pĂšte n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça. Elle avait lĂ©guĂ© un an de leurs gages Ă ses bas domestiques; mais, n'Ă©tant point couchĂ© sur l'Ă©tat de sa maison, je n'eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres, et me laissa l'habit neuf que j'avais sur le corps, et que M. Lorenzi voulait m'ĂÂŽter. Il promit mĂÂȘme de chercher Ă me placer, et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois fois, sans pouvoir lui parler. J'Ă©tais facile Ă rebuter, je n'y retournai plus. On verra bientĂÂŽt que j'eus tort. Que n'ai-je achevĂ© tout ce que j'avais Ă dire de mon sĂ©jour chez madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurĂÂąt la mĂÂȘme, je ne sortis pas de sa maison comme j'y Ă©tais entrĂ©. J'en emportai les longs souvenirs du crime et l'insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans, ma conscience est encore chargĂ©e, et dont l'amer sentiment, loin de s'affaiblir, s'irrite Ă mesure que je vieillis. Qui croirait que la faute d'un enfant pĂ»t avoir des suites aussi cruelles? C'est de ces suites plus que probables que mon coeur ne saurait se consoler. J'ai peut-ĂÂȘtre fait pĂ©rir dans l'opprobre et dans la misĂšre une fille aimable, honnĂÂȘte, estimable, et qui sĂ»rement valait beaucoup mieux que moi. Il est bien difficile que la dissolution d'un mĂ©nage n'entraĂne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'Ă©gare bien des choses cependant, telle Ă©tait la fidĂ©litĂ© des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent dĂ©jĂ vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, Ă©taient Ă ma portĂ©e; ce ruban seul me tenta, je le volai; et comme je ne le cachais guĂšre, on me le trouva bientĂÂŽt. On voulut savoir oĂÂč je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l'a donnĂ©. Marion Ă©tait une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisiniĂšre quand, cessant de donner Ă manger, elle avait renvoyĂ© la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoĂ»ts fins. Non seulement Marion Ă©tait jolie, mais elle avait une fraĂcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidĂ©litĂ© Ă toute Ă©preuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avait guĂšre moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importait de vĂ©rifier lequel Ă©tait le fripon des deux. On la fit venir l'assemblĂ©e Ă©tait nombreuse, le comte de la Roque y Ă©tait. Elle arrive, on lui montre le ruban je la charge effrontĂ©ment; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait dĂ©sarmĂ© les dĂ©mons, et auquel mon barbare coeur rĂ©siste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte Ă rentrer en moi-mĂÂȘme, Ă ne pas dĂ©shonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma dĂ©claration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donnĂ© le ruban. La pauvre fille se mit Ă pleurer, et ne me dit que ces mots Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractĂšre. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas ĂÂȘtre Ă votre place. VoilĂ tout. Elle continua de se dĂ©fendre avec autant de simplicitĂ© que de fermetĂ©, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modĂ©ration, comparĂ©e Ă mon ton dĂ©cidĂ©, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d'un cĂÂŽtĂ© une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angĂ©lique douceur. On ne parut pas se dĂ©cider absolument, mais les prĂ©jugĂ©s Ă©taient pour moi. Dans le tracas oĂÂč l'on Ă©tait, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prĂ©diction n'a pas Ă©tĂ© vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir. J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait aprĂšs cela trouvĂ© facilement Ă se bien placer elle emportait une imputation cruelle Ă son honneur de toutes maniĂšres. Le vol n'Ă©tait qu'une bagatelle, mais enfin c'Ă©tait un vol, et, qui pis est, employĂ© Ă sĂ©duire un jeune garçon enfin, le mensonge et l'obstination ne laissaient rien Ă espĂ©rer de celle en qui tant de vices Ă©taient rĂ©unis. Je ne regarde pas mĂÂȘme la misĂšre et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'ai exposĂ©e. Qui sait, Ă son ĂÂąge, oĂÂč le dĂ©couragement de l'innocence avilie a pu la porter! Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi! Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'Ă©tait commis que d'hier. Tant que j'ai vĂ©cu tranquille il m'a moins tourmentĂ©, mais au milieu d'une vie orageuse il m'ĂÂŽte la plus douce consolation des innocents persĂ©cutĂ©s il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospĂšre, et s'aigrit dans l'adversitĂ©. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de dĂ©charger mon coeur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus Ă©troite intimitĂ© ne me l'a jamais fait faire Ă personne, pas mĂÂȘme Ă madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a Ă©tĂ© d'avouer que j'avais Ă me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc restĂ© jusqu'Ă ce jour sans allĂ©gement sur ma conscience; et je puis dire que le dĂ©sir de m'en dĂ©livrer en quelque sorte a beaucoup contribuĂ© Ă la rĂ©solution que j'ai prise d'Ă©crire mes confessions. J'ai procĂ©dĂ© rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sĂ»rement pas que j'aie ici palliĂ© la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en mĂÂȘme temps mes dispositions intĂ©rieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme Ă la vĂ©ritĂ©. Jamais la mĂ©chancetĂ© ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitiĂ© pour elle en fut la cause. Elle Ă©tait prĂ©sente Ă ma pensĂ©e; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donnĂ© le ruban, parce que mon intention Ă©tait de le lui donner. Quand je la vis paraĂtre ensuite, mon coeur fut dĂ©chirĂ©; mais la prĂ©sence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'Ă©touffer dans le centre de la terre l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrĂ©pide. Je ne voyais que l'horreur d'ĂÂȘtre reconnu, dĂ©clarĂ© publiquement, moi prĂ©sent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ĂÂŽtait tout autre sentiment. Si l'on m'eĂ»t laissĂ© revenir Ă moi-mĂÂȘme, j'aurais infailliblement tout dĂ©clarĂ©. Si M. de la Roque m'eĂ»t pris Ă part, qu'il m'eĂ»t dit Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous ĂÂȘtes coupable, avouez-le-moi; je me serais jetĂ© Ă ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement sĂ»r. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me donner du courage. L'ĂÂąge est encore une attention qu'il est juste de faire; Ă peine Ă©tais-je sorti de l'enfance, ou plutĂÂŽt j'y Ă©tais encore. Dans la jeunesse les vĂ©ritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l'ĂÂąge mĂ»r; mais ce qui n'est que faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'Ă©tait guĂšre autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins Ă cause du mal en lui-mĂÂȘme qu'Ă cause de celui qu'il a dĂ» causer. Il m'a mĂÂȘme fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restĂ©e du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse ĂÂȘtre expiĂ©, comme j'ose le croire, il doit l'ĂÂȘtre par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablĂ©e, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait Ă©tĂ© mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. VoilĂ ce que j'avais Ă dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais. LIVRE TROISIĂËME 1728-1731 Sorti de chez madame de Vercellis Ă peu prĂšs comme j'y Ă©tais entrĂ©, je retournai chez mon ancienne hĂÂŽtesse, et j'y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santĂ©, la jeunesse et l'oisivetĂ© me rendirent souvent mon tempĂ©rament importun. J'Ă©tais inquiet, distrait, rĂÂȘveur; je pleurais, je soupirais, je dĂ©sirais un bonheur dont je n'avais pas d'idĂ©e, et dont je sentais la privation. Cet Ă©tat ne peut se dĂ©crire; et peu d'hommes mĂÂȘme le peuvent imaginer, parce que la plupart ont prĂ©venu cette plĂ©nitude de vie, Ă la fois tourmentante et dĂ©licieuse, qui, dans l'ivresse du dĂ©sir, donne un avant-goĂ»t de la jouissance. Mon sang allumĂ© remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes; mais n'en sentant pas le vĂ©ritable usage, je les occupais bizarrement en idĂ©es Ă mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; et ces idĂ©es tenaient mes sens dans une activitĂ© trĂšs incommode, dont, par bonheur, elles ne m'apprenaient point Ă me dĂ©livrer. J'aurais donnĂ© ma vie pour retrouver un quart d'heure une demoiselle Goton. Mais ce n'Ă©tait plus le temps oĂÂč les jeux de l'enfance allaient lĂ comme d'eux-mĂÂȘmes. La honte, compagne de la conscience du mal, Ă©tait venue avec les annĂ©es; elle avait accru ma timiditĂ© naturelle au point de la rendre invincible; et jamais, ni dans ce temps-lĂ ni depuis, je n'ai pu parvenir Ă faire une proposition lascive, que celle Ă qui je la faisais ne m'y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu'elle n'Ă©tait pas scrupuleuse, et presque assurĂ© d'ĂÂȘtre pris au mot. Mon agitation crĂ»t au point que, ne pouvant contenter mes dĂ©sirs, je les attisais par les plus extravagantes manoeuvres. J'allais chercher des allĂ©es sombres, des rĂ©duits cachĂ©s, oĂÂč je pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'Ă©tat oĂÂč j'aurais voulu ĂÂȘtre auprĂšs d'elles. Ce qu'elles voyaient n'Ă©tait pas l'objet obscĂšne, je n'y songeais mĂÂȘme pas; c'Ă©tait l'objet ridicule. Le sot plaisir que j'avais de l'Ă©taler Ă leurs yeux ne peut se dĂ©crire. Il n'y avait de lĂ plus qu'un pas Ă faire pour sentir le traitement dĂ©sirĂ©, et je ne doute pas que quelque rĂ©solue ne m'en eĂ»t, en passant, donnĂ© l'amusement, si j'eusse eu l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastrophe Ă peu prĂšs aussi comique, mais un peu moins plaisante pour moi. Un jour j'allai m'Ă©tablir au fond d'une cour dans laquelle Ă©tait un puits oĂÂč les filles de la maison venaient souvent chercher de l'eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait Ă des caves par plusieurs communications. Je sondai dans l'obscuritĂ© ces allĂ©es souterraines, et les trouvant longues et obscures, je jugeai qu'elles ne finissaient point, et que, si j'Ă©tais vu et surpris, j'y trouverais un refuge assurĂ©. Dans cette confiance, j'offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible que sĂ©ducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir; d'autres se mirent Ă rire; d'autres se crurent insultĂ©es, et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite j'y fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur laquelle je n'avais pas comptĂ©, et qui m'alarma. Je m'enfonçais dans les souterrains, au risque de m'y perdre le bruit, les voix, la voix d'homme me suivaient toujours. J'avais comptĂ© sur l'obscuritĂ©, je vis de la lumiĂšre. Je frĂ©mis, je m'enfonçai davantage. Un mur m'arrĂÂȘta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre lĂ ma destinĂ©e. En un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escortĂ© de quatre ou cinq vieilles femmes armĂ©es chacune d'un manche Ă balai, parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait dĂ©celĂ©, et qui voulait sans doute me voir au visage. L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que je faisais lĂ . On conçoit que ma rĂ©ponse n'Ă©tait pas prĂÂȘte. Je me remis cependant; et, m'Ă©vertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tĂÂȘte un expĂ©dient romanesque qui me rĂ©ussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir pitiĂ© de mon ĂÂąge et de mon Ă©tat; que j'Ă©tais un jeune Ă©tranger de grande naissance, dont le cerveau s'Ă©tait dĂ©rangĂ©; que je m'Ă©tais Ă©chappĂ© de la maison paternelle, parce qu'on voulait m'enfermer; que j'Ă©tais perdu s'il me faisait connaĂtre; mais que s'il voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-ĂÂȘtre un jour reconnaĂtre cette grĂÂące. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet l'homme terrible en fut touchĂ©, et aprĂšs une rĂ©primande assez courte il me laissa doucement aller, sans me questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l'homme que j'avais tant craint m'Ă©tait fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurais pas Ă©tĂ© quitte Ă si bon marchĂ©. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciais guĂšre; car, pourvu que le sabre et l'homme ne s'en mĂÂȘlassent pas, j'Ă©tais bien sĂ»r, leste et vigoureux comme j'Ă©tais, de me dĂ©livrer de leurs tricots et d'elles. Quelques jours aprĂšs, passant dans une rue avec un jeune abbĂ©, mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre. Il me reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur "Je suis prince, me dit-il, je suis prince; et moi je suis un coĂÂŻon mais que son altesse n'y revienne pas!" Il n'ajouta rien de plus, et je m'esquivai en baissant la tĂÂȘte, et le remerciant dans mon coeur de sa discrĂ©tion. J'ai jugĂ© que ces mauvaises vieilles lui avaient fait honte de sa crĂ©dulitĂ©. Quoi qu'il en soit, tout PiĂ©montais qu'il Ă©tait, c'Ă©tait un bon homme, et jamais je ne pense Ă lui sans un mouvement de reconnaissance car l'histoire Ă©tait si plaisante, que, pour le seul dĂ©sir de faire rire, tout autre Ă sa place m'eĂ»t dĂ©shonorĂ©. Cette aventure, sans avoir les suites que j'en pouvais craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour longtemps. Mon sĂ©jour chez madame de Vercellis m'avait procurĂ© quelques connaissances, que j'entretenais dans l'espoir qu'elles pourraient m'ĂÂȘtre utiles. J'allais voir quelquefois entre autres un abbĂ© savoyard appelĂ© M. Gaime, prĂ©cepteur des enfants du comte de MellarĂšde. Il Ă©tait jeune encore et peu rĂ©pandu, mais plein de bon sens, de probitĂ©, de lumiĂšres, et l'un des plus honnĂÂȘtes hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour l'objet qui m'attirait chez lui, il n'avait pas assez de crĂ©dit pour me placer; mais je trouvai prĂšs de lui des avantages plus prĂ©cieux qui m'ont profitĂ© toute ma vie, les leçons de la saine morale, et les maximes de la droite raison. Dans l'ordre successif de mes goĂ»ts et de mes idĂ©es, j'avais toujours Ă©tĂ© trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantĂÂŽt hĂ©ros et tantĂÂŽt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre Ă ma place, et de me montrer Ă moi-mĂÂȘme sans m'Ă©pargner ni me dĂ©courager. Il me parla trĂšs honorablement de mon naturel et de mes talents mais il ajouta qu'il en voyait naĂtre les obstacles qui m'empĂÂȘcheraient d'en tirer parti; de sorte qu'ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrĂ©s pour monter Ă la fortune que de ressources pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n'avais que de fausses idĂ©es; il me montra comment, dans un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus prĂšs du vent pour y parvenir; comment il n'y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les Ă©tats. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n'Ă©taient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Il me dit une chose qui m'est souvent revenue Ă la mĂ©moire c'est que si chaque homme pouvait lire dans les coeurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette rĂ©flexion, dont la vĂ©ritĂ© frappe, et qui n'a rien d'outrĂ©, m'a Ă©tĂ© d'un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir Ă ma place paisiblement. Il me donna les premiĂšres vraies idĂ©es de l'honnĂÂȘte, que mon gĂ©nie ampoulĂ© n'avait saisi que dans ses excĂšs. Il me fit sentir que l'enthousiasme des vertus sublimes Ă©tait peu d'usage dans la sociĂ©tĂ©; qu'en s'Ă©lançant trop haut on Ă©tait sujet aux chutes; que la continuitĂ© des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions hĂ©roĂÂŻques; qu'on en tirait meilleur parti pour l'honneur et pour le bonheur; et qu'il valait infiniment mieux avoir toujours l'estime des hommes, que quelquefois leur admiration. Pour Ă©tablir les devoirs de l'homme il fallait bien remonter Ă leur principe. D'ailleurs le pas que je venais de faire, et dont mon Ă©tat prĂ©sent Ă©tait la suite, nous conduisait Ă parler de religion. L'on conçoit dĂ©jĂ que l'honnĂÂȘte M. Gaime est, du moins en grande partie, l'original du vicaire savoyard. Seulement la prudence l'obligeant Ă parler avec plus de rĂ©serve, il s'expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses avis furent les mĂÂȘmes, et, jusqu'au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m'Ă©tendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d'abord sans effet, furent dans mon coeur un germe de vertu et de religion qui ne s'y Ă©touffa jamais, et qui n'attendait pour fructifier que les soins d'une main plus chĂ©rie. Quoique alors ma conversion fĂ»t peu solide, je ne laissais pas d'ĂÂȘtre Ă©mu. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris goĂ»t Ă cause de leur clartĂ©, de leur simplicitĂ©, et surtout d'un certain intĂ©rĂÂȘt de coeur dont je sentais qu'ils Ă©taient pleins. J'ai l'ĂÂąme aimante, et je me suis toujours attachĂ© aux gens moins Ă proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont voulu; et c'est sur quoi mon tact ne se trompe guĂšre. Aussi je m'affectionnais vĂ©ritablement Ă M. Gaime; j'Ă©tais pour ainsi dire son second disciple; et cela me fit pour le moment mĂÂȘme l'inestimable bien de me dĂ©tourner de la pente au vice oĂÂč m'entraĂnait mon oisivetĂ©. Un jour que je ne pensais Ă rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne pouvoir lui parler, je m'Ă©tais ennuyĂ©, et je n'y allais plus je crus qu'il m'avait oubliĂ©, ou qu'il lui Ă©tait restĂ© de mauvaises impressions de moi. Je me trompais. Il avait Ă©tĂ© tĂ©moin plus d'une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir auprĂšs de sa tante; il le lui avait mĂÂȘme dit, et il m'en reparla quand moi-mĂÂȘme je n'y songeais plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m'amuser de promesses vagues, il avait cherchĂ© Ă me placer; qu'il avait rĂ©ussi, qu'il me mettait en chemin de devenir quelque chose, que c'Ă©tait Ă moi de faire le reste; que la maison oĂÂč il me faisait entrer Ă©tait puissante et considĂ©rĂ©e; que je n'avais pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer; et que quoique traitĂ© d'abord en simple domestique, comme je venais de l'ĂÂȘtre, je pouvais ĂÂȘtre assurĂ© que, si l'on me jugeait par mes sentiments et par ma conduite au-dessus de cet Ă©tat, on Ă©tait disposĂ© Ă ne m'y pas laisser. La fin de ce discours dĂ©mentit cruellement les brillantes espĂ©rances que le commencement m'avait donnĂ©es. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-mĂÂȘme avec un dĂ©pit amer que la confiance effaça bientĂÂŽt. Je me sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissĂÂąt. Il me mena chez le comte de Gouvon, premier Ă©cuyer de la reine, et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignitĂ© de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l'affabilitĂ© de son accueil. Il m'interrogea avec intĂ©rĂÂȘt, et je lui rĂ©pondis avec sincĂ©ritĂ©. Il dit au comte de la Roque que j'avais une physionomie agrĂ©able, et qui promettait de l'esprit; qu'il lui paraissait qu'en effet je n'en manquais pas, mais que ce n'Ă©tait pas lĂ tout, et qu'il fallait voir le reste puis, se tournant vers moi Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes; les vĂÂŽtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage, et cherchez Ă plaire ici Ă tout le monde; voilĂ , quant Ă prĂ©sent, votre unique emploi du reste, ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me prĂ©senta Ă elle, puis Ă l'abbĂ© de Gouvon, son fils. Ce dĂ©but me parut de bon augure. J'en savais assez dĂ©jĂ pour juger qu'on ne fait pas tant de façons Ă la rĂ©ception d'un laquais. En effet, on ne me traita pas comme tel. J'eus la table de l'office, on ne me donna point d'habit de livrĂ©e; et le comte de Favria, jeune Ă©tourdi, m'ayant voulu faire monter derriĂšre son carrosse, son grand-pĂšre dĂ©fendit que je montasse derriĂšre aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de la maison. Cependant je servais Ă table, et je faisais Ă peu prĂšs au dedans le service d'un laquais; mais je le faisais en quelque façon librement, sans ĂÂȘtre attachĂ© nommĂ©ment Ă personne. Hors quelques lettres qu'on me dictait, et des images que le comte de Favria me faisait dĂ©couper, j'Ă©tais presque le maĂtre de tout mon temps dans la journĂ©e. Cette Ă©preuve, dont je ne m'apercevais pas, Ă©tait assurĂ©ment trĂšs dangereuse elle n'Ă©tait pas mĂÂȘme fort humaine; car cette grande oisivetĂ© pouvait me faire contracter des vices que je n'aurais pas eus sans cela. Mais c'est ce qui trĂšs heureusement n'arriva point. Les leçons de M. Gaime avaient fait impression sur mon coeur, et j'y pris tant de goĂ»t que je m'Ă©chappais quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi furtivement ne devinaient guĂšre oĂÂč j'allais. Il ne se peut rien de plus sensĂ© que les avis qu'il me donna sur ma conduite. Mes commencements furent admirables; j'Ă©tais d'une assiduitĂ©, d'une attention, d'un zĂšle qui charmaient tout le monde. L'abbĂ© Gaime m'avait sagement averti de modĂ©rer cette premiĂšre ferveur, de peur qu'elle ne vĂnt Ă se relĂÂącher et qu'on n'y prĂt garde. Votre dĂ©but, me dit-il, est la rĂšgle de ce qu'on exigera de vous tĂÂąchez de vous mĂ©nager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins. Comme on ne m'avait guĂšre examinĂ© sur mes petits talents, et qu'on ne me supposait que ceux que m'avait donnĂ©s la nature, il ne paraissait pas, malgrĂ© ce que le comte de Gouvon m'avait pu dire, qu'on songeĂÂąt Ă tirer parti de moi. Des affaires vinrent Ă la traverse, et je fus Ă peu prĂšs oubliĂ©. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, Ă©tait alors ambassadeur Ă Vienne. Il survint des mouvements Ă la cour qui se firent sentir dans la famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissait guĂšre le temps de penser Ă moi. Cependant jusque-lĂ je m'Ă©tais peu relĂÂąchĂ©. Une chose me fit du bien et du mal, en m'Ă©loignant de toute dissipation extĂ©rieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs. Mademoiselle de Breil Ă©tait une jeune personne Ă peu prĂšs de mon ĂÂąge, bien faite, assez belle, trĂšs blanche, avec des cheveux trĂšs noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon coeur n'a jamais rĂ©sistĂ©. L'habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dĂ©gageait sa poitrine et ses Ă©paules, et rendait son teint encore plus Ă©blouissant par le deuil qu'on portait alors. On dira que ce n'est pas Ă un domestique de s'apercevoir de ces choses-lĂ . J'avais tort sans doute; mais je m'en apercevais toutefois, et mĂÂȘme je n'Ă©tais pas le seul. Le maĂtre d'hĂÂŽtel et les valets de chambre en parlaient quelquefois Ă table avec une grossiĂšretĂ© qui me faisait cruellement souffrir. La tĂÂȘte ne me tournait pourtant pas au point d'ĂÂȘtre amoureux tout de bon. Je ne m'oubliais point; je me tenais Ă ma place, et mes dĂ©sirs mĂÂȘmes ne s'Ă©mancipaient pas. J'aimais Ă voir mademoiselle de Breil, Ă lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du sens, de l'honnĂÂȘtetĂ© mon ambition, bornĂ©e au plaisir de la servir, n'allait point au delĂ de mes droits. A table j'Ă©tais attentif Ă chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, Ă l'instant on m'y voyait Ă©tabli hors de lĂ je me tenais vis-Ă -vis d'elle; je cherchais dans ses yeux ce qu'elle allait demander, j'Ă©piais le moment de changer son assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignĂÂąt m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais point j'avais la mortification d'ĂÂȘtre nul pour elle; elle ne s'apercevait pas mĂÂȘme que j'Ă©tais lĂ . Cependant son frĂšre, qui m'adressait quelquefois la parole Ă table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une rĂ©ponse si fine et si bien tournĂ©e, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'oeil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l'occasion se prĂ©senta d'en obtenir un second, et j'en profitai. On donnait ce jour-lĂ un grand dĂner, oĂÂč pour la premiĂšre fois je vis avec beaucoup d'Ă©tonnement le maĂtre d'hĂÂŽtel servir l'Ă©pĂ©e au cĂÂŽtĂ© et le chapeau sur la tĂÂȘte. Par hasard on vint Ă parler de la devise de la maison de Solar, qui Ă©tait sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme les PiĂ©montais ne sont pas pour l'ordinaire consommĂ©s dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t. Le vieux comte de Gouvon allait rĂ©pondre; mais ayant jetĂ© les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fĂ»t de trop; que fiert Ă©tait un vieux mot français qui ne venait pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel menace, mais Tel frappe qui ne tue pas. Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil Ă©tonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dĂ©daigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entiĂšre et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais dĂ©licieux Ă tous Ă©gards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mĂ©rite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes aprĂšs, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide qu'affable de lui donner Ă boire. On juge que je ne la fis pas attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je rĂ©pandis une partie de l'eau sur l'assiette et mĂÂȘme sur elle. Son frĂšre me demanda Ă©tourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas Ă me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux. Ici finit le roman, oĂÂč l'on remarquera, comme avec madame Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m'affectionnai inutilement Ă l'antichambre de madame de Breil je n'obtins plus une seule marque d'attention de la part de sa fille. Elle sortait et entrait sans me regarder, et moi j'osais Ă peine jeter les yeux sur elle. J'Ă©tais mĂÂȘme si bĂÂȘte et si maladroit, qu'un jour qu'elle avait en passant laissĂ© tomber son gant, au lieu de m'Ă©lancer sur ce gant que j'aurais voulu couvrir de baisers, je n'osai sortir de ma place, et je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j'aurais volontiers Ă©crasĂ©. Pour achever de m'intimider, je m'aperçus que je n'avais pas le bonheur d'agrĂ©er Ă madame de Breil. Non seulement elle ne m'ordonnait rien, mais elle n'acceptait jamais mon service; et deux fois, me trouvant dans son antichambre, elle me demanda d'un ton fort sec si je n'avais rien Ă faire. Il fallut renoncer Ă cette chĂšre antichambre. J'en eus d'abord du regret; mais les distractions vinrent Ă la traverse, et bientĂÂŽt je n'y pensai plus. J'eus de quoi me consoler du dĂ©dain de madame de Breil par les bontĂ©s de son beau-pĂšre, qui s'aperçut enfin que j'Ă©tais lĂ . Le soir du dĂner dont j'ai parlĂ©, il eut avec moi un entretien d'une demi-heure, dont il parut content et dont je fus enchantĂ©. Ce bon vieillard, quoique homme d'esprit, en avait moins que madame de Vercellis; mais il avait plus d'entrailles, et je rĂ©ussis mieux auprĂšs de lui. Il me dit de m'attacher Ă l'abbĂ© de Gouvon son fils, qui m'avait pris en affection; que cette affection, si j'en profitais, pouvait m'ĂÂȘtre utile, et me faire acquĂ©rir ce qui me manquait pour les vues qu'on avait sur moi. DĂšs le lendemain matin je volai chez M. l'abbĂ©. Il ne me reçut point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu, et, m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientĂÂŽt que mon Ă©ducation, commencĂ©e sur tant de choses, n'Ă©tait achevĂ©e sur aucune. Trouvant surtout que j'avais peu de latin, il entreprit de m'en enseigner davantage. Nous convĂnmes que je me rendrais chez lui tous les matins, et je commençai dĂšs le lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en mĂÂȘme temps au-dessus et au-dessous de mon Ă©tat, j'Ă©tais disciple et valet dans la mĂÂȘme maison, et dans ma servitude j'avais cependant un prĂ©cepteur d'une naissance Ă ne l'ĂÂȘtre que des enfants des rois. M. l'abbĂ© de Gouvon Ă©tait un cadet destinĂ© par sa famille Ă l'Ă©piscopat, et dont par cette raison on avait poussĂ© les Ă©tudes plus qu'il n'est ordinaire aux enfants de qualitĂ©. On l'avait envoyĂ© Ă l'universitĂ© de Sienne, oĂÂč il avait restĂ© plusieurs annĂ©es, et dont il avait rapportĂ© une assez forte dose de cruscantisme pour ĂÂȘtre Ă peu prĂšs Ă Turin ce qu'Ă©tait jadis Ă Paris l'abbĂ© de Dangeau. Le dĂ©goĂ»t de la thĂ©ologie l'avait jetĂ© dans les belles-lettres; ce qui est trĂšs ordinaire en Italie Ă ceux qui courent la carriĂšre de la prĂ©lature. Il avait bien lu les poĂštes, il faisait passablement des vers latins et italiens. En un mot, il avait le goĂ»t qu'il fallait pour former le mien, et mettre quelque choix dans le fatras dont je m'Ă©tais farci la tĂÂȘte. Mais, soit que mon babil lui eĂ»t fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu'il ne pĂ»t supporter l'ennui du latin Ă©lĂ©mentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut; et Ă peine m'eut-il fait traduire quelques fables de PhĂšdre, qu'il me jeta dans Virgile, oĂÂč je n'entendais presque rien. J'Ă©tais destinĂ©, comme on verra dans la suite, Ă rapprendre souvent le latin et Ă ne le savoir jamais. Cependant je travaillais avec assez de zĂšle, et monsieur l'abbĂ© me prodiguait ses soins avec une bontĂ© dont le souvenir m'attendrit encore. Je passais avec lui une partie de la matinĂ©e, tant pour mon instruction que pour son service; non pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun, mais pour Ă©crire sous sa dictĂ©e et pour copier; et ma fonction de secrĂ©taire me fut plus utile que celle d'Ă©colier. Non seulement j'appris ainsi l'italien dans sa puretĂ©, mais je pris du goĂ»t pour la littĂ©rature et quelque discernement des bons livres, qui ne s'acquĂ©rait pas chez la Tribu, et qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis Ă travailler seul. Ce temps fut celui de ma vie oĂÂč, sans projets romanesques, je pouvais le plus raisonnablement me livrer Ă l'espoir de parvenir. Monsieur l'abbĂ©, trĂšs content de moi, le disait Ă tout le monde; et son pĂšre m'avait pris dans une affection si singuliĂšre, que le comte de Favria m'apprit qu'il avait parlĂ© de moi au roi. Madame de Breil elle-mĂÂȘme avait quittĂ© pour moi son air mĂ©prisant. Enfin je devins une espĂšce de favori dans la maison, Ă la grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honorĂ© des instructions du fils de leur maĂtre, sentaient bien que ce n'Ă©tait pas pour rester longtemps leur Ă©gal. Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avait sur moi par quelques mots lĂÂąchĂ©s Ă la volĂ©e, et auxquels je n'ai rĂ©flĂ©chi qu'aprĂšs coup, il m'a paru que la maison de Solar, voulant courir la carriĂšre des ambassades, et peut-ĂÂȘtre s'ouvrir de loin celle du ministĂšre, aurait Ă©tĂ© bien aise de se former d'avance un sujet qui eĂ»t du mĂ©rite et des talents, et qui, dĂ©pendant uniquement d'elle, eĂ»t pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce projet du comte de Gouvon Ă©tait noble, judicieux, magnanime, et vraiment digne d'un grand seigneur bienfaisant et prĂ©voyant mais outre que je n'en voyais pas alors toute l'Ă©tendue, il Ă©tait trop sensĂ© pour ma tĂÂȘte, et demandait un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchait la fortune qu'Ă travers les aventures et, ne voyant point de femme Ă tout cela, cette maniĂšre de parvenir me paraissait lente, pĂ©nible et triste; tandis que j'aurais dĂ» la trouver d'autant plus honorable et sĂ»re que les femmes ne s'en mĂÂȘlaient pas, l'espĂšce de mĂ©rite qu'elles protĂšgent ne valant assurĂ©ment pas celui qu'on me supposait. Tout allait Ă merveille. J'avais obtenu, presque arrachĂ© l'estime de tout le monde les Ă©preuves Ă©taient finies, et l'on me regardait gĂ©nĂ©ralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espĂ©rance, qui n'Ă©tait pas Ă sa place et qu'on s'attendait d'y voir arriver. Mais ma place n'Ă©tait pas celle qui m'Ă©tait assignĂ©e par les hommes, et j'y devais parvenir par des chemins bien diffĂ©rents. Je touche Ă un de ces traits caractĂ©ristiques qui me sont propres, et qu'il suffit de prĂ©senter au lecteur sans y ajouter de rĂ©flexion. Quoiqu'il y eĂ»t Ă Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon espĂšce, je ne les aimais pas, et je n'en avais jamais voulu voir aucun. Mais j'avais vu quelques Genevois qui ne l'Ă©taient pas, entre autres un M. Mussard, surnommĂ© Tord-Gueule, peintre en miniature, et un peu mon parent. Ce M. Mussard dĂ©terra ma demeure chez le comte de Gouvon, et vint m'y voir avec un autre Genevois appelĂ© BĂÂącle, dont j'avais Ă©tĂ© camarade durant mon apprentissage. Ce BĂÂącle Ă©tait un garçon trĂšs amusant, trĂšs gai, plein de saillies bouffonnes que son ĂÂąge rendait agrĂ©ables. Me voilĂ tout d'un coup engouĂ© de M. BĂÂącle, mais engouĂ© au point de ne pouvoir le quitter. Il allait partir bientĂÂŽt pour s'en retourner Ă GenĂšve. Quelle perte j'allais faire! J'en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins Ă profit le temps qui m'Ă©tait laissĂ©, je ne le quittais plus ou plutĂÂŽt il ne me quittait pas lui-mĂÂȘme, car la tĂÂȘte ne me tourna pas d'abord au point d'aller hors de l'hĂÂŽtel passer la journĂ©e avec lui sans congĂ©; mais bientĂÂŽt, voyant qu'il m'obsĂ©dait entiĂšrement, on lui dĂ©fendit la porte; et je m'Ă©chauffai si bien, qu'oubliant tout, hors mon ami BĂÂącle, je n'allais ni chez M. l'abbĂ© ni chez M. le comte, et l'on ne me voyait plus dans la maison. On me fit des rĂ©primandes, que je n'Ă©coutai pas. On me menaça de me congĂ©dier. Cette menace fut ma perte elle me fit entrevoir qu'il Ă©tait possible que BĂÂącle ne s'en allĂÂąt pas seul. DĂšs lors je ne vis plus d'autre plaisir, d'autre sort, d'autre bonheur que celui de faire un pareil voyage, et je ne voyais Ă cela que l'ineffable fĂ©licitĂ© du voyage, au bout duquel pour surcroĂt j'entrevoyais madame de Warens, mais dans un Ă©loignement immense; car pour retourner Ă GenĂšve, c'est Ă quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prĂ©s, les bois, les ruisseaux, les villages se succĂ©daient sans fin et sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet semblait devoir absorber ma vie entiĂšre. Je me rappelais avec dĂ©lices combien ce mĂÂȘme voyage m'avait paru charmant en venant. Que devait-ce ĂÂȘtre lorsqu'Ă tout l'attrait de l'indĂ©pendance se joindrait celui de faire route avec un camarade de mon ĂÂąge, de mon goĂ»t et de bonne humeur, sans gĂÂȘne, sans devoir, sans contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme il nous plairait? Il fallait ĂÂȘtre fou pour sacrifier une pareille fortune Ă des projets d'ambition d'une exĂ©cution lente, difficile, incertaine, et qui, les supposant rĂ©alisĂ©s un jour, ne valaient pas dans tout leur Ă©clat un quart d'heure de vrai plaisir et de libertĂ© dans la jeunesse. Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins Ă bout de me faire chasser, et en vĂ©ritĂ© ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maĂtre d'hĂÂŽtel me signifia mon congĂ© de la part de Monsieur le comte. C'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce que je demandais; car, sentant malgrĂ© moi l'extravagance de ma conduite, j'y ajoutais, pour m'excuser, l'injustice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier Ă moi-mĂÂȘme un parti pris par nĂ©cessitĂ©. On me dit de la part du comte de Favria d'aller lui parler le lendemain matin avant mon dĂ©part; et comme on voyait que, la tĂÂȘte m'ayant tournĂ©, j'Ă©tais capable de n'en rien faire, le maĂtre d'hĂÂŽtel remit aprĂšs cette visite Ă me donner quelque argent qu'on m'avait destinĂ©, et qu'assurĂ©ment j'avais fort mal gagnĂ©; car, ne voulant pas me laisser dans l'Ă©tat de valet, on ne m'avait pas fixĂ© de gages. Le comte de Favria, tout jeune et tout Ă©tourdi qu'il Ă©tait, me tint en cette occasion les discours les plus sensĂ©s, et j'oserais presque dire les plus tendres, tant il m'exposa d'une maniĂšre flatteuse et touchante les soins de son oncle et les intentions de son grand-pĂšre. Enfin, aprĂšs m'avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir Ă ma perte, il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m'avait sĂ©duit. Il Ă©tait si clair qu'il ne disait pas tout cela de lui-mĂÂȘme, que, malgrĂ© mon stupide aveuglement, je sentis toute la bontĂ© de mon vieux maĂtre, et j'en fus touchĂ© mais ce cher voyage Ă©tait trop empreint dans mon imagination pour que rien pĂ»t en balancer le charme. J'Ă©tais tout Ă fait hors de sens je me raffermis, je m'endurcis, je fis le fier, et je rĂ©pondis arrogamment que puisqu'on m'avait donnĂ© mon congĂ©, je l'avais pris; qu'il n'Ă©tait plus temps de s'en dĂ©dire, et que, quoi qu'il pĂ»t m'arriver en ma vie, j'Ă©tais bien rĂ©solu de ne jamais me faire chasser deux fois d'une maison. Alors ce jeune homme, justement irritĂ©, me donna les noms que je mĂ©ritais, me mit hors de sa chambre par les Ă©paules, et me ferma la porte aux talons. Moi je sortis triomphant, comme si je venais d'emporter la plus grande victoire; et, de peur d'avoir un second combat Ă soutenir, j'eus l'indignitĂ© de partir sans aller remercier Monsieur l'abbĂ© de ses bontĂ©s. Pour concevoir jusqu'oĂÂč mon dĂ©lire allait dans ce moment, il faudrait connaĂtre Ă quel point mon coeur est sujet Ă s'Ă©chauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l'imagination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idĂ©e favorite, et me montrer de la vraisemblance Ă m'y livrer. Croirait-on qu'Ă prĂšs de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or Ă©coutez. L'abbĂ© de Gouvon m'avait fait prĂ©sent, il y avait quelques semaines, d'une petite fontaine de HĂ©ron fort jolie, et dont j'Ă©tais transportĂ©. A force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensĂÂąmes, le sage BĂÂącle et moi, que l'une pourrait bien servir Ă l'autre, et le prolonger. Qu'y avait-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de HĂ©ron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bĂÂątĂmes l'Ă©difice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine, et lĂ les repas et la bonne chĂšre devaient nous tomber avec d'autant plus d'abondance que nous Ă©tions persuadĂ©s l'un et l'autre que les vivres ne coĂ»tent rien Ă ceux qui les recueillent, et que, quand ils n'en gorgent pas les passants, c'est pure mauvaise volontĂ© de leur part. Nous n'imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien dĂ©bourser que le vent de nos poumons et l'eau de notre fontaine, elle pouvait nous dĂ©frayer en PiĂ©mont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous dirigions d'abord notre course au nord, plutĂÂŽt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nĂ©cessitĂ© supposĂ©e de nous arrĂÂȘter enfin quelque part. Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon prĂ©cepteur, mes Ă©tudes, mes espĂ©rances et l'attente d'une fortune presque assurĂ©e, pour commencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la capitale; adieu la cour, l'ambition, la vanitĂ©, l'amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l'espoir m'avait amenĂ© l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente. Je pars avec ma fontaine et mon ami BĂÂącle, la bourse lĂ©gĂšrement garnie, mais le coeur saturĂ© de joie, et ne songeant qu'Ă jouir de cette ambulante fĂ©licitĂ© Ă laquelle j'avais tout Ă coup bornĂ© mes brillants projets. Je fis cet extravagant voyage presque aussi agrĂ©ablement toutefois que je m'y Ă©tais attendu, mais non pas tout Ă fait de la mĂÂȘme maniĂšre; car bien que notre fontaine amusĂÂąt quelques moments dans les cabarets les hĂÂŽtesses et leurs servantes, il n'en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guĂšre, et nous ne songions Ă tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l'argent viendrait Ă nous manquer. Un accident nous en Ă©vita la peine; la fontaine se cassa prĂšs de Bramant et il en Ă©tait temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu'elle commençait Ă nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu'auparavant, et nous rĂmes beaucoup de notre Ă©tourderie d'avoir oubliĂ© que nos habits et nos souliers s'useraient, ou d'avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuĂÂąmes notre voyage aussi allĂšgrement que nous l'avions commencĂ©, mais filant un peu plus droit vers le terme, oĂÂč notre bourse tarissante nous faisait une nĂ©cessitĂ© d'arriver. A ChambĂ©ri je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire jamais homme ne prit sitĂÂŽt ni si bien son parti sur le passĂ©, mais sur l'accueil qui m'attendait chez madame de Warens; car j'envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais Ă©crit mon entrĂ©e chez le comte de Gouvon; elle savait sur quel pied j'y Ă©tais; et en m'en fĂ©licitant, elle m'avait donnĂ© des leçons trĂšs sages sur la maniĂšre dont je devais correspondre aux bontĂ©s qu'on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme assurĂ©e, si je ne la dĂ©truisais pas par ma faute. Qu'allait-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas mĂÂȘme Ă l'esprit qu'elle pĂ»t me fermer sa porte mais je craignais le chagrin que j'allais lui donner, je craignais ses reproches, plus durs pour moi que la misĂšre. Je rĂ©solus de tout endurer en silence, et de tout faire pour l'apaiser. Je ne voyais plus dans l'univers qu'elle seule vivre dans sa disgrĂÂące Ă©tait une chose qui ne se pouvait pas. Ce qui m'inquiĂ©tait le plus Ă©tait mon compagnon de voyage, dont je ne voulais pas lui donner le surcroĂt, et dont je craignais de ne pouvoir me dĂ©barrasser aisĂ©ment. Je prĂ©parai cette sĂ©paration en vivant assez froidement avec lui la derniĂšre journĂ©e. Le drĂÂŽle me comprit; il Ă©tait plus fou que sot. Je crus qu'il s'affecterait de mon inconstance; j'eus tort, mon ami BĂÂącle ne s'affectait de rien. A peine en entrant Ă Annecy avions-nous mis le pied dans la ville, qu'il me dit Te voilĂ chez toi, m'embrassa, me dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n'ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre amitiĂ© durĂšrent en tout environ six semaines; mais les suites en dureront autant que moi. Que le coeur me battit en approchant de la maison de madame de Warens! mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d'un voile; je ne voyais rien, je n'entendais rien, je n'aurais reconnu personne je fus contraint de m'arrĂÂȘter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Ăâ°tait-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j'avais besoin qui me troublait Ă ce point? A l'ĂÂąge oĂÂč j'Ă©tais, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec autant de vĂ©ritĂ© que de fiertĂ©, jamais en aucun temps de ma vie il n'appartint Ă l'intĂ©rĂÂȘt ni Ă l'indigence de m'Ă©panouir ou de me serrer le coeur. Dans le cours d'une vie inĂ©gale et mĂ©morable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j'ai toujours vu du mĂÂȘme oeil l'opulence et la misĂšre. Au besoin, j'aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en ĂÂȘtre rĂ©duit lĂ . Peu d'hommes ont autant gĂ©mi que moi, peu ont autant versĂ© de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvretĂ© ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir ni rĂ©pandre une larme. Mon ĂÂąme, Ă l'Ă©preuve de la fortune, n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dĂ©pendent pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manquĂ© pour le nĂ©cessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels. A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me prĂ©cipite Ă ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle avait su de mes nouvelles; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d'un ton caressant, te revoilĂ donc? Je savais bien que tu Ă©tais trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi mal tournĂ© que j'avais craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis trĂšs fidĂšlement, en supprimant cependant quelques articles, mais au reste sans m'Ă©pargner ni m'excuser. Il fut question de mon gĂte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n'osais respirer durant cette dĂ©libĂ©ration; mais quand j'entendis que je coucherais dans la maison, j'eus peine Ă me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m'Ă©tait destinĂ©e, Ă peu prĂšs comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame de Wolmar. J'eus pour surcroĂt le plaisir d'apprendre que cette faveur ne serait pas passagĂšre; et dans un moment oĂÂč l'on me croyait attentif Ă tout autre chose, j'entendis qu'elle disait On dira ce qu'on voudra; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis dĂ©terminĂ©e Ă ne pas l'abandonner. Me voilĂ donc enfin Ă©tabli chez elle. Cet Ă©tablissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit Ă le prĂ©parer. Quoique cette sensibilitĂ© de coeur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l'ouvrage de la nature, et peut-ĂÂȘtre un produit de l'organisation, elle a besoin de situations qui la dĂ©veloppent. Sans ces causes occasionnelles, un homme nĂ© trĂšs sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son ĂÂȘtre. Tel Ă peu prĂšs j'avais Ă©tĂ© jusqu'alors, et tel j'aurais toujours Ă©tĂ© peut-ĂÂȘtre, si je n'avais jamais connu madame de Warens, ou si, mĂÂȘme l'ayant connue, je n'avais pas vĂ©cu assez longtemps auprĂšs d'elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu'elle m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour ne sent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins impĂ©tueux peut-ĂÂȘtre, mais plus dĂ©licieux mille fois, qui quelquefois est joint Ă l'amour, et qui souvent en est sĂ©parĂ©. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitiĂ© seule; il est plus voluptueux, plus tendre je n'imagine pas qu'il puisse agir pour quelqu'un du mĂÂȘme sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l'Ă©prouvai jamais prĂšs d'aucun de mes amis. Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentiments ne se dĂ©crivent bien que par leurs effets. Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle piĂšce de rĂ©serve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle oĂÂč l'on me logea. Cette chambre Ă©tait sur le passage dont j'ai parlĂ©, oĂÂč se fit notre premiĂšre entrevue; et au delĂ du ruisseau et des jardins on dĂ©couvrait la campagne. Cet aspect n'Ă©tait pas pour le jeune habitant une chose indiffĂ©rente. C'Ă©tait depuis Bossey la premiĂšre fois que j'avais du vert devant mes fenĂÂȘtres. Toujours masquĂ© par des murs, je n'avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveautĂ© me fut sensible et douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions Ă l'attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chĂšre patronne il me semblait qu'elle l'avait mis lĂ tout exprĂšs pour moi; je m'y plaçais paisiblement auprĂšs d'elle; je la voyais partout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se confondaient Ă mes yeux. Mon coeur, jusqu'alors comprimĂ©, se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s'exhalaient plus librement parmi ces vergers. On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que j'avais vue Ă Turin; mais on y trouvait la propretĂ©, la dĂ©cence, et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avait peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins Ă©trangers; mais l'une et l'autre Ă©taient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faĂÂŻence elle donnait d'excellent cafĂ©. Quiconque la venait voir Ă©tait invitĂ© Ă dĂner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger ou boire. Son domestique Ă©tait composĂ© d'une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelĂ©e Merceret, d'un valet de son pays appelĂ© Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d'une cuisiniĂšre, et de deux porteurs de louage quand elle allait en visite, ce qu'elle faisait rarement. VoilĂ bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien mĂ©nagĂ© eut pu suffire Ă tout cela dans un pays oĂÂč la terre est trĂšs bonne et l'argent trĂšs rare. Malheureusement l'Ă©conomie ne fut jamais sa vertu favorite elle s'endettait, elle payait; l'argent faisait la navette, et tout allait. La maniĂšre dont son mĂ©nage Ă©tait montĂ© Ă©tait prĂ©cisĂ©ment celle que j'aurais choisie on peut croire que j'en profitais avec plaisir. Ce qui m'en plaisait moins Ă©tait qu'il fallait rester trĂšs longtemps Ă table. Elle supportait avec peine la premiĂšre odeur du potage et des mets; cette odeur la faisait presque tomber en dĂ©faillance, et ce dĂ©goĂ»t durait longtemps. Elle se remettait peu Ă peu, causait, et ne mangeait point. Ce n'Ă©tait qu'au bout d'une demi-heure qu'elle essayait le premier morceau. J'aurais dĂnĂ© trois fois dans cet intervalle; mon repas Ă©tait fait longtemps avant qu'elle eĂ»t commencĂ© le sien. Je recommençais de compagnie; aussi je mangeais pour deux, et ne m'en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d'autant plus au doux sentiment du bien-ĂÂȘtre que j'Ă©prouvais auprĂšs d'elle, que ce bien-ĂÂȘtre dont je jouissais n'Ă©tait mĂÂȘlĂ© d'aucune inquiĂ©tude sur les moyens de le soutenir. N'Ă©tant point encore dans l'Ă©troite confidence de ses affaires, je les supposais en Ă©tat d'aller toujours sur le mĂÂȘme pied. J'ai retrouvĂ© les mĂÂȘmes agrĂ©ments dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation rĂ©elle, et voyant qu'ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai plus goĂ»tĂ©s si tranquillement. La prĂ©voyance a toujours gĂÂątĂ© chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir Ă pure perte; je n'ai jamais pu l'Ă©viter. DĂšs le premier jour, la familiaritĂ© la plus douce s'Ă©tablit entre nous au mĂÂȘme degrĂ© oĂÂč elle a continuĂ© tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous demeurĂÂąmes Petit et Maman, mĂÂȘme quand le nombre des annĂ©es en eut presque effacĂ© la diffĂ©rence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent Ă merveille l'idĂ©e de notre ton, la simplicitĂ© de nos maniĂšres, et surtout la relation de nos coeurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mĂšres, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien; et si les sens entrĂšrent dans mon attachement pour elle, ce n'Ă©tait pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m'enivrer du charme d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'Ă©tait dĂ©licieux de caresser je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n'imagina de m'Ă©pargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon coeur d'en abuser. On dira que nous avons pourtant eu Ă la fin des relations d'une autre espĂšce; j'en conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire Ă la fois. Le coup d'oeil de notre premiĂšre entrevue fut le seul moment vraiment passionnĂ© qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n'allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint mal cachĂ© dans cette place eĂ»t bien pu les y attirer. Je n'avais ni transports ni dĂ©sirs auprĂšs d'elle; j'Ă©tais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurais ainsi passĂ© ma vie et l'Ă©ternitĂ© mĂÂȘme sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sĂ©cheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte Ă©taient moins des entretiens qu'un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d'ĂÂȘtre interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutĂÂŽt m'en faire une de me taire. A force de mĂ©diter ses projets, elle tombait souvent dans la rĂÂȘverie. Eh bien! je la laissais rĂÂȘver; je me taisais, je la contemplais, et j'Ă©tais le plus heureux des hommes. J'avais encore un tic fort singulier. Sans prĂ©tendre aux faveurs du tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte, je le recherchais sans cesse, et j'en jouissais avec une passion qui dĂ©gĂ©nĂ©rait en fureur quand des importuns venaient le troubler. SitĂÂŽt que quelqu'un arrivait, homme ou femme, il n'importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprĂšs d'elle. J'allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces Ă©ternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu'ils avaient tant Ă dire, parce que j'avais Ă dire encore plus. Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'Ă©tais que content; mais mon inquiĂ©tude en son absence allait au point d'ĂÂȘtre douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des Ă©lans d'attendrissement, qui souvent allaient jusqu'aux larmes. Je me souviendrai toujours qu'un jour de grande fĂÂȘte, tandis qu'elle Ă©tait Ă vĂÂȘpres, j'allai me promener hors de la ville, le coeur plein de son image et du dĂ©sir ardent de passer mes jours auprĂšs d'elle. J'avais assez de sens pour voir que quant Ă prĂ©sent cela n'Ă©tait pas possible, et qu'un bonheur que je goĂ»tais si bien serait court. Cela donnait Ă ma rĂÂȘverie une tristesse qui n'avait pourtant rien de sombre, et qu'un espoir flatteur tempĂ©rait. Le son des cloches, qui m'a toujours singuliĂšrement affectĂ©, le chant des oiseaux, la beautĂ© du jour, la douceur du paysage, les maisons Ă©parses et champĂÂȘtres dans lesquelles je plaçais en idĂ©e notre commune demeure; tout cela me frappait tellement d'une impression vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transportĂ© dans cet heureux temps et dans cet heureux sĂ©jour oĂÂč mon coeur, possĂ©dant toute la fĂ©licitĂ© qui pouvait lui plaire, la goĂ»tait dans des ravissements inexprimables, sans songer mĂÂȘme Ă la voluptĂ© des sens. Je ne me souviens pas de m'ĂÂȘtre Ă©lancĂ© jamais dans l'avenir avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et ce qui m'a frappĂ© le plus dans le souvenir de cette rĂÂȘverie, quand elle s'est rĂ©alisĂ©e, c'est d'avoir retrouvĂ© des objets tels exactement que je les avais imaginĂ©s. Si jamais rĂÂȘve d'un homme Ă©veillĂ© eut l'air d'une vision prophĂ©tique, ce fut assurĂ©ment celui-lĂ . Je n'ai Ă©tĂ© déçu que dans sa durĂ©e imaginaire; car les jours, et les ans, et la vie entiĂšre, s'y passaient dans une inaltĂ©rable tranquillitĂ©; au lieu qu'en effet tout cela n'a durĂ© qu'un moment. HĂ©las! mon plus constant bonheur fut en songe son accomplissement fut presque Ă l'instant suivi du rĂ©veil. Je ne finirais pas si j'entrais dans le dĂ©tail de toutes les folies que le souvenir de cette chĂšre maman me faisait faire quand je n'Ă©tais plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisĂ© mon lit en songeant qu'elle y avait couchĂ©; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu'ils Ă©taient Ă elle, que sa belle main les avait touchĂ©s; le plancher mĂÂȘme, sur lequel je me prosternais en songeant qu'elle y avait marchĂ©! Quelquefois mĂÂȘme en sa prĂ©sence il m'Ă©chappait des extravagances que le plus violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour Ă table, au moment qu'elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m'Ă©crie que j'y vois un cheveu elle rejette le morceau sur son assiette; je m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi Ă l'amant le plus passionnĂ© il n'y avait qu'une diffĂ©rence unique, mais essentielle, et qui rend mon Ă©tat presque inconcevable Ă la raison. J'Ă©tais revenu d'Italie non tout Ă fait comme j'y Ă©tais allĂ©, mais comme peut-ĂÂȘtre jamais Ă mon ĂÂąge on n'en est revenu. J'en avais rapportĂ© non ma virginitĂ©, mais mon pucelage. J'avais senti le progrĂšs des ans; mon tempĂ©rament inquiet s'Ă©tait enfin dĂ©clarĂ©, et sa premiĂšre Ă©ruption, trĂšs involontaire, m'avait donnĂ© sur ma santĂ© des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avais vĂ©cu jusqu'alors. BientĂÂŽt rassurĂ©, j'appris ce dangereux supplĂ©ment, qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de dĂ©sordres au prix de leur santĂ©, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et la timiditĂ© trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives c'est de disposer, pour ainsi dire, Ă leur grĂ©, de tout le sexe, et de faire servir Ă leurs plaisirs la beautĂ© qui les tente, sans avoir besoin d'obtenir son aveu. SĂ©duit par ce funeste avantage, je travaillais Ă dĂ©truire la bonne constitution qu'avait rĂ©tablie en moi la nature, et Ă qui j'avais donnĂ© le temps de se bien former. Qu'on ajoute Ă cette disposition le local de ma situation prĂ©sente, logĂ© chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon coeur, la voyant sans cesse dans la journĂ©e, le soir entourĂ© d'objets qui me la rappellent, couchĂ© dans un lit oĂÂč je sais qu'elle a couchĂ©. Que de stimulants! tel lecteur qui se les reprĂ©sente me regarde dĂ©jĂ comme Ă demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut prĂ©cisĂ©ment ce qui me sauva, du moins pour un temps. EnivrĂ© du charme de vivre auprĂšs d'elle, du dĂ©sir ardent d'y passer mes jours, absente ou prĂ©sente, je voyais toujours en elle une tendre mĂšre, une soeur chĂ©rie, une dĂ©licieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi, toujours la mĂÂȘme, et ne voyais jamais qu'elle. Son image, toujours prĂ©sente Ă mon coeur, n'y laissait place Ă nulle autre; elle Ă©tait pour moi la seule femme qui fĂ»t au monde; et l'extrĂÂȘme douceur des sentiments qu'elle m'inspirait, ne laissant pas Ă mes sens le temps de s'Ă©veiller pour d'autres, me garantissait d'elle et de tout son sexe. En un mot, j'Ă©tais sage, parce que je l'aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espĂšce Ă©tait mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j'en puis dire est que s'il paraĂt dĂ©jĂ fort extraordinaire, dans la suite il le paraĂtra beaucoup plus. Je passais mon temps le plus agrĂ©ablement du monde, occupĂ© des choses qui me plaisaient le moins. C'Ă©taient des projets Ă rĂ©diger, des mĂ©moires Ă mettre au net, des recettes Ă transcrire; c'Ă©taient des herbes Ă trier, des drogues Ă piler, des alambics Ă gouverner. Tout Ă travers tout cela venaient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espĂšce. Il fallait entretenir tout Ă la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frĂšre lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaietĂ©, mes fureurs la faisaient rire aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus Ă©tait de me voir d'autant plus furieux que je ne pouvais moi-mĂÂȘme m'empĂÂȘcher de rire. Ces petits intervalles oĂÂč j'avais le plaisir de grogner Ă©taient charmants; et s'il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti pour l'amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d'oeil pour lesquels je l'aurais volontiers battue. Elle avait peine Ă s'abstenir d'Ă©clater en me voyant, contraint et retenu par la biensĂ©ance, lui faire des yeux de possĂ©dĂ©, tandis qu'au fond de mon coeur, et mĂÂȘme en dĂ©pit de moi, je trouvais tout cela trĂšs comique. Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusait pourtant, parce qu'il faisait partie d'une maniĂšre d'ĂÂȘtre qui m'Ă©tait charmante. Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu'on me faisait faire n'Ă©tait selon mon goĂ»t, mais tout Ă©tait selon mon coeur. Je crois que je serais parvenu Ă aimer la mĂ©decine, si mon dĂ©goĂ»t pour elle n'eĂ»t fourni des scĂšnes folĂÂątres qui nous Ă©gayaient sans cesse c'est peut-ĂÂȘtre la premiĂšre fois que cet art a produit un pareil effet. Je prĂ©tendais connaĂtre Ă l'odeur un livre de mĂ©decine; et, ce qu'il y a de plaisant, est que je m'y trompais rarement. Elle me faisait goĂ»ter des plus dĂ©testables drogues. J'avais beau fuir ou vouloir me dĂ©fendre; malgrĂ© ma rĂ©sistance et mes horribles grimaces, malgrĂ© moi et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillĂ©s s'approcher de ma bouche, il fallait finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout son petit mĂ©nage Ă©tait rassemblĂ© dans la mĂÂȘme chambre, Ă nous entendre courir et crier au milieu des Ă©clats de rire, on eĂ»t cru qu'on y jouait quelque farce, et non pas qu'on y faisait de l'opiat ou de l'Ă©lixir. Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier Ă ces polissonneries. J'avais trouvĂ© quelques livres dans la chambre que j'occupais le Spectateur, Puffendorf, Saint-Ăâ°vremond, la Henriade. Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par dĂ©soeuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut beaucoup et me fit du bien. M. l'abbĂ© de Gouvon m'avait appris Ă lire moins avidement et avec plus de rĂ©flexion; la lecture me profitait mieux. Je m'accoutumais Ă rĂ©flĂ©chir sur l'Ă©locution, sur les constructions Ă©lĂ©gantes; je m'exerçais Ă discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigĂ© d'une faute d'orthographe, que je faisais avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maĂtres ParlĂÂąt encore pour lui dans le coeur de ces traĂtres. Ce mot parlĂÂąt qui me frappa, m'apprit qu'il fallait un t Ă la troisiĂšme personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je l'Ă©crivais et prononçais parla comme le prĂ©sent de l'indicatif. Quelquefois je causais avec maman de mes lectures, quelquefois je lisais auprĂšs d'elle j'y prenais grand plaisir; je m'exerçais Ă bien lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avait l'esprit ornĂ©. Il Ă©tait alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s'Ă©taient empressĂ©s Ă lui plaire, et lui avaient appris Ă juger des ouvrages d'esprit. Elle avait, si je puis parler ainsi, le goĂ»t un peu protestant; elle ne parlait que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Ăâ°vremond, qui depuis longtemps Ă©tait mort en France. Mais cela n'empĂÂȘchait pas qu'elle connĂ»t la bonne littĂ©rature, et qu'elle n'en parlĂÂąt fort bien. Elle avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e dans des sociĂ©tĂ©s choisies; et, venue en Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniĂ©rĂ© du pays de Vaud, oĂÂč les femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne savent parler que par Ă©pigrammes. Quoiqu'elle n'eĂ»t vu la cour qu'en passant, elle y avait jetĂ© un coup d'oeil rapide qui lui avait suffi pour la connaĂtre. Elle s'y conserva toujours des amis, et, malgrĂ© de secrĂštes jalousies, malgrĂ© les murmures qu'excitaient sa conduite et ses dettes, elle n'a jamais perdu sa pension. Elle avait l'expĂ©rience du monde, et l'esprit de rĂ©flexion qui fait tirer parti de cette expĂ©rience. C'Ă©tait le sujet favori de ses conversations, et c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment, vu mes idĂ©es chimĂ©riques, la sorte d'instruction dont j'avais le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la BruyĂšre il lui plaisait plus que la Rochefoucauld, livre triste et dĂ©solant, principalement dans la jeunesse, oĂÂč l'on n'aime pas Ă voir l'homme comme il est. Quand elle moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenais patience, et ses longueurs ne m'ennuyaient pas. Cette vie Ă©tait trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et l'inquiĂ©tude de la voir finir Ă©tait la seule chose qui en troublait la jouissance. Tout en folĂÂątrant, maman m'Ă©tudiait, m'observait, m'interrogeait, et bĂÂątissait pour ma fortune force projets dont je me serais bien passĂ©. Heureusement que ce n'Ă©tait pas le tout de connaĂtre mes penchants, mes goĂ»ts, mes petits talents; il fallait trouver ou faire naĂtre les occasions d'en tirer parti, et tout cela n'Ă©tait pas l'affaire d'un jour. Les prĂ©jugĂ©s mĂÂȘme qu'avait conçus la pauvre femme en faveur de mon mĂ©rite reculaient les moments de le mettre en oeuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin tout allait au grĂ© de mes dĂ©sirs, grĂÂące Ă la bonne opinion qu'elle avait de moi mais il en fallut rabattre, et dĂšs lors adieu la tranquillitĂ©. Un de ses parents, appelĂ© M. d'Aubonne, la vint voir. C'Ă©tait un homme de beaucoup d'esprit, intrigant, gĂ©nie Ă projets comme elle, mais qui ne s'y ruinait pas, une espĂšce d'aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie trĂšs composĂ©e, qui n'avait pas Ă©tĂ© goĂ»tĂ©. Il allait le proposer Ă la cour de Turin, oĂÂč il fut adoptĂ© et mis en exĂ©cution. Il s'arrĂÂȘta quelque temps Ă Annecy, et y devint amoureux de madame l'intendante, qui Ă©tait une personne fort aimable, fort de mon goĂ»t, et la seule que je visse avec plaisir chez maman. M. d'Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi; il se chargea de m'examiner, de voir Ă quoi j'Ă©tais propre, et, s'il me trouvait de l'Ă©toffe, de chercher Ă me placer. Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prĂ©texte de quelque commission, et sans me prĂ©venir de rien. Il s'y prit trĂšs bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit Ă mon aise autant qu'il Ă©tait possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paraĂtre m'observer, sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant avec moi, il eĂ»t voulu converser sans gĂÂȘne. J'Ă©tais enchantĂ© de lui. Le rĂ©sultat de ses observations fut que, malgrĂ© ce que promettaient mon extĂ©rieur et ma physionomie animĂ©e, j'Ă©tais, sinon tout Ă fait inepte, au moins un garçon de peu d'esprit, sans idĂ©es, presque sans acquis, trĂšs bornĂ© en un mot Ă tous Ă©gards, et que l'honneur de devenir quelque jour curĂ© de village Ă©tait la plus haute fortune Ă laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu'il rendit de moi Ă madame de Warens. Ce fut la seconde ou troisiĂšme fois que je fus ainsi jugĂ© ce ne fut pas la derniĂšre, et l'arrĂÂȘt de M. Masseron a souvent Ă©tĂ© confirmĂ©. La cause de ces jugements tient trop Ă mon caractĂšre pour n'avoir pas ici besoin d'explication; car en conscience on sent bien que je ne puis sincĂšrement y souscrire, et qu'avec toute l'impartialitĂ© possible, quoi qu'aient pu dire messieurs Masseron, d'Aubonne et beaucoup d'autres, je ne les saurais prendre au mot. Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la maniĂšre un tempĂ©rament trĂšs ardent, des passions vives, impĂ©tueuses, et des idĂ©es lentes Ă naĂtre, embarrassĂ©es, et qui ne se prĂ©sentent jamais qu'aprĂšs coup. On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au mĂÂȘme individu. Le sentiment, plus prompt que l'Ă©clair, vient remplir mon ĂÂąme; mais, au lieu de m'Ă©clairer, il me brĂ»le et m'Ă©blouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emportĂ©, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'Ă©tonnant est que j'ai cependant le tact assez sĂ»r, de la pĂ©nĂ©tration, de la finesse mĂÂȘme, pourvu qu'on m'attende je fais d'excellents impromptus Ă loisir, mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une assez jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux Ă©checs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier A votre gorge, marchand de Paris, je dis Me voilĂ . Cette lenteur de penser jointe Ă cette vivacitĂ© de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai mĂÂȘme seul et quand je travaille. Mes idĂ©es s'arrangent dans ma tĂÂȘte avec la plus incroyable difficultĂ© elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'Ă m'Ă©mouvoir, m'Ă©chauffer, me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette Ă©motion, je ne vois rien nettement, je ne saurais Ă©crire un seul mot; il faut que j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se dĂ©brouille, chaque chose vient se mettre Ă sa place, mais lentement, et aprĂšs une longue et confuse agitation. N'avez-vous point vu quelquefois l'opĂ©ra en Italie? Dans les changements de scĂšne, il rĂšgne sur ces grands thĂ©ĂÂątres un dĂ©sordre dĂ©sagrĂ©able et qui dure assez longtemps; toutes les dĂ©corations sont entremĂÂȘlĂ©es, on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser; cependant peu Ă peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir succĂ©der Ă ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre est Ă peu prĂšs celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux Ă©crire. Si j'avais su premiĂšrement attendre, et puis rendre dans leur beautĂ© les choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassĂ©. De lĂ vient l'extrĂÂȘme difficultĂ© que je trouve Ă Ă©crire. Mes manuscrits raturĂ©s, barbouillĂ©s, mĂÂȘlĂ©s, indĂ©chiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coĂ»tĂ©e. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner Ă la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la plume Ă la main vis-Ă -vis d'une table et de mon papier; c'est Ă la promenade, au milieu des rochers et des bois; c'est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies que j'Ă©cris dans mon cerveau l'on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dĂ©pourvu de mĂ©moire verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par coeur. Il y a telle de mes pĂ©riodes que j'ai tournĂ©e et retournĂ©e cinq ou six nuits dans ma tĂÂȘte avant qu'elle fĂ»t en Ă©tat d'ĂÂȘtre mise sur le papier. De lĂ vient encore que je rĂ©ussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'Ă ceux qui veulent ĂÂȘtre faits avec une certaine lĂ©gĂšretĂ©, comme les lettres; genre dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au supplice. Je n'Ă©cris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coĂ»tent des heures de fatigue, ou, si je veux Ă©crire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir; ma lettre est un long et confus verbiage; Ă peine m'entend-on quand on la lit. Non seulement les idĂ©es me coĂ»tent Ă rendre, elles me coĂ»tent mĂÂȘme Ă recevoir. J'ai Ă©tudiĂ© les hommes, et je me crois assez bon observateur cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma prĂ©sence, je ne sens rien, je ne pĂ©nĂštre rien. Le signe extĂ©rieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient, je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance; rien ne m'Ă©chappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensĂ©; et il est rare que je me trompe. Si peu maĂtre de mon esprit seul avec moi-mĂÂȘme, qu'on juge de ce que je dois ĂÂȘtre dans la conversation, oĂÂč, pour parler Ă propos, il faut penser Ă la fois et sur-le-champ Ă mille choses. La seule idĂ©e de tant de convenances, dont je suis sĂ»r d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas mĂÂȘme comment on ose parler dans un cercle; car Ă chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont lĂ ; il faudrait connaĂtre tous leurs caractĂšres, savoir leurs histoires, pour ĂÂȘtre sĂ»r de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un. LĂ -dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus sĂ»rs de ce qu'ils disent; encore leur Ă©chappe-t-il souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe lĂ des nues il lui est presque impossible de parler une minute impunĂ©ment. Dans le tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte il y a un autre inconvĂ©nient que je trouve pire, la nĂ©cessitĂ© de parler toujours quand on vous parle, il faut rĂ©pondre; et si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eĂ»t seule dĂ©goĂ»tĂ© de la sociĂ©tĂ©. Je ne trouve point de gĂÂȘne plus terrible que l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient Ă ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c'est assez qu'il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement. Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je n'ai rien Ă dire, c'est alors que, pour payer plus tĂÂŽt ma dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hĂÂąte de balbutier promptement des paroles sans idĂ©es, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de ma jeunesse, mais d'un temps oĂÂč, ayant vĂ©cu plusieurs annĂ©es dans le monde, j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eĂ»t Ă©tĂ© possible. J'Ă©tais un soir entre deux grandes dames et un homme qu'on peut nommer; c'Ă©tait M. le duc de Gontaut. Il n'y avait personne autre dans la chambre, et je m'efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait quels! Ă une conversation entre quatre personnes, dont trois n'avaient assurĂ©ment pas besoin de mon supplĂ©ment. La maĂtresse de la maison se fit apporter un opiate dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L'autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant Est-ce de l'opiate de M. Tronchin? Je ne crois pas, rĂ©pondit sur le mĂÂȘme ton la premiĂšre. Je crois qu'elle ne vaut guĂšre mieux, ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit; il n'Ă©chappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant d'aprĂšs la conversation prit un autre tour. Vis-Ă -vis d'une autre la balourdise eĂ»t pu n'ĂÂȘtre que plaisante; mais adressĂ©e Ă une femme trop aimable pour n'avoir pas un peu fait parler d'elle, et qu'assurĂ©ment je n'avais pas dessein d'offenser, elle Ă©tait terrible; et je crois que les deux tĂ©moins, homme et femme, eurent bien de la peine Ă s'empĂÂȘcher d'Ă©clater. VoilĂ de ces traits d'esprit qui m'Ă©chappent pour vouloir parler sans avoir rien Ă dire. J'oublierai difficilement celui-lĂ ; car, outre qu'il est par lui-mĂÂȘme trĂšs mĂ©morable, j'ai dans la tĂÂȘte qu'il a eu des suites qui ne me le rappellent que trop souvent. Je crois que voilĂ de quoi faire assez comprendre comment, n'Ă©tant pas un sot, j'ai cependant souvent passĂ© pour l'ĂÂȘtre, mĂÂȘme chez des gens en Ă©tat de bien juger d'autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrĂ©e rend plus choquante aux autres ma stupiditĂ©. Ce dĂ©tail, qu'une occasion particuliĂšre a fait naĂtre, n'est pas inutile Ă ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue Ă une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la sociĂ©tĂ© comme un autre, si je n'Ă©tais sĂ»r de m'y montrer non seulement Ă mon dĂ©savantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'Ă©crire et de me cacher est prĂ©cisĂ©ment celui qui me convenait. Moi prĂ©sent, on n'aurait jamais su ce que je valais, on ne l'aurait pas soupçonnĂ© mĂÂȘme; et c'est ce qui est arrivĂ© Ă madame Dupin, quoique femme d'esprit, et quoique j'aie vĂ©cu dans sa maison plusieurs annĂ©es, elle me l'a dit bien des fois elle-mĂÂȘme depuis ce temps-lĂ . Au reste, tout ceci souffre des exceptions, et j'y reviendrai dans la suite. La mesure de mes talents ainsi fixĂ©e, l'Ă©tat qui me convenait ainsi dĂ©signĂ©, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma vocation. La difficultĂ© fut que je n'avais pas fait mes Ă©tudes, et que je ne savais pas mĂÂȘme assez de latin pour ĂÂȘtre prĂÂȘtre. Madame de Warens imagina de me faire instruire au sĂ©minaire pendant quelque temps. Elle en parla au supĂ©rieur. C'Ă©tait un lazariste appelĂ© M. Gros, bon petit homme, Ă moitiĂ© borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pĂ©dant lazariste que j'aie connu; ce qui n'est pas beaucoup dire Ă la vĂ©ritĂ©. Il venait quelquefois chez maman, qui l'accueillait, le caressait, l'agaçait mĂÂȘme, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu'il Ă©tait en fonction, elle courait par la chambre de cĂÂŽtĂ© et d'autre, faisait tantĂÂŽt ceci, tantĂÂŽt cela. TirĂ© par le lacet, monsieur le supĂ©rieur suivait en grondant, et disant Ă tout moment Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un sujet assez pittoresque. M. Gros se prĂÂȘta de bon coeur au projet de maman. Il se contenta d'une pension trĂšs modique, et se chargea de l'instruction. Il ne fut question que du consentement de l'Ă©vĂÂȘque, qui non seulement l'accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laĂÂŻque jusqu'Ă ce qu'on pĂ»t juger, par un essai, du succĂšs qu'on devait espĂ©rer. Quel changement! Il fallut m'y soumettre. J'allai au sĂ©minaire comme j'aurais Ă©tĂ© au supplice. La triste maison qu'un sĂ©minaire, surtout pour qui sort de celle d'une aimable femme! J'y portai un seul livre, que j'avais priĂ© maman de me prĂÂȘter, et qui me fut d'une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c'Ă©tait un livre de musique. Parmi les talents qu'elle avait cultivĂ©s, la musique n'avait pas Ă©tĂ© oubliĂ©e. Elle avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin elle avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant; et il fallut commencer de loin, car Ă peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en Ă©tat de solfier, ne m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j'avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m'exercer seul. Le livre que j'emportai n'Ă©tait pas mĂÂȘme des plus faciles; c'Ă©taient les cantates de ClĂ©rambault. On concevra quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connaĂtre ni transposition ni quantitĂ©, je parvins Ă dĂ©chiffrer et chanter sans faute le premier rĂ©citatif et le premier air de la cantate d'AlphĂ©e et ArĂ©thuse; et il est vrai que cet air est scandĂ© si juste, qu'il ne faut que rĂ©citer les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l'air. Il y avait au sĂ©minaire un maudit lazariste qui m'entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin qu'il voulait m'enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d'Ă©pice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire Ă©tait sardonique; ses membres jouaient comme les poulies d'un mannequin. J'ai oubliĂ© son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m'est restĂ©e, et j'ai peine Ă me la rappeler sans frĂ©mir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carrĂ© pour me faire signe d'entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu'un cachot. Qu'on juge du contraste d'un pareil maĂtre pour le disciple d'un abbĂ© de cour! Si j'Ă©tais restĂ© deux mois Ă la merci de ce monstre, je suis persuadĂ© que ma tĂÂȘte n'y aurait pas rĂ©sistĂ©. Mais le bon M. Gros, qui s'aperçut que j'Ă©tais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n'Ă©tait pas difficile. Il m'ĂÂŽta des griffes de ma bĂÂȘte, et, par un autre contraste encore plus marquĂ©, me remit au plus doux des hommes c'Ă©tait un jeune abbĂ© faucigneran, appelĂ© M. GĂÂątier, qui faisait son sĂ©minaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanitĂ©, voulait bien prendre sur ses Ă©tudes le temps qu'il donnait Ă diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. GĂÂątier. Il Ă©tait blond, et sa barbe tirait sur le roux il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure Ă©paisse, cachent tous beaucoup d'esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui Ă©tait une ĂÂąme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mĂ©lange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu'on ne pouvait le voir sans s'intĂ©resser Ă lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eĂ»t dit qu'il prĂ©voyait sa destinĂ©e, et qu'il se sentait nĂ© pour ĂÂȘtre malheureux. Son caractĂšre ne dĂ©mentait pas sa physionomie plein de patience et de complaisance, il semblait plutĂÂŽt Ă©tudier avec moi que m'instruire. Il n'en fallait pas tant pour me le faire aimer, son prĂ©dĂ©cesseur avait rendu cela trĂšs facile. Cependant, malgrĂ© tout le temps qu'il me donnait, malgrĂ© toute la bonne volontĂ© que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prĂt trĂšs bien, j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maĂtres, exceptĂ© mon pĂšre et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-aprĂšs. Mon esprit, impatient de toute espĂšce de joug, ne peut s'asservir Ă la loi du moment; la crainte mĂÂȘme de ne pas apprendre m'empĂÂȘche d'ĂÂȘtre attentif de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre; il va en avant, et je n'entends rien. Mon esprit veut marcher Ă son heure, il ne peut se soumettre Ă celle d'autrui. Le temps des ordinations Ă©tant venu, M. GĂÂątier s'en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des voeux qui n'ont pas Ă©tĂ© plus exaucĂ©s que ceux que j'ai faits pour moi-mĂÂȘme. Quelques annĂ©es aprĂšs j'appris qu'Ă©tant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant Ă une fille, la seule dont, avec un coeur trĂšs tendre, il eĂ»t jamais Ă©tĂ© amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocĂšse administrĂ© trĂšs sĂ©vĂšrement. Les prĂÂȘtres, en bonne rĂšgle, ne doivent faire des enfants qu'Ă des femmes mariĂ©es. Pour avoir manquĂ© Ă cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamĂ©, chassĂ©. Je ne sais s'il aura pu dans la suite rĂ©tablir ses affaires mais le sentiment de son infortune, profondĂ©ment gravĂ© dans mon coeur, me revint quand j'Ă©crivis l'Ăâ°mile; et, rĂ©unissant M. GĂÂątier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prĂÂȘtres l'original du vicaire savoyard. Je me flatte que l'imitation n'a pas dĂ©shonorĂ© ses modĂšles. Pendant que j'Ă©tais au sĂ©minaire, M. d'Aubonne fut obligĂ© de quitter Annecy. Monsieur l'intendant s'avisa de trouver mauvais qu'il fĂt l'amour Ă sa femme. C'Ă©tait faire comme le chien du jardinier; car, quoique madame Corvezi fĂ»t aimable, il vivait fort mal avec elle; des goĂ»ts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu'il fut question de sĂ©paration. M. Corvezi Ă©tait un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui Ă force de vexations finit par se faire chasser lui-mĂÂȘme. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons M. d'Aubonne se vengea du sien par une comĂ©die; il envoya cette piĂšce Ă madame de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naĂtre la fantaisie d'en faire une, pour essayer si j'Ă©tais en effet aussi bĂÂȘte que l'auteur l'avait prononcĂ© mais ce ne fut qu'Ă ChambĂ©ri que j'exĂ©cutai ce projet en Ă©crivant l'Amant de lui-mĂÂȘme. Ainsi quand j'ai dit dans la prĂ©face de cette piĂšce que je l'avais Ă©crite Ă dix-huit ans, j'ai menti de quelques annĂ©es. C'est Ă peu prĂšs Ă ce temps-ci que se rapporte un Ă©vĂ©nement peu important en lui-mĂÂȘme, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avais oubliĂ©. Toutes les semaines j'avais une fois la permission de sortir; je n'ai pas besoin de dire quel usage j'en faisais. Un dimanche que j'Ă©tais chez maman, le feu prit Ă un bĂÂątiment des cordeliers attenant Ă la maison qu'elle occupait. Ce bĂÂątiment, oĂÂč Ă©tait leur four, Ă©tait plein jusqu'au comble de fascines sĂšches. Tout fut embrasĂ© en trĂšs peu de temps la maison Ă©tait en grand pĂ©ril, et couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de dĂ©mĂ©nager en hĂÂąte et de porter les meubles dans le jardin, qui Ă©tait vis-Ă -vis mes anciennes fenĂÂȘtres, et au delĂ du ruisseau dont j'ai parlĂ©. J'Ă©tais si troublĂ© que je jetais indiffĂ©remment par la fenĂÂȘtre tout ce qui me tombait sous la main, jusqu'Ă un gros mortier de pierre, qu'en tout autre temps j'aurais eu peine Ă soulever; j'Ă©tais prĂÂȘt Ă y jeter de mĂÂȘme une grande glace, si quelqu'un ne m'eĂ»t retenu. Le bon EvĂÂȘque, qui Ă©tait venu voir maman ce jour-lĂ , ne resta pas non plus oisif. Il l'emmena dans le jardin, oĂÂč il se mit en priĂšres avec elle et tous ceux qui Ă©taient lĂ ; en sorte qu'arrivant quelque temps aprĂšs, je vis tout le monde Ă genoux et m'y mis comme les autres. Durant la priĂšre du saint homme le vent changea, mais si brusquement et si Ă propos, que les flammes, qui couvraient la maison et entraient dĂ©jĂ par les fenĂÂȘtres, furent portĂ©es de l'autre cĂÂŽtĂ© de la cour, et la maison n'eut aucun mal. Deux ans aprĂšs, M. de Bernex Ă©tant mort, les Antonins, ses anciens confrĂšres, commencĂšrent Ă recueillir les piĂšces qui pouvaient servir Ă sa bĂ©atification. A la priĂšre du P. Boudet, je joignis Ă ces piĂšces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J'avais vu l'EvĂÂȘque en priĂšre, et durant sa priĂšre j'avais vu le vent changer, et mĂÂȘme trĂšs Ă propos; voilĂ ce que je pouvais dire et certifier mais qu'une de ces deux choses fĂ»t la cause de l'autre, voilĂ ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idĂ©es, alors sincĂšrement catholique, j'Ă©tais de bonne foi. L'amour du merveilleux, si naturel au coeur humain, ma vĂ©nĂ©ration pour ce vertueux prĂ©lat, l'orgueil secret d'avoir peut-ĂÂȘtre contribuĂ© moi-mĂÂȘme au miracle, aidĂšrent Ă me sĂ©duire; et ce qu'il y a de sĂ»r est que si ce miracle eĂ»t Ă©tĂ© l'effet des plus ardentes priĂšres, j'aurais bien pu m'en attribuer ma part. Plus de trente ans aprĂšs, lorsque j'eus publiĂ© les Lettres de la Montagne, M. FrĂ©ron dĂ©terra ce certificat je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la dĂ©couverte Ă©tait heureuse, et l'Ă -propos me parut Ă moi-mĂÂȘme trĂšs plaisant. J'Ă©tais destinĂ© Ă ĂÂȘtre le rebut de tous les Ă©tats. Quoique M. GĂÂątier eĂ»t rendu de mes progrĂšs le compte le moins dĂ©favorable qu'il lui fĂ»t possible, on voyait qu'ils n'Ă©taient pas proportionnĂ©s Ă mon travail, et cela n'Ă©tait pas encourageant pour me faire pousser mes Ă©tudes. Aussi l'Ă©vĂÂȘque et le supĂ©rieur se rebutĂšrent-ils, et on me rendit Ă madame de Warens comme un sujet qui n'Ă©tait pas mĂÂȘme bon pour ĂÂȘtre prĂÂȘtre; au reste, assez bon garçon, disait-on, et point vicieux ce qui fit que, malgrĂ© tant de prĂ©jugĂ©s rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna pas. Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j'avais tirĂ© si bon parti. Mon air d'AlphĂ©e et ArĂ©thuse Ă©tait Ă peu prĂšs tout ce que j'avais appris au sĂ©minaire. Mon goĂ»t marquĂ© pour cet art lui fit naĂtre la pensĂ©e de me faire musicien l'occasion Ă©tait commode; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maĂtre de musique de la cathĂ©drale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir trĂšs souvent. C'Ă©tait un Parisien nommĂ© M. le MaĂtre, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d'esprit, mais au demeurant trĂšs bon homme. Maman me fit faire sa connaissance je m'attachais Ă lui, je ne lui dĂ©plaisais pas on parla de pension, l'on en convint. Bref, j'entrai chez lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agrĂ©ablement que la maĂtrise n'Ă©tant qu'Ă vingt pas de la maison de maman, nous Ă©tions chez elle en un moment, et nous y soupions trĂšs souvent ensemble. On jugera bien que la vie de la maĂtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de choeur, me plaisait plus que celle du sĂ©minaire avec les pĂšres de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour ĂÂȘtre plus libre, n'en Ă©tait pas moins Ă©gale et rĂ©glĂ©e. J'Ă©tais fait pour aimer l'indĂ©pendance et pour n'en abuser jamais. Durant six mois entiers je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez maman ou Ă l'Ă©glise, et je n'en fus pas mĂÂȘme tentĂ©. Cet intervalle est un de ceux oĂÂč j'ai vĂ©cu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelĂ©s avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses oĂÂč je me suis trouvĂ©, quelques-uns ont Ă©tĂ© marquĂ©s par un tel sentiment de bien-ĂÂȘtre, qu'en les remĂ©morant j'en suis affectĂ© comme si j'y Ă©tais encore. Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la tempĂ©rature de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que lĂ , et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on rĂ©pĂ©tait Ă la maĂtrise, tout ce qu'on chantait au choeur, tout ce qu'on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prĂÂȘtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbĂ© blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu'aprĂšs avoir posĂ© son Ă©pĂ©e M. le MaĂtre endossait par-dessous son habit laĂÂŻque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au choeur; l'orgueil avec lequel j'allais, tenant ma petite flĂ»te Ă bec, m'Ă©tablir dans l'orchestre Ă la tribune pour un petit bout de rĂ©cit que M. le MaĂtre avait fait exprĂšs pour moi, le bon dĂner qui nous attendait ensuite, le bon appĂ©tit qu'on y portait; ce concours d'objets vivement retracĂ© m'a cent fois charmĂ© dans ma mĂ©moire, autant et plus que dans la rĂ©alitĂ©. J'ai gardĂ© toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ĂÂŻambes, parce qu'un dimanche de l'Avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathĂ©drale, selon un rite de cette Ă©glise-lĂ . Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu de musique je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que M. le MaĂtre me fit chanter avec elle, et que sa maĂtresse Ă©coutait avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'Ă la bonne servante Perrine, qui Ă©tait si bonne fille et que les enfants de choeur faisaient tant endĂÂȘver, tout, dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d'innocence, revient souvent me ravir et m'attrister. Je vivais Ă Annecy depuis prĂšs d'un an sans le moindre reproche; tout le monde Ă©tait content de moi. Depuis mon dĂ©part de Turin je n'avais point fait de sottise, et je n'en fis point tant que je fus sous les yeux de maman. Elle me conduisait, et me conduisait toujours bien mon attachement pour elle Ă©tait devenu ma seule passion; et ce qui prouve que ce n'Ă©tait pas une passion folle, c'est que mon coeur formait ma raison. Il est vrai qu'un seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultĂ©s, me mettait hors d'Ă©tat de rien apprendre, pas mĂÂȘme la musique, bien que j'y fisse tous mes efforts. Mais il n'y avait point de ma faute; la bonne volontĂ© y Ă©tait tout entiĂšre, l'assiduitĂ© y Ă©tait. J'Ă©tais distrait, rĂÂȘveur, je soupirais qu'y pouvais-je faire? Il ne manquait Ă mes progrĂšs rien qui dĂ©pendĂt de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu'un sujet qui vĂnt me les inspirer. Ce sujet se prĂ©senta; le hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tĂÂȘte en tira parti. Un soir du mois de fĂ©vrier qu'il faisait bien froid, comme nous Ă©tions tous autour du feu, nous entendĂmes frapper Ă la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre un jeune homme entre avec elle, monte, se prĂ©sente d'un air aisĂ©, et fait Ă M. le MaĂtre un compliment court et bien tournĂ©, se donnant pour un musicien français que le mauvais Ă©tat de ses finances forçait de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de musicien français, le coeur tressaillit au bon le MaĂtre il aimait passionnĂ©ment son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gĂte dont il paraissait avoir grand besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façons. Je l'examinai tandis qu'il se chauffait et qu'il jasait en attendant le souper. Il Ă©tait court de stature, mais large de carrure; il avait je ne sais quoi de contrefait dans sa taille, sans aucune difformitĂ© particuliĂšre; c'Ă©tait pour ainsi dire un bossu Ă Ă©paules plates, mais je crois qu'il boitait un peu; il avait un habit noir plutĂÂŽt usĂ© que vieux, et qui tombait par piĂšces, une chemise trĂšs fine et trĂšs sale, de belles manchettes d'effilĂ©, des guĂÂȘtres dans lesquelles il aurait mis les deux jambes, et, pour se garantir de la neige, un petit chapeau Ă porter sous le bras. Dans ce comique Ă©quipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son maintien ne dĂ©mentait pas; sa physionomie avait de la finesse et de l'agrĂ©ment; il parlait facilement et bien, mais trĂšs peu modestement. Tout marquait en lui un jeune dĂ©bauchĂ© qui avait eu de l'Ă©ducation, et qui n'allait pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu'il s'appelait Venture de Villeneuve, qu'il venait de Paris, qu'il s'Ă©tait Ă©garĂ© dans sa route; et, oubliant un peu son rĂÂŽle de musicien, il ajouta qu'il allait Ă Grenoble voir un parent qu'il avait dans le parlement. Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages cĂ©lĂšbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu'on disait il paraissait au fait; mais Ă peine un sujet Ă©tait-il entamĂ©, qu'il brouillait l'entretien par quelque polissonnerie qui faisait rire, et oublier ce que l'on avait dit. C'Ă©tait un samedi; il y avait le lendemain musique Ă la cathĂ©drale. M. le MaĂtre lui propose d'y chanter; trĂšs volontiers; lui demande quelle est sa partie; la haute-contre; et il parle d'autre chose. Avant d'aller Ă l'Ă©glise on lui offrit sa partie Ă prĂ©voir; il n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le MaĂtre Vous verrez, me dit-il Ă l'oreille, qu'il ne sait pas une note de musique. J'en ai grand'peur, lui rĂ©pondis-je. Je les suivis trĂšs inquiet. Quand on commença, le coeur me battit d'une terrible force, car je m'intĂ©ressais beaucoup Ă lui. J'eus bientĂÂŽt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux rĂ©cits avec toute la justesse et tout le goĂ»t imaginables, et, qui plus est, avec une trĂšs jolie voix. Je n'ai guĂšre eu de plus agrĂ©able surprise. AprĂšs la messe, M. Venture reçut des compliments Ă perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il rĂ©pondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grĂÂące. M. le MaĂtre l'embrassa de bon coeur; j'en fis autant il vit que j'Ă©tais bien aise, et cela parut lui faire plaisir. On conviendra, je m'assure, qu'aprĂšs m'ĂÂȘtre engouĂ© de M. BĂÂącle, qui tout comptĂ© n'Ă©tait qu'un manant, je pouvais m'engouer de M. Venture, qui avait de l'Ă©ducation, des talents, de l'esprit, de l'usage du monde, et qui pouvait passer pour un aimable dĂ©bauchĂ©. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce qui serait arrivĂ©, je pense, Ă tout autre jeune homme Ă ma place, d'autant plus facilement encore qu'il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mĂ©rite, et un meilleur goĂ»t pour s'y attacher car Venture en avait sans contredit, et il en avait surtout un bien rare Ă son ĂÂąge, celui de n'ĂÂȘtre point pressĂ© de montrer son acquis. Il est vrai qu'il se vantait de beaucoup de choses qu'il ne savait point; mais pour celles qu'il savait, et qui Ă©taient en assez grand nombre, il n'en disait rien il attendait l'occasion de les montrer; il s'en prĂ©valait alors sans empressement, et cela faisait le plus grand effet. Comme il s'arrĂÂȘtait aprĂšs chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il aurait tout montrĂ©. Badin, folĂÂątre, inĂ©puisable, sĂ©duisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait du ton le plus Ă©lĂ©gant les choses les plus grossiĂšres, et les faisait passer. Les femmes mĂÂȘme les plus modestes s'Ă©tonnaient de ce qu'elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu'il fallait se fĂÂącher, elles n'en avaient pas la force. Il ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu'il fĂ»t fait pour avoir de bonnes fortunes; mais il Ă©tait fait pour mettre un agrĂ©ment infini dans la sociĂ©tĂ© des gens qui en avaient. Il Ă©tait difficile qu'avec tant de talents agrĂ©ables, dans un pays oĂÂč l'on s'y connaĂt et oĂÂč on les aime, il restĂÂąt bornĂ© longtemps Ă la sphĂšre des musiciens. Mon goĂ»t pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que celui que j'avais pris pour M. BĂÂącle. J'aimais Ă le voir, Ă l'entendre; tout ce qu'il faisait me paraissait charmant, tout ce qu'il disait me semblait des oracles mais mon engouement n'allait pas jusqu'Ă ne pouvoir me sĂ©parer de lui. J'avais Ă mon voisinage un bon prĂ©servatif contre cet excĂšs. D'ailleurs, trouvant ses maximes trĂšs bonnes pour lui, je sentais qu'elles n'Ă©taient pas Ă mon usage; il me fallait une autre sorte de voluptĂ©, dont il n'avait pas l'idĂ©e, et dont je n'osais mĂÂȘme lui parler, bien sĂ»r qu'il se serait moquĂ© de moi. Cependant j'aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait. J'en parlais Ă maman avec transport; le MaĂtre lui en parlait avec Ă©loges. Elle consentit qu'on le lui amenĂÂąt. Mais cette entrevue ne rĂ©ussit point du tout il la trouva prĂ©cieuse, elle le trouva libertin; et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise connaissance, non seulement elle me dĂ©fendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect Ă m'y livrer; et, trĂšs heureusement pour mes moeurs et pour ma tĂÂȘte, nous fĂ»mes bientĂÂŽt sĂ©parĂ©s. M. le MaĂtre avait les goĂ»ts de son art; il aimait le vin. A table cependant il Ă©tait sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait qu'il bĂ»t. Sa servante le savait si bien, que, sitĂÂŽt qu'il prĂ©parait son papier pour composer et qu'il prenait son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l'instant d'aprĂšs, et le pot se renouvelait de temps Ă autre. Sans jamais ĂÂȘtre absolument ivre, il Ă©tait toujours pris de vin; et en vĂ©ritĂ© c'Ă©tait dommage, car c'Ă©tait un garçon essentiellement bon, et si gai que maman ne l'appelait que petit chat. Malheureusement il aimait son talent, travaillait beaucoup et buvait de mĂÂȘme. Cela prit sur sa santĂ© et enfin sur son humeur il Ă©tait quelquefois ombrageux et facile Ă offenser. Incapable de grossiĂšretĂ©, incapable de manquer Ă qui que ce fĂ»t, il n'a jamais dit une mauvaise parole, mĂÂȘme Ă un de ses enfants de choeur; mais il ne fallait pas non plus lui manquer, et cela Ă©tait juste. Le mal Ă©tait qu'ayant peu d'esprit, il ne discernait pas les tons et les caractĂšres, et prenait souvent la mouche sur rien. L'ancien chapitre de GenĂšve, oĂÂč jadis tant de princes et d'Ă©vĂÂȘques se faisaient un honneur d'entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservĂ© sa fiertĂ©. Pour pouvoir y ĂÂȘtre admis, il faut toujours ĂÂȘtre gentilhomme ou docteur de Sorbonne; et s'il est un orgueil pardonnable aprĂšs celui qui se tire du mĂ©rite personnel, c'est celui qui se tire de la naissance. D'ailleurs tous les prĂÂȘtres qui ont des laĂÂŻques Ă leurs gages les traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre le MaĂtre. Le chantre surtout, appelĂ© M. l'abbĂ© de Vidonne, qui du reste Ă©tait un trĂšs galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n'avait pas toujours pour lui les Ă©gards que mĂ©ritaient ses talents; et l'autre n'endurait pas volontiers ces dĂ©dains. Cette annĂ©e ils eurent durant la semaine sainte un dĂ©mĂÂȘlĂ© plus vif qu'Ă l'ordinaire dans un dĂner de rĂšgle que l'Ă©vĂÂȘque donnait aux chanoines, et oĂÂč le MaĂtre Ă©tait toujours invitĂ©. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digĂ©rer. Il prit sur-le-champ la rĂ©solution de s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire dĂ©mordre, quoique madame de Warens, Ă qui il alla faire ses adieux, n'Ă©pargnĂÂąt rien pour l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans en les laissant dans l'embarras aux fĂÂȘtes de PĂÂąques, temps oĂÂč l'on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l'embarrassait lui-mĂÂȘme Ă©tait sa musique qu'il voulait emporter, ce qui n'Ă©tait pas facile elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s'emportait pas sous le bras. Maman fit ce que j'aurais fait et ce que je ferais encore Ă sa place. AprĂšs bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant rĂ©solu de partir comme que ce fĂ»t, elle prit le parti de l'aider en tout ce qui dĂ©pendait d'elle. J'ose dire qu'elle le devait. Le MaĂtre s'Ă©tait consacrĂ©, pour ainsi dire, Ă son service. Soit en ce qui tenait Ă son art, soit en ce qui tenait Ă ses soins, il Ă©tait entiĂšrement Ă ses ordres; et le coeur avec lequel il les suivait donnait Ă sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre Ă un ami, dans une occasion essentielle, ce qu'il faisait pour elle en dĂ©tail depuis trois ou quatre ans mais elle avait une ĂÂąme qui, pour remplir de pareils devoirs, n'avait pas besoin de songer que c'en Ă©taient pour elle. Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. le MaĂtre, au moins jusqu'Ă Lyon, et de m'attacher Ă lui aussi longtemps qu'il aurait besoin de moi. Elle m'a depuis avouĂ© que le dĂ©sir de m'Ă©loigner de Venture Ă©tait entrĂ© pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidĂšle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre Ă Annecy une bĂÂȘte de somme, qui nous ferait infailliblement dĂ©couvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse Ă bras jusqu'Ă une certaine distance, et louer ensuite un ĂÂąne dans un village pour la transporter jusqu'Ă Seyssel, oĂÂč, Ă©tant sur terres de France, nous n'aurions plus rien Ă risquer. Cet avis fut suivi nous partĂmes le mĂÂȘme soir Ă sept heures; et maman, sous prĂ©texte de payer ma dĂ©pense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat d'un surcroĂt qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portĂÂąmes la caisse comme nous pĂ»mes jusqu'au premier village, oĂÂč un ĂÂąne nous relaya; et la mĂÂȘme nuit nous nous rendĂmes Ă Seyssel. Je crois avoir dĂ©jĂ remarquĂ© qu'il y a des temps oĂÂč je suis si peu semblable Ă moi-mĂÂȘme, qu'on me prendrait pour un autre homme de caractĂšre tout opposĂ©. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curĂ© de Seyssel, Ă©tait chanoine de Saint-Pierre, par consĂ©quent de la connaissance de M. le MaĂtre, et l'un des hommes dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d'aller nous prĂ©senter Ă lui, et lui demander gĂte sous quelque prĂ©texte, comme si nous Ă©tions lĂ du consentement du chapitre. Le MaĂtre goĂ»ta cette idĂ©e qui rendait sa vengeance moqueuse et plaisante. Nous allĂÂąmes donc effrontĂ©ment chez M. Reydelet, qui nous reçut trĂšs bien. Le MaĂtre lui dit qu'il allait Ă Bellay, Ă la priĂšre de l'Ă©vĂÂȘque, diriger sa musique aux fĂÂȘtes de PĂÂąques, qu'il comptait repasser dans peu de jours; et moi, Ă l'appui de ce mensonge, j'en enfilai cent autres si naturels, que M. Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitiĂ© et me fit mille caresses. Nous fĂ»mes bien rĂ©galĂ©s, bien couchĂ©s. M. Reydelet ne savait quelle chĂšre nous faire; et nous nous sĂ©parĂÂąmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous arrĂÂȘter plus longtemps au retour. A peine pĂ»mes-nous attendre que nous fussions seuls pour commencer nos Ă©clats de rire; et j'avoue qu'ils me reprennent encore en y pensant; car on ne saurait imaginer une espiĂšglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eĂ»t Ă©gayĂ©s durant toute la route, si M. le MaĂtre, qui ne cessait de boire et de battre la campagne, n'eĂ»t Ă©tĂ© attaquĂ© deux ou trois fois d'une atteinte Ă laquelle il devenait trĂšs sujet, et qui ressemblait fort Ă l'Ă©pilepsie. Cela me jeta dans des embarras qui m'effrayĂšrent, et dont je pensai bientĂÂŽt Ă me tirer comme je pourrais. Nous allĂÂąmes Ă Bellay passer les fĂÂȘtes de PĂÂąques, comme nous l'avions dit Ă M. Reydelet; et, quoique nous n'y fussions point attendus, nous fĂ»mes reçus du maĂtre de musique et accueillis de tout le monde avec grand plaisir. M. le MaĂtre avait de la considĂ©ration dans son art, et la mĂ©ritait. Le maĂtre de musique de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages, et tĂÂącha d'obtenir l'approbation d'un si bon juge; car outre que le MaĂtre Ă©tait connaisseur, il Ă©tait Ă©quitable, point jaloux et point flagorneur. Il Ă©tait si supĂ©rieur Ă tous ces maĂtres de musique de province, et ils le sentaient si bien eux-mĂÂȘmes, qu'ils le regardaient moins comme leur confrĂšre que comme leur chef. AprĂšs avoir passĂ© trĂšs agrĂ©ablement quatre ou cinq jours Ă Bellay, nous en repartĂmes, et continuĂÂąmes notre route sans aucun accident que ceux dont je viens de parler. ArrivĂ©s Ă Lyon, nous fĂ»mes loger Ă Notre-Dame de PitiĂ©; et, en attendant la caisse, qu'Ă la faveur d'un autre mensonge nous avions embarquĂ©e sur le RhĂÂŽne par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le MaĂtre alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier, dont il sera parlĂ© dans la suite, et l'abbĂ© Dortan, comte de Lyon. L'un et l'autre le reçurent bien; mais ils le trahirent, comme on verra tout Ă l'heure; son bonheur s'Ă©tait Ă©puisĂ© chez M. Reydelet. Deux jours aprĂšs notre arrivĂ©e Ă Lyon, comme nous passions dans une petite rue non loin de notre auberge, le MaĂtre fut surpris d'une de ses atteintes, et celle-lĂ fut si violente que j'en fus saisi d'effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge, et suppliai qu'on l'y fĂt porter; puis, tandis qu'on s'assemblait et s'empressait autour d'un homme tombĂ© sans sentiment et Ă©cumant au milieu de la rue, il fut dĂ©laissĂ© du seul ami sur lequel il eĂ»t dĂ» compter. Je pris l'instant oĂÂč personne ne songeait Ă moi; je tournai le coin de la rue, et je disparus. GrĂÂące au ciel, j'ai fini ce troisiĂšme aveu pĂ©nible. S'il m'en restait beaucoup de pareils Ă faire, j'abandonnerais le travail que j'ai commencĂ©. De tout ce que j'ai dit jusqu'Ă prĂ©sent, il en est restĂ© quelques traces dans les lieux oĂÂč j'ai vĂ©cu; mais ce que j'ai Ă dire dans le livre suivant est presque entiĂšrement ignorĂ©. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux qu'elles n'aient pas plus mal fini. Mais ma tĂÂȘte, montĂ©e au ton d'un instrument Ă©tranger, Ă©tait hors de son diapason elle y revint d'elle-mĂÂȘme; et alors je cessai mes folies, ou du moins j'en fis de plus accordantes Ă mon naturel. Cette Ă©poque de ma jeunesse est celle dont j'ai l'idĂ©e la plus confuse. Rien presque ne s'y est passĂ© d'assez intĂ©ressant Ă mon coeur pour m'en retracer vivement le souvenir; et il est difficile que dans tant d'allĂ©es et venues, dans tant de dĂ©placements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J'Ă©cris absolument de mĂ©moire, sans monuments, sans matĂ©riaux qui puissent me la rappeler. Il y a des Ă©vĂ©nements de ma vie qui me sont aussi prĂ©sents que s'ils venaient d'arriver; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'Ă l'aide de rĂ©cits aussi confus que le souvenir qui m'en est restĂ©. J'ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j'en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu'au temps oĂÂč j'ai de moi des renseignements plus sĂ»rs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assurĂ© d'ĂÂȘtre exact et fidĂšle, comme je tĂÂącherai toujours de l'ĂÂȘtre en tout voilĂ sur quoi l'on peut compter. SitĂÂŽt que j'eus quittĂ© M. le MaĂtre, ma rĂ©solution fut prise, et je repartis pour Annecy. La cause et le mystĂšre de notre dĂ©part m'avaient donnĂ© un grand intĂ©rĂÂȘt pour la sĂ»retĂ© de notre retraite; et cet intĂ©rĂÂȘt, m'occupant tout entier, avait fait diversion durant quelques jours Ă celui qui me rappelait en arriĂšre mais dĂšs que la sĂ©curitĂ© me laissa plus tranquille, le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne me tentait, je n'avais de dĂ©sir que pour retourner auprĂšs de maman. La tendresse et la vĂ©ritĂ© de mon attachement pour elle avait dĂ©racinĂ© de mon coeur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne voyais plus d'autre bonheur que celui de vivre auprĂšs d'elle, et je ne faisais pas un pas sans sentir que je m'Ă©loignais de ce bonheur. J'y revins donc aussitĂÂŽt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre souvenir de celui-lĂ . Je ne m'en rappelle rien du tout, sinon mon dĂ©part de Lyon et mon arrivĂ©e Ă Annecy. Qu'on juge surtout si cette derniĂšre Ă©poque a dĂ» sortir de ma mĂ©moire! En arrivant je ne trouvai plus madame de Warens; elle Ă©tait partie pour Paris. Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l'aurait dit, j'en suis trĂšs sĂ»r, si je l'en avais pressĂ©e; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis mon coeur, uniquement occupĂ© du prĂ©sent, en remplit toute sa capacitĂ©, tout son espace, et, hors les plaisirs passĂ©s, qui font dĂ©sormais mes uniques jouissances, il n'y reste pas un coin de vide pour ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans le peu qu'elle m'en a dit est que, dans la rĂ©volution causĂ©e Ă Turin par l'abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d'ĂÂȘtre oubliĂ©e, et voulut, Ă la faveur des intrigues de M. d'Aubonne, chercher le mĂÂȘme avantage Ă la cour de France, oĂÂč elle m'a souvent dit qu'elle l'eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ©, parce que la multitude des grandes affaires fait qu'on n'y est pas si dĂ©sagrĂ©ablement surveillĂ©. Si cela est, il est bien Ă©tonnant qu'Ă son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu'elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu'elle avait Ă©tĂ© chargĂ©e de quelque commission secrĂšte, soit de la part de l'Ă©vĂÂȘque, qui avait alors des affaires Ă la cour de France, oĂÂč il fut lui-mĂÂȘme obligĂ© d'aller, soit de la part de quelqu'un plus puissant encore, qui sut lui mĂ©nager un heureux retour. Ce qu'il y a de sĂ»r, si cela est, est que l'ambassadrice n'Ă©tait pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle avait tous les talents nĂ©cessaires pour se bien tirer d'une nĂ©gociation. LIVRE QUATRIĂËME 1731 - 1732 J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et de ma douleur! C'est alors que le regret d'avoir lĂÂąchement abandonnĂ© M. le MaĂtre commença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand j'appris le malheur qui lui Ă©tait arrivĂ©. Sa caisse de musique, qui contenait toute sa fortune, cette prĂ©cieuse caisse, sauvĂ©e avec tant de fatigue, avait Ă©tĂ© saisie en arrivant Ă Lyon, par les soins du comte Dortan, Ă qui le chapitre avait fait Ă©crire pour le prĂ©venir de cet enlĂšvement furtif. Le MaĂtre avait en vain rĂ©clamĂ© son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La propriĂ©tĂ© de cette caisse Ă©tait tout au moins sujette Ă litige il n'y en eut point. L'affaire fut dĂ©cidĂ©e Ă l'instant mĂÂȘme par la loi du plus fort, et le pauvre le MaĂtre perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours. Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais j'Ă©tais dans un ĂÂąge oĂÂč les grands chagrins ont peu de prise, et je me forgeai bientĂÂŽt des consolations. Je comptais avoir dans peu des nouvelles de madame de Warens, quoique je ne susse pas son adresse et qu'elle ignorĂÂąt que j'Ă©tais de retour et quant Ă ma dĂ©sertion, tout bien comptĂ©, je ne la trouvais pas si coupable. J'avais Ă©tĂ© utile Ă M. le MaĂtre dans sa retraite; c'Ă©tait le seul service qui dĂ©pendĂt de moi. Si j'avais restĂ© avec lui en France, je ne l'aurais pas guĂ©ri de son mal, je n'aurais pas sauvĂ© sa caisse, je n'aurais fait que doubler sa dĂ©pense sans lui pouvoir ĂÂȘtre bon Ă rien. VoilĂ comment alors je voyais la chose je la vois autrement aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'ĂÂȘtre faite qu'elle nous tourmente, c'est quand longtemps aprĂšs on se la rappelle; car le souvenir ne s'en Ă©teint point. Le seul parti que j'avais Ă prendre pour avoir des nouvelles de maman Ă©tait d'en attendre; car oĂÂč l'aller chercher Ă Paris, et avec quoi faire le voyage? Il n'y avait point de lieu plus sĂ»r qu'Annecy pour savoir tĂÂŽt ou tard oĂÂč elle Ă©tait. J'y restai donc mais je me conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'Ă©vĂÂȘque qui m'avait protĂ©gĂ© et qui me pouvait protĂ©ger encore je n'avais plus ma patronne auprĂšs de lui, et je craignais les rĂ©primandes sur notre Ă©vasion. J'allai moins encore au sĂ©minaire M. Gros n'y Ă©tait plus. Je ne vis personne de ma connaissance j'aurais pourtant bien voulu aller voir madame l'intendante, mais je n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela je retrouvai M. Venture, auquel, malgrĂ© mon enthousiasme, je n'avais pas mĂÂȘme pensĂ© depuis mon dĂ©part. Je le trouvai brillant et fĂÂȘtĂ© dans tout Annecy; les dames se l'arrachaient. Ce succĂšs acheva de me tourner la tĂÂȘte; je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus Ă mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gĂte; il y consentit. Il Ă©tait logĂ© chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui dans son patois n'appelait pas sa femme autrement que salopiĂšre, nom qu'elle mĂ©ritait assez. Il avait avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait d'un ton froid, et dans son accent provençal, des mots qui faisaient le plus grand effet; c'Ă©taient des scĂšnes Ă pĂÂąmer de rire. Les matinĂ©es se passaient ainsi sans qu'on y songeĂÂąt Ă deux ou trois heures nous mangions un morceau; Venture s'en allait dans ses sociĂ©tĂ©s, oĂÂč il soupait; et moi j'allais me promener seul, mĂ©ditant sur son grand mĂ©rite, admirant, convoitant ses rares talents, et maudissant ma malheureuse Ă©toile qui ne m'appelait point Ă cette heureuse vie. Eh! que je m'y connaissais mal! la mienne eĂ»t Ă©tĂ© cent fois plus charmante, si j'avais Ă©tĂ© moins bĂÂȘte, et si j'en avais su mieux jouir. Madame de Warens n'avait emmenĂ© qu'Anet avec elle; elle avait laissĂ© Merceret, sa femme de chambre dont j'ai parlĂ© je la trouvai occupant encore l'appartement de sa maĂtresse. Mademoiselle Merceret Ă©tait une fille un peu plus ĂÂągĂ©e que moi, non pas jolie, mais assez agrĂ©able; une bonne Fribourgeoise sans malice, et Ă qui je n'ai connu d'autre dĂ©faut que d'ĂÂȘtre quelquefois un peu mutine avec sa maĂtresse. Je l'allais voir assez souvent c'Ă©tait une ancienne connaissance, et sa vue m'en rappelait une plus chĂšre, qui me la faisait aimer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Giraud, Genevoise, qui, pour mes pĂ©chĂ©s, s'avisa de prendre du goĂ»t pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m'amener chez elle je m'y laissais mener, parce que j'aimais assez Merceret, et qu'il y avait lĂ d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour mademoiselle Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, on ne peut rien ajouter Ă l'aversion que j'avais pour elle. Quand elle approchait de mon visage son museau sec et noir barbouillĂ© de tabac d'Espagne, j'avais peine Ă m'abstenir d'y cracher. Mais je prenais patience Ă cela prĂšs, je me plaisais fort au milieu de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour Ă mademoiselle Giraud, soit pour moi-mĂÂȘme, toutes me fĂÂȘtaient Ă l'envi. Je ne voyais Ă tout cela que de l'amitiĂ©. J'ai pensĂ© depuis qu'il n'eĂ»t tenu qu'Ă moi d'y voir davantage mais je ne m'en avisais pas, je n'y pensais pas. D'ailleurs des couturiĂšres, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guĂšre il me fallait des demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç'a toujours Ă©tĂ© la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-lĂ . Ce n'est pourtant pas du tout la vanitĂ© de l'Ă©tat et du rang qui m'attire; c'est un teint mieux conservĂ©, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de dĂ©licatesse et de propretĂ© sur toute la personne, plus de goĂ»t dans la maniĂšre de se mettre et de s'exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustĂ©s. Je prĂ©fĂ©rerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-mĂÂȘme cette prĂ©fĂ©rence trĂšs ridicule; mais mon coeur la donne malgrĂ© moi. HĂ© bien, cet avantage se prĂ©sentait encore, et il ne tint encore qu'Ă moi d'en profiter. Que j'aime Ă tomber de temps en temps sur les moments agrĂ©ables de ma jeunesse! Ils m'Ă©taient si doux; ils ont Ă©tĂ© si courts, si rares, et je les ai goĂ»tĂ©s Ă si bon marchĂ©! Ah! leur seul souvenir rend encore Ă mon coeur une voluptĂ© pure, dont j'ai besoin pour animer mon courage et soutenir les ennuis du reste de mes ans. L'aurore un matin me parut si belle, que m'Ă©tant habillĂ© prĂ©cipitamment je me hĂÂątai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goĂ»tai ce plaisir dans tout son charme; c'Ă©tait la semaine aprĂšs la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure, Ă©tait couverte d'herbe et de fleurs; les rossignols, presque Ă la fin de leur ramage, semblaient se plaire Ă le renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d'un beau jour d'Ă©tĂ©, d'un de ces jours qu'on ne voit plus Ă mon ĂÂąge, et qu'on n'a jamais vus dans le triste sol que j'habite aujourd'hui. Je m'Ă©tais insensiblement Ă©loignĂ© de la ville, la chaleur augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d'un ruisseau. J'entends derriĂšre moi des pas de chevaux et des voix de filles, qui semblaient embarrassĂ©es, mais qui n'en riaient pas de moins bon coeur. Je me retourne; on m'appelle par mon nom; j'approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley, qui, n'Ă©tant pas d'excellentes cavaliĂšres, ne savaient comment forcer leurs chevaux Ă passer le ruisseau. Mademoiselle de Graffenried Ă©tait une jeune Bernoise fort aimable, qui, par quelque folie de son ĂÂąge ayant Ă©tĂ© jetĂ©e hors de son pays, avait imitĂ© madame de Warens, chez qui je l'avais vue quelquefois; mais n'ayant pas eu une pension comme elle, elle avait Ă©tĂ© trop heureuse de s'attacher Ă mademoiselle Galley, qui, l'ayant prise en amitiĂ©, avait engagĂ© sa mĂšre Ă la lui donner pour compagne jusqu'Ă ce qu'on la pĂ»t placer de quelque façon. Mademoiselle Galley, d'un an plus jeune qu'elle, Ă©tait encore plus jolie; elle avait je ne sais quoi de plus dĂ©licat, de plus fin; elle Ă©tait en mĂÂȘme temps trĂšs mignonne et trĂšs formĂ©e, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimaient tendrement, et leur bon caractĂšre Ă l'une et Ă l'autre ne pouvait qu'entretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la dĂ©ranger. Elles me dirent qu'elles allaient Ă Toune, vieux chĂÂąteau appartenant Ă madame Galley; elles implorĂšrent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n'en pouvant venir Ă bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux; mais elles craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps. J'eus recours Ă un autre expĂ©dient; je pris par la bride le cheval de mademoiselle Galley, puis, le tirant aprĂšs moi, je traversai le ruisseau ayant de l'eau jusqu'Ă mi-jambes, et l'autre cheval suivit sans difficultĂ©. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles et m'en aller comme un benĂÂȘt elles se dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de Graffenried s'adressant Ă moi Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous Ă©chappe pas comme cela. Vous vous ĂÂȘtes mouillĂ© pour notre service, et nous devons en conscience avoir soin de vous sĂ©cher il faut, s'il vous plaĂt, venir avec nous, nous vous arrĂÂȘtons prisonnier. Le coeur me battait; je regardais mademoiselle Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarĂ©e, prisonnier de guerre; montez en croupe derriĂšre elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n'ai point l'honneur d'ĂÂȘtre connu de madame votre mĂšre; que dira-t-elle en me voyant arriver? Sa mĂšre, reprit mademoiselle de Graffenried, n'est pas Ă Toune, nous sommes seules nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous. L'effet de l'Ă©lectricitĂ© n'est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m'Ă©lançant sur le cheval de mademoiselle de Graffenried, je tremblais de joie; et quand il fallut l'embrasser pour me tenir, le coeur me battait si fort qu'elle s'en aperçut elle me dit que le sien lui battait aussi, par la frayeur de tomber; c'Ă©tait presque, dans ma posture, une invitation de vĂ©rifier la chose je n'osai jamais; et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, trĂšs serrĂ©e Ă la vĂ©ritĂ©, mais sans se dĂ©placer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort. La gaietĂ© du voyage et le babil de ces filles aiguisĂšrent tellement le mien, que jusqu'au soir, et tant que nous fĂ»mes ensemble, nous ne dĂ©parlĂÂąmes pas un moment. Elles m'avaient mis si bien Ă mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux, quoiqu'elle ne dit pas les mĂÂȘmes choses. Quelques instants seulement, quand je me trouvais tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec l'une ou l'autre, l'entretien s'embarrassait un peu; mais l'absente revenait bien vite, et ne nous laissait pas le temps d'Ă©claircir cet embarras. ArrivĂ©s Ă Toune, et moi bien sĂ©chĂ©, nous dĂ©jeunĂÂąmes. Ensuite il fallut procĂ©der Ă l'importante affaire de prĂ©parer le dĂner. Les deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en temps les enfants de la grangĂšre; et le pauvre marmiton regardait faire en rongeant son frein. On avait envoyĂ© des provisions de la ville, et il y avait de quoi faire un trĂšs bon dĂner, surtout en friandises mais malheureusement on avait oubliĂ© du vin. Cet oubli n'Ă©tait pas Ă©tonnant pour des filles qui n'en buvaient guĂšre; mais j'en fus fĂÂąchĂ©, car j'avais un peu comptĂ© sur ce secours pour m'enhardir. Elles en furent fĂÂąchĂ©es aussi, par la mĂÂȘme raison peut-ĂÂȘtre; mais je n'en crois rien. Leur gaietĂ© vive et charmante Ă©tait l'innocence mĂÂȘme; et d'ailleurs qu'eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyĂšrent chercher du vin partout aux environs on n'en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m'en marquaient leur chagrin, je leur dis de n'en pas ĂÂȘtre si fort en peine, et qu'elles n'avaient pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce fut la seule galanterie que j'osai leur dire de la journĂ©e; mais je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie Ă©tait une vĂ©ritĂ©. Nous dĂnĂÂąmes dans la cuisine de la grangĂšre, les deux amies assises sur des bancs aux deux cĂÂŽtĂ©s de la longue table, et leur hĂÂŽte entre elles deux sur une escabelle Ă trois pieds. Quel dĂner! quel souvenir plein de charmes! Comment, pouvant Ă si peu de frais goĂ»ter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher d'autres? Jamais souper des petites maisons de Paris n'approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaietĂ©, pour la douce joie, mais je dis pour la sensualitĂ©. AprĂšs le dĂner nous fĂmes une Ă©conomie au lieu de prendre le cafĂ© qui nous restait du dĂ©jeuner, nous le gardĂÂąmes pour le goĂ»ter avec de la crĂšme et des gĂÂąteaux qu'elles avaient apportĂ©s; et pour tenir notre appĂ©tit en haleine, nous allĂÂąmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux Ă travers les branches. Une fois mademoiselle Galley, avançant son tablier et reculant la tĂÂȘte, se prĂ©sentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-mĂÂȘme Que mes lĂšvres ne sont-elles des cerises! comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur! La journĂ©e se passa de cette sorte Ă folĂÂątrer avec la plus grande libertĂ©, et toujours avec la plus grande dĂ©cence. Pas un seul mot Ă©quivoque, pas une seule plaisanterie hasardĂ©e et cette dĂ©cence nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs. Enfin ma modestie d'autres diront ma sottise fut telle, que la plus grande privautĂ© qui m'Ă©chappa fut de baiser une seule fois la main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix Ă cette lĂ©gĂšre faveur. Nous Ă©tions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissĂ©s ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement aprĂšs qu'elle fut baisĂ©e, en me regardant d'un air qui n'Ă©tait point irritĂ©. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire son amie entra, et me parut laide en ce moment. Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il fallait pour y arriver de jour, et nous nous hĂÂątĂÂąmes de partir en nous distribuant comme nous Ă©tions venus. Si j'avais osĂ©, j'aurais transposĂ© cet ordre; car le regard de mademoiselle Galley m'avait vivement Ă©mu le coeur; mais je n'osai rien dire, et ce n'Ă©tait pas Ă elle de le proposer. En marchant nous disions que la journĂ©e avait tort de finir; mais, loin de nous plaindre qu'elle eĂ»t Ă©tĂ© courte, nous trouvĂÂąmes que nous avions eu le secret de la faire longue par tous les amusements dont nous avions su la remplir. Je les quittai Ă peu prĂšs au mĂÂȘme endroit oĂÂč elles m'avaient pris. Avec quel regret nous nous sĂ©parĂÂąmes! avec quel plaisir nous projetĂÂąmes de nous revoir! Douze heures passĂ©es ensemble nous valaient des siĂšcles de familiaritĂ©. Le doux souvenir de cette journĂ©e ne coĂ»tait rien Ă ces aimables filles; la tendre union qui rĂ©gnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et n'eĂ»t pu subsister avec eux nous nous aimions sans mystĂšre et sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L'innocence des moeurs a sa voluptĂ©, qui vaut bien l'autre, parce qu'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement. Pour moi, je sais que la mĂ©moire d'un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au coeur que celle d'aucuns plaisirs que j'aie goĂ»tĂ©s en ma vie. Je ne savais pas trop ce que je voulais Ă ces deux charmantes personnes, mais elles m'intĂ©ressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si j'eusse Ă©tĂ© le maĂtre de mes arrangements, mon coeur se serait partagĂ©; j'y sentais un peu de prĂ©fĂ©rence. J'aurais fait mon bonheur d'avoir pour maĂtresse mademoiselle de Graffenried; mais Ă choix, je crois que je l'aurais mieux aimĂ©e pour confidente. Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pouvais plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eĂ»t dit que je ne les reverrais de ma vie, et que lĂ finiraient nos Ă©phĂ©mĂšres amours? Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu'aprĂšs beaucoup de prĂ©liminaires, les plus avancĂ©es finissent par baiser la main. O mes lecteurs, ne vous y trompez pas. J'ai peut-ĂÂȘtre eu plus de plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisĂ©e, que vous n'en aurez jamais dans les vĂÂŽtres en commençant tout au moins par lĂ . Venture, qui s'Ă©tait couchĂ© fort tard la veille, rentra peu de temps aprĂšs moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le mĂÂȘme plaisir qu'Ă l'ordinaire, et je me gardai de lui dire comment j'avais passĂ© ma journĂ©e. Ces demoiselles m'avaient parlĂ© de lui avec peu d'estime, et m'avaient paru mĂ©contentes de me savoir en si mauvaises mains cela lui fit tort dans mon esprit; d'ailleurs tout ce qui me distrayait d'elles ne pouvait que m'ĂÂȘtre dĂ©sagrĂ©able. Cependant il me rappela bientĂÂŽt Ă lui et Ă moi en me parlant de ma situation. Elle Ă©tait trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dĂ©pensasse trĂšs peu de chose, mon petit pĂ©cule achevait de s'Ă©puiser; j'Ă©tais sans ressource. Point de nouvelles de maman; je ne savais que devenir, et je sentais un cruel serrement de coeur de voir l'ami de mademoiselle Galley rĂ©duit Ă l'aumĂÂŽne. Venture me dit qu'il avait parlĂ© de moi Ă monsieur le juge-mage, qu'il voulait m'y mener dĂner le lendemain; que c'Ă©tait un homme en Ă©tat de me rendre service par ses amis; d'ailleurs une bonne connaissance Ă faire, un homme d'esprit et de lettres, d'un commerce fort agrĂ©able, qui avait des talents et qui les aimait puis mĂÂȘlant, Ă son ordinaire, aux choses les plus sĂ©rieuses la plus mince frivolitĂ©, il me fit voir un joli couplet, venu de Paris, sur un air d'un opĂ©ra de Mouret qu'on jouait alors. Ce couplet avait plu si fort Ă M. Simon c'Ă©tait le nom du juge-mage, qu'il voulait en faire un autre en rĂ©ponse sur le mĂÂȘme air; il avait dit Ă Venture d'en faire aussi un; et la folie prit Ă celui-ci de m'en faire faire un troisiĂšme, afin, disait-il, qu'on vĂt les couplets arriver le lendemain comme les brancards du Roman comique. La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet. Pour les premiers vers que j'eusse faits ils Ă©taient passables, meilleurs mĂÂȘme, ou du moins faits avec plus de goĂ»t qu'ils n'auraient Ă©tĂ© la veille, le sujet roulant sur une situation fort tendre, Ă laquelle mon coeur Ă©tait dĂ©jĂ tout disposĂ©. Je montrai le matin mon couplet Ă Venture, qui, le trouvant joli, le mit dans sa poche sans me dire s'il avait fait le sien. Nous allĂÂąmes chez M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agrĂ©able elle ne pouvait manquer de l'ĂÂȘtre entre deux hommes d'esprit, Ă qui la lecture avait profitĂ©. Pour moi, je faisais mon rĂÂŽle, j'Ă©coutais et je me taisais. Ils ne parlĂšrent de couplet ni l'un ni l'autre; je n'en parlai point non plus, et jamais, que je sache, il n'a Ă©tĂ© question du mien. M. Simon parut content de mon maintien c'est Ă peu prĂšs tout ce qu'il vit de moi dans cette entrevue. Il m'avait dĂ©jĂ vu plusieurs fois chez madame de Warens, sans faire une grande attention Ă moi. Ainsi c'est depuis ce dĂner que je puis dater sa connaissance, qui ne me servit de rien pour l'objet qui me l'avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d'autres avantages qui me font rappeler sa mĂ©moire avec plaisir. J'aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualitĂ© de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on n'imaginerait pas si je n'en disais rien. M. le juge-mage Simon n'avait assurĂ©ment pas deux pieds de haut. Ses jambes, droites, menues et mĂÂȘme assez longues, l'auraient agrandi si elles eussent Ă©tĂ© verticales; mais elles posaient de biais comme celles d'un compas trĂšs ouvert. Son corps Ă©tait non seulement court, mais mince, et en tout sens d'une petitesse inconcevable. Il devait paraĂtre une sauterelle quand il Ă©tait nu. Sa tĂÂȘte, de grandeur naturelle, avec un visage bien formĂ©, l'air noble, d'assez beaux yeux, semblait une tĂÂȘte postiche qu'on aurait plantĂ©e sur un moignon. Il eĂ»t pu s'exempter de faire de la dĂ©pense en parure, car sa grande perruque seule l'habillait parfaitement de pied en cap. Il avait deux voix toutes diffĂ©rentes, qui s'entremĂÂȘlaient sans cesse dans sa conversation avec un contraste d'abord trĂšs plaisant, mais bientĂÂŽt trĂšs dĂ©sagrĂ©able. L'une Ă©tait grave et sonore; c'Ă©tait, si j'ose ainsi parler, la voix de sa tĂÂȘte. L'autre, claire, aiguĂ et perçante, Ă©tait la voix de son corps. Quand il s'Ă©coutait beaucoup, qu'il parlait trĂšs posĂ©ment, qu'il mĂ©nageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa grosse voix; mais pour peu qu'il s'animĂÂąt et qu'un accent plus vif vĂnt se prĂ©senter, cet accent devenait comme le sifflement d'une clef, et il avait toute la peine du monde Ă reprendre sa basse. Avec la figure que je viens de peindre, et qui n'est point chargĂ©e, M. Simon Ă©tait galant, grand conteur de fleurettes, et poussait jusqu'Ă la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchait Ă prendre ses avantages, il donnait volontiers ses audiences du matin dans son lit; car quand on voyait sur l'oreiller une belle tĂÂȘte, personne n'allait s'imaginer que c'Ă©tait lĂ tout. Cela donnait lieu quelquefois Ă des scĂšnes dont je suis sĂ»r que tout Annecy se souvient encore. Un matin qu'il attendait dans ce lit, ou plutĂÂŽt sur ce lit, les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche, ornĂ©e de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte Ă la porte. La servante Ă©tait sortie. Monsieur le juge-mage, entendant redoubler, crie Entrez; et cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguĂ. L'homme entre, il cherche d'oĂÂč vient cette voix de femme; et voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant Ă madame de grandes excuses. M. Simon se fĂÂąche et n'en crie que plus clair. Le paysan, confirmĂ© dans son idĂ©e et se croyant insultĂ©, lui chante pouille, lui dit qu'apparemment elle n'est qu'une coureuse, et que monsieur le juge-mage ne donne guĂšre bon exemple chez lui. Le juge-mage furieux, et n'ayant pour toute arme que son pot de chambre, allait le jeter Ă la tĂÂȘte de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva. Ce petit nain, si disgraciĂ© dans son corps par la nature, en avait Ă©tĂ© dĂ©dommagĂ© du cĂÂŽtĂ© de l'esprit il l'avait naturellement agrĂ©able, et il avait pris soin de l'orner. Quoiqu'il fĂ»t Ă ce qu'on disait assez bon jurisconsulte, il n'aimait pas son mĂ©tier. Il s'Ă©tait jetĂ© dans la belle littĂ©rature, et il y avait rĂ©ussi. Il en avait pris surtout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l'agrĂ©ment dans le commerce, mĂÂȘme avec les femmes. Il savait par coeur tous les petits traits des ana et autres semblables il avait l'art de les faire valoir, en contant avec intĂ©rĂÂȘt, avec mystĂšre, et comme une anecdote de la veille, ce qui s'Ă©tait passĂ© il y avait soixante ans. Il savait la musique, et chantait agrĂ©ablement de sa voix d'homme enfin il avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat. A force de cajoler les dames d'Annecy, il s'Ă©tait mis Ă la mode parmi elles elles l'avaient Ă leur suite comme un petit sapajou. Il prĂ©tendait mĂÂȘme Ă de bonnes fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une madame d'Ăâ°pagny disait que pour lui la derniĂšre faveur Ă©tait de baiser une femme au genou. Comme il connaissait les bons livres, et qu'il en parlait volontiers, sa conversation Ă©tait non seulement amusante, mais instructive. Dans la suite, lorsque j'eus pris du goĂ»t pour l'Ă©tude, je cultivai sa connaissance, et je m'en trouvai trĂšs bien. J'allais quelquefois le voir de ChambĂ©ri, oĂÂč j'Ă©tais alors. Il louait, animait mon Ă©mulation, et me donnait pour mes lectures de bons avis, dont j'ai souvent fait mon profit. Malheureusement dans ce corps si fluet logeait une ĂÂąme trĂšs sensible. Quelques annĂ©es aprĂšs il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina, et il en mourut. Ce fut dommage; c'Ă©tait assurĂ©ment un bon petit homme, dont on commençait par rire, et qu'on finissait par aimer. Quoique sa vie ait Ă©tĂ© peu liĂ©e Ă la mienne, comme j'ai reçu de lui des leçons utiles, j'ai cru pouvoir, par reconnaissance, lui consacrer un petit souvenir. SitĂÂŽt que je fus libre, je courus dans la rue de mademoiselle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir quelqu'un, ou du moins ouvrir quelque fenĂÂȘtre. Rien; pas un chat ne parut, et tout le temps que je fus lĂ , la maison demeura aussi close que si elle n'eĂ»t point Ă©tĂ© habitĂ©e. La rue Ă©tait petite et dĂ©serte, un homme s'y remarquait de temps en temps quelqu'un passait, entrait ou sortait au voisinage. J'Ă©tais fort embarrassĂ© de ma figure il me semblait qu'on devinait pourquoi j'Ă©tais lĂ ; et cette idĂ©e me mettait au supplice, car j'ai toujours prĂ©fĂ©rĂ© Ă mes plaisirs l'honneur et le repos de celles qui m'Ă©taient chĂšres. Enfin, las de faire l'amant espagnol, et n'ayant point de guitare, je pris le parti d'aller Ă©crire Ă mademoiselle de Graffenried. J'aurais prĂ©fĂ©rĂ© d'Ă©crire Ă son amie; mais je n'osais, et il convenait de commencer par celle Ă qui je devais la connaissance de l'autre, et avec qui j'Ă©tais plus familier. Ma lettre faite, j'allai la porter Ă mademoiselle Giraud, comme j'en Ă©tais convenu avec ces demoiselles en nous sĂ©parant. Ce furent elles qui me donnĂšrent cet expĂ©dient. Mademoiselle Giraud Ă©tait contre-pointiĂšre, et travaillant quelquefois chez madame Galley, elle avait l'entrĂ©e de sa maison. La messagĂšre ne me parut pourtant pas trop bien choisie; mais j'avais peur, si je faisais des difficultĂ©s sur celle-lĂ , qu'on ne m'en proposĂÂąt point d'autre. De plus, je n'osai dire qu'elle voulait travailler pour son compte. Je me sentais humiliĂ© qu'elle osĂÂąt se croire pour moi du mĂÂȘme sexe que ces demoiselles. Enfin j'aimais mieux cet entrepĂÂŽt-lĂ que point, et je m'y tins Ă tout risque. Au premier mot la Giraud me devina cela n'Ă©tait pas difficile. Quand une lettre Ă porter Ă de jeunes filles n'aurait pas parlĂ© d'elle-mĂÂȘme, mon air sot et embarrassĂ© m'aurait seul dĂ©celĂ©. On peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir Ă faire elle s'en chargea toutefois, et l'exĂ©cuta fidĂšlement. Le lendemain matin je courus chez elle, et j'y trouvai ma rĂ©ponse. Comme je me pressai de sortir pour l'aller lire et baiser Ă mon aise! Cela n'a pas besoin d'ĂÂȘtre dit; mais ce qui en a besoin davantage, c'est le parti que prit mademoiselle Giraud, et oĂÂč j'ai trouvĂ© plus de dĂ©licatesse et de modĂ©ration que je n'en aurais attendu d'elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans, ses yeux de liĂšvre, son nez barbouillĂ©, sa voix aigre et sa peau noire, elle n'avait pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grĂÂąces et dans tout l'Ă©clat de la beautĂ©, elle ne voulut ni les trahir ni les servir, et aima mieux me perdre que de me mĂ©nager pour elles. Il y avait dĂ©jĂ quelque temps que la Merceret, n'ayant aucune nouvelle de sa maĂtresse, songeait Ă s'en retourner Ă Fribourg elle l'y dĂ©termina tout Ă fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu'il serait bien que quelqu'un la conduisĂt chez son pĂšre, et me proposa. La petite Merceret, Ă qui je ne dĂ©plaisais pas non plus, trouva cette idĂ©e fort bonne Ă exĂ©cuter. Elles m'en parlĂšrent dĂšs le mĂÂȘme jour comme d'une affaire arrangĂ©e; et comme je ne trouvais rien qui me dĂ©plĂ»t dans cette maniĂšre de disposer de moi, j'y consentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne pensait pas de mĂÂȘme, arrangea tout. Il fallut bien avouer l'Ă©tat de mes finances. On y pourvut la Merceret se chargea de me dĂ©frayer; et, pour regagner d'un cĂÂŽtĂ© ce qu'elle dĂ©pensait de l'autre, Ă ma priĂšre on dĂ©cida qu'elle enverrait devant son petit bagage, et que nous irions Ă pied Ă petites journĂ©es. Ainsi fut fait. Je suis fĂÂąchĂ© de faire tant de filles amoureuses de moi mais comme il n'y a pas de quoi ĂÂȘtre bien vain du parti que j'ai tirĂ© de toutes ces amours-lĂ , je crois pouvoir dire la vĂ©ritĂ© sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins dĂ©niaisĂ©e que la Giraud, ne m'a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi les attentions que j'aurais dĂ» avoir pour elle, et prenait toujours grand soin, comme elle Ă©tait fort peureuse, que nous couchassions dans la mĂÂȘme chambre; identitĂ© qui se borne rarement lĂ dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq. Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicitĂ© fut telle que, quoique la Merceret ne fĂ»t pas dĂ©sagrĂ©able, il ne me vint pas mĂÂȘme Ă l'esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais mĂÂȘme la moindre idĂ©e qui s'y rapportĂÂąt; et quand cette idĂ©e me serait venue, j'Ă©tais trop sot pour en savoir profiter. Je n'imaginais pas comment une fille et un garçon parvenaient Ă coucher ensemble; je croyais qu'il fallait des siĂšcles pour prĂ©parer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en me dĂ©frayant, comptait sur quelque Ă©quivalent, elle en fut la dupe; et nous arrivĂÂąmes Ă Fribourg exactement comme nous Ă©tions partis d'Annecy. En passant Ă GenĂšve je n'allai voir personne, mais je fus prĂÂȘt Ă me trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n'y suis entrĂ©, sans sentir une certaine dĂ©faillance de coeur qui venait d'un excĂšs d'attendrissement. En mĂÂȘme temps que la noble image de la libertĂ© m'Ă©levait l'ĂÂąme, celles de l'Ă©galitĂ©, de l'union, de la douceur des moeurs me touchaient jusqu'aux larmes, et m'inspiraient un vif regret d'avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j'Ă©tais, mais qu'elle Ă©tait naturelle! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portais dans mon coeur. Il fallait passer Ă Nyon. Passer sans voir mon bon pĂšre! Si j'avais eu ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la Merceret Ă l'auberge, et je l'allai voir Ă tout risque. Eh! que j'avais tort de le craindre! Son ĂÂąme, Ă mon abord, s'ouvrit aux sentiments paternels dont elle Ă©tait pleine. Que de pleurs nous versĂÂąmes en nous embrassant! Il crut d'abord que je revenais Ă lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma rĂ©solution. Il la combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m'exposais, me dit que les plus courtes folies Ă©taient les meilleures. Du reste, il n'eut pas mĂÂȘme la tentation de me retenir de force; et en cela je trouve qu'il eut raison mais il est certain qu'il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu'il aurait pu faire, soit qu'aprĂšs le pas que j'avais fait il jugeĂÂąt lui-mĂÂȘme que je n'en devais pas revenir, soit qu'il fĂ»t embarrassĂ© peut-ĂÂȘtre Ă savoir ce qu'Ă mon ĂÂąge il pourrait faire de moi. J'ai su depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien Ă©loignĂ©e de la vĂ©ritĂ©, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mĂšre, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir Ă souper. Je ne restai point, mais je leur dis que je comptais m'arrĂÂȘter avec eux plus longtemps au retour, et je leur laissai en dĂ©pĂÂŽt mon petit paquet, que j'avais fait venir par le bateau, et dont j'Ă©tais embarrassĂ©. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d'avoir vu mon pĂšre et d'avoir osĂ© faire mon devoir. Nous arrivĂÂąmes heureusement Ă Fribourg. Sur la fin du voyage, les empressements de mademoiselle Merceret diminuĂšrent un peu. AprĂšs notre arrivĂ©e elle ne me marqua plus que de la froideur; et son pĂšre, qui ne nageait pas dans l'opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil j'allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain; ils m'offrirent Ă dĂner; je l'acceptai. Nous nous sĂ©parĂÂąmes sans pleurs; je retournai le soir Ă ma gargotte, et je repartis le surlendemain de mon arrivĂ©e, sans trop savoir oĂÂč j'avais dessein d'aller. VoilĂ encore une circonstance de ma vie oĂÂč la Providence m'offrait prĂ©cisĂ©ment ce qu'il me fallait pour couler des jours heureux. La Merceret Ă©tait une trĂšs bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, Ă quelques petites humeurs prĂšs, qui se passaient Ă pleurer, et qui n'avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un vrai goĂ»t pour moi; j'aurais pu l'Ă©pouser sans peine, et suivre le mĂ©tier de son pĂšre. Mon goĂ»t pour la musique me l'aurait fait aimer. Je me serais Ă©tabli Ă Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplĂ©e de bonnes gens. J'aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais j'aurais vĂ©cu en paix jusqu'Ă ma derniĂšre heure; et je dois savoir mieux que personne qu'il n'y avait pas Ă balancer sur ce marchĂ©. Je revins, non pas Ă Nyon, mais Ă Lausanne. Je voulais me rassasier de la vue de ce beau lac qu'on voit lĂ dans sa plus grande Ă©tendue. La plupart de mes secrets motifs dĂ©terminants n'ont pas Ă©tĂ© plus solides. Des vues Ă©loignĂ©es ont rarement assez de force pour me faire agir. L'incertitude de l'avenir m'a toujours fait regarder les projets de longue exĂ©cution comme des leurres de dupe. Je me livre Ă l'espoir comme un autre, pourvu qu'il ne me coĂ»te rien Ă nourrir; mais s'il faut prendre longtemps de la peine, je n'en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s'offre Ă ma portĂ©e me tente plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre celui-lĂ ne me tente pas, parce que je n'aime que des jouissances pures, et que jamais on n'en a de telles quand on sait qu'on s'apprĂÂȘte un repentir. J'avais grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fĂ»t et le plus proche Ă©tait le mieux; car, m'Ă©tant Ă©garĂ© dans ma route, je me trouvai le soir Ă Moudon, oĂÂč je dĂ©pensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain Ă la dĂnĂ©e et, arrivĂ© le soir Ă un petit village auprĂšs de Lausanne, j'y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchĂ©e, et sans savoir que devenir. J'avais grand'faim; je fis bonne contenance, et je demandai Ă souper, comme si j'eusse eu de quoi bien payer. J'allai me coucher sans songer Ă rien, je dormis tranquillement; et, aprĂšs avoir dĂ©jeunĂ© le matin et comptĂ© avec l'hĂÂŽte, je voulus pour sept batz, Ă quoi montait ma dĂ©pense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa, et me dit que grĂÂące au ciel il n'avait jamais dĂ©pouillĂ© personne; qu'il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touchĂ© de sa bontĂ©, mais moins que je ne devais l'ĂÂȘtre, et que je ne l'ai Ă©tĂ© depuis en y repensant. Je ne tardai guĂšre Ă lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme sĂ»r; mais quinze ans aprĂšs, repassant par Lausanne, Ă mon retour d'Italie, j'eus un vrai regret d'avoir oubliĂ© le nom du cabaret et de l'hĂÂŽte. Je l'aurais Ă©tĂ© voir; je me serais fait un vrai plaisir de lui rappeler sa bonne oeuvre, et de lui prouver qu'elle n'avait pas Ă©tĂ© mal placĂ©e. Des services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de reconnaissance que l'humanitĂ© simple et sans Ă©clat de cet honnĂÂȘte homme. En approchant de Lausanne je rĂÂȘvais Ă la dĂ©tresse oĂÂč je me trouvais, au moyen de m'en tirer sans aller montrer ma misĂšre Ă ma belle-mĂšre; et je me comparais, dans ce pĂšlerinage pĂ©destre, Ă mon ami Venture arrivant Ă Annecy. Je m'Ă©chauffai si bien de cette idĂ©e, que, sans songer que je n'avais ni sa gentillesse ni ses talents, je me mis en tĂÂȘte de faire Ă Lausanne le petit Venture, d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de Paris, oĂÂč je n'avais jamais Ă©tĂ©. En consĂ©quence de ce beau projet, comme il n'y avait point lĂ de maĂtrise oĂÂč je pusse vicarier, et que d'ailleurs je n'avais garde d'aller me fourrer parmi les gens de l'art, je commençai par m'informer d'une petite auberge oĂÂč l'on pĂ»t ĂÂȘtre assez bien et Ă bon marchĂ©. On m'enseigna un nommĂ© Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva ĂÂȘtre le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avais arrangĂ©s. Il me promit de parler de moi, et de tĂÂącher de me procurer des Ă©coliers; il me dit qu'il ne me demanderait de l'argent que quand j'en aurais gagnĂ©. Sa pension Ă©tait de cinq Ă©cus blancs; ce qui Ă©tait peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d'abord qu'Ă la demi-pension, qui consistait pour le dĂner en une bonne soupe, et rien de plus, mais bien Ă souper le soir. J'y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur coeur du monde, et n'Ă©pargnait rien pour m'ĂÂȘtre utile. Pourquoi faut-il qu'ayant trouvĂ© tant de bonnes gens dans ma jeunesse, j'en trouve si peu dans un ĂÂąge avancĂ©? Leur race est-elle Ă©puisĂ©e? Non; mais l'ordre oĂÂč j'ai besoin de les chercher aujourd'hui n'est plus le mĂÂȘme oĂÂč je les trouvais alors. Parmi le peuple, oĂÂč les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les Ă©tats plus Ă©levĂ©s ils sont Ă©touffĂ©s absolument, et, sous le masque du sentiment, il n'y a jamais que l'intĂ©rĂÂȘt ou la vanitĂ© qui parle. J'Ă©crivis de Lausanne Ă mon pĂšre, qui m'envoya mon paquet, et me marqua d'excellentes choses dont j'aurais dĂ» mieux profiter. J'ai dĂ©jĂ notĂ© des moments de dĂ©lire inconcevables oĂÂč je n'Ă©tais plus moi-mĂÂȘme. En voici encore un des plus marquĂ©s. Pour comprendre Ă quel point la tĂÂȘte me tournait alors, Ă quel point je m'Ă©tais pour ainsi dire venturisĂ©, il ne faut que voir combien tout Ă la fois j'accumulai d'extravagances. Me voilĂ maĂtre Ă chanter sans savoir dĂ©chiffrer un air; car quand les six mois que j'avais passĂ©s avec le MaĂtre m'auraient profitĂ©, jamais ils n'auraient pu suffire mais outre cela j'apprenais d'un maĂtre; c'en Ă©tait assez pour apprendre mal. Parisien de GenĂšve, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom, ainsi que ma religion et ma patrie. Je m'approchais toujours de mon grand modĂšle autant qu'il m'Ă©tait possible. Il s'Ă©tait appelĂ© Venture de Villeneuve; moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m'appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la composition, quoiqu'il n'en eĂ»t rien dit; moi, sans la savoir, je m'en vantai Ă tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout ayant Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© Ă M. de Treytorens, professeur en droit qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un Ă©chantillon de mon talent, et je me mis Ă composer une piĂšce pour son concert, aussi effrontĂ©ment que si j'avais su comment m'y prendre. J'eus la constance de travailler pendant quinze jours Ă ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d'assurance que si c'eĂ»t Ă©tĂ© un chef-d'oeuvre d'harmonie. Enfin, ce qu'on aura peine Ă croire et qui est trĂšs vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis Ă la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-ĂÂȘtre encore, sur ces paroles jadis si connues Quel caprice! Quelle injustice! Quoi! ta Clarice Trahirait tes feux! etc. Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres paroles infĂÂąmes, Ă l'aide desquelles je l'avais retenu. Je mis donc Ă la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en supprimant les paroles, et je le donnai pour ĂÂȘtre de moi, tout aussi rĂ©solument que si j'avais parlĂ© Ă des habitants de la lune. On s'assemble pour exĂ©cuter ma piĂšce. J'explique Ă chacun le genre du mouvement, le goĂ»t de l'exĂ©cution, les renvois des parties; j'Ă©tais fort affairĂ©. On s'accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siĂšcles. Enfin tout Ă©tant prĂÂȘt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde Ă vous. On fait silence; je me mets gravement Ă battre la mesure, on commence... Non, depuis qu'il existe des opĂ©ras français, de la vie on n'ouĂÂŻt un semblable charivari. Quoi qu'on eĂ»t pu penser de mon prĂ©tendu talent, l'effet fut pire que tout ce qu'on semblait attendre. Les musiciens Ă©touffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux et auraient bien voulu fermer les oreilles; mais il n'y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s'Ă©gayer, raclaient Ă percer le tympan d'un quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours mon train, suant il est vrai Ă grosses gouttes, mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et tout planter lĂ . Pour ma consolation, j'entendais autour de moi les assistants se dire Ă leur oreille, ou plutĂÂŽt Ă la mienne, l'un, il n'y a rien lĂ de supportable; un autre, quelle musique enragĂ©e! un autre, quel diable de sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espĂ©rais guĂšre qu'un jour, devant le roi de France et toute sa cour, tes sons exciteraient des murmures de surprise et d'applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables femmes se diraient Ă demi-voix quels sons charmants! quelle musique enchanteresse! tous ces chants-lĂ vont au coeur! Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on jouĂ© quelques mesures, que j'entendis partir de toutes parts les Ă©clats de rire. Chacun me fĂ©licitait sur mon joli goĂ»t de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je mĂ©ritais d'ĂÂȘtre chantĂ© partout. Je n'ai pas besoin de dĂ©peindre mon angoisse, ni d'avouer que je la mĂ©ritais bien. Le lendemain, l'un de mes symphonistes, appelĂ© Lutold, vint me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me fĂ©liciter sur mon succĂšs. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le dĂ©sespoir de l'Ă©tat oĂÂč j'Ă©tais rĂ©duit, l'impossibilitĂ© de tenir mon coeur fermĂ© dans ses grandes peines, me firent ouvrir Ă lui je lĂÂąchai la bonde Ă mes larmes; et, au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret, qu'il me promit, et qu'il me garda comme on peut le croire. DĂšs le mĂÂȘme soir, tout Lausanne sut qui j'Ă©tais; et, ce qui est remarquable, personne ne m'en fit semblant, pas mĂÂȘme le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir. Je vivais, mais bien tristement. Les suites d'un pareil dĂ©but ne firent pas pour moi de Lausanne un sĂ©jour fort agrĂ©able. Les Ă©coliers ne se prĂ©sentaient pas en foule; pas une seule Ă©coliĂšre, et personne de la ville. J'eus en tout deux ou trois gros Teutches, aussi stupides que j'Ă©tais ignorant, qui m'ennuyaient Ă mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appelĂ© dans une seule maison, oĂÂč un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note, et qu'elle eut la malice de chanter ensuite devant monsieur le maĂtre, pour lui montrer comment cela s'exĂ©cutait. J'Ă©tais si peu en Ă©tat de lire un air de premiĂšre vue, que, dans le brillant concert dont j'ai parlĂ©, il ne me fut pas possible de suivre un moment l'exĂ©cution pour savoir si l'on jouait bien ce que j'avais sous les yeux, et que j'avais composĂ© moi-mĂÂȘme. Au milieu de tant d'humiliations j'avais des consolations trĂšs douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes amies. J'ai toujours trouvĂ© dans le sexe une grande vertu consolatrice; et rien n'adoucit plus mes afflictions dans mes disgrĂÂąces que de sentir qu'une personne aimable y prend intĂ©rĂÂȘt. Cette correspondance cessa pourtant bientĂÂŽt aprĂšs, et ne fut jamais renouĂ©e; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je nĂ©gligeai de leur donner mon adresse; et, forcĂ© par la nĂ©cessitĂ© de songer continuellement Ă moi-mĂÂȘme, je les oubliai bientĂÂŽt entiĂšrement. Il y a longtemps que je n'ai parlĂ© de ma pauvre maman; mais si l'on croit que je l'oubliais aussi, l'on se trompe fort. Je ne cessais de penser Ă elle, et de dĂ©sirer de la retrouver, non seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour le besoin de mon coeur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu'il fĂ»t, ne m'empĂÂȘchait pas d'en aimer d'autres; mais ce n'Ă©tait pas de la mĂÂȘme façon. Toutes devaient Ă©galement ma tendresse Ă leurs charmes; mais elle tenait uniquement Ă ceux des autres, et ne leur eĂ»t pas survĂ©cu; au lieu que maman pouvait devenir vieille et laide sans que je l'aimasse moins tendrement. Mon coeur avait pleinement transmis Ă sa personne l'hommage qu'il fit d'abord Ă sa beautĂ©; et, quelque changement qu'elle Ă©prouvĂÂąt, pourvu que ce fĂ»t toujours elle, mes sentiments ne pouvaient changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance; mais, en vĂ©ritĂ©, je n'y songeais pas. Quoi qu'elle eĂ»t fait ou n'eĂ»t pas fait pour moi, c'eĂ»t Ă©tĂ© toujours la mĂÂȘme chose. Je ne l'aimais ni par devoir, ni par intĂ©rĂÂȘt, ni par convenance; je l'aimais parce que j'Ă©tais nĂ© pour l'aimer. Quand je devenais amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l'avoue, et je pensais moins souvent Ă elle; mais j'y pensais avec le mĂÂȘme plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupĂ© d'elle sans sentir qu'il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie tant que j'en serais sĂ©parĂ©. N'ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus jamais que je l'eusse tout Ă fait perdue, ni qu'elle eĂ»t pu m'oublier. Je me disais elle saura tĂÂŽt ou tard que je suis errant, et me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai, j'en suis certain. En attendant, c'Ă©tait une douceur pour moi d'habiter son pays, de passer dans les rues oĂÂč elle avait passĂ©, devant les maisons oĂÂč elle avait demeurĂ©; et le tout par conjecture, car une de mes ineptes bizarreries Ă©tait de n'oser m'informer d'elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nĂ©cessitĂ©. Il me semblait qu'en la nommant je disais tout ce qu'elle m'inspirait, que ma bouche rĂ©vĂ©lait le secret de mon coeur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois mĂÂȘme qu'il se mĂÂȘlait Ă cela quelque frayeur qu'on ne me dĂt du mal d'elle. On avait parlĂ© beaucoup de sa dĂ©marche, et un peu de sa conduite. De peur qu'on n'en dĂt pas ce que je voulais entendre, j'aimais mieux qu'on n'en parlĂÂąt point du tout. Comme mes Ă©coliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que sa ville natale n'Ă©tait qu'Ă quatre lieues de Lausanne, j'y fis une promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce Ă©motion ne me quitta point. L'aspect du lac de GenĂšve et de ses admirables cĂÂŽtes eut toujours Ă mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement Ă la beautĂ© du spectacle, mais Ă je ne sais quoi de plus intĂ©ressant qui m'affecte et m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du pays de Vaud, j'Ă©prouve une impression composĂ©e du souvenir de madame de Warens, qui y est nĂ©e, de mon pĂšre, qui y vivait, de mademoiselle de Vulson, qui y eut les prĂ©mices de mon coeur, de plusieurs voyages de plaisir que j'y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore plus secrĂšte et plus forte que tout cela. Quand l'ardent dĂ©sir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j'Ă©tais nĂ© vient enflammer mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, prĂšs du lac, dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d'un autre; il me faut un ami sĂ»r, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait sur la terre que quand j'aurai tout cela. Je ris de la simplicitĂ© avec laquelle je suis allĂ© plusieurs fois dans ce pays-lĂ uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J'Ă©tais toujours surpris d'y trouver les habitants, surtout les femmes, d'un tout autre caractĂšre que celui que j'y cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le pays et le peuple dont il est couvert ne m'ont jamais paru faits l'un pour l'autre. Dans ce voyage de Vevay, je me livrais, en suivant ce beau rivage, Ă la plus douce mĂ©lancolie mon coeur s'Ă©lançait avec ardeur Ă mille fĂ©licitĂ©s innocentes; je m'attendrissais, je soupirais et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m'arrĂÂȘtant pour pleurer Ă mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusĂ© Ă voir tomber mes larmes dans l'eau! J'allai Ă Vevay loger Ă la Clef; et, pendant deux jours que j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait Ă©tablir enfin les hĂ©ros de mon roman. Je dirais volontiers Ă ceux qui ont du goĂ»t et qui sont sensibles Allez Ă Vevay, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens Ă mon histoire. Comme j'Ă©tais catholique et que je me donnais pour tel, je suivais sans mystĂšre et sans scrupule le culte que j'avais embrassĂ©. Les dimanches, quand il faisait beau, j'allais Ă la messe Ă Assens, Ă deux lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette course avec d'autres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont j'ai oubliĂ© le nom. Ce n'Ă©tait pas un Parisien comme moi, c'Ă©tait un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son pays, qu'il ne voulut jamais douter que j'en fusse, de peur de perdre cette occasion d'en parler. M. de Crouzas, lieutenant baillival, avait un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays compromise Ă ce qu'on osĂÂąt se donner pour en ĂÂȘtre lorsqu'on n'avait pas cet honneur. Il me questionnait de l'air d'un homme sĂ»r de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me demanda une fois ce qu'il y avait de remarquable au MarchĂ©-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. AprĂšs avoir passĂ© vingt ans Ă Paris, je dois Ă prĂ©sent connaĂtre cette ville; cependant, si l'on me faisait aujourd'hui pareille question, je ne serais pas moins embarrassĂ© d'y rĂ©pondre, et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure que je n'ai jamais Ă©tĂ© Ă Paris tant, lors mĂÂȘme qu'on rencontre la vĂ©ritĂ©, l'on est sujet Ă se fonder sur des principes trompeurs! Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai Ă Lausanne. Je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelants. Je sais seulement que, n'y trouvant pas Ă vivre, j'allai de lĂ Ă NeuchĂÂątel, et que j'y passai l'hiver. Je rĂ©ussis mieux dans cette derniĂšre ville; j'y eus des Ă©coliers, et j'y gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avait fidĂšlement envoyĂ© mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d'argent. J'apprenais insensiblement la musique en l'enseignant. Ma vie Ă©tait assez douce; un homme raisonnable eĂ»t pu s'en contenter mais mon coeur inquiet me demandait autre chose. Les dimanches et les jours oĂÂč j'Ă©tais libre, j'allais courir les campagnes et les bois des environs, toujours errant, rĂÂȘvant, soupirant; et quand j'Ă©tais une fois sorti de la ville, je n'y rentrais plus que le soir. Un jour, Ă©tant Ă Boudry, j'entrai pour dĂner dans un cabaret j'y vis un homme Ă grande barbe avec un habit violet Ă la grecque, un bonnet fourrĂ©, l'Ă©quipage et l'air assez noble, et qui souvent avait peine Ă se faire entendre, ne parlant qu'un jargon presque indĂ©chiffrable, mais plus ressemblant Ă l'italien qu'Ă nulle autre langue. J'entendais presque tout ce qu'il disait, et j'Ă©tais le seul; il ne pouvait s'Ă©noncer que par signes avec l'hĂÂŽte et les gens du pays. Je lui dis quelques mots en italien, qu'il entendit parfaitement il se leva, et vint m'embrasser avec transport. La liaison fut bientĂÂŽt faite, et dĂšs ce moment je lui servis de truchement. Son dĂner Ă©tait bon, le mien Ă©tait moins que mĂ©diocre; il m'invita de prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant et baragouinant nous achevĂÂąmes de nous familiariser, et dĂšs la fin du repas nous devĂnmes insĂ©parables. Il me conta qu'il Ă©tait prĂ©lat grec et archimandrite de JĂ©rusalem; qu'il Ă©tait chargĂ© de faire une quĂÂȘte en Europe pour le rĂ©tablissement du saint sĂ©pulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de l'empereur; il en avait de beaucoup d'autres souverains. Il Ă©tait assez content de ce qu'il avait amassĂ© jusqu'alors; mais il avait eu des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot d'allemand, de latin, ni de français, et rĂ©duit Ă son grec, au turc et Ă la langue franque pour toute ressource, ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays oĂÂč il s'Ă©tait enfournĂ©. Il me proposa de l'accompagner pour lui servir de secrĂ©taire et d'interprĂšte. MalgrĂ© mon petit habit violet, nouvellement achetĂ©, et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j'avais l'air si peu Ă©toffĂ© qu'il ne me crut pas difficile Ă gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientĂÂŽt fait; je ne demandais rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sĂ»retĂ©, sans connaissance, je me livre Ă sa conduite, et dĂšs le lendemain me voilĂ parti pour JĂ©rusalem. Nous commençĂÂąmes notre tournĂ©e par le canton de Fribourg, oĂÂč il ne fit pas grand'chose. La dignitĂ© Ă©piscopale ne permettait pas de faire le mendiant, et de quĂÂȘter aux particuliers; mais nous prĂ©sentĂÂąmes sa commission au sĂ©nat, qui lui donna une petite somme. De lĂ nous fĂ»mes Ă Berne. Nous logeĂÂąmes au Faucon, bonne auberge alors, oĂÂč l'on trouvait bonne compagnie. La table Ă©tait nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais mauvaise chĂšre; j'avais grand besoin de me refaire, j'en avais l'occasion, et j'en profitai. Monseigneur l'archimandrite Ă©tait lui-mĂÂȘme un homme de bonne compagnie, aimant assez Ă tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l'entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son Ă©rudition grecque avec assez d'agrĂ©ment. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec abondance, il montra son doigt Ă la compagnie, et dit en riant Mirate, signori questo Ăš sangue pelasgo. A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m'en tirai pas aussi mal que j'avais craint. J'Ă©tais bien plus hardi et mieux parlant que je n'aurais Ă©tĂ© pour moi-mĂÂȘme. Les choses ne se passĂšrent pas aussi simplement qu'Ă Fribourg il fallut de longues et frĂ©quentes confĂ©rences avec les premiers de l'Etat, et l'examen de ses titres ne fut pas l'affaire d'un jour. Enfin, tout Ă©tant en rĂšgle, il fut admis Ă l'audience du sĂ©nat. J'entrai avec lui comme son interprĂšte, et l'on me dit de parler. Je ne m'attendais Ă rien moins, et il ne m'Ă©tait pas venu dans l'esprit qu'aprĂšs avoir longtemps confĂ©rĂ© avec les membres, il fallĂ»t s'adresser au corps comme si rien n'eĂ»t Ă©tĂ© dit. Qu'on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non seulement en public, mais devant le sĂ©nat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me prĂ©parer, il y avait lĂ de quoi m'anĂ©antir. Je ne fus pas mĂÂȘme intimidĂ©. J'exposai succinctement et nettement la commission de l'archimandrite. Je louai la piĂ©tĂ© des princes qui avaient contribuĂ© Ă la collecte qu'il Ă©tait venu faire. Piquant d'Ă©mulation celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avait pas moins Ă espĂ©rer de leur munificence accoutumĂ©e; et puis, tĂÂąchant de prouver que cette bonne oeuvre en Ă©tait Ă©galement une pour tous les chrĂ©tiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bĂ©nĂ©dictions du ciel Ă ceux qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet, mais il est sĂ»r qu'il fut goĂ»tĂ©, et qu'au sortir de l'audience l'archimandrite reçut un prĂ©sent fort honnĂÂȘte, et de plus, sur l'esprit de son secrĂ©taire, des compliments dont j'eus l'agrĂ©able emploi d'ĂÂȘtre le truchement, mais que je n'osai lui rendre Ă la lettre. VoilĂ la seule fois de ma vie que j'aie parlĂ© en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-ĂÂȘtre que j'ai parlĂ© hardiment et bien. Quelle diffĂ©rence dans les dispositions du mĂÂȘme homme! Il y a trois ans qu'Ă©tant allĂ© voir Ă Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une dĂ©putation pour me remercier de quelques livres que j'avais donnĂ©s Ă la bibliothĂšque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguĂšrent. Je me crus obligĂ© de rĂ©pondre; mais je m'embarrassai tellement dans ma rĂ©ponse, et ma tĂÂȘte se brouilla si bien, que je restai court, et me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j'ai Ă©tĂ© hardi quelquefois dans ma jeunesse; jamais dans mon ĂÂąge avancĂ©. Plus j'ai vu le monde, moins j'ai pu me faire Ă son ton. Partis de Berne, nous allĂÂąmes Ă Soleure; car le dessein de l'archimandrite Ă©tait de reprendre la route d'Allemagne, et de s'en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une route immense mais comme chemin faisant sa bourse s'emplissait plus qu'elle ne se vidait, il craignait peu les dĂ©tours. Pour moi, qui me plaisais presque autant Ă cheval qu'Ă pied, je n'aurais pas mieux demandĂ© que de voyager ainsi toute ma vie mais il Ă©tait Ă©crit que je n'irais pas si loin. La premiĂšre chose que nous fĂmes arrivant Ă Soleure fut d'aller saluer monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement pour mon Ă©vĂÂȘque, cet ambassadeur Ă©tait le marquis de Bonac, qui avait Ă©tĂ© ambassadeur Ă la Porte, et qui devait ĂÂȘtre au fait de tout ce qui regardait le saint sĂ©pulcre. L'archimandrite eut une audience d'un quart d'heure, oĂÂč je ne fus pas admis, parce que monsieur l'ambassadeur entendait la langue franque et parlait l'italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'Ă©tant donnĂ© pour Parisien, j'Ă©tais comme tel sous la juridiction de son Excellence. Elle me demanda qui j'Ă©tais, m'exhorta de lui dire la vĂ©ritĂ© je le lui promis, en lui demandant une audience particuliĂšre qui me fut accordĂ©e. Monsieur l'ambassadeur m'emmena dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte; et lĂ , me jetant Ă ses pieds, je lui tins parole. Je n'aurais pas moins dit quand je n'aurais rien promis, car un continuel besoin d'Ă©panchement met Ă tout moment mon coeur sur mes lĂšvres; et, aprĂšs m'ĂÂȘtre ouvert sans rĂ©serve au musicien Lutold, je n'avais garde de faire le mystĂ©rieux avec le marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de l'effusion de coeur avec laquelle il vit que je l'avais contĂ©e, qu'il me prit par la main, entra chez madame l'ambassadrice, et me prĂ©senta Ă elle en lui faisant un abrĂ©gĂ© de mon rĂ©cit. Madame de Bonac m'accueillit avec bontĂ©, et dit qu'il ne fallait pas me laisser aller avec ce moine grec. Il fut rĂ©solu que je resterais Ă l'hĂÂŽtel, en attendant qu'on vĂt ce qu'on pourrait faire de moi. Je voulus aller faire mes adieux Ă mon pauvre archimandrite, pour lequel j'avais conçu de l'attachement on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrĂÂȘts, et un quart d'heure aprĂšs, je vis arriver mon petit sac. M. de la MartiniĂšre, secrĂ©taire d'ambassade, fut en quelque façon chargĂ© de moi. En me conduisant dans la chambre qui m'Ă©tait destinĂ©e, il me dit Cette chambre a Ă©tĂ© occupĂ©e sous le comte du Luc par un homme cĂ©lĂšbre du mĂÂȘme nom que vous il ne tient qu'Ă vous de le remplacer de toutes maniĂšres, et de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformitĂ©, qu'alors je n'espĂ©rais guĂšre, eĂ»t moins flattĂ© mes dĂ©sirs si j'avais pu prĂ©voir Ă quel prix je l'achĂšterais un jour. Ce que m'avait dit M. de la MartiniĂšre me donna de la curiositĂ©. Je lus les ouvrages de celui dont j'occupais la chambre; et, sur le compliment qu'on m'avait fait, croyant avoir du goĂ»t pour la poĂ©sie, je fis pour mon coup d'essai une cantate Ă la louange de madame de Bonac. Ce goĂ»t ne se soutint pas. J'ai fait de temps en temps de mĂ©diocres vers c'est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions Ă©lĂ©gantes, et apprendre Ă mieux Ă©crire en prose; mais je n'ai jamais trouvĂ© dans la poĂ©sie française assez d'attrait pour m'y livrer tout Ă fait. M. de la MartiniĂšre voulut voir de mon style, et me demanda par Ă©crit le mĂÂȘme dĂ©tail que j'avais fait Ă monsieur l'ambassadeur. Je lui Ă©crivis une longue lettre, que j'apprends avoir Ă©tĂ© conservĂ©e par M. de Marianne, qui Ă©tait attachĂ© depuis longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succĂ©dĂ© Ă M. de la MartiniĂšre sous l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai priĂ© M. de Malesherbes de tĂÂącher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l'avoir par lui ou par d'autres, on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions. L'expĂ©rience que je commençais d'avoir modĂ©rait peu Ă peu mes projets romanesques; et, par exemple, non seulement je ne devins point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d'abord que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la MartiniĂšre en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissaient espĂ©rer pour toute fortune qu'un emploi de sous-secrĂ©taire, qui ne me tentait pas infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller Ă Paris. Monsieur l'ambassadeur goĂ»ta cette idĂ©e, qui tendait au moins Ă le dĂ©barrasser de moi. M. de Merveilleux, secrĂ©taire interprĂšte de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au service de France, cherchait quelqu'un pour mettre auprĂšs de son neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idĂ©e, assez lĂ©gĂšrement prise, mon dĂ©part fut rĂ©solu; et moi, qui voyais un voyage Ă faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon coeur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnĂ©s de force bonnes leçons, et je partis. Je mis Ă ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J'Ă©tais jeune, je me portais bien, j'avais assez d'argent, beaucoup d'espĂ©rance, je voyageais Ă pied, et je voyageais seul. On serait Ă©tonnĂ© de me voir compter un pareil avantage, si dĂ©jĂ l'on n'avait dĂ» se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimĂšres me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu'un m'accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bĂÂątissais l'Ă©difice en marchant. Cette fois mes idĂ©es Ă©taient martiales. J'allais m'attacher Ă un militaire et devenir militaire moi-mĂÂȘme; car on avait arrangĂ© que je commencerais par ĂÂȘtre cadet. Je croyais dĂ©jĂ me voir en habit d'officier, avec un beau plumet blanc. Mon coeur s'enflait Ă cette noble idĂ©e. J'avais quelque teinture de gĂ©omĂ©trie et de fortifications; j'avais un oncle ingĂ©nieur; j'Ă©tais en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu d'obstacle, mais qui ne m'embarrassait pas; et je comptais bien, Ă force de sang-froid et d'intrĂ©piditĂ©, supplĂ©er Ă ce dĂ©faut. J'avais lu que le marĂ©chal Schomberg avait la vue trĂšs courte; pourquoi le marĂ©chal Rousseau ne l'aurait-il pas? Je m'Ă©chauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumĂ©e, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette Ă la main. Cependant, quand je passais dans des campagnes agrĂ©ables, que je voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que mon coeur n'Ă©tait pas fait pour tant de fracas, et bientĂÂŽt, sans savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chĂšres bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars. Combien l'abord de Paris dĂ©mentit l'idĂ©e que j'en avais! La dĂ©coration extĂ©rieure que j'avais vue Ă Turin, la beautĂ© des rues, la symĂ©trie et l'alignement des maisons me faisaient chercher, Ă Paris, autre chose encore. Je m'Ă©tais figurĂ© une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, oĂÂč l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropretĂ©, de la pauvretĂ©, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord Ă tel point, que tout ce que j'ai vu depuis Ă Paris de magnificence rĂ©elle n'a pu dĂ©truire cette premiĂšre impression, et qu'il m'en est restĂ© toujours un secret dĂ©goĂ»t pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'y ai vĂ©cu dans la suite ne fut employĂ© qu'Ă y chercher des ressources pour me mettre en Ă©tat d'en vivre Ă©loignĂ©. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui exagĂšre par-dessus l'exagĂ©ration des hommes, et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vantĂ© Paris, que je me l'Ă©tais figurĂ© comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais peut-ĂÂȘtre autant Ă rabattre, si je l'avais vue, du portrait que je m'en suis fait. La mĂÂȘme chose m'arriva Ă l'OpĂ©ra, oĂÂč je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivĂ©e; la mĂÂȘme chose m'arriva dans la suite Ă Versailles; dans la suite encore en voyant la mer; et la mĂÂȘme chose m'arrivera toujours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncĂ©s car il est impossible aux hommes et difficile Ă la nature elle-mĂÂȘme de passer en richesse mon imagination. A la maniĂšre dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avais des lettres, je crus ma fortune faite. Celui Ă qui j'Ă©tais le plus recommandĂ©, et qui me caressa le moins, Ă©tait M. de Surbeck, retirĂ© du service et vivant philosophiquement Ă Bagneux, oĂÂč je fus le voir plusieurs fois, et oĂÂč jamais il ne m'offrit un verre d'eau. J'eus plus d'accueil de madame de Merveilleux, belle-soeur de l'interprĂšte, et de son neveu, officier aux gardes non seulement la mĂšre et le fils me reçurent bien, mais ils m'offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon sĂ©jour Ă Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir Ă©tĂ© belle; ses cheveux Ă©taient d'un beau noir, et faisaient, Ă la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne pĂ©rit point avec les attraits, un esprit trĂšs agrĂ©able. Elle me parut goĂ»ter le mien, et fit tout ce qu'elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda, et je fus bientĂÂŽt dĂ©sabusĂ© de tout ce grand intĂ©rĂÂȘt qu'on avait paru prendre Ă moi. Il faut pourtant rendre justice aux Français ils ne s'Ă©puisent point autant qu'on dit en protestations, et celles qu'ils font sont presque toujours sincĂšres; mais ils ont une maniĂšre de paraĂtre s'intĂ©resser Ă vous qui trompe plus que des paroles. Les gros compliments des Suisses n'en peuvent imposer qu'Ă des sots. Les maniĂšres des Français sont plus sĂ©duisantes en cela mĂÂȘme qu'elles sont plus simples on croirait qu'ils ne vous disent pas tout ce qu'ils veulent faire, pour vous surprendre plus agrĂ©ablement. Je dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs dĂ©monstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillants, et mĂÂȘme, quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune autre nation mais ils sont lĂ©gers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu'ils vous tĂ©moignent; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n'est permanent dans leur coeur tout est chez eux l'oeuvre du moment. Je fus donc beaucoup flattĂ© et peu servi. Ce colonel Godard, au neveu duquel on m'avait donnĂ©, se trouva ĂÂȘtre un vilain vieux avare, qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma dĂ©tresse, me voulut avoir pour rien. Il prĂ©tendait que je fusse auprĂšs de son neveu une espĂšce de valet sans gages plutĂÂŽt qu'un vrai gouverneur. AttachĂ© continuellement Ă lui, et par lĂ dispensĂ© du service, il fallait que je vĂ©cusse de ma paye de cadet, c'est-Ă -dire de soldat; et Ă peine consentait-il Ă me donner l'uniforme; il aurait voulu que je me contentasse de celui du rĂ©giment. Madame de Merveilleux, indignĂ©e de ses propositions, me dĂ©tourna elle-mĂÂȘme de les accepter; son fils fut du mĂÂȘme sentiment. On cherchait autre chose, et l'on ne trouvait rien. Cependant je commençais d'ĂÂȘtre pressĂ©, et cent francs sur lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me mener bien loin. Heureusement je reçus de la part de monsieur l'ambassadeur encore une petite remise qui me fit grand bien; et je crois qu'il ne m'aurait pas abandonnĂ© si j'eusse eu plus de patience mais languir, attendre, solliciter sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je n'avais pas oubliĂ© ma pauvre maman; mais comment la trouver? oĂÂč la chercher? Madame de Merveilleux, qui savait mon histoire, m'avait aidĂ© dans cette recherche, et longtemps inutilement. Enfin elle m'apprit que madame de Warens Ă©tait repartie il y avait plus de deux mois, mais qu'on ne savait si elle Ă©tait allĂ©e en Savoie ou Ă Turin, et que quelques personnes la disaient retournĂ©e en Suisse. Il ne m'en fallut pas davantage pour me dĂ©terminer Ă la suivre, bien sĂ»r qu'en quelque lieu qu'elle fĂ»t je la trouverais plus aisĂ©ment en province que je n'avais pu faire Ă Paris. Avant de partir j'exerçai mon nouveau talent poĂ©tique dans une Ă©pĂtre au colonel Godard, oĂÂč je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage Ă madame de Merveilleux, qui, au lieu de me censurer comme elle aurait dĂ» faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de mĂÂȘme que son fils, qui, je crois, n'aimait pas M. Godard; et il faut avouer qu'il n'Ă©tait pas aimable. J'Ă©tais tentĂ© de lui envoyer mes vers; ils m'y encouragĂšrent j'en fis un paquet Ă son adresse, et comme il n'y avait point alors Ă Paris de petite poste, je le mis dans ma poche, et le lui envoyai d'Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux grimaces qu'il dut faire en lisant ce panĂ©gyrique, oĂÂč il Ă©tait peint trait pour trait. Il commençait ainsi Tu croyais, vieux penard, qu'une folle manie D'Ă©lever ton neveu m'inspirerait l'envie. Cette petite piĂšce, mal faite Ă la vĂ©ritĂ©, mais qui ne manquait pas de sel et qui annonçait du talent pour la satire, est cependant le seul Ă©crit satirique qui soit sorti de ma plume. J'ai le coeur trop peu haineux pour me prĂ©valoir d'un pareil talent mais je crois qu'on peut juger, par quelques Ă©crits polĂ©miques faits de temps Ă autre pour ma dĂ©fense, que si j'avais Ă©tĂ© d'humeur batailleuse, mes agresseurs auraient eu rarement les rieurs de leur cĂÂŽtĂ©. La chose que je regrette le plus dans les dĂ©tails de ma vie dont j'ai perdu la mĂ©moire est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensĂ©, tant existĂ©, tant vĂ©cu, tant Ă©tĂ© moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul Ă pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idĂ©es je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agrĂ©ables, le grand air, le grand appĂ©tit, la bonne santĂ© que je gagne en marchant, la libertĂ© du cabaret, l'Ă©loignement de tout ce qui me fait sentir ma dĂ©pendance, de tout ce qui me rappelle Ă ma situation, tout cela dĂ©gage mon ĂÂąme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensitĂ© des ĂÂȘtres pour les combiner, les choisir, me les approprier Ă mon grĂ©, sans gĂÂȘne et sans crainte. Je dispose en maĂtre de la nature entiĂšre; mon coeur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie Ă ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments dĂ©licieux. Si pour les fixer je m'amuse Ă les dĂ©crire en moi-mĂÂȘme, quelle vigueur de pinceau, quelle fraĂcheur de coloris, quelle Ă©nergie d'expression je leur donne! On a, dit-on, trouvĂ© de tout cela dans mes ouvrages, quoique Ă©crits vers le dĂ©clin de mes ans. Oh! si l'on eĂ»t vu ceux de ma premiĂšre jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composĂ©s et que je n'ai jamais Ă©crits!... Pourquoi, direz-vous, ne les pas Ă©crire? Et pourquoi les Ă©crire? vous rĂ©pondrai-je pourquoi m'ĂÂŽter le charme actuel de la jouissance, pour dire Ă d'autres que j'avais joui? Que m'importaient des lecteurs, un public, et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel? D'ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avais pensĂ© Ă tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prĂ©voyais pas que j'aurais des idĂ©es; elles viennent quand il leur plaĂt, non quand il me plaĂt. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule; elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n'auraient pas suffi. OĂÂč prendre du temps pour les Ă©crire? En arrivant je ne songeais qu'Ă bien dĂner; en partant je ne songeais qu'Ă bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis m'attendait Ă la porte; je ne songeais qu'Ă l'aller chercher. Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant Ă Paris, je m'Ă©tais bornĂ© aux idĂ©es relatives Ă ce que j'y allais faire. Je m'Ă©tais Ă©lancĂ© dans la carriĂšre oĂÂč j'allais entrer, et je l'avais parcourue avec assez de gloire mais cette carriĂšre n'Ă©tait pas celle oĂÂč mon coeur m'appelait, et les ĂÂȘtres rĂ©els nuisaient aux ĂÂȘtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un hĂ©ros tel que moi. GrĂÂące au ciel, j'Ă©tais maintenant dĂ©livrĂ© de tous ces obstacles je pouvais m'enfoncer Ă mon grĂ© dans le pays des chimĂšres, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m'y Ă©garai si bien, que je perdis rĂ©ellement plusieurs fois ma route; et j'eusse Ă©tĂ© fort fĂÂąchĂ© d'aller plus droit, car sentant qu'Ă Lyon j'allais me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y jamais arriver. Un jour entre autres, m'Ă©tant Ă dessein dĂ©tournĂ© pour voir de prĂšs un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et j'y fis tant de tours, que je me perdis enfin tout Ă fait. AprĂšs plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avait pas belle apparence; mais c'Ă©tait la seule que je visse aux environs. Je croyais que c'Ă©tait comme Ă GenĂšve ou en Suisse, oĂÂč tous les habitants Ă leur aise sont en Ă©tat d'exercer l'hospitalitĂ©. Je priai celui-ci de me donner Ă dĂner en payant. Il m'offrit du lait Ă©crĂ©mĂ© et de gros pain d'orge, en me disant que c'Ă©tait tout ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec dĂ©lices et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n'Ă©tait pas fort restaurant pour un homme Ă©puisĂ© de fatigue. Ce paysan, qui m'examinait, jugea de la vĂ©ritĂ© de mon histoire par celle de mon appĂ©tit. Tout de suite, aprĂšs m'avoir dit qu'il voyait bien que j'Ă©tais un bon jeune honnĂÂȘte homme qui n'Ă©tait pas lĂ pour le vendre, il ouvrit une petite trappe Ă cĂÂŽtĂ© de sa cuisine, descendit, et revint un moment aprĂšs avec un bon pain bis de pur froment, un jambon trĂšs appĂ©tissant, quoique entamĂ©, et une bouteille de vin dont l'aspect me rĂ©jouit le coeur plus que tout le reste; on joignit Ă cela une omelette assez Ă©paisse, et je fis un dĂner tel qu'autre qu'un piĂ©ton n'en connut jamais. Quand ce vint Ă payer, voilĂ son inquiĂ©tude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire; et ce qu'il y avait de plaisant Ă©tait que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frĂ©missant ces mots terribles de commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu'il cachait son vin Ă cause des aides, qu'il cachait son pain Ă cause de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourĂ»t pas de faim. Tout ce qu'il me dit Ă ce sujet, et dont je n'avais pas la moindre idĂ©e, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut lĂ le germe de cette haine inextinguible qui se dĂ©veloppa depuis dans mon coeur contre les vexations qu'Ă©prouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisĂ©, n'osait manger le pain qu'il avait gagnĂ© Ă la sueur de son front, et ne pouvait Ă©viter sa ruine qu'en montrant la mĂÂȘme misĂšre qui rĂ©gnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indignĂ© qu'attendri, et dĂ©plorant le sort de ces belles contrĂ©es, Ă qui la nature n'a prodiguĂ© ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. VoilĂ le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m'est arrivĂ© durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu'en approchant de Lyon je fus tentĂ© de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j'avais lus avec mon pĂšre, l'AstrĂ©e n'avait pas Ă©tĂ© oubliĂ©e, et c'Ă©tait celui qui me revenait au coeur le plus frĂ©quemment. Je demandai la route du Forez; et tout en causant avec une hĂÂŽtesse, elle m'apprit que c'Ă©tait un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu'il y avait beaucoup de forges, et qu'on y travaillait fort bien en fer. Cet Ă©loge calma tout Ă coup ma curiositĂ© romanesque, et je ne jugeai pas Ă propos d'aller chercher des Dianes et des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m'encourageait de la sorte m'avait sĂ»rement pris pour un garçon serrurier. Je n'allais pas tout Ă fait Ă Lyon sans vues. En arrivant, j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du ChĂÂątelet, amie de madame de Warens, et pour laquelle elle m'avait donnĂ© une lettre quand je vins avec M. le MaĂtre ainsi c'Ă©tait une connaissance dĂ©jĂ faite. Mademoiselle du ChĂÂątelet m'apprit qu'en effet son amie avait passĂ© Ă Lyon, mais qu'elle ignorait si elle avait poussĂ© sa route jusqu'en PiĂ©mont, et qu'elle Ă©tait incertaine elle-mĂÂȘme en partant si elle ne s'arrĂÂȘterait pas en Savoie; que si je voulais elle Ă©crirait pour en avoir des nouvelles, et que le meilleur parti que j'eusse Ă prendre Ă©tait de les attendre Ă Lyon. J'acceptai l'offre; mais je n'osai dire Ă mademoiselle du ChĂÂątelet que j'Ă©tais pressĂ© de la rĂ©ponse, et que ma petite bourse Ă©puisĂ©e ne me laissait pas en Ă©tat de l'attendre longtemps. Ce qui me retint n'Ă©tait pas qu'elle m'eĂ»t mal reçu; au contraire, elle m'avait fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied d'Ă©galitĂ© qui m'ĂÂŽtait le courage de lui laisser voir mon Ă©tat, et de descendre du rĂÂŽle de bonne compagnie Ă celui d'un malheureux mendiant. Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j'ai marquĂ© dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le mĂÂȘme intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, et oĂÂč je me trouvai dĂ©jĂ fort Ă l'Ă©troit. Une petite anecdote assez difficile Ă dire ne me permettra jamais de l'oublier. J'Ă©tais un soir assis en Bellecour aprĂšs un trĂšs mince souper, rĂÂȘvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme en bonnet vint s'asseoir Ă cĂÂŽtĂ© de moi. Cet homme avait l'air d'un de ces ouvriers en soie qu'on appelle, Ă Lyon, des taffetatiers. Il m'adresse la parole; je lui rĂ©ponds. A peine avions-nous causĂ© un quart d'heure, que, toujours avec le mĂÂȘme sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser de compagnie. J'attendais qu'il m'expliquĂÂąt quel Ă©tait cet amusement, mais sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'Ă©tait pas assez obscure pour m'empĂÂȘcher de voir Ă quel exercice il se prĂ©parait. Il n'en voulait point Ă ma personne; du moins rien n'annonçait cette intention, et le lieu ne l'eĂ»t pas favorisĂ©e il ne voulait exactement, comme il me l'avait dit, que s'amuser et que je m'amusasse, chacun pour son compte; et cela lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas mĂÂȘme supposĂ© qu'il ne me le parĂ»t pas comme Ă lui. Je fus si effrayĂ© de cette impudence, que, sans lui rĂ©pondre, je me levai prĂ©cipitamment et me mis Ă fuir Ă toutes jambes, croyant avoir ce misĂ©rable Ă mes trousses. J'Ă©tais si troublĂ©, qu'au lieu de gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je courus du cĂÂŽtĂ© du quai, et ne m'arrĂÂȘtai qu'au delĂ du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de commettre un crime. J'Ă©tais sujet au mĂÂȘme vice ce souvenir m'en guĂ©rit pour longtemps. A ce voyage-ci j'eus une aventure Ă peu prĂšs du mĂÂȘme genre, mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espĂšces tirer Ă leur fin, j'en mĂ©nageais le chĂ©tif reste. Je prenais moins souvent des repas Ă mon auberge, et bientĂÂŽt je n'en pris plus du tout, pouvant pour cinq ou six sous, Ă la taverne, me rassasier tout aussi bien que je faisais lĂ pour mes vingt-cinq. N'y mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j'y dusse grand'chose, mais j'avais honte d'occuper une chambre sans rien faire gagner Ă mon hĂÂŽtesse. La saison Ă©tait belle. Un soir qu'il faisait fort chaud, je me dĂ©terminai Ă passer la nuit dans la place; et dĂ©jĂ je m'Ă©tais Ă©tabli sur un banc, quand un abbĂ© qui passait, me voyant ainsi couchĂ©, s'approcha, et me demanda si je n'avais point de gĂte. Je lui avouai mon cas, il en parut touchĂ©. Il s'assit Ă cĂÂŽtĂ© de moi, et nous causĂÂąmes. Il parlait agrĂ©ablement tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il me vit bien disposĂ©, il me dit qu'il n'Ă©tait pas logĂ© fort au large; qu'il n'avait qu'une seule chambre, mais qu'assurĂ©ment il ne me laisserait pas coucher ainsi dans la place; qu'il Ă©tait tard pour me trouver un gĂte, et qu'il m'offrait, pour cette nuit, la moitiĂ© de son lit. J'accepte l'offre, espĂ©rant dĂ©jĂ me faire un ami qui pourrait m'ĂÂȘtre utile. Nous allons. Il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa petitesse il m'en fit les honneurs fort poliment. Il tira d'une armoire un pot de verre oĂÂč Ă©taient des cerises Ă l'eau-de-vie; nous en mangeĂÂąmes chacun deux, et nous fĂ»mes nous coucher. Cet homme avait les mĂÂȘmes goĂ»ts que mon Juif de l'hospice, mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant que je pouvais ĂÂȘtre entendu, il craignĂt de me forcer Ă me dĂ©fendre, soit qu'en effet il fĂ»t moins confirmĂ© dans ses projets, il n'osa m'en proposer ouvertement l'exĂ©cution, et cherchait Ă m'Ă©mouvoir sans m'inquiĂ©ter. Plus instruit que la premiĂšre fois, je compris bientĂÂŽt son dessein, et j'en frĂ©mis. Ne sachant ni dans quelle maison ni entre les mains de qui j'Ă©tais, je craignis, en faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je feignis d'ignorer ce qu'il me voulait; mais, paraissant trĂšs importunĂ© de ses caresses et trĂšs dĂ©cidĂ© Ă n'en pas endurer le progrĂšs, je fis si bien qu'il fut obligĂ© de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la fermetĂ© dont j'Ă©tais capable; et, sans paraĂtre rien soupçonner, je m'excusai de l'inquiĂ©tude que je lui avais montrĂ©e sur mon ancienne aventure, que j'affectai de lui conter en termes si pleins de dĂ©goĂ»t et d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au coeur Ă lui-mĂÂȘme, et qu'il renonça tout Ă fait Ă son sale dessein. Nous passĂÂąmes tranquillement le reste de la nuit il me dit mĂÂȘme beaucoup de choses trĂšs bonnes, trĂšs sensĂ©es; et ce n'Ă©tait assurĂ©ment pas un homme sans mĂ©rite, quoique ce fĂ»t un grand vilain. Le matin, monsieur l'abbĂ©, qui ne voulait pas avoir l'air mĂ©content, parla de dĂ©jeuner, et pria une des filles de son hĂÂŽtesse, qui Ă©tait jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit qu'elle n'avait pas le temps. Il s'adressa Ă sa soeur qui ne daigna pas lui rĂ©pondre. Nous attendions toujours; point de dĂ©jeuner. Enfin nous passĂÂąmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles reçurent monsieur l'abbĂ© d'un air trĂšs peu caressant. J'eus encore moins Ă me louer de leur accueil. L'aĂnĂ©e, en se retournant, m'appuya son talon pointu sur le bout du pied, oĂÂč un cor fort douloureux m'avait forcĂ© de couper mon soulier; l'autre vint ĂÂŽter brusquement de derriĂšre moi une chaise sur laquelle j'Ă©tais prĂÂȘt Ă m'asseoir; leur mĂšre, en jetant de l'eau par la fenĂÂȘtre, m'en aspergea le visage; en quelque place que je me misse, on m'en faisait ĂÂŽter pour y chercher quelque chose; je n'avais Ă©tĂ© de ma vie Ă pareille fĂÂȘte. Je voyais dans leurs regards insultants et moqueurs une fureur cachĂ©e Ă laquelle j'avais la stupiditĂ© de ne rien comprendre. Ăâ°bahi, stupĂ©fait, prĂÂȘt Ă les croire toutes possĂ©dĂ©es, je commençais tout de bon Ă m'effrayer, quand l'abbĂ©, qui ne faisait semblant de voir ni d'entendre, jugeant bien qu'il n'y avait point de dĂ©jeuner Ă espĂ©rer, prit le parti de sortir, et je me hĂÂątai de le suivre, fort content d'Ă©chapper Ă ces trois furies. En marchant, il me proposa d'aller dĂ©jeuner au cafĂ©. Quoique j'eusse grand faim, je n'acceptai point cette offre, sur laquelle il n'insista pas beaucoup non plus, et nous nous sĂ©parĂÂąmes au trois ou quatriĂšme coin de rue; moi, charmĂ© de perdre de vue tout ce qui appartenait Ă cette maudite maison; et lui, fort aise, Ă ce que je crois, de m'en avoir assez Ă©loignĂ© pour qu'elle ne me fĂ»t pas aisĂ©e Ă reconnaĂtre. Comme Ă Paris, ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m'est arrivĂ© de semblable Ă ces deux aventures, il m'en est restĂ© une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j'ai toujours regardĂ© cette ville comme celle de l'Europe oĂÂč rĂšgne la plus affreuse corruption. Le souvenir des extrĂ©mitĂ©s oĂÂč j'y fus rĂ©duit ne contribue pas non plus Ă m'en rappeler agrĂ©ablement la mĂ©moire. Si j'avais Ă©tĂ© fait comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter et de m'endetter dans mon cabaret, je me serais aisĂ©ment tirĂ© d'affaire mais c'est Ă quoi mon inaptitude Ă©galait ma rĂ©pugnance; et, pour imaginer Ă quel point vont l'une et l'autre, il suffit de savoir qu'aprĂšs avoir passĂ© presque toute ma vie dans le mal-ĂÂȘtre, et souvent prĂÂȘt Ă manquer de pain, il ne m'est jamais arrivĂ© une seule fois de me faire demander de l'argent par un crĂ©ancier sans lui en donner Ă l'instant mĂÂȘme. Je n'ai jamais su faire des dettes criardes, et j'ai toujours mieux aimĂ© souffrir que devoir. C'Ă©tait souffrir assurĂ©ment que d'ĂÂȘtre rĂ©duit Ă passer la nuit dans la rue, et c'est ce qui m'est arrivĂ© plusieurs fois Ă Lyon. J'aimais mieux employer quelques sous qui me restaient Ă payer mon pain que mon gĂte, parce qu'aprĂšs tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'Ă©tonnant, c'est que, dans ce cruel Ă©tat, je n'Ă©tais ni inquiet ni triste. Je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les rĂ©ponses que devait recevoir mademoiselle du ChĂÂątelet, couchant Ă la belle Ă©toile, et dormant Ă©tendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens mĂÂȘme d'avoir passĂ© une nuit dĂ©licieuse hors de la ville, dans un chemin qui cĂÂŽtoyait le RhĂÂŽne ou la SaĂÂŽne, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins Ă©levĂ©s en terrasse bordaient le chemin du cĂÂŽtĂ© opposĂ©. Il avait fait trĂšs chaud ce jour-lĂ ; la soirĂ©e Ă©tait charmante; la rosĂ©e humectait l'herbe flĂ©trie; point de vent, une nuit tranquille; l'air Ă©tait frais sans ĂÂȘtre froid; le soleil, aprĂšs son coucher, avait laissĂ© dans le ciel des vapeurs rouges dont la rĂ©flexion rendait l'eau couleur de rose; les arbres des terrasses Ă©taient chargĂ©s de rossignols qui se rĂ©pondaient de l'un Ă l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon coeur Ă la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. AbsorbĂ© dans ma douce rĂÂȘverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'Ă©tais las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espĂšce de niche ou de fausse porte enfoncĂ©e dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit Ă©tait formĂ© par les tĂÂȘtes des arbres; un rossignol Ă©tait prĂ©cisĂ©ment au-dessus de moi je m'endormis Ă son chant; mon sommeil fut doux, mon rĂ©veil le fut davantage. Il Ă©tait grand jour mes yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai la faim me prit; je m'acheminai gaiement vers la ville, rĂ©solu de mettre Ă un bon dĂ©jeuner deux piĂšces de six blancs qui me restaient encore. J'Ă©tais de si bonne humeur, que j'allais chantant tout le long du chemin; et je me souviens mĂÂȘme que je chantais une cantate de Batistin, intitulĂ©e les Bains de ThomĂ©ry, que je savais par coeur. Que bĂ©ni soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur dĂ©jeuner que celui sur lequel je comptais, et un dĂner bien meilleur encore, sur lequel je n'avais point comptĂ© du tout! Dans mon meilleur train d'aller et de chanter, j'entends quelqu'un derriĂšre moi je me retourne; je vois un Antonin qui me suivait, et qui paraissait m'Ă©couter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je rĂ©ponds Un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue Ă me questionner je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copiĂ© de la musique. Souvent, lui dis-je. Et cela Ă©tait vrai, ma meilleure maniĂšre de l'apprendre Ă©tait d'en copier. Eh bien! me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez Ă ne pas sortir de la chambre. J'acquiesçai trĂšs volontiers, et je le suivis. Cet Antonin s'appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il la savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec ses amis. Il n'y avait rien lĂ que d'innocent et d'honnĂÂȘte; mais ce goĂ»t dĂ©gĂ©nĂ©rait apparemment en fureur, dont il Ă©tait obligĂ© de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et oĂÂč je trouvai beaucoup de musique qu'il avait copiĂ©e. Il m'en donna d'autre Ă copier, particuliĂšrement la cantate que j'avais chantĂ©e, et qu'il devait chanter lui-mĂÂȘme dans quelques jours. J'en demeurai lĂ trois ou quatre Ă copier tout le temps oĂÂč je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si affamĂ© ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-mĂÂȘme de leur cuisine; et il fallait qu'elle fĂ»t bonne, si leur ordinaire valait le mien. De mes jours, je n'eus tant de plaisir Ă manger; et il faut avouer aussi que ces lippĂ©es me venaient fort Ă propos, car j'Ă©tais sec comme du bois. Je travaillais presque d'aussi bon coeur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je n'Ă©tais pas aussi correct que diligent. Quelques jours aprĂšs, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avaient rendu la musique inexĂ©cutable, tant elles s'Ă©taient trouvĂ©es pleines d'omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j'ai choisi lĂ dans la suite le mĂ©tier du monde auquel j'Ă©tais le moins propre non que ma note ne fĂ»t belle et que je ne copiasse fort nettement; mais l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de temps Ă gratter qu'Ă noter, et que si je n'apporte la plus grande attention Ă collationner mes parties, elles font toujours manquer l'exĂ©cution. Je fis donc trĂšs mal, en voulant bien faire, et, pour aller vite, j'allais tout de travers. Cela n'empĂÂȘcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu'Ă la fin, et de me donner encore en sortant un petit Ă©cu que je ne mĂ©ritais guĂšre, et qui me remit tout Ă fait en pied; car peu de jours aprĂšs je reçus des nouvelles de maman, qui Ă©tait Ă ChambĂ©ri, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors, mes finances ont souvent Ă©tĂ© fort courtes, mais jamais assez pour ĂÂȘtre obligĂ© de jeĂ»ner. Je marque cette Ă©poque avec un coeur sensible aux soins de la Providence. C'est la derniĂšre fois de ma vie que j'ai senti la misĂšre et la faim. Je restai Ă Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les commissions dont maman avait chargĂ© mademoiselle du ChĂÂątelet, que je vis durant ce temps-lĂ plus assidĂ»ment qu'auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie, et n'Ă©tant plus distrait par ces cruels retours sur ma situation qui me forçaient de la cacher. Mademoiselle du ChĂÂątelet n'Ă©tait ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait pas de grĂÂące; elle Ă©tait liante et familiĂšre, et son esprit donnait du prix Ă cette familiaritĂ©. Elle avait ce goĂ»t de morale observatrice qui porte Ă Ă©tudier les hommes; et c'est d'elle, en premiĂšre origine, que ce mĂÂȘme goĂ»t m'est venu. Elle aimait les romans de Le Sage, et particuliĂšrement Gil Blas elle m'en parla, me le prĂÂȘta; je le lus avec plaisir; mais je n'Ă©tais pas mĂ»r encore pour ces sortes de lectures il me fallait des romans Ă grands sentiments. Je passais ainsi mon temps Ă la grille de mademoiselle du ChĂÂątelet avec autant de plaisir que de profit; et il est certain que les entretiens intĂ©ressants et sensĂ©s d'une femme de mĂ©rite sont plus propres Ă former un jeune homme que toute la pĂ©dantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux Chasottes avec d'autres pensionnaires et de leurs amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelĂ©e mademoiselle Serre, Ă laquelle je ne fis pas alors une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans aprĂšs, et avec raison, car c'Ă©tait une charmante fille. OccupĂ© de l'attente de revoir bientĂÂŽt ma bonne maman, je fis un peu de trĂÂȘve Ă mes chimĂšres, et le bonheur rĂ©el qui m'attendait me dispensa d'en chercher dans mes visions. Non seulement je la retrouvais, mais je retrouvais prĂšs d'elle et par elle un Ă©tat agrĂ©able; car elle marquait m'avoir trouvĂ© une occupation qu'elle espĂ©rait qui me conviendrait, et qui ne m'Ă©loignerait pas d'elle. Je m'Ă©puisais en conjectures pour deviner quelle pouvait ĂÂȘtre cette occupation, et il aurait fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J'avais suffisamment d'argent pour faire commodĂ©ment la route. Mademoiselle du ChĂÂątelet voulait que je prisse un cheval je n'y pus consentir, et j'eus raison; j'aurais perdu le plaisir du dernier voyage pĂ©destre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisais souvent Ă mon voisinage tandis que je demeurais Ă Motiers. C'est une chose bien singuliĂšre que mon imagination ne se monte jamais plus agrĂ©ablement que quand mon Ă©tat est le moins agrĂ©able, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tĂÂȘte ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut crĂ©er. Les objets rĂ©els s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver; si je veux dĂ©crire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs; et j'ai dit cent fois que si jamais j'Ă©tais mis Ă la Bastille, j'y ferais le tableau de la libertĂ©. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un avenir agrĂ©able j'Ă©tais aussi content, et j'avais tout lieu de l'ĂÂȘtre, que je l'Ă©tais peu quand je partis de Paris. Cependant je n'eus point, durant ce voyage, ces rĂÂȘveries dĂ©licieuses qui m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le coeur serein, mais c'Ă©tait tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l'excellente amie que j'allais revoir. Je goĂ»tais d'avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprĂšs d'elle je m'y Ă©tais toujours attendu; c'Ă©tait comme s'il ne m'Ă©tait rien arrivĂ© de nouveau. Je m'inquiĂ©tais de ce que j'allais faire, comme si cela eĂ»t Ă©tĂ© fort inquiĂ©tant. Mes idĂ©es Ă©taient paisibles et douces, non cĂ©lestes et ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je dĂ©libĂ©rais aux croisĂ©es des chemins; j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'Ă©tais plus dans l'empyrĂ©e, j'Ă©tais tantĂÂŽt oĂÂč j'Ă©tais, tantĂÂŽt oĂÂč j'allais, jamais plus loin. Je suis en racontant mes voyages comme j'Ă©tais en les faisant je ne saurais arriver. Le coeur me battait de joie en approchant de ma chĂšre maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime Ă marcher Ă mon aise, et m'arrĂÂȘter quand il me plaĂt. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route Ă pied par un beau temps, dans un beau pays, sans ĂÂȘtre pressĂ©, et avoir pour terme de ma course un objet agrĂ©able, voilĂ de toutes les maniĂšres de vivre celle qui est le plus de mon goĂ»t. Au reste, on sait dĂ©jĂ ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fĂ»t, ne parut tel Ă mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux Ă monter et Ă descendre, des prĂ©cipices Ă mes cĂÂŽtĂ©s, qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goĂ»tai dans tout son charme, en approchant de ChambĂ©ri. Non loin d'une montagne coupĂ©e qu'on appelle le Pas de l'Ăâ°chelle, au-dessous du grand chemin taillĂ© dans le roc, Ă l'endroit appelĂ© Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite riviĂšre qui paraĂt avoir mis Ă les creuser des milliers de siĂšcles. On a bordĂ© le chemin d'un parapet, pour prĂ©venir les malheurs cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout Ă mon aise; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goĂ»t pour les lieux escarpĂ©s est qu'ils me font tourner la tĂÂȘte; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sĂ»retĂ©. Bien appuyĂ© sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais lĂ des heures entiĂšres, entrevoyant de temps en temps cette Ă©cume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement Ă travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, Ă cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits oĂÂč la pente Ă©tait assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un aprĂšs l'autre, je me dĂ©lectais Ă les voir rouler, bondir et voler en mille Ă©clats, avant que d'atteindre le fond du prĂ©cipice. Plus prĂšs de ChambĂ©ri, j'eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpĂ©e que l'eau se dĂ©tache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans ĂÂȘtre mouillĂ©; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisĂ©ment trompĂ©, comme je le fus; car, Ă cause de l'extrĂÂȘme hauteur, l'eau se divise et tombe en poussiĂšre; et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on se mouille, Ă l'instant on est tout trempĂ©. J'arrive enfin; je la revois. Elle n'Ă©tait pas seule. Monsieur l'intendant gĂ©nĂ©ral Ă©tait chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler elle me prend la main et me prĂ©sente Ă lui avec cette grĂÂące qui lui ouvrait tous les coeurs Le voilĂ , monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protĂ©ger aussi longtemps qu'il le mĂ©ritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole Mon enfant, me dit-elle, vous appartenez au roi; remerciez monsieur l'intendant, qui vous donne du pain. J'ouvrais de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu'imaginer il s'en fallut peu que l'ambition naissante ne me tournĂÂąt la tĂÂȘte, et que je ne fisse dĂ©jĂ le petit intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce dĂ©but je ne l'avais imaginĂ©e; mais quant Ă prĂ©sent c'Ă©tait assez pour vivre, et pour moi c'Ă©tait beaucoup. Voici de quoi il s'agissait. Le roi Victor-AmĂ©dĂ©e, jugeant, par le sort des guerres prĂ©cĂ©dentes et par la position de l'ancien patrimoine de ses pĂšres, qu'il lui Ă©chapperait quelque jour, ne cherchait qu'Ă l'Ă©puiser. Il y avait peu d'annĂ©es qu'ayant rĂ©solu d'en mettre la noblesse Ă la taille, il avait ordonnĂ© un cadastre gĂ©nĂ©ral de tout le pays, afin que, rendant l'imposition rĂ©elle, on pĂ»t la rĂ©partir avec plus d'Ă©quitĂ©. Ce travail, commencĂ© sous le pĂšre, fut achevĂ© sous le fils. Deux ou trois cents hommes, tant arpenteurs qu'on appelait gĂ©omĂštres, qu'Ă©crivains qu'on appelait secrĂ©taires, furent employĂ©s Ă cet ouvrage, et c'Ă©tait parmi ces derniers que maman m'avait fait inscrire. Le poste, sans ĂÂȘtre fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans ce pays-lĂ . Le mal Ă©tait que cet emploi n'Ă©tait qu'Ă temps, mais il mettait en Ă©tat de chercher et d'attendre, et c'Ă©tait par prĂ©voyance qu'elle tĂÂąchait de m'obtenir de l'intendant une protection particuliĂšre, pour pouvoir passer Ă quelque emploi plus solide quand le temps de celui-lĂ serait fini. J'entrai en fonction peu de jours aprĂšs mon arrivĂ©e. Il n'y avait Ă ce travail rien de difficile, et je fus bientĂÂŽt au fait. C'est ainsi qu'aprĂšs quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souffrances depuis ma sortie de GenĂšve, je commençai pour la premiĂšre fois de gagner mon pain avec honneur. Ces longs dĂ©tails de ma premiĂšre jeunesse auront paru bien puĂ©rils et j'en suis fĂÂąchĂ© quoique nĂ© homme Ă certains Ă©gards, j'ai Ă©tĂ© longtemps enfant, et je le suis encore Ă beaucoup d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand personnage j'ai promis de me peindre tel que je suis; et pour me connaĂtre dans mon ĂÂąge avancĂ©, il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en gĂ©nĂ©ral les objets font moins d'impression sur moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idĂ©es sont en images, les premiers traits qui se sont gravĂ©s dans ma tĂÂȘte y sont demeurĂ©s, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont plutĂÂŽt combinĂ©s avec eux qu'ils ne les ont effacĂ©s. Il y a une certaine succession d'affections et d'idĂ©es qui modifient celles qui les suivent, et qu'il faut connaĂtre pour en bien juger. Je m'applique Ă bien dĂ©velopper partout les premiĂšres causes, pour faire sentir l'enchaĂnement des effets. Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon ĂÂąme transparente aux yeux du lecteur; et pour cela je cherche Ă la lui montrer sous tous les points de vue, Ă l'Ă©clairer par tous les jours, Ă faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-mĂÂȘme du principe qui les produit. Si je me chargeais du rĂ©sultat et que je lui disse tel est mon caractĂšre, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui dĂ©taillant avec simplicitĂ© tout ce qui m'est arrivĂ©, tout ce que j'ai pensĂ©, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, Ă moins que je ne le veuille; encore, mĂÂȘme en le voulant, n'y parviendrais-je pas aisĂ©ment de cette façon. C'est Ă lui d'assembler ces Ă©lĂ©ments, et de dĂ©terminer l'ĂÂȘtre qu'ils composent le rĂ©sultat doit ĂÂȘtre son ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes rĂ©cits soient fidĂšles, il faut aussi qu'ils soient exacts. Ce n'est pas Ă moi de juger de l'importance des faits; je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est Ă quoi je me suis appliquĂ© jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relĂÂącherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'ĂÂąge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la premiĂšre jeunesse. J'ai commencĂ© par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'Ă©tait possible. Si les autres me reviennent avec la mĂÂȘme force, des lecteurs impatients s'ennuieront peut-ĂÂȘtre, mais moi je ne serai pas mĂ©content de mon travail. Je n'ai qu'une chose Ă craindre dans cette entreprise ce n'est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c'est de ne pas tout dire et de taire des vĂ©ritĂ©s. LIVRE CINQUIĂËME 1732-1736 Ce fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai Ă ChambĂ©ri, comme je viens de le dire, et que je commençai d'ĂÂȘtre employĂ© au cadastre pour le service du roi. J'avais vingt ans passĂ©s, prĂšs de vingt et un. J'Ă©tais assez formĂ© pour mon ĂÂąge du cĂÂŽtĂ© de l'esprit; mais le jugement ne l'Ă©tait guĂšre, et j'avais grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre Ă me conduire. Car quelques annĂ©es d'expĂ©rience n'avaient pu me guĂ©rir encore radicalement de mes visions romanesques; et, malgrĂ© tous les maux que j'avais soufferts, je connaissais aussi peu le monde et les hommes que si je n'avais pas achetĂ© ces instructions. Je logeai chez moi, c'est-Ă -dire chez maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La maison qu'elle occupait Ă©tait sombre et triste, et ma chambre Ă©tait la plus sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des planches pourries; tout cela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais j'Ă©tais chez elle, auprĂšs d'elle; sans cesse Ă mon bureau ou dans sa chambre, je m'apercevais peu de la laideur de la mienne; je n'avais pas le temps d'y rĂÂȘver. Il paraĂtra bizarre qu'elle se fĂ»t fixĂ©e Ă ChambĂ©ri tout exprĂšs pour habiter cette vilaine maison cela mĂÂȘme fut un trait d'habiletĂ© de sa part que je ne dois pas taire. Elle allait Ă Turin avec rĂ©pugnance, sentant bien qu'aprĂšs des rĂ©volutions toutes rĂ©centes et dans l'agitation oĂÂč l'on Ă©tait encore Ă la cour, ce n'Ă©tait pas le moment de s'y prĂ©senter. Cependant ses affaires demandaient qu'elle s'y montrĂÂąt elle craignait d'ĂÂȘtre oubliĂ©e ou desservie; elle savait surtout que le comte de Saint-Laurent, intendant gĂ©nĂ©ral des finances, ne la favorisait pas. Il avait Ă ChambĂ©ri une maison vieille, mal bĂÂątie, et dans une si vilaine position qu'elle restait toujours vide; elle la loua et s'y Ă©tablit. Cela lui rĂ©ussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut point supprimĂ©e, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut toujours de ses amis. J'y trouvai son mĂ©nage Ă peu prĂšs montĂ© comme auparavant, et le fidĂšle Claude Anet toujours avec elle. C'Ă©tait, comme je crois l'avoir dit, un paysan de Moutru, qui, dans son enfance, herborisait dans le Jura pour faire du thĂ© de Suisse, et qu'elle avait pris Ă son service Ă cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l'Ă©tude des plantes, et elle favorisa si bien son goĂ»t, qu'il devint un vrai botaniste, et que, s'il ne fĂ»t mort jeune, il se serait fait un nom dans cette science, comme il en mĂ©ritait un parmi les honnĂÂȘtes gens. Comme il Ă©tait sĂ©rieux, mĂÂȘme grave, et que j'Ă©tais plus jeune que lui, il devint pour moi une espĂšce de gouverneur, qui me sauva beaucoup de folies; car il m'en imposait, et je n'osais m'oublier devant lui. Il en imposait mĂÂȘme Ă sa maĂtresse, qui connaissait son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendait bien. Claude Anet Ă©tait sans contredit un homme rare, et le seul mĂÂȘme de son espĂšce que j'aie jamais vu. Lent, posĂ©, rĂ©flĂ©chi, circonspect dans sa conduite, froid dans ses maniĂšres, laconique et sentencieux dans ses propos, il Ă©tait, dans ses passions, d'une impĂ©tuositĂ© qu'il ne laissait jamais paraĂtre, mais qui le dĂ©vorait en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une sottise, mais terrible, c'est de s'ĂÂȘtre empoisonnĂ©. Cette scĂšne tragique se passa peu aprĂšs mon arrivĂ©e et il la fallait pour m'apprendre l'intimitĂ© de ce garçon avec sa maĂtresse; car si elle ne me l'eĂ»t dite elle-mĂÂȘme, jamais je ne m'en serais doutĂ©. AssurĂ©ment si l'attachement, le zĂšle et la fidĂ©litĂ© peuvent mĂ©riter une pareille rĂ©compense, elle lui Ă©tait bien due; et ce qui prouve qu'il en Ă©tait digne, il n'en abusa jamais. Ils avaient rarement des querelles, et elles finissaient toujours bien. Il en vint pourtant une qui finit mal sa maĂtresse lui dit dans la colĂšre un mot outrageant qu'il ne put digĂ©rer. Il ne consulta que son dĂ©sespoir, et trouvant sous sa main une fiole de laudanum, il l'avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant ne se rĂ©veiller jamais. Heureusement madame de Warens, inquiĂšte, agitĂ©e elle-mĂÂȘme, errant dans sa maison, trouva la fiole vide, et devina le reste. En volant Ă son secours, elle poussa des cris qui m'attirĂšrent. Elle m'avoua tout, implora mon assistance, et parvint avec beaucoup de peine Ă lui faire vomir l'opium. TĂ©moin de cette scĂšne, j'admirai ma bĂÂȘtise de n'avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenait. Mais Claude Anet Ă©tait si discret, que de plus clairvoyants que moi auraient pu s'y mĂ©prendre. Le raccommodement fut tel que j'en fus vivement touchĂ© moi-mĂÂȘme; et depuis ce temps, ajoutant pour lui le respect Ă l'estime, je devins en quelque façon son Ă©lĂšve, et ne m'en trouvai pas plus mal. Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait vivre avec elle dans une plus grande intimitĂ© que moi. Je n'avais pas songĂ© mĂÂȘme Ă dĂ©sirer pour moi cette place; mais il m'Ă©tait dur de la voir remplir par un autre, cela Ă©tait fort naturel. Cependant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait soufflĂ©e, je sentis rĂ©ellement s'Ă©tendre Ă lui l'attachement que j'avais pour elle. Je dĂ©sirais sur toute chose qu'elle fĂ»t heureuse; et, puisqu'elle avait besoin de lui pour l'ĂÂȘtre, j'Ă©tais content qu'il fĂ»t heureux aussi. De son cĂÂŽtĂ©, il entrait parfaitement dans les vues de sa maĂtresse, et prit en sincĂšre amitiĂ© l'ami qu'elle s'Ă©tait choisi. Sans affecter avec moi l'autoritĂ© que son poste le mettait en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je n'osais rien faire qu'il parĂ»t dĂ©sapprouver, et il ne dĂ©sapprouvait que ce qui Ă©tait mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu dĂ©truire. Une des preuves de l'excellence du caractĂšre de cette aimable femme est que tous ceux qui l'aimaient s'aimaient entre eux. La jalousie, la rivalitĂ© mĂÂȘme cĂ©dait au sentiment dominant qu'elle inspirait, et je n'ai vu jamais aucun de ceux qui l'entouraient se vouloir du mal l'un Ă l'autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture Ă cet Ă©loge; et s'ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire autant, qu'ils s'attachent Ă elle pour le repos de leur vie fĂ»t-elle au reste la derniĂšre des catins. Ici commence, depuis mon arrivĂ©e Ă ChambĂ©ri jusqu'Ă mon dĂ©part pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j'aurai peu d'Ă©vĂ©nements Ă dire, parce que ma vie a Ă©tĂ© aussi simple que douce; et cette uniformitĂ© Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce dont j'avais le plus grand besoin pour achever de former mon caractĂšre, que des troubles continuels empĂÂȘchaient de se fixer. C'est durant ce prĂ©cieux intervalle que mon Ă©ducation mĂÂȘlĂ©e et sans suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai plus cessĂ© d'ĂÂȘtre Ă travers les orages qui m'attendaient. Ce progrĂšs fut insensible et lent, chargĂ© de peu d'Ă©vĂ©nements mĂ©morables; mais il mĂ©rite cependant d'ĂÂȘtre suivi et dĂ©veloppĂ©. Au commencement je n'Ă©tais guĂšre occupĂ© que de mon travail; la gĂÂȘne du bureau ne me laissait pas songer Ă autre chose. Le peu de temps que j'avais de libre se passait auprĂšs de la bonne maman; et n'ayant pas mĂÂȘme celui de lire, la fantaisie ne m'en prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espĂšce de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiĂ©tudes, la lecture me redevint nĂ©cessaire; et, comme si ce goĂ»t se fĂ»t toujours irritĂ© par la difficultĂ© de m'y livrer, il serait redevenu passion comme chez mon maĂtre, si d'autres goĂ»ts venus Ă la traverse n'eussent fait diversion Ă celui-lĂ . Quoiqu'il ne fallĂ»t pas Ă nos opĂ©rations une arithmĂ©tique bien transcendante, il en fallait assez pour m'embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficultĂ©, j'achetai des livres d'arithmĂ©tique; et je l'appris bien, car je l'appris seul. L'arithmĂ©tique pratique s'Ă©tend plus loin qu'on ne pense quand on y veut mettre l'exacte prĂ©cision. Il y a des opĂ©rations d'une longueur extrĂÂȘme, au milieu desquelles j'ai vu quelquefois de bons gĂ©omĂštres s'Ă©garer. La rĂ©flexion jointe Ă l'usage donne des idĂ©es nettes; et alors on trouve des mĂ©thodes abrĂ©gĂ©es, dont l'invention frappe l'amour-propre, dont la justesse satisfait l'esprit, et qui font faire avec plaisir un travail ingrat par lui-mĂÂȘme. Je m'y enfonçai si bien qu'il n'y avait point de question soluble par les seuls chiffres qui m'embarrassĂÂąt et maintenant que tout ce que j'ai su s'efface journellement de ma mĂ©moire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente ans d'interruption. Il y a quelques jours que dans un voyage que j'ai fait Ă Davenport, chez mon hĂÂŽte, assistant Ă la leçon d'arithmĂ©tique de ses enfants, j'ai fait sans faute, avec un plaisir incroyable, une opĂ©ration des plus composĂ©es. Il me semblait, en posant mes chiffres, que j'Ă©tais encore Ă ChambĂ©ri dans mes heureux jours. C'Ă©tait revenir de loin sur mes pas. Le lavis des mappes de nos gĂ©omĂštres m'avait aussi rendu le goĂ»t du dessin. J'achetai des couleurs, et je me mis Ă faire des fleurs et des paysages. C'est dommage que je me sois trouvĂ© peu de talent pour cet art, l'inclination y Ă©tait tout entiĂšre. Au milieu de mes crayons et de mes pinceaux j'aurais passĂ© des mois entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on Ă©tait obligĂ© de m'en arracher. Il en est ainsi de tous les goĂ»ts auxquels je commence Ă me livrer; ils augmentent, deviennent passion, et bientĂÂŽt je ne vois plus rien au monde que l'amusement dont je suis occupĂ©. L'ĂÂąge ne m'a pas guĂ©ri de ce dĂ©faut, il ne l'a pas diminuĂ© mĂÂȘme; et maintenant que j'Ă©cris ceci, me voilĂ comme un vieux radoteur engouĂ© d'une autre Ă©tude inutile oĂÂč je n'entends rien, et que ceux mĂÂȘme qui s'y sont livrĂ©s dans leur jeunesse sont forcĂ©s d'abandonner Ă l'ĂÂąge oĂÂč je la veux commencer. C'Ă©tait alors qu'elle eĂ»t Ă©tĂ© Ă sa place. L'occasion Ă©tait belle, et j'eus quelque tentation d'en profiter. Le contentement que je voyais dans les yeux d'Anet, revenant chargĂ© de plantes nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d'aller herboriser avec lui. Je suis presque assurĂ© que si j'y avais Ă©tĂ© une seule fois, cela m'aurait gagnĂ©; et je serais peut-ĂÂȘtre aujourd'hui un grand botaniste; car je ne connais point d'Ă©tude au monde qui s'associe mieux avec mes goĂ»ts naturels que celle des plantes; et la vie que je mĂšne depuis dix ans Ă la campagne n'est guĂšre qu'une herborisation continuelle, Ă la vĂ©ritĂ© sans objet et sans progrĂšs; mais n'ayant alors aucune idĂ©e de la botanique, je l'avais prise en une sorte de mĂ©pris et mĂÂȘme de dĂ©goĂ»t; je ne la regardais que comme une Ă©tude d'apothicaire. Maman, qui l'aimait, n'en faisait pas elle-mĂÂȘme un autre usage; elle ne recherchait que les plantes usuelles, pour les appliquer Ă ses drogues. Ainsi la botanique, la chimie et l'anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de mĂ©decine, ne servaient qu'Ă me fournir des sarcasmes plaisants toute la journĂ©e, et Ă m'attirer des soufflets de temps en temps. D'ailleurs un goĂ»t diffĂ©rent et trop contraire Ă celui-lĂ croissait par degrĂ©s, et bientĂÂŽt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut assurĂ©ment que je sois nĂ© pour cet art, puisque j'ai commencĂ© de l'aimer dĂšs mon enfance, et qu'il est le seul que j'aie aimĂ© constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'Ă©tonnant est qu'un art pour lequel j'Ă©tais nĂ© m'ait nĂ©anmoins tant coĂ»tĂ© de peine Ă apprendre, et avec des succĂšs si lents, qu'aprĂšs une pratique de toute ma vie, jamais je n'ai pu parvenir Ă chanter sĂ»rement tout Ă livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors cette Ă©tude agrĂ©able Ă©tait que je la pouvais faire avec maman. Ayant des goĂ»ts d'ailleurs fort diffĂ©rents, la musique Ă©tait pour nous un point de rĂ©union dont j'aimais Ă faire usage. Elle ne s'y refusait pas j'Ă©tais alors Ă peu prĂšs aussi avancĂ© qu'elle, en deux ou trois fois nous dĂ©chiffrions un air. Quelquefois, la voyant empressĂ©e autour d'un fourneau, je lui disais Maman, voici un duo charmant qui m'a bien l'air de faire sentir l'empyreume Ă vos drogues. Ah! par ma foi, me disait-elle, si tu me les fais brĂ»ler, je te les ferai manger. Tout en disputant, je l'entraĂnais Ă son clavecin on s'y oubliait; l'extrait de geniĂšvre ou d'absinthe Ă©tait calcinĂ© elle m'en barbouillait le visage, et tout cela Ă©tait dĂ©licieux. On voit qu'avec peu de temps de reste j'avais beaucoup de choses Ă quoi l'employer. Il me vint pourtant encore un amusement de plus qui fit bien valoir tous les autres. Nous occupions un cachot si Ă©touffĂ©, qu'on avait besoin quelquefois d'aller prendre l'air sur la terre. Anet engagea maman Ă louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin Ă©tait jointe une guinguette assez jolie, qu'on meubla suivant l'ordonnance on y mit un lit. Nous allions souvent y dĂner, et j'y couchais quelquefois. Insensiblement je m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres, beaucoup d'estampes; je passais une partie de mon temps Ă l'orner, et Ă y prĂ©parer Ă maman quelque surprise agrĂ©able lorsqu'elle s'y venait promener. Je la quittais pour venir m'occuper d'elle, pour y penser avec plus de plaisir autre caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue parce que la chose Ă©tait ainsi. Je me souviens qu'une fois madame de Luxembourg me parlait en raillant d'un homme qui quittait sa maĂtresse pour lui Ă©crire. Je lui dis que j'aurais bien Ă©tĂ© cet homme-lĂ , et j'aurais pu ajouter que je l'avais Ă©tĂ© quelquefois. Je n'ai pourtant jamais senti prĂšs de maman ce besoin de m'Ă©loigner d'elle pour l'aimer davantage; car tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec elle j'Ă©tais aussi parfaitement Ă mon aise que si j'eusse Ă©tĂ© seul; et cela ne m'est jamais arrivĂ© prĂšs de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j'aie eu pour eux. Mais elle Ă©tait si souvent entourĂ©e, et de gens qui me convenaient si peu, que le dĂ©pit et l'ennui me chassaient dans mon asile, oĂÂč je l'avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre. Tandis qu'ainsi partagĂ© entre le travail, le plaisir et l'instruction, je vivais dans le plus doux repos, l'Europe n'Ă©tait pas si tranquille que moi. La France et l'empereur venaient de s'entre-dĂ©clarer la guerre le roi de Sardaigne Ă©tait entrĂ© dans la querelle, et l'armĂ©e française filait en PiĂ©mont pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par ChambĂ©ri, et entre autres le rĂ©giment de Champagne, dont Ă©tait colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus prĂ©sentĂ©, qui me promit beaucoup de choses, et qui sĂ»rement n'a jamais repensĂ© Ă moi. Notre petit jardin Ă©tait prĂ©cisĂ©ment au haut du faubourg par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassasiais du plaisir d'aller les voir passer, et je me passionnais pour le succĂšs de cette guerre comme s'il m'eĂ»t beaucoup intĂ©ressĂ©. Jusque-lĂ je ne m'Ă©tais pas encore avisĂ© de songer aux affaires publiques; et je me mis Ă lire les gazettes pour la premiĂšre fois, mais avec une telle partialitĂ© pour la France, que le coeur me battait de joie Ă ses moindres avantages, et que ses revers m'affligeaient comme s'ils fussent tombĂ©s sur moi. Si cette folie n'eĂ»t Ă©tĂ© que passagĂšre, je ne daignerais pas en parler; mais elle s'est tellement enracinĂ©e dans mon coeur sans aucune raison, que lorsque j'ai fait dans la suite, Ă Paris, l'antidespote et le fier rĂ©publicain, je sentais en dĂ©pit de moi-mĂÂȘme une prĂ©dilection secrĂšte pour cette mĂÂȘme nation que je trouvais servile, et pour ce gouvernement que j'affectais de fronder. Ce qu'il y avait de plaisant Ă©tait qu'ayant honte d'un penchant si contraire Ă mes maximes, je n'osais l'avouer Ă personne, et je raillais les Français de leurs dĂ©faites, tandis que le coeur m'en saignait plus qu'Ă eux. Je suis sĂ»rement le seul qui, vivant chez une nation qui le traitait bien et qu'il adorait, se soit fait chez elle un faux air de la dĂ©daigner. Enfin ce penchant s'est trouvĂ© si dĂ©sintĂ©ressĂ© de ma part, si fort, si constant, si invincible, que mĂÂȘme depuis ma sortie du royaume, depuis que le gouvernement, les magistrats, les auteurs s'y sont Ă l'envi dĂ©chaĂnĂ©s contre moi, depuis qu'il est devenu du bon air de m'accabler d'injustices et d'outrages, je n'ai pu me guĂ©rir de ma folie. Je les aime en dĂ©pit de moi quoiqu'ils me maltraitent. J'ai cherchĂ© longtemps la cause de cette partialitĂ©, et je n'ai pu la trouver que dans l'occasion qui la vit naĂtre. Un goĂ»t croissant pour la littĂ©rature m'attachait aux livres français, aux auteurs de ces livres, au pays de ces auteurs. Au moment mĂÂȘme que dĂ©filait sous mes yeux l'armĂ©e française, je lisais les grands capitaines de BrantĂÂŽme. J'avais la tĂÂȘte pleine des Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency, des la Trimouille, et je m'affectionnais Ă leurs descendants comme aux hĂ©ritiers de leur mĂ©rite et de leur courage. A chaque rĂ©giment qui passait, je croyais revoir ces fameuses bandes noires qui jadis avaient fait tant d'exploits en PiĂ©mont. Enfin j'appliquais Ă ce que je voyais les idĂ©es que je puisais dans les livres mes lectures continuĂ©es et toujours tirĂ©es de la mĂÂȘme nation nourrissaient mon affection pour elle, et m'en firent une passion aveugle que rien n'a pu surmonter. J'ai eu dans la suite occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne m'Ă©tait pas particuliĂšre, et qu'agissant plus ou moins dans tous les pays sur la partie de la nation qui aimait la lecture et qui cultivait les lettres, elle balançait la haine gĂ©nĂ©rale qu'inspire l'air avantageux des Français. Les romans plus que les hommes leur attachent les femmes de tous les pays; leurs chefs-d'oeuvre dramatiques affectionnent la jeunesse Ă leurs thĂ©ĂÂątres. La cĂ©lĂ©britĂ© de celui de Paris y attire des foules d'Ă©trangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l'excellent goĂ»t de leur littĂ©rature leur soumet tous les esprits qui en ont; et, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j'ai vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom français ternie par leurs guerriers. J'Ă©tais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste. J'allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l'arrivĂ©e des courriers; et, plus bĂÂȘte que l'ĂÂąne de la fable, je m'inquiĂ©tais beaucoup pour savoir de quel maĂtre j'aurais l'honneur de porter le bĂÂąt car on prĂ©tendait alors que nous appartiendrions Ă la France, et l'on faisait de la Savoie un Ă©change pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j'avais quelques sujets de craintes; car si cette guerre eĂ»t mal tournĂ© pour les alliĂ©s, la pension de maman courait un grand risque. Mais j'Ă©tais plein de confiance dans mes bons amis; et pour le coup, malgrĂ© la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompĂ©e, grĂÂąces au roi de Sardaigne, Ă qui je n'avais pas pensĂ©. Tandis qu'on se battait en Italie, on chantait en France. Les opĂ©ras de Rameau commençaient Ă faire du bruit, et relevĂšrent ses ouvrages thĂ©oriques, que leur obscuritĂ© laissait Ă la portĂ©e de peu de gens. Par hasard j'entendis parler de son TraitĂ© de l'harmonie; et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce livre. Par un autre hasard je tombai malade. La maladie Ă©tait inflammatoire; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut longue, et je ne fus d'un mois en Ă©tat de sortir. Durant ce temps j'Ă©bauchai, je dĂ©vorai mon TraitĂ© de l'harmonie; mais il Ă©tait si long, si diffus, si mal arrangĂ©, que je sentis qu'il me fallait un temps considĂ©rable pour l'Ă©tudier et le dĂ©brouiller. Je suspendais mon application et je rĂ©crĂ©ais mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier, sur lesquelles je m'exerçai, ne me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par coeur quatre ou cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n'ai pas revue depuis ce temps-lĂ , et que je sais encore presque tout entiĂšre, de mĂÂȘme que l'Amour piquĂ© par une abeille, trĂšs jolie cantate de ClĂ©rambault, que j'appris Ă peu prĂšs dans le mĂÂȘme temps. Pour m'achever, il arriva de la Val d'Aoste un jeune organiste appelĂ© l'abbĂ© Palais, bon musicien, bon homme, et qui accompagnait trĂšs bien du clavecin. Je fais connaissance avec lui; nous voilĂ insĂ©parables. Il Ă©tait l'Ă©lĂšve d'un moine italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes je les comparais avec ceux de mon Rameau; je remplissais ma tĂÂȘte d'accompagnements, d'accords, d'harmonie. Il fallait se former l'oreille Ă tout cela. Je proposai Ă maman un petit concert tous les mois elle y consentit. Me voilĂ si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose; et rĂ©ellement cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les concertants, les instruments, tirer les parties, etc. Maman chantait, le P. Caton, dont j'ai parlĂ© et dont j'ai Ă parler encore, chantait aussi; un maĂtre Ă danser, appelĂ© Roche, et son fils, jouaient du violon; Canavas, musicien piĂ©montais, qui travaillait au cadastre, et qui depuis s'est mariĂ© Ă Paris, jouait du violoncelle; l'abbĂ© Palais accompagnait du clavecin; j'avais l'honneur de conduire la musique, sans oublier le bĂÂąton du bĂ»cheron. On peut juger combien tout cela Ă©tait beau! pas tout Ă fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s'en fallait guĂšre. Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et vivant, disait-on, des charitĂ©s du roi, faisait murmurer la sĂ©quelle dĂ©vote; mais c'Ă©tait un amusement agrĂ©able pour plusieurs honnĂÂȘtes gens. On ne devinerait pas qui je mets Ă leur tĂÂȘte en cette occasion un moine, mais un moine homme de mĂ©rite, et mĂÂȘme aimable, dont les infortunes m'ont dans la suite bien vivement affectĂ©, et dont la mĂ©moire, liĂ©e Ă celle de mes beaux jours, m'est encore chĂšre. Il s'agit du P. Caton, cordelier, qui, conjointement avec le comte Dortan, avait fait saisir Ă Lyon la musique du pauvre petit-chat; ce qui n'est pas le plus beau trait de sa vie. Il Ă©tait bachelier de Sorbonne; il avait vĂ©cu longtemps Ă Paris dans le plus grand monde, et trĂšs faufilĂ© surtout chez le marquis d'Antremont, alors ambassadeur de Sardaigne. C'Ă©tait un grand homme, bien fait, le visage plein, les yeux Ă fleur de tĂÂȘte, des cheveux noirs qui faisaient sans affectation le crochet Ă cĂÂŽtĂ© du front, l'air Ă la fois noble, ouvert, modeste, se prĂ©sentant simplement et bien, n'ayant ni le maintien cafard ou effrontĂ© des moines, ni l'abord cavalier d'un homme Ă la mode, quoiqu'il le fĂ»t; mais l'assurance d'un honnĂÂȘte homme qui, sans rougir de sa robe, s'honore lui-mĂÂȘme et se sent toujours Ă sa place parmi les honnĂÂȘtes gens. Quoique le P. Caton n'eĂ»t pas beaucoup d'Ă©tude pour un docteur, il en avait beaucoup pour un homme du monde; et n'Ă©tant point pressĂ© de montrer son acquis, il le plaçait si Ă propos qu'il en paraissait davantage. Ayant beaucoup vĂ©cu dans la sociĂ©tĂ©, il s'Ă©tait plus attachĂ© aux talents agrĂ©ables qu'Ă un solide savoir. Il avait de l'esprit, faisait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix belle, touchait l'orgue et le clavecin. Il n'en fallait pas tant pour ĂÂȘtre recherchĂ© aussi l'Ă©tait-il; mais cela lui fit si peu nĂ©gliger les soins de son Ă©tat, qu'il parvint, malgrĂ© des concurrents trĂšs jaloux, Ă ĂÂȘtre Ă©lu dĂ©finiteur de sa province, ou, comme on dit, un des grands colliers de l'ordre. Ce P. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis d'Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en ĂÂȘtre; il en fut, et les rendit brillants. Nous fĂ»mes bientĂÂŽt liĂ©s par notre goĂ»t commun pour la musique, qui, chez l'un et chez l'autre, Ă©tait une passion trĂšs vive; avec cette diffĂ©rence qu'il Ă©tait vraiment musicien, et que je n'Ă©tais qu'un barbouillon. Nous allions avec Canavas et l'abbĂ© Palais faire de la musique dans sa chambre, et quelquefois Ă son orgue les jours de fĂÂȘte. Nous dĂnions souvent Ă son petit couvert; car ce qu'il y avait encore d'Ă©tonnant pour un moine est qu'il Ă©tait gĂ©nĂ©reux, magnifique, et sensuel sans grossiĂšretĂ©. Les jours de nos concerts, il soupait chez maman. Ces soupers Ă©taient trĂšs gais, trĂšs agrĂ©ables; on y disait le mot et la chose; on y chantait des duos; j'Ă©tais Ă mon aise; j'avais de l'esprit, des saillies; le P. Caton Ă©tait charmant, maman Ă©tait adorable; l'abbĂ© Palais, avec sa voix de boeuf, Ă©tait le plastron. Moments si doux de la folĂÂątre jeunesse, qu'il y a de temps que vous ĂÂȘtes partis! Comme je n'aurai plus Ă parler de ce pauvre P. Caton, que j'achĂšve ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines, jaloux ou plutĂÂŽt furieux de lui voir un mĂ©rite, une Ă©lĂ©gance de moeurs qui n'avait rien de la crapule monastique, le prirent en haine, parce qu'il n'Ă©tait pas aussi haĂÂŻssable qu'eux. Les chefs se liguĂšrent contre lui, et ameutĂšrent les moinillons envieux de sa place, et qui n'osaient auparavant le regarder. On lui fit mille affronts, on le destitua, on lui ĂÂŽta sa chambre, qu'il avait meublĂ©e avec goĂ»t quoique avec simplicitĂ©; on le relĂ©gua je ne sais oĂÂč; enfin, ces misĂ©rables l'accablĂšrent de tant d'outrages, que son ĂÂąme honnĂÂȘte, et fiĂšre avec justice, n'y put rĂ©sister; et, aprĂšs avoir fait les dĂ©lices des sociĂ©tĂ©s les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regrettĂ©, pleurĂ© de tous les honnĂÂȘtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvĂ© d'autre dĂ©faut que d'ĂÂȘtre moine. Avec ce petit train de vie, je fis si bien en trĂšs peu de temps, qu'absorbĂ© tout entier par la musique, je me trouvai hors d'Ă©tat de penser Ă autre chose. Je n'allais plus Ă mon bureau qu'Ă contrecoeur; la gĂÂȘne et l'assiduitĂ© au travail m'en firent un supplice insupportable, et j'en vins enfin Ă vouloir quitter mon emploi, pour me livrer totalement Ă la musique. On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnĂÂȘte et d'un revenu fixe pour courir aprĂšs des Ă©coliers incertains Ă©tait un parti trop peu sensĂ© pour plaire Ă maman. MĂÂȘme en supposant mes progrĂšs futurs aussi grands que je me les figurais, c'Ă©tait borner bien modestement mon ambition que de me rĂ©duire pour la vie Ă l'Ă©tat de musicien. Elle, qui ne formait que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus tout Ă fait au mot de M. d'Aubonne, me voyait avec peine occupĂ© sĂ©rieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me rĂ©pĂ©tait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste Ă Paris, que qui bien chante et bien danse, fait un mĂ©tier qui peu avance. Elle me voyait d'un autre cĂÂŽtĂ© entraĂnĂ© par un goĂ»t irrĂ©sistible; ma passion de musique devenait une fureur, et il Ă©tait Ă craindre que mon travail, se sentant de mes distractions, ne m'attirĂÂąt un congĂ© qu'il valait beaucoup mieux prendre de moi-mĂÂȘme. Je lui reprĂ©sentais encore que cet emploi n'avait pas longtemps Ă durer, qu'il me fallait un talent pour vivre, et qu'il Ă©tait plus sĂ»r d'achever d'acquĂ©rir par la pratique celui auquel mon goĂ»t me portait, et qu'elle m'avait choisi, que de me mettre Ă la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais qui pouvaient mal rĂ©ussir, et me laisser, aprĂšs avoir passĂ© l'ĂÂąge d'apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin j'extorquai son consentement plus Ă force d'importunitĂ©s et de caresses, que de raisons dont elle se contentĂÂąt. AussitĂÂŽt je courus remercier fiĂšrement M. Coccelli, directeur gĂ©nĂ©ral du cadastre, comme si j'avais fait l'acte le plus hĂ©roĂÂŻque; et je quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans prĂ©texte, avec autant et plus de joie que je n'en avais eu Ă le prendre il n'y avait pas deux ans. Cette dĂ©marche, toute folle qu'elle Ă©tait, m'attira, dans le pays, une sorte de considĂ©ration qui me fut utile. Les uns me supposĂšrent des ressources que je n'avais pas; d'autres, me voyant livrĂ© tout Ă fait Ă la musique, jugĂšrent de mon talent par mon sacrifice, et crurent qu'avec tant de passion pour cet art je devais le possĂ©der supĂ©rieurement. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois je passai lĂ pour un bon maĂtre, parce qu'il n'y en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d'un certain goĂ»t de chant, favorisĂ© d'ailleurs par mon ĂÂąge et par ma figure, j'eus bientĂÂŽt plus d'Ă©coliĂšres qu'il ne m'en fallait pour remplacer ma paye de secrĂ©taire. Il est certain que pour l'agrĂ©ment de la vie on ne pouvait passer plus rapidement d'une extrĂ©mitĂ© Ă l'autre. Au cadastre, occupĂ© huit heures par jour du plus maussade travail, avec des gens encore plus maussades; enfermĂ© dans un triste bureau empuanti de l'haleine et de la sueur de tous ces manants, la plupart fort mal peignĂ©s et fort malpropres, je me sentais quelquefois accablĂ© jusqu'au vertige par l'attention, l'odeur, la gĂÂȘne et l'ennui. Au lieu de cela, me voilĂ tout Ă coup jetĂ© parmi le beau monde, admis, recherchĂ© dans les meilleures maisons; partout un accueil gracieux, caressant, un air de fĂÂȘte d'aimables demoiselles bien parĂ©es m'attendent, me reçoivent avec empressement, je ne vois que des objets charmants, je ne sens que la rose et la fleur d'orange; on chante, on cause, on rit, on s'amuse; je ne sors de lĂ que pour aller ailleurs en faire autant. On conviendra qu'Ă Ă©galitĂ© dans les avantages, il n'y avait pas Ă balancer dans le choix. Aussi me trouvai-je si bien du mien, qu'il ne m'est arrivĂ© jamais de m'en repentir; et je ne m'en repens pas mĂÂȘme en ce moment, oĂÂč je pĂšse, au poids de la raison, les actions de ma vie, et oĂÂč je suis dĂ©livrĂ© des motifs peu sensĂ©s qui m'ont entraĂnĂ©. VoilĂ presque l'unique fois qu'en n'Ă©coutant que mes penchants je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisĂ©, l'esprit liant, l'humeur facile des habitants du pays me rendit le commerce du monde aimable; et le goĂ»t que j'y pris alors m'a bien prouvĂ© que si je n'aime pas Ă vivre parmi les hommes, c'est moins ma faute que la leur. C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-ĂÂȘtre serait-ce dommage qu'ils le fussent; car tels qu'ils sont, c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S'il est une petite ville au monde oĂÂč l'on goĂ»te la douceur de la vie dans un commerce agrĂ©able et sĂ»r, c'est ChambĂ©ri. La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour parvenir; et, ne pouvant se livrer Ă l'ambition, elle suit, par nĂ©cessitĂ©, le conseil de CinĂ©as. Elle dĂ©voue sa jeunesse Ă l'Ă©tat militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur et la raison prĂ©sident Ă ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se passer de l'ĂÂȘtre; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beautĂ©, et mĂÂȘme y supplĂ©er. Il est singulier qu'appelĂ© par mon Ă©tat Ă voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir vu, Ă ChambĂ©ri, une seule qui ne fĂ»t pas charmante. On dira que j'Ă©tais disposĂ© Ă les trouver telles, et l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vĂ©ritĂ©, me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes Ă©coliĂšres. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les rappeler de mĂÂȘme, et moi avec elles, Ă l'ĂÂąge heureux oĂÂč nous Ă©tions lors des moments aussi doux qu'innocents que j'ai passĂ©s auprĂšs d'elles! La premiĂšre fut mademoiselle de MellarĂšde, ma voisine, soeur de l'Ă©lĂšve de M. Gaime. C'Ă©tait une brune trĂšs vive, mais d'une vivacitĂ© caressante, pleine de grĂÂąces, et sans Ă©tourderie. Elle Ă©tait un peu maigre, comme sont la plupart des filles Ă son ĂÂąge; mais ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant n'avaient pas besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle Ă©tait encore en dĂ©shabillĂ©, sans autre coiffure que ses cheveux nĂ©gligemment relevĂ©s, ornĂ©s de quelques fleurs qu'on mettait Ă mon arrivĂ©e, et qu'on ĂÂŽtait Ă mon dĂ©part pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne en dĂ©shabillĂ©; je la redouterais cent fois moins parĂ©e. Mademoiselle de Menthon, chez qui j'allais l'aprĂšs-midi, l'Ă©tait toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais diffĂ©rente. Ses cheveux Ă©tait d'un blond cendrĂ© elle Ă©tait trĂšs mignonne, trĂšs timide et trĂšs blanche, une voix nette, juste et flĂ»tĂ©e, mais qui n'osait se dĂ©velopper. Elle avait au sein la cicatrice d'une brĂ»lure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrĂÂȘmement. Cette marque attirait quelquefois de ce cĂÂŽtĂ© mon attention, qui bientĂÂŽt n'Ă©tait plus pour la cicatrice. Mademoiselle de Challes, une autre de mes voisines, Ă©tait une fille faite; grande, belle carrure, de l'embonpoint elle avait Ă©tĂ© trĂšs bien. Ce n'Ă©tait plus une beautĂ©, mais c'Ă©tait une personne Ă citer pour la bonne grĂÂące, pour l'humeur Ă©gale, pour le bon naturel. Sa soeur, madame de Charly, la plus belle femme de ChambĂ©ri, n'apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre Ă sa fille, toute jeune encore, mais dont la beautĂ© naissante eĂ»t promis d'Ă©galer celle de sa mĂšre, si malheureusement elle n'eĂ»t Ă©tĂ© un peu rousse. J'avais Ă la Visitation une petite demoiselle française dont j'ai oubliĂ© le nom, mais qui mĂ©rite une place dans la liste de mes prĂ©fĂ©rences. Elle avait pris le ton lent et traĂnant des religieuses, et sur ce ton traĂnant elle disait des choses trĂšs saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au reste elle Ă©tait paresseuse, n'aimant pas Ă prendre la peine de montrer son esprit, et c'Ă©tait une faveur qu'elle n'accordait pas Ă tout le monde. Ce ne fut qu'aprĂšs un mois ou deux de leçons et de nĂ©gligence qu'elle s'avisa de cet expĂ©dient pour me rendre plus assidu; car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'ĂÂȘtre. Je me plaisais Ă mes leçons quand j'y Ă©tais, mais je n'aimais pas ĂÂȘtre obligĂ© de m'y rendre, ni que l'heure me commandĂÂąt en toute chose la gĂÂȘne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me feraient prendre en haine le plaisir mĂÂȘme. On dit que chez les mahomĂ©tans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir Ă leurs femmes. Je serais un mauvais Turc Ă ces heures-lĂ . J'avais quelques Ă©coliĂšres aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation, dont j'ai Ă parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle Ă©tait fille d'un Ă©picier, et se nommait mademoiselle Lard, vrai modĂšle d'une statue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque vĂ©ritable beautĂ© sans vie et sans ĂÂąme. Son indolence, sa froideur, son insensibilitĂ© allaient Ă un point incroyable. Il Ă©tait Ă©galement impossible de lui plaire et de la fĂÂącher et je suis persuadĂ© que si l'on eĂ»t fait sur elle quelque entreprise, elle aurait laissĂ© faire, non par goĂ»t, mais par stupiditĂ©. Sa mĂšre, qui n'en voulait pas courir le risque, ne la quittait pas d'un pas. En lui faisant apprendre Ă chanter, en lui donnant un jeune maĂtre, elle faisait tout de son mieux pour l'Ă©moustiller; mais cela ne rĂ©ussit point. Tandis que le maĂtre agaçait la fille, la mĂšre agaçait le maĂtre, et cela ne rĂ©ussissait pas beaucoup mieux. Madame Lard ajoutait Ă sa vivacitĂ© naturelle toute celle que sa fille aurait dĂ» avoir. C'Ă©tait un petit minois Ă©veillĂ©, chiffonnĂ©, marquĂ© de petite vĂ©role. Elle avait de petits yeux trĂšs ardents, et un peu rouges, parce qu'elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais, je trouvais prĂÂȘt mon cafĂ© Ă la crĂšme; et la mĂšre ne manquait jamais de m'accueillir par un baiser bien appliquĂ© sur la bouche, et que par curiositĂ© j'aurais bien voulu rendre Ă la fille, pour voir comment elle l'aurait pris. Au reste, tout cela se faisait si simplement et si fort sans consĂ©quence, que quand M. Lard Ă©tait lĂ , les agaceries et les baisers n'en allaient pas moins leur train. C'Ă©tait une bonne pĂÂąte d'homme, le vrai pĂšre de sa fille, et que sa femme ne trompait pas parce qu'il n'en Ă©tait pas besoin. Je me prĂÂȘtais Ă toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitiĂ©. J'en Ă©tais pourtant importunĂ© quelquefois, car la vive madame Lard ne laissait pas d'ĂÂȘtre exigeante; et si dans la journĂ©e j'avais passĂ© devant la boutique sans m'arrĂÂȘter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'Ă©tais pressĂ©, que je prisse un dĂ©tour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu'il n'Ă©tait pas aussi aisĂ© de sortir de chez elle que d'y entrer. Madame Lard s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse point d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J'en parlais Ă maman comme d'une chose sans mystĂšre et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlĂ©; car lui taire un secret de quoi que ce fĂ»t ne m'eĂ»t pas Ă©tĂ© possible; mon coeur Ă©tait ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout Ă fait la chose avec la mĂÂȘme simplicitĂ© que moi. Elle vit des avances oĂÂč je n'avais vu que des amitiĂ©s; elle jugea que madame Lard, se faisant un point d'honneur de me laisser moins sot qu'elle ne m'avait trouvĂ©, parviendrait de maniĂšre ou d'autre Ă se faire entendre; et, outre qu'il n'Ă©tait pas juste qu'une autre femme se chargeĂÂąt de l'instruction de son Ă©lĂšve, elle avait des motifs plus dignes d'elle pour me garantir des piĂšges auxquels mon ĂÂąge et mon Ă©tat m'exposaient. Dans le mĂÂȘme temps on m'en tendit un d'une espĂšce plus dangereuse, auquel j'Ă©chappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nĂ©cessaires tous les prĂ©servatifs qu'elle y pouvait apporter. Madame la comtesse de Menthon, mĂšre d'une de mes Ă©coliĂšres, Ă©tait une femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas moins de mĂ©chancetĂ©. Elle avait Ă©tĂ© cause, Ă ce qu'on disait, de bien des brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des suites fatales Ă la maison d'Antremont. Maman avait Ă©tĂ© assez liĂ©e avec elle pour connaĂtre son caractĂšre ayant trĂšs innocemment inspirĂ© du goĂ»t Ă quelqu'un sur qui madame de Menthon avait des prĂ©tentions, elle resta chargĂ©e auprĂšs d'elle du crime de cette prĂ©fĂ©rence, quoiqu'elle n'eĂ»t Ă©tĂ© ni recherchĂ©e ni acceptĂ©e; et madame de Menthon chercha depuis lors Ă jouer Ă sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne rĂ©ussit. J'en rapporterai un des plus comiques, par maniĂšre d'Ă©chantillon. Elles Ă©taient ensemble Ă la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l'aspirant en question. Madame de Menthon dit un jour Ă un de ces messieurs que madame de Warens n'Ă©tait qu'une prĂ©cieuse, qu'elle n'avait point de goĂ»t, qu'elle se mettait mal, qu'elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise. Quant Ă ce dernier article, lui dit l'homme, qui Ă©tait un plaisant, elle a ses raisons, et je sais qu'elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant, qu'on dirait qu'il court. La haine ainsi que l'amour rend crĂ©dule. Madame de Menthon rĂ©solut de tirer parti de cette dĂ©couverte; et un jour que maman Ă©tait au jeu avec l'ingrat favori de la dame, celle-ci prit son temps pour passer derriĂšre sa rivale, puis renversant Ă demi sa chaise elle dĂ©couvrit adroitement son mouchoir mais, au lieu du gros rat, le monsieur ne vit qu'un objet fort diffĂ©rent, qu'il n'Ă©tait pas plus aisĂ© d'oublier que de voir; et cela ne fit pas le compte de la dame. Je n'Ă©tais pas un personnage Ă occuper madame de Menthon, qui ne voulait que des gens brillants autour d'elle cependant elle fit quelque attention Ă moi, non pour ma figure, dont assurĂ©ment elle ne se souciait point du tout, mais pour l'esprit qu'on me supposait, et qui m'eĂ»t pu rendre utile Ă ses goĂ»ts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait Ă faire des chansons et des vers sur les gens qui lui dĂ©plaisaient. Si elle m'eĂ»t trouvĂ© assez de talent pour lui aider Ă tourner ses vers, et assez de complaisance pour les Ă©crire, entre elle et moi nous aurions bientĂÂŽt mis ChambĂ©ri sens dessus dessous. On serait remontĂ© Ă la source de ces libelles; madame de Menthon se serait tirĂ©e d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais Ă©tĂ© enfermĂ© pour le reste de mes jours peut-ĂÂȘtre, pour m'apprendre Ă faire le PhĂ©bus avec les dames. Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de Menthon me retint Ă dĂner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n'Ă©tais qu'un sot. Je le sentais moi-mĂÂȘme, et j'en gĂ©missais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j'aurais dĂ» remercier ma bĂÂȘtise des pĂ©rils dont elle me sauvait. Je demeurai pour madame de Menthon le maĂtre Ă chanter de sa fille, et rien de plus; mais je vĂ©cus tranquille et toujours bien voulu dans ChambĂ©ri. Cela valait mieux que d'ĂÂȘtre un bel esprit pour elle et un serpent pour le reste du pays. Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au pĂ©ril de ma jeunesse il Ă©tait temps de me traiter en homme; et c'est ce qu'elle fit, mais de la façon la plus singuliĂšre dont jamais femme se soit avisĂ©e en pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus grave et le propos plus moral qu'Ă son ordinaire. A la gaietĂ© folĂÂątre dont elle entremĂÂȘlait ordinairement ses instructions, succĂ©da tout Ă coup un ton toujours soutenu, qui n'Ă©tait ni familier ni sĂ©vĂšre, mais qui semblait prĂ©parer une explication. AprĂšs avoir cherchĂ© vainement en moi-mĂÂȘme la raison de ce changement, je la lui demandai; c'Ă©tait ce qu'elle attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lendemain nous y fĂ»mes dĂšs le matin. Elle avait pris ses mesures pour qu'on nous laissĂÂąt seuls toute la journĂ©e elle l'employa Ă me prĂ©parer aux bontĂ©s qu'elle voulait avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du manĂšge et des agaceries, mais par des entretiens pleins de sentiment et de raison, plus faits pour m'instruire que pour me sĂ©duire, et qui parlaient plus Ă mon coeur qu'Ă mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent rien moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute l'attention qu'ils mĂ©ritaient, et je ne les gravai pas dans ma mĂ©moire comme j'aurais fait dans tout autre temps. Son dĂ©but, cet air de prĂ©paratif m'avait donnĂ© de l'inquiĂ©tude tandis qu'elle parlait, rĂÂȘveur et distrait malgrĂ© moi, j'Ă©tais moins occupĂ© de ce qu'elle disait que de chercher Ă quoi elle en voulait venir; et sitĂÂŽt que je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveautĂ© de cette idĂ©e, qui depuis que je vivais auprĂšs d'elle ne m'Ă©tait pas venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant alors tout entier, ne me laissa plus le maĂtre de penser Ă ce qu'elle me disait. Je ne pensais qu'Ă elle, et je ne l'Ă©coutais pas. Vouloir rendre les jeunes gens attentifs Ă ce qu'on leur veut dire, en leur montrant au bout un objet trĂšs intĂ©ressant pour eux, est un contresens trĂšs ordinaire aux instituteurs, et que je n'ai pas Ă©vitĂ© moi-mĂÂȘme dans mon Ăâ°mile. Le jeune homme, frappĂ© de l'objet qu'on lui prĂ©sente, s'en occupe uniquement, et saute Ă pieds joints par-dessus vos discours prĂ©liminaires pour aller d'abord oĂÂč vous le menez trop lentement Ă son grĂ©. Quand on veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pĂ©nĂ©trer d'avance; et c'est en quoi maman fut maladroite. Par une singularitĂ© qui tenait Ă son esprit systĂ©matique, elle prit la prĂ©caution trĂšs vaine de faire ses conditions; mais sitĂÂŽt que j'en vis le prix, je ne les Ă©coutai pas mĂÂȘme, et je me dĂ©pĂÂȘchai de consentir Ă tout. Je doute mĂÂȘme qu'en pareil cas il y ait sur la terre entiĂšre un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander, et une seule femme qui pĂ»t pardonner de l'avoir fait. Par suite de la mĂÂȘme bizarrerie, elle mit Ă cet accord les formalitĂ©s les plus graves, et me donna pour y penser huit jours, dont je l'assurai faussement que je n'avais pas besoin car, pour comble de singularitĂ©, je fus trĂšs aise de les avoir, tant la nouveautĂ© de ces idĂ©es m'avait frappĂ©, et tant je sentais un bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour les arranger! On croira que ces huit jours me durĂšrent huit siĂšcles tout au contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent durĂ©s en effet. Je ne sais comment dĂ©crire l'Ă©tat oĂÂč je me trouvais, plein d'un certain effroi mĂÂȘlĂ© d'impatience, redoutant ce que je dĂ©sirais, jusqu'Ă chercher quelquefois tout de bon dans ma tĂÂȘte quelque honnĂÂȘte moyen d'Ă©viter d'ĂÂȘtre heureux. Qu'on se reprĂ©sente mon tempĂ©rament ardent et lascif, mon sang enflammĂ©, mon coeur enivrĂ© d'amour, ma vigueur, ma santĂ©, mon ĂÂąge. Qu'on pense que dans cet Ă©tat, altĂ©rĂ© de la soif des femmes, je n'avais encore approchĂ© d'aucune; que l'imagination, le besoin, la vanitĂ©, la curiositĂ© se rĂ©unissaient pour me dĂ©vorer de l'ardent dĂ©sir d'ĂÂȘtre homme et de le paraĂtre. Qu'on ajoute surtout car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on oublie que mon vif et tendre attachement pour elle, loin de s'attiĂ©dir, n'avait fait qu'augmenter de jour en jour; que je n'Ă©tais bien qu'auprĂšs d'elle; que je ne m'en Ă©loignais que pour y penser; que j'avais le coeur plein, non seulement de ses bontĂ©s, de son caractĂšre aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne, d'elle, en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvait m'ĂÂȘtre chĂšre. Et qu'on n'imagine pas que, pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle, elle fĂ»t vieillie ou me parĂ»t l'ĂÂȘtre. Depuis cinq ou six ans que j'avais Ă©prouvĂ© des transports si doux Ă sa premiĂšre vue, elle Ă©tait rĂ©ellement trĂšs peu changĂ©e, et ne me le paraissait point du tout. Elle a toujours Ă©tĂ© charmante pour moi, et l'Ă©tait encore pour tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus de rondeur. Du reste, c'Ă©tait le mĂÂȘme oeil, le mĂÂȘme teint, le mĂÂȘme sein, les mĂÂȘmes traits, les mĂÂȘmes beaux cheveux blonds, la mĂÂȘme gaietĂ©, tout jusqu'Ă la mĂÂȘme voix, cette voix argentĂ©e de la jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore aujourd'hui je ne puis entendre sans Ă©motion le son d'une jolie voix de fille. Naturellement ce que j'avais Ă craindre dans l'attente de la possession d'une personne si chĂ©rie Ă©tait de l'anticiper, et de ne pouvoir assez gouverner mes dĂ©sirs et mon imagination pour rester maĂtre de moi-mĂÂȘme. On verra que, dans un ĂÂąge avancĂ©, la seule idĂ©e de quelques lĂ©gĂšres faveurs qui m'attendaient prĂšs de la personne aimĂ©e allumait mon sang Ă tel point qu'il m'Ă©tait impossible de faire impunĂ©ment le court trajet qui me sĂ©parait d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse, eus-je si peu d'empressement pour la premiĂšre jouissance? Comment pus-je en voir approcher l'heure avec plus de peine que de plaisir? Comment, au lieu des dĂ©lices qui devaient m'enivrer, sentais-je presque de la rĂ©pugnance et des craintes? Il n'y a point Ă douter que si j'avais pu me dĂ©rober Ă mon bonheur avec biensĂ©ance, je ne l'eusse fait de tout mon coeur. J'ai promis des bizarreries dans l'histoire de mon attachement pour elle; en voilĂ sĂ»rement une Ă laquelle on ne s'attendait pas. Le lecteur, dĂ©jĂ rĂ©voltĂ©, juge qu'Ă©tant possĂ©dĂ©e par un autre homme, elle se dĂ©gradait Ă mes yeux en se partageant, et qu'un sentiment de mĂ©sestime attiĂ©dissait ceux qu'elle m'avait inspirĂ©s il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisait une cruelle peine, tant par une dĂ©licatesse fort naturelle, que parce qu'en effet je le trouvais peu digne d'elle et de moi; mais quant Ă mes sentiments pour elle il ne les altĂ©rait point, et je peux jurer que jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je dĂ©sirais si peu la possĂ©der. Je connaissais trop son coeur chaste et son tempĂ©rament de glace pour croire un moment que le plaisir des sens eĂ»t aucune part Ă cet abandon d'elle-mĂÂȘme j'Ă©tais parfaitement sĂ»r que le seul soin de m'arracher Ă des dangers autrement presque inĂ©vitables, et de me conserver tout entier Ă moi et Ă mes devoirs, lui en faisait enfreindre un qu'elle ne regardait pas du mĂÂȘme oeil que les autres femmes, comme il sera dit ci-aprĂšs. Je la plaignais et je me plaignais. J'aurais voulu lui dire, non, maman, il n'est pas nĂ©cessaire; je vous rĂ©ponds de moi sans cela. Mais je n'osais, premiĂšrement parce que ce n'Ă©tait pas une chose Ă dire, et puis parce qu'au fond je sentais que cela n'Ă©tait pas vrai, et qu'en effet il n'y avait qu'une femme qui pĂ»t me garantir des autres femmes et me mettre Ă l'Ă©preuve des tentations. Sans dĂ©sirer de la possĂ©der, j'Ă©tais bien aise qu'elle m'ĂÂŽtĂÂąt le dĂ©sir d'en possĂ©der d'autres; tant je regardais tout ce qui pouvait me distraire d'elle comme un malheur. La longue habitude de vivre ensemble et d'y vivre innocemment, loin d'affaiblir mes sentiments pour elle, les avait renforcĂ©s, mais leur avait en mĂÂȘme temps donnĂ© une autre tournure qui les rendait plus affectueux, plus tendres peut-ĂÂȘtre, mais moins sensuels. A force de l'appeler maman, Ă force d'user avec elle de la familiaritĂ© d'un fils, je m'Ă©tais accoutumĂ© Ă me regarder comme tel. Je crois que voilĂ la vĂ©ritable cause du peu d'empressement que j'eus de la possĂ©der, quoiqu'elle me fĂ»t si chĂšre. Je me souviens trĂšs bien que mes premiers sentiments, sans ĂÂȘtre plus vifs, Ă©taient plus voluptueux. A Annecy, j'Ă©tais dans l'ivresse; Ă ChambĂ©ri, je n'y Ă©tais plus. Je l'aimais toujours aussi passionnĂ©ment qu'il fĂ»t possible; mais je l'aimais plus pour elle et moins pour moi, ou du moins je cherchais plus mon bonheur que mon plaisir auprĂšs d'elle elle Ă©tait pour moi plus qu'une soeur, plus qu'une mĂšre, plus qu'une amie, plus mĂÂȘme qu'une maĂtresse; et c'Ă©tait pour cela qu'elle n'Ă©tait pas une maĂtresse. Enfin, je l'aimais trop pour la convoiter voilĂ ce qu'il y a de plus clair dans mes idĂ©es. Ce jour, plutĂÂŽt redoutĂ© qu'attendu, vint enfin. Je promis tout, et je ne mentis pas. Mon coeur confirmait mes engagements sans en dĂ©sirer le prix. Je l'obtins pourtant. Je me vis pour la premiĂšre fois dans les bras d'une femme, et d'une femme que j'adorais. Fus-je heureux? non, je goĂ»tai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme j'Ă©tais comme si j'avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la pressant avec transport dans mes bras, j'inondai son sein de mes larmes. Pour elle, elle n'Ă©tait ni triste ni vive; elle Ă©tait caressante et tranquille. Comme elle Ă©tait peu sensuelle et n'avait point recherchĂ© la voluptĂ©, elle n'en eut pas les dĂ©lices et n'en a jamais eu les remords. Je le rĂ©pĂšte, toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses passions. Elle Ă©tait bien nĂ©e, son coeur Ă©tait pur, elle aimait les choses honnĂÂȘtes, ses penchants Ă©taient droits et vertueux, son goĂ»t Ă©tait dĂ©licat; elle Ă©tait faite pour une Ă©lĂ©gance de moeurs qu'elle a toujours aimĂ©e et qu'elle n'a jamais suivie, parce qu'au lieu d'Ă©couter son coeur qui la menait bien, elle Ă©couta sa raison qui la menait mal. Quand des principes faux l'ont Ă©garĂ©e, ses vrais sentiments les ont toujours dĂ©mentis mais malheureusement elle se piquait de philosophie, et la morale qu'elle s'Ă©tait faite gĂÂąta celle que son coeur lui dictait. M. de Tavel, son premier amant, fut son maĂtre de philosophie, et les principes qu'il lui donna furent ceux dont il avait besoin pour la sĂ©duire. La trouvant attachĂ©e Ă son mari, Ă ses devoirs, toujours froide, raisonnante, et inattaquable par les sens, il l'attaqua par des sophismes, et parvint Ă lui montrer ses devoirs auxquels elle Ă©tait si attachĂ©e comme un bavardage de catĂ©chismes fait uniquement pour amuser les enfants; l'union des sexes, comme l'acte le plus indiffĂ©rent en soi; la fidĂ©litĂ© conjugale, comme une apparence obligatoire dont toute la moralitĂ© regardait l'opinion; le repos des maris, comme la seule rĂšgle du devoir des femmes; en sorte que des infidĂ©litĂ©s ignorĂ©es, nulles pour celui qu'elles offensaient, l'Ă©taient aussi pour la conscience enfin il lui persuada que la chose en elle-mĂÂȘme n'Ă©tait rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le scandale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul l'Ă©tait en effet. C'est ainsi que le malheureux parvint Ă son but en corrompant la raison d'un enfant dont il n'avait pu corrompre le coeur. Il en fut puni par la plus dĂ©vorante jalousie, persuadĂ© qu'elle le traitait lui-mĂÂȘme comme il lui avait appris Ă traiter son mari. Je ne sais s'il se trompait sur ce point. Le ministre Perret passa pour son successeur. Ce que je sais, c'est que le tempĂ©rament froid de cette jeune femme, qui l'aurait dĂ» garantir de ce systĂšme, fut ce qui l'empĂÂȘcha dans la suite d'y renoncer. Elle ne pouvait concevoir qu'on donnĂÂąt tant d'importance Ă ce qui n'en avait point pour elle. Elle n'honora jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coĂ»tait si peu. Elle n'eĂ»t donc guĂšre abusĂ© de ce faux principe pour elle-mĂÂȘme; mais elle en abusa pour autrui, et cela par une autre maxime presque aussi fausse, mais plus d'accord avec la bontĂ© de son coeur. Elle a toujours cru que rien n'attachait tant un homme Ă une femme que la possession; et quoiqu'elle n'aimĂÂąt ses amis que d'amitiĂ©, c'Ă©tait d'une amitiĂ© si tendre qu'elle employait tous les moyens qui dĂ©pendaient d'elle pour se les attacher plus fortement. Ce qu'il y a d'extraordinaire est qu'elle a presque toujours rĂ©ussi. Elle Ă©tait si rĂ©ellement aimable que plus l'intimitĂ© dans laquelle on vivait avec elle Ă©tait grande, plus on y trouvait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre chose digne de remarque est qu'aprĂšs sa premiĂšre faiblesse elle n'a guĂšre favorisĂ© que des malheureux; les gens brillants ont tous perdu leur peine auprĂšs d'elle mais il fallait qu'un homme qu'elle commençait par plaindre fĂ»t bien peu aimable si elle ne finissait par l'aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes d'elle, bien loin que ce fĂ»t par des inclinations basses, qui n'approchĂšrent jamais de son noble coeur, ce fut uniquement par son caractĂšre trop gĂ©nĂ©reux, trop humain, trop compatissant, trop sensible, qu'elle ne gouverna pas toujours avec assez de discernement. Si quelques principes faux l'ont Ă©garĂ©e, combien n'en avait-elle pas d'admirables dont elle ne se dĂ©partait jamais! Par combien de vertu ne rachetait-elle pas ses faiblesses, si l'on peut appeler de ce nom des erreurs oĂÂč les sens avaient si peu de part! Ce mĂÂȘme homme qui la trompa sur un point l'instruisit excellemment sur mille autres; et ses passions, qui n'Ă©taient pas fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumiĂšres, elle allait bien quand ses sophismes ne l'Ă©garaient pas. Ses motifs Ă©taient louables jusque dans ses fautes en s'abusant elle pouvait mal faire, mais elle ne pouvait vouloir rien qui fĂ»t mal. Elle abhorrait la duplicitĂ©, le mensonge elle Ă©tait juste, Ă©quitable, humaine, dĂ©sintĂ©ressĂ©e, fidĂšle Ă sa parole, Ă ses amis, Ă ses devoirs qu'elle reconnaissait pour tels, incapable de vengeance et de haine, et ne concevant pas mĂÂȘme qu'il y eĂ»t le moindre mĂ©rite Ă pardonner. Enfin, pour revenir Ă ce qu'elle avait de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles valaient, elle n'en fit jamais un vil commerce; elle les prodiguait, mais elle ne les vendait pas, quoiqu'elle fĂ»t sans cesse aux expĂ©dients pour vivre; et j'ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eĂ»t respectĂ© madame de Warens. Je sais d'avance qu'en lui donnant un caractĂšre sensible et un tempĂ©rament froid, je serai accusĂ© de contradiction comme Ă l'ordinaire, et avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu tort, et que cette combinaison n'ait pas dĂ» ĂÂȘtre; je sais seulement qu'elle a Ă©tĂ©. Tous ceux qui ont connu madame de Warens, et dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir qu'elle Ă©tait ainsi. J'ose mĂÂȘme ajouter qu'elle n'a connu qu'un seul vrai plaisir au monde, c'Ă©tait d'en faire Ă ceux qu'elle aimait. Toutefois, permis Ă chacun d'argumenter lĂ -dessus tout Ă son aise, et de prouver doctement que cela n'est pas vrai. Ma fonction est de dire la vĂ©ritĂ©, mais non pas de la faire croire. J'appris peu Ă peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent dĂ©licieuse. Elle avait eu raison d'espĂ©rer que sa complaisance me serait utile; j'en tirai pour mon instruction de grands avantages. Elle m'avait jusqu'alors parlĂ© de moi seul comme Ă un enfant. Elle commença de me traiter en homme, et me parla d'elle. Tout ce qu'elle me disait m'Ă©tait si intĂ©ressant, je m'en sentais si touchĂ©, que, me repliant sur moi-mĂÂȘme, j'appliquais Ă mon profit ses confidences plus que je n'avais fait ses leçons. Quand on sent vraiment que le coeur parle, le nĂÂŽtre s'ouvre pour recevoir ses Ă©panchements; et jamais toute la morale d'un pĂ©dagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une femme sensĂ©e, pour qui l'on a de l'attachement. L'intimitĂ© dans laquelle je vivais avec elle l'ayant mise Ă portĂ©e de m'apprĂ©cier plus avantageusement qu'elle n'avait fait, elle jugea que, malgrĂ© mon air gauche, je valais la peine d'ĂÂȘtre cultivĂ© pour le monde, et que si je m'y montrais un jour sur un certain pied, je serais en Ă©tat d'y faire mon chemin. Sur cette idĂ©e, elle s'attachait non seulement Ă former mon jugement, mais mon extĂ©rieur, mes maniĂšres, Ă me rendre aimable autant qu'estimable; et s'il est vrai qu'on puisse allier les succĂšs dans le monde avec la vertu ce que pour moi je ne crois pas, je suis sĂ»r au moins qu'il n'y a pour cela d'autre route que celle qu'elle avait prise, et qu'elle voulait m'enseigner. Car madame de Warens connaissait les hommes, et savait supĂ©rieurement l'art de traiter avec eux sans mensonge et sans imprudence, sans les tromper et sans les fĂÂącher. Mais cet art Ă©tait dans son caractĂšre bien plus que dans ses leçons; elle savait mieux le mettre en pratique que l'enseigner, et j'Ă©tais l'homme du monde le moins propre Ă l'apprendre. Aussi tout ce qu'elle fit Ă cet Ă©gard fut-il, peu s'en faut, peine perdue, de mĂÂȘme que le soin qu'elle prit de me donner des maĂtres pour la danse et pour les armes. Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre Ă danser un menuet. J'avais tellement pris, Ă cause de mes cors, l'habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire perdre; et jamais, avec l'air assez ingambe, je n'ai pu sauter un mĂ©diocre fossĂ©. Ce fut encore pis Ă la salle d'armes. AprĂšs trois mois de leçon, je tirais encore Ă la muraille, hors d'Ă©tat de faire assaut, et jamais je n'eus le poignet assez souple ou le bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisait au maĂtre de me le faire sauter. Ajoutez que j'avais un dĂ©goĂ»t mortel pour cet exercice, et pour le maĂtre qui tĂÂąchait de me l'enseigner. Je n'aurais jamais cru qu'on pĂ»t ĂÂȘtre si fier de l'art de tuer un homme. Pour mettre son vaste gĂ©nie Ă ma portĂ©e, il ne s'exprimait que par des comparaisons tirĂ©es de la musique, qu'il ne savait point. Il trouvait des analogies frappantes entre les bottes de tierce et de quarte et les intervalles musicaux du mĂÂȘme nom. Quand il voulait faire une feinte, il me disait de prendre garde Ă ce diĂšse, parce qu'anciennement les diĂšses s'appelaient des feintes; quand il m'avait fait sauter de la main mon fleuret, il disait en ricanant que c'Ă©tait une pause. Enfin je ne vis de ma vie un pĂ©dant plus insupportable que ce pauvre homme avec son plumet et son plastron. Je fis donc peu de progrĂšs dans mes exercices, que je quittai bientĂÂŽt par pur dĂ©goĂ»t; mais j'en fis davantage dans un art plus utile, celui d'ĂÂȘtre content de mon sort, et de n'en pas dĂ©sirer un plus brillant, pour lequel je commençais Ă sentir que je n'Ă©tais pas nĂ©. LivrĂ© tout entier au dĂ©sir de rendre Ă maman la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprĂšs d'elle; et quand il fallait m'en Ă©loigner pour courir en ville, malgrĂ© ma passion pour la musique, je commençais Ă sentir la gĂÂȘne de mes leçons. J'ignore si Claude Anet s'aperçut de l'intimitĂ© de notre commerce. J'ai lieu de croire qu'il ne lui fut pas cachĂ©. C'Ă©tait un garçon trĂšs clairvoyant, mais trĂšs discret, qui ne parlait jamais contre sa pensĂ©e, mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu'il fĂ»t instruit, par sa conduite, il paraissait l'ĂÂȘtre; et cette conduite ne venait sĂ»rement pas de bassesse d'ĂÂąme, mais de ce qu'Ă©tant entrĂ© dans les principes de sa maĂtresse, il ne pouvait dĂ©sapprouver qu'elle agĂt consĂ©quemment. Quoique aussi jeune qu'elle, il Ă©tait si mĂ»r et si grave, qu'il nous regardait presque comme deux enfants dignes d'indulgence, et nous le regardions l'un et l'autre comme un homme respectable, dont nous avions l'estime Ă mĂ©nager. Ce ne fut qu'aprĂšs qu'elle lui fut infidĂšle que je connus bien tout l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait combien elle l'aimait, afin que je l'aimasse de mĂÂȘme; et elle appuyait encore moins sur son amitiĂ© pour lui que sur son estime, parce que c'Ă©tait le sentiment que je pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos coeurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous Ă©tions nĂ©cessaires tous deux au bonheur de sa vie! Et que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempĂ©rament qu'elle avait, ce besoin n'Ă©tait pas Ă©quivoque c'Ă©tait uniquement celui de son coeur. Ainsi s'Ă©tablit entre nous trois une sociĂ©tĂ© sans autre exemple peut-ĂÂȘtre sur la terre. Tous nos voeux, nos soins, nos coeurs Ă©taient en commun; rien n'en passait au delĂ de ce petit cercle. L'habitude de vivre ensemble et d'y vivre exclusivement devint si grande, que si, dans nos repas, un des trois manquait ou qu'il vĂnt un quatriĂšme, tout Ă©tait dĂ©rangĂ©, et, malgrĂ© nos liaisons particuliĂšres, les tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte nous Ă©taient moins doux que la rĂ©union. Ce qui prĂ©venait entre nous la gĂÂȘne Ă©tait une extrĂÂȘme confiance rĂ©ciproque, et ce qui prĂ©venait l'ennui Ă©tait que nous Ă©tions tous fort occupĂ©s. Maman, toujours projetante et toujours agissante, ne nous laissait guĂšre oisifs ni l'un ni l'autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le dĂ©soeuvrement n'est pas moins le flĂ©au de la sociĂ©tĂ© que celui de la solitude. Rien ne rĂ©trĂ©cit plus l'esprit, rien n'engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d'ĂÂȘtre Ă©ternellement renfermĂ©s vis-Ă -vis les uns des autres dans une chambre, rĂ©duits pour tout ouvrage Ă la nĂ©cessitĂ© de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupĂ©, l'on ne parle que quand on a quelque chose Ă dire; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours; et voilĂ de toutes les gĂÂȘnes la plus incommode et la plus dangereuse. J'ose mĂÂȘme aller plus loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agrĂ©able, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d'attention. Faire des noeuds, c'est ne rien faire; et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des noeuds que celle qui tient les bras croisĂ©s. Mais quand elle brode, c'est autre chose elle s'occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu'il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever, s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminĂ©e, et fatiguer leur minerve Ă maintenir un intarissable flux de paroles la belle occupation! Ces gens-lĂ , quoi qu'ils fassent, seront toujours Ă charge aux autres et Ă eux-mĂÂȘmes. Quand j'Ă©tais Ă Motiers, j'allais faire des lacets chez mes voisines; si je retournais dans le monde, j'aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j'en jouerais toute la journĂ©e pour me dispenser de parler quand je n'aurais rien Ă dire. Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins mĂ©chants, leur commerce deviendrait plus sĂ»r, et je pense, plus agrĂ©able. Enfin, que les plaisants rient s'ils veulent, mais je soutiens que la seule morale Ă la portĂ©e du prĂ©sent siĂšcle est la morale du bilboquet. Au reste, on ne nous laissait guĂšre le soin d'Ă©viter l'ennui par nous-mĂÂȘmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls. L'impatience qu'ils m'avaient donnĂ©e autrefois n'Ă©tait pas diminuĂ©e, et toute la diffĂ©rence Ă©tait que j'avais moins de temps pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point perdu son ancienne fantaisie d'entreprises et de systĂšme au contraire, plus ses besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir elle se livrait Ă ses visions; moins elle avait de ressources prĂ©sentes, plus elle s'en forgeait dans l'avenir. Le progrĂšs des ans ne faisait qu'augmenter en elle cette manie; et Ă mesure qu'elle perdait le goĂ»t des plaisirs du monde et de la jeunesse, elle le remplaçait par celui des secrets et des projets. La maison ne dĂ©semplissait pas de charlatans, de fabricants, de souffleurs, d'entrepreneurs de toute espĂšce, qui, distribuant par millions la fortune, finissaient par avoir besoin d'un Ă©cu. Aucun ne sortait de chez elle Ă vide, et l'un de mes Ă©tonnements est qu'elle ait pu suffire aussi longtemps Ă tant de profusions sans en Ă©puiser la source et sans lasser ses crĂ©anciers. Le projet dont elle Ă©tait le plus occupĂ©e au temps dont je parle, et qui n'Ă©tait pas le plus dĂ©raisonnable qu'elle eĂ»t formĂ©, Ă©tait de faire Ă©tablir Ă ChambĂ©ri un jardin royal de plantes, avec un dĂ©monstrateur appointĂ©; et l'on comprend d'avance Ă qui cette place Ă©tait destinĂ©e. La position de cette ville, au milieu des Alpes, Ă©tait trĂšs favorable Ă la botanique; et maman, qui facilitait toujours un projet par un autre, y joignit celui d'un collĂšge de pharmacie, qui vĂ©ritablement paraissait trĂšs utile dans un pays aussi pauvre, oĂÂč les apothicaires sont presque les seuls mĂ©decins. La retraite du proto-mĂ©decin Grossi Ă ChambĂ©ri, aprĂšs la mort du roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idĂ©e, et la lui suggĂ©ra peut-ĂÂȘtre. Quoi qu'il en soit, elle se mit Ă cajoler Grossi, qui pourtant n'Ă©tait pas trop cajolable; car c'Ă©tait bien le plus caustique et le plus brutal monsieur que j'aie jamais connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour Ă©chantillon. Un jour il Ă©tait en consultation avec d'autres mĂ©decins, un entre autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui Ă©tait le mĂ©decin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore malappris pour un mĂ©decin, osa n'ĂÂȘtre pas de l'avis de monsieur le proto. Celui-ci, pour toute rĂ©ponse, lui demanda quand il s'en retournait, par oĂÂč il passait, et quelle voiture il prenait. L'autre, aprĂšs l'avoir satisfait, lui demande Ă son tour s'il y a quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m'aller mettre Ă une fenĂÂȘtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer un ĂÂąne Ă cheval. Il Ă©tait aussi avare que riche et dur. Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l'argent avec de bonnes sĂ»retĂ©s Mon ami, lui dit-il en lui serrant le bras et grinçant les dents, quand saint Pierre descendrait du ciel pour m'emprunter dix pistoles, et qu'il me donnerait la TrinitĂ© pour caution, je ne les lui prĂÂȘterais pas. Un jour, invitĂ© Ă dĂner chez M. le comte Picon, gouverneur de Savoie, et trĂšs dĂ©vot, il arrive avant l'heure; et S. Exc., alors occupĂ©e Ă dire le rosaire, lui en propose l'amusement. Ne sachant trop que rĂ©pondre, il fait une grimace affreuse et se met Ă genoux; mais Ă peine avait-il rĂ©citĂ© deux Ave, que, n'y pouvant plus tenir, il se lĂšve brusquement, prend sa canne, et s'en va sans mot dire. Le comte Picon court aprĂšs lui, et lui crie Monsieur Grossi! monsieur Grossi! restez donc; vous avez lĂ -bas Ă la broche une excellente bartavelle. Monsieur le comte, lui rĂ©pond l'autre en se retournant, vous me donneriez un ange rĂÂŽti que je ne resterais pas. VoilĂ quel Ă©tait M. le proto-mĂ©decin Grossi, que maman entreprit et vint Ă bout d'apprivoiser. Quoique extrĂÂȘmement occupĂ©, il s'accoutuma Ă venir trĂšs souvent chez elle, prit Anet en amitiĂ©, marqua faire cas de ses connaissances, en parlait avec estime, et, ce qu'on n'aurait pas attendu d'un pareil ours, affectait de le traiter avec considĂ©ration pour effacer les impressions du passĂ©. Car, quoique Anet ne fĂ»t plus sur le pied d'un domestique, on savait qu'il l'avait Ă©tĂ©, et il ne fallait pas moins que l'exemple et l'autoritĂ© de monsieur le proto-mĂ©decin pour donner Ă son Ă©gard le ton qu'on n'aurait pas pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque bien peignĂ©e, un maintien grave et dĂ©cent, une conduite sage et circonspecte, des connaissances assez Ă©tendues en matiĂšre mĂ©dicale et en botanique, et la faveur d'un chef de la FacultĂ©, pouvait raisonnablement espĂ©rer de remplir avec applaudissement la place de dĂ©monstrateur royal des plantes, si l'Ă©tablissement projetĂ© avait lieu; et rĂ©ellement Grossi en avait goĂ»tĂ© le plan, l'avait adoptĂ©, et n'attendait pour le proposer Ă la cour que le moment oĂÂč la paix permettrait de songer aux choses utiles, et laisserait disposer de quelque argent pour y pourvoir. Mais ce projet, dont l'exĂ©cution m'eĂ»t probablement jetĂ© dans la botanique, pour laquelle il me semble que j'Ă©tais nĂ©, manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertĂ©s. J'Ă©tais destinĂ© Ă devenir par degrĂ©s un exemple des misĂšres humaines. On dirait que la Providence, qui m'appelait Ă ces grandes Ă©preuves, Ă©cartait de sa main tout ce qui m'eĂ»t empĂÂȘchĂ© d'y arriver. Dans une course qu'Anet avait fait au haut des montagnes pour aller chercher du gĂ©nĂ©pi, plante rare qui ne croĂt que sur les Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce pauvre garçon s'Ă©chauffa tellement qu'il gagna une pleurĂ©sie dont le gĂ©nĂ©pi ne put le sauver, quoiqu'il y soit, dit-on, spĂ©cifique; et, malgrĂ© tout l'art de Grossi, qui certainement Ă©tait un trĂšs habile homme, malgrĂ© les soins infinis que nous prĂmes de lui, sa bonne maĂtresse et moi, il mourut le cinquiĂšme jour entre nos mains, aprĂšs la plus cruelle agonie, durant laquelle il n'eut d'autres exhortations que les miennes; et je les lui prodiguai avec des Ă©lans de douleur et de zĂšle qui, s'il Ă©tait en Ă©tat de m'entendre, devaient ĂÂȘtre de quelque consolation pour lui. VoilĂ comment je perdis le plus solide ami que j'eus en toute ma vie homme estimable et rare en qui la nature tint lieu d'Ă©ducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands hommes, et Ă qui peut-ĂÂȘtre il ne manqua, pour se montrer tel Ă tout le monde, que de vivre et d'ĂÂȘtre placĂ©. Le lendemain, j'en parlais avec maman dans l'affliction la plus vive et la plus sincĂšre, et, tout d'un coup, au milieu de l'entretien, j'eus la vile et indigne pensĂ©e que j'hĂ©ritais de ses nippes, et surtout d'un bel habit noir qui m'avait donnĂ© dans la vue. Je le pensai, par consĂ©quent je le dis; car prĂšs d'elle c'Ă©tait pour moi la mĂÂȘme chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu'elle avait faite que ce lĂÂąche et odieux mot, le dĂ©sintĂ©ressement et la noblesse d'ĂÂąme Ă©tant des qualitĂ©s que le dĂ©funt avait Ă©minemment possĂ©dĂ©es. La pauvre femme, sans rien rĂ©pondre, se tourna de l'autre cĂÂŽtĂ© et se mit Ă pleurer. ChĂšres et prĂ©cieuses larmes! elles furent entendues et coulĂšrent toutes dans mon coeur; elles y lavĂšrent jusqu'aux derniĂšres traces d'un sentiment bas et malhonnĂÂȘte. Il n'y en est jamais entrĂ© depuis ce temps-lĂ . Cette perte causa Ă maman autant de prĂ©judice que de douleur. Depuis ce moment, ses affaires ne cessĂšrent d'aller en dĂ©cadence. Anet Ă©tait un garçon exact et rangĂ©, qui maintenait l'ordre dans la maison de sa maĂtresse. On craignait sa vigilance, et le gaspillage Ă©tait moindre. Elle-mĂÂȘme craignait sa censure, et se contenait davantage dans ses dissipations. Ce n'Ă©tait pas assez pour elle de son attachement, elle voulait conserver son estime, et elle redoutait le juste reproche qu'il osait quelquefois lui faire, qu'elle prodiguait le bien d'autrui autant que le sien. Je pensais comme lui, je le disais mĂÂȘme; mais je n'avais pas le mĂÂȘme ascendant sur elle, et mes discours n'en imposaient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcĂ© de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi peu d'aptitude que de goĂ»t; je la remplis mal. J'Ă©tais peu soigneux, j'Ă©tais fort timide; tout en grondant Ă part moi, je laissais tout aller comme il allait. D'ailleurs, j'avais bien obtenu la mĂÂȘme confiance, mais non pas la mĂÂȘme autoritĂ©. Je voyais le dĂ©sordre, j'en gĂ©missais, je m'en plaignais, et je n'Ă©tais pas Ă©coutĂ©. J'Ă©tais trop jeune et trop vif pour avoir le droit d'ĂÂȘtre raisonnable; et quand je voulais me mĂÂȘler de faire le censeur, maman me donnait de petits soufflets de caresses, m'appelait son petit Mentor, et me forçait Ă reprendre le rĂÂŽle qui me convenait. Le sentiment profond de la dĂ©tresse oĂÂč ses dĂ©penses peu mesurĂ©es devaient nĂ©cessairement la jeter tĂÂŽt ou tard me fit une impression d'autant plus forte, qu'Ă©tant devenu l'inspecteur de sa maison, je jugeais par moi-mĂÂȘme de l'inĂ©galitĂ© de la balance entre le doit et l'avoir. Je date de cette Ă©poque le penchant Ă l'avarice que je me suis toujours senti depuis ce temps-lĂ . Je n'ai jamais Ă©tĂ© follement prodigue que par bourrasques; mais jusqu'alors je ne m'Ă©tais jamais beaucoup inquiĂ©tĂ© si j'avais peu ou beaucoup d'argent. Je commençai Ă faire cette attention, et Ă prendre du souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif trĂšs noble; car, en vĂ©ritĂ©, je ne songeais qu'Ă mĂ©nager Ă maman quelque ressource dans la catastrophe que je prĂ©voyais. Je craignais que ses crĂ©anciers ne fissent saisir sa pension, qu'elle ne fĂ»t tout Ă fait supprimĂ©e, et je m'imaginais, selon mes vues Ă©troites, que mon petit magot lui serait alors d'un grand secours. Mais pour le faire, et surtout pour le conserver, il fallait me cacher d'elle; car il n'eĂ»t pas convenu, tandis qu'elle Ă©tait aux expĂ©dients, qu'elle eĂ»t su que j'avais de l'argent mignon. J'allais donc cherchant par-ci par-lĂ de petites caches oĂÂč je fourrais quelques louis en dĂ©pĂÂŽt, comptant augmenter ce dĂ©pĂÂŽt sans cesse jusqu'au moment de le mettre Ă ses pieds. Mais j'Ă©tais si maladroit dans le choix de mes cachettes, qu'elle les Ă©ventait toujours; puis, pour m'apprendre qu'elle les avait trouvĂ©es, elle ĂÂŽtait l'or que j'y avais mis, et en mettait davantage en autres espĂšces. Je venais tout honteux rapporter Ă la bourse commune mon petit trĂ©sor, et jamais elle ne manquait de l'employer en nippes ou meubles Ă mon profit, comme Ă©pĂ©e d'argent, montre ou autre chose pareille. Bien convaincu qu'accumuler ne me rĂ©ussirait jamais et serait pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n'en avais point d'autre contre le malheur que je craignais que de me mettre en Ă©tat de pourvoir par moi-mĂÂȘme Ă sa subsistance, quand, cessant de pourvoir Ă la mienne, elle verrait le pain prĂÂȘt Ă lui manquer. Malheureusement, jetant mes projets du cĂÂŽtĂ© de mes goĂ»ts, je m'obstinais Ă chercher follement ma fortune dans la musique; et, sentant naĂtre des idĂ©es et des chants dans ma tĂÂȘte, je crus qu'aussitĂÂŽt que je serais en Ă©tat d'en tirer parti, j'allais devenir un homme cĂ©lĂšbre, un OrphĂ©e moderne, dont les sons devaient attirer tout l'argent du PĂ©rou. Ce dont il s'agissait pour moi, commençant Ă lire passablement la musique, Ă©tait d'apprendre la composition. La difficultĂ© Ă©tait de trouver quelqu'un pour me l'enseigner; car, avec mon Rameau seul, je n'espĂ©rais pas y parvenir par moi-mĂÂȘme; et depuis le dĂ©part de M. le MaĂtre, il n'y avait personne en Savoie qui entendĂt rien Ă l'harmonie. Ici l'on va voir encore une de ces inconsĂ©quences dont ma vie est remplie, et qui m'ont fait si souvent aller contre mon but, lors mĂÂȘme que j'y pensais tendre directement. Venture m'avait beaucoup parlĂ© de l'abbĂ© Blanchard, son maĂtre de composition, homme de mĂ©rite et d'un grand talent, qui pour lors Ă©tait maĂtre de musique de la cathĂ©drale de Besançon, et qui l'est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tĂÂȘte d'aller Ă Besançon prendre leçon de l'abbĂ© Blanchard; et cette idĂ©e me parut si raisonnable, que je parvins Ă la faire trouver telle Ă maman. La voilĂ travaillant Ă mon petit Ă©quipage, et cela avec la profusion qu'elle mettait Ă toute chose. Ainsi, toujours avec le projet de prĂ©venir une banqueroute et de rĂ©parer dans l'avenir l'ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment mĂÂȘme par lui causer une dĂ©pense de huit cents francs j'accĂ©lĂ©rais sa ruine pour me mettre en Ă©tat d'y remĂ©dier. Quelque folle que fĂ»t cette conduite, l'illusion Ă©tait entiĂšre de ma part, et mĂÂȘme de la sienne. Nous Ă©tions persuadĂ©s l'un et l'autre, moi que je travaillais utilement pour elle; elle que je travaillais utilement pour moi. J'avais comptĂ© trouver Venture encore Ă Annecy, et lui demander une lettre pour l'abbĂ© Blanchard. Il n'y Ă©tait plus. Il fallut, pour tout renseignement, me contenter d'une messe Ă quatre parties, de sa composition et de sa main, qu'il m'avait laissĂ©e. Avec cette recommandation, je vais Ă Besançon, passant par GenĂšve, oĂÂč je fus voir mes parents, et par Nyon, oĂÂč je fus voir mon pĂšre, qui me reçut comme Ă son ordinaire et se chargea de me faire parvenir ma malle, qui ne venait qu'aprĂšs moi, parce que j'Ă©tais Ă cheval. J'arrive Ă Besançon. L'abbĂ© Blanchard me reçoit bien, me promet ses instructions et m'offre ses services. Nous Ă©tions prĂÂȘts Ă commencer, quand j'apprends par une lettre de mon pĂšre que ma malle a Ă©tĂ© saisie et confisquĂ©e aux Rousses, bureau de France sur les frontiĂšres de Suisse. EffrayĂ© de cette nouvelle, j'emploie les connaissances que je m'Ă©tais faites Ă Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car, bien sĂ»r de n'avoir point de contrebande, je ne pouvais concevoir sur quel prĂ©texte on l'avait pu fonder. Je l'apprends enfin il faut le dire, car c'est un fait curieux. Je voyais Ă ChambĂ©ri un vieux Lyonnais, fort bon homme, appelĂ© M. Duvivier, qui avait travaillĂ© au visa sous la rĂ©gence, et qui, faute d'emploi, Ă©tait venu travailler au cadastre. Il avait vĂ©cu dans le monde; il avait des talents, quelque savoir, de la douceur, de la politesse; il savait la musique et comme j'Ă©tais de chambrĂ©e avec lui, nous nous Ă©tions liĂ©s de prĂ©fĂ©rence au milieu des ours mal lĂ©chĂ©s qui nous entouraient. Il avait Ă Paris des correspondances qui lui fournissaient ces petits riens, ces nouveautĂ©s Ă©phĂ©mĂšres qui courent on ne sait pourquoi, qui meurent on ne sait comment, sans que jamais personne y repense quand on a cessĂ© d'en parler. Comme je le menais quelquefois dĂner chez maman, il me faisait sa cour en quelque sorte, et, pour se rendre agrĂ©able, il tĂÂąchait de me faire aimer ces fadaises, pour lesquelles j'eus toujours un tel dĂ©goĂ»t, qu'il ne m'est arrivĂ© de la vie d'en lire une Ă moi seul. Malheureusement, un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d'un habit neuf que j'avais portĂ© deux ou trois fois pour ĂÂȘtre en rĂšgle avec les commis. Ce papier Ă©tait une parodie jansĂ©niste assez plate de la belle scĂšne du Mithridate de Racine. Je n'en avais pas lu dix vers, et l'avais laissĂ© par oubli dans ma poche. VoilĂ ce qui fit confisquer mon Ă©quipage. Les commis firent Ă la tĂÂȘte de l'inventaire de cette malle un magnifique procĂšs-verbal, oĂÂč, supposant que cet Ă©crit venait de GenĂšve pour ĂÂȘtre imprime et distribuĂ© en France, ils s'Ă©tendaient en saintes invectives contre les ennemis de Dieu et de l'Ăâ°glise, et en Ă©loges de leur pieuse vigilance, qui avait arrĂÂȘtĂ© l'exĂ©cution de ce projet infernal. Ils trouvĂšrent sans doute que mes chemises sentaient aussi l'hĂ©rĂ©sie, car, en vertu de ce terrible papier, tout fut confisquĂ© sans que jamais j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes Ă qui l'on s'adressa demandaient tant d'instructions, de renseignements, de certificats, de mĂ©moires, que, me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J'ai un vrai regret de n'avoir pas conservĂ© le procĂšs-verbal du bureau des Rousses c'Ă©tait une piĂšce Ă figurer avec distinction parmi celles dont le recueil doit accompagner cet Ă©crit. Cette perte me fit revenir Ă ChambĂ©ri tout de suite, sans avoir rien fait avec l'abbĂ© Blanchard; et, tout bien pesĂ©, voyant le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je rĂ©solus de m'attacher uniquement Ă maman, de courir sa fortune, et de ne plus m'inquiĂ©ter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais rien. Elle me reçut comme si j'avais rapportĂ© des trĂ©sors, remonta peu Ă peu ma petite garde-robe; et mon malheur, assez grand pour l'un et pour l'autre, fut presque aussitĂÂŽt oubliĂ© qu'arrivĂ©. Quoique ce malheur m'eĂ»t refroidi sur mes projets de musique, je ne laissais pas d'Ă©tudier toujours mon Rameau; et, Ă force d'efforts, je parvins enfin Ă l'entendre et Ă faire quelques petits essais de composition, dont le succĂšs m'encouragea. Le comte de Bellegarde, fils du marquis d'Antremont, Ă©tait revenu de Dresde aprĂšs la mort du roi Auguste. Il avait vĂ©cu longtemps Ă Paris il aimait extrĂÂȘmement la musique, et avait pris en passion celle de Rameau. Son frĂšre, le comte de Nangis, jouait du violon, madame la comtesse de la Tour, leur soeur, chantait un peu. Tout cela mit Ă ChambĂ©ri la musique Ă la mode, et l'on Ă©tablit une maniĂšre de concert public, dont on voulut d'abord me donner la direction mais on s'aperçut bientĂÂŽt qu'elle passait mes forces, et l'on s'arrangea autrement. Je ne laissais pas d'y donner quelques petits morceaux de ma façon, et entre autres une cantate qui plut beaucoup. Ce n'Ă©tait pas une piĂšce bien faite, mais elle Ă©tait pleine de chants nouveaux et de choses d'effet que l'on n'attendait pas de moi. Ces messieurs ne purent croire que, lisant si mal la musique, je fusse en Ă©tat d'en composer de passable, et ils ne doutĂšrent pas que je ne me fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vĂ©rifier la chose, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de ClĂ©rambault, qu'il avait transposĂ©e, disait-il, pour la commoditĂ© de la voix, et Ă laquelle il fallait faire une autre basse, la transposition rendant celle de ClĂ©rambault impraticable sur l'instrument. Je rĂ©pondis que c'Ă©tait un travail considĂ©rable, et qui ne pouvait ĂÂȘtre fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais une dĂ©faite, et me pressa de lui faire au moins la basse d'un rĂ©citatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu'en toute chose il me faut, pour bien faire, mes aises et ma libertĂ©; mais je la fis du moins dans les rĂšgles et comme il Ă©tait prĂ©sent, il ne put douter que je ne susse les Ă©lĂ©ments de la composition. Ainsi je ne perdis pas mes Ă©coliĂšres, mais je me refroidis un peu sur la musique, voyant que l'on faisait un concert et que l'on s'y passait de moi. Ce fut Ă peu prĂšs dans ce temps-lĂ que, la paix Ă©tant faite, l'armĂ©e française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent voir maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du rĂ©giment d'OrlĂ©ans, depuis plĂ©nipotentiaire Ă GenĂšve, et enfin marĂ©chal de France, auquel elle me prĂ©senta. Sur ce qu'elle lui dit, il parut s'intĂ©resser beaucoup Ă moi, et me promit beaucoup de choses dont il ne s'est souvenu que la derniĂšre annĂ©e de sa vie, lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de Sennecterre, dont le pĂšre Ă©tait alors ambassadeur Ă Turin, passa dans le mĂÂȘme temps Ă ChambĂ©ri. Il dĂna chez madame de Menthon j'y dĂnais aussi ce jour-lĂ . AprĂšs le dĂner il fut question de musique il la savait trĂšs bien. L'opĂ©ra de JephtĂ© Ă©tait alors dans sa nouveautĂ©; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frĂ©mir en me proposant d'exĂ©cuter Ă nous deux cet opĂ©ra; et, tout en ouvrant le livre, il tomba sur ce morceau cĂ©lĂšbre Ă deux choeurs La terre, l'enfer, le ciel mĂÂȘme, Tout tremble devant le Seigneur. Il me dit Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma part ces six-lĂ . Je n'Ă©tais pas encore accoutumĂ© Ă cette pĂ©tulance française, et quoique j'eusse quelquefois ĂÂąnonnĂ© des partitions, je ne comprenais pas comment le mĂÂȘme homme pouvait faire en mĂÂȘme temps six parties, ni mĂÂȘme deux. Rien ne m'a plus coĂ»tĂ© dans l'exercice de la musique que de sauter ainsi lĂ©gĂšrement d'une partie Ă l'autre, et d'avoir l'oeil Ă la fois sur toute une partition. A la maniĂšre dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut ĂÂȘtre tentĂ© de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut peut-ĂÂȘtre pour vĂ©rifier ce doute qu'il me proposa de noter une chanson qu'il voulait donner Ă mademoiselle de Menthon. Je ne pouvais m'en dĂ©fendre. Il chanta la chanson; je l'Ă©crivis, mĂÂȘme sans le faire beaucoup rĂ©pĂ©ter. Il la lut ensuite, et trouva, comme il Ă©tait vrai, qu'elle Ă©tait trĂšs correctement notĂ©e. Il avait vu mon embarras, il prit plaisir Ă faire valoir ce petit succĂšs. C'Ă©tait pourtant une chose trĂšs simple. Au fond, je savais fort bien la musique; je ne manquais que de cette vivacitĂ© du premier coup d'oeil que je n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par une pratique consommĂ©e. Quoi qu'il en soit, je fus sensible Ă l'honnĂÂȘte soin qu'il prit d'effacer dans l'esprit des autres et dans le mien la petite honte que j'avais eue; et douze ou quinze ans aprĂšs, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tentĂ© plusieurs fois de lui rappeler cette anecdote, et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il avait perdu les yeux depuis ce temps-lĂ je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l'usage qu'il en avait su faire, et je me tus. Je touche au moment qui commence Ă lier mon existence passĂ©e avec la prĂ©sente. Quelques amitiĂ©s de ce temps-lĂ prolongĂ©es jusqu'Ă celui-ci me sont devenues bien prĂ©cieuses. Elles m'ont souvent fait regretter cette heureuse obscuritĂ© oĂÂč ceux qui se disaient mes amis l'Ă©taient et m'aimaient pour moi, par pure bienveillance, non par la vanitĂ© d'avoir des liaisons avec un homme connu, ou par le dĂ©sir secret de trouver ainsi plus d'occasions de lui nuire. C'est d'ici que je date ma premiĂšre connaissance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours restĂ©, malgrĂ© les efforts qu'on a faits pour me l'ĂÂŽter. Toujours restĂ©! non. HĂ©las! je viens de le perdre. Mais il n'a cessĂ© de m'aimer qu'en cessant de vivre, et notre amitiĂ© n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt Ă©tait un des hommes les plus aimables qui aient existĂ©. Il Ă©tait impossible de le voir sans l'aimer, et de vivre avec lui sans s'y attacher tout Ă fait. Je n'ai vu de ma vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eĂ»t plus de sĂ©rĂ©nitĂ©, qui marquĂÂąt plus de sentiment et d'esprit, qui inspirĂÂąt plus de confiance. Quelque rĂ©servĂ© qu'on pĂ»t ĂÂȘtre, on ne pouvait, dĂšs la premiĂšre vue, se dĂ©fendre d'ĂÂȘtre aussi familier avec lui que si on l'eĂ»t connu depuis vingt ans et moi, qui avais tant de peine d'ĂÂȘtre Ă mon aise avec les nouveaux visages, j'y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son propos accompagnaient parfaitement sa physionomie. Le son de sa voix Ă©tait net, plein, bien timbrĂ©, une belle voix de basse Ă©toffĂ©e et mordante, qui remplissait l'oreille et sonnait au coeur. Il est impossible d'avoir une gaietĂ© plus Ă©gale et plus douce, des grĂÂąces plus vraies et plus simples, des talents plus naturels et cultivĂ©s avec plus de goĂ»t. Joignez Ă cela un coeur aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractĂšre officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zĂšle, ou plutĂÂŽt se faisant l'ami des gens qu'il pouvait servir, et sachant faire trĂšs adroitement ses propres affaires en faisant trĂšs chaudement celles d'autrui. Gauffecourt Ă©tait fils d'un simple horloger, et avait Ă©tĂ© horloger lui-mĂÂȘme. Mais sa figure et son mĂ©rite l'appelaient dans une autre sphĂšre oĂÂč il ne tarda pas d'entrer. Il fit connaissance avec M. de la Closure, rĂ©sident de France Ă GenĂšve, qui le prit en amitiĂ©. Il lui procura Ă Paris d'autres connaissances qui lui furent utiles, et par lesquelles il parvint Ă avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui valait vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se borna lĂ du cĂÂŽtĂ© des hommes; mais du cĂÂŽtĂ© des femmes, la presse y Ă©tait il eut Ă choisir, et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut de plus rare et de plus honorable pour lui fut qu'ayant des liaisons dans tous les Ă©tats, il fut partout chĂ©ri, recherchĂ© de tout le monde, sans jamais ĂÂȘtre enviĂ© ni haĂÂŻ de personne; et je crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heureux homme! Il venait tous les ans aux bains d'Aix, oĂÂč se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. LiĂ© avec toute la noblesse de Savoie, il venait d'Aix Ă ChambĂ©ri voir le comte de Bellegarde et son pĂšre le marquis d'Antremont, chez qui maman fit et me fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui semblait devoir n'aboutir Ă rien, et fut nombre d'annĂ©es interrompue, se renouvela dans l'occasion que je dirai, et devint un vĂ©ritable attachement. C'est assez pour m'autoriser Ă parler d'un ami avec qui j'ai Ă©tĂ© si Ă©troitement liĂ© mais quand je ne prendrais aucun intĂ©rĂÂȘt personnel Ă sa mĂ©moire, c'Ă©tait un homme si aimable et si heureusement nĂ©, que, pour l'honneur de l'espĂšce humaine, je la croirais toujours bonne Ă conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses dĂ©fauts ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-aprĂšs mais s'il ne les eĂ»t pas eus, peut-ĂÂȘtre eĂ»t-il Ă©tĂ© moins aimable. Pour le rendre intĂ©ressant autant qu'il pouvait l'ĂÂȘtre, il fallait qu'on eĂ»t quelque chose Ă lui pardonner. Une autre liaison du mĂÂȘme temps n'est pas Ă©teinte, et me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si difficilement dans le coeur de l'homme. M. de ConziĂ©, gentilhomme savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie d'apprendre la musique, ou plutĂÂŽt de faire connaissance avec celui qui l'enseignait. Avec de l'esprit et du goĂ»t pour les belles connaissances, M. de ConziĂ© avait une douceur de caractĂšre qui le rendait trĂšs liant, et je l'Ă©tais beaucoup moi-mĂÂȘme pour les gens en qui je la trouvais. La liaison fut bientĂÂŽt faite. Le germe de littĂ©rature et de philosophie qui commençait Ă fermenter dans ma tĂÂȘte, et qui n'attendait qu'un peu de culture et d'Ă©mulation pour se dĂ©velopper tout Ă fait, les trouvait en lui. M. de ConziĂ© avait peu de disposition pour la musique ce fut un bien pour moi; les heures des leçons se passaient Ă tout autre chose qu'Ă solfier. Nous dĂ©jeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautĂ©s, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors nous nous entretenions souvent de ces deux hommes cĂ©lĂšbres, dont l'un, depuis peu sur le trĂÂŽne, s'annonçait dĂ©jĂ tel qu'il devait dans peu se montrer; et dont l'autre, aussi dĂ©criĂ© qu'il est admirĂ© maintenant, nous faisait plaindre sincĂšrement le malheur qui semblait le poursuivre, et qu'on voit si souvent ĂÂȘtre l'apanage des grands talents. Le prince de Prusse avait Ă©tĂ© peu heureux dans sa jeunesse; et Voltaire semblait fait pour ne l'ĂÂȘtre jamais. L'intĂ©rĂÂȘt que nous prenions Ă l'un et Ă l'autre s'Ă©tendait Ă tout ce qui s'y rapportait. Rien de tout ce qu'Ă©crivait Voltaire ne nous Ă©chappait. Le goĂ»t que je pris Ă ces lectures m'inspira le dĂ©sir d'apprendre Ă Ă©crire avec Ă©lĂ©gance, et de tĂÂącher d'imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'Ă©tais enchantĂ©. Quelque temps aprĂšs parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu'elles ne soient pas assurĂ©ment son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le plus vers l'Ă©tude, et ce goĂ»t naissant ne s'Ă©teignit plus depuis ce temps-lĂ . Mais le moment n'Ă©tait pas venu de m'y livrer tout de bon. Il me restait encore une humeur un peu volage, un dĂ©sir d'aller et venir qui s'Ă©tait plutĂÂŽt bornĂ© qu'Ă©teint, et que nourrissait le train de la maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d'inconnus qui lui affluaient journellement de toutes parts, et la persuasion oĂÂč j'Ă©tais que ces gens-lĂ ne cherchaient qu'Ă la duper chacun Ă sa maniĂšre, me faisaient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant succĂ©dĂ© Ă Claude Anet dans la confidence de sa maĂtresse, je suivais de plus prĂšs l'Ă©tat de ses affaires, j'y voyais un progrĂšs en mal dont j'Ă©tais effrayĂ©. J'avais cent fois remontrĂ©, priĂ©, pressĂ©, conjurĂ©, et toujours inutilement. Je m'Ă©tais jetĂ© Ă ses pieds; je lui avais fortement reprĂ©sentĂ© la catastrophe qui la menaçait; je l'avais vivement exhortĂ©e Ă rĂ©former sa dĂ©pense, Ă commencer par moi; Ă souffrir plutĂÂŽt un peu tandis qu'elle Ă©tait encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses crĂ©anciers, de s'exposer sur ses vieux jours Ă leurs vexations et Ă la misĂšre. Sensible Ă la sincĂ©ritĂ© de mon zĂšle, elle s'attendrissait avec moi et me promettait les plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il, Ă l'instant tout Ă©tait oubliĂ©. AprĂšs mille Ă©preuves de l'inutilitĂ© de mes remontrances, que me restait-il Ă faire, que de dĂ©tourner les yeux du mal que je ne pouvais prĂ©venir? Je m'Ă©loignais de la maison dont je ne pouvais garder la porte; je faisais de petits voyages Ă Nyon, Ă GenĂšve, Ă Lyon, qui, m'Ă©tourdissant sur ma peine secrĂšte, en augmentaient en mĂÂȘme temps le sujet par ma dĂ©pense. Je puis jurer que j'en aurais souffert tous les retranchements avec joie, si maman eĂ»t vraiment profitĂ© de cette Ă©pargne; mais certain que ce que je me refusais passait Ă des fripons, j'abusais de sa facilitĂ© pour partager avec eux, et, comme le chien qui revenait de la boucherie, j'emportais mon lopin du morceau que je n'avais pu sauver. Les prĂ©textes ne me manquaient pas pour tous ces voyages, et maman seule m'en eĂ»t fourni de reste, tant elle avait partout de liaisons, de nĂ©gociations, d'affaires, de commissions Ă donner Ă quelqu'un de sĂ»r. Elle ne demandait qu'Ă m'envoyer, je ne demandais qu'Ă aller cela ne pouvait manquer de faire une vie assez ambulante. Ces voyages me mirent Ă portĂ©e de faire quelques bonnes connaissances, qui m'ont Ă©tĂ© dans la suite agrĂ©ables ou utiles; entre autres Ă Lyon celle de M. Perrichon, que je me reproche de n'avoir pas assez cultivĂ©e, vu les bontĂ©s qu'il a eues pour moi; celle du bon Parisot, dont je parlerai dans son temps; Ă Grenoble, celle de madame Deybens et de madame la prĂ©sidente de Bardonanche, femme de beaucoup d'esprit, et qui m'eĂ»t pris en amitiĂ© si j'avais Ă©tĂ© Ă portĂ©e de la voir plus souvent; Ă GenĂšve, celle de M. de la Closure, rĂ©sident de France, qui me parlait souvent de ma mĂšre, dont malgrĂ© la mort et le temps son coeur n'avait pu se dĂ©prendre; celle des deux Barillot, dont le pĂšre, qui m'appelait son petit-fils, Ă©tait d'une sociĂ©tĂ© trĂšs aimable, et l'un des plus dignes hommes que j'aie jamais connus. Durant les troubles de la RĂ©publique, ces deux citoyens se jetĂšrent dans les deux partis contraires, le fils, dans celui de la bourgeoisie; le pĂšre, dans celui des magistrats et lorsqu'on prit les armes en 1737, je vis, Ă©tant Ă GenĂšve, le pĂšre et le fils sortir armĂ©s de la mĂÂȘme maison, l'un pour monter Ă l'hĂÂŽtel de ville, l'autre pour se rendre Ă son quartier, sĂ»rs de se trouver deux heures aprĂšs l'un vis-Ă -vis de l'autre exposĂ©s Ă s'entr'Ă©gorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si vive, que je jurai de ne tremper jamais dans aucune guerre civile, et de ne soutenir jamais au dedans la libertĂ© par les armes, ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrais dans mes droits de citoyen. Je me rends le tĂ©moignage d'avoir tenu ce serment dans une occasion dĂ©licate; et l'on trouvera, du moins je le pense, que cette modĂ©ration fut de quelque prix. Mais je n'en Ă©tais pas encore Ă cette premiĂšre fermentation de patriotisme que GenĂšve en armes excita dans mon coeur. On jugera combien j'en Ă©tais loin par un fait trĂšs grave Ă ma charge, que j'ai oubliĂ© de mettre Ă sa place, et qui ne doit pas ĂÂȘtre omis. Mon oncle Bernard Ă©tait, depuis quelques annĂ©es, passĂ© dans la Caroline pour y faire bĂÂątir la ville de Charlestown, dont il avait donnĂ© le plan il y mourut peu aprĂšs. Mon pauvre cousin Ă©tait aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi son fils et son mari presque en mĂÂȘme temps. Ces pertes rĂ©chauffĂšrent un peu son amitiĂ© pour le plus proche parent qui lui restĂÂąt, et qui Ă©tait moi. Quand j'allais Ă GenĂšve je logeais chez elle, et je m'amusais Ă fureter et feuilleter les livres et papiers que mon oncle avait laissĂ©s. J'y trouvai beaucoup de piĂšces curieuses, et des lettres dont assurĂ©ment on ne se douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces paperasses, m'eĂ»t laissĂ© tout emporter si j'avais voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentĂ©s de la main de mon grand-pĂšre Bernard le ministre, et entre autres les Oeuvres posthumes de Rohault, in-4ð, dont les marges Ă©taient pleines d'excellentes scolies qui me firent aimer les mathĂ©matiques. Ce livre est restĂ© parmi ceux de madame de Warens; j'ai toujours Ă©tĂ© fĂÂąchĂ© de ne l'avoir pas gardĂ©. A ces livres je joignis cinq ou six mĂ©moires manuscrits, et un seul imprimĂ©, qui Ă©tait du fameux Micheli Ducret, homme d'un grand talent, savant, Ă©clairĂ©, mais trop remuant, traitĂ© bien cruellement par les magistrats de GenĂšve, et mort derniĂšrement dans la forteresse d'Arberg, oĂÂč il Ă©tait enfermĂ© depuis longues annĂ©es, pour avoir, disait-on, trempĂ© dans la conspiration de Berne. Ce mĂ©moire Ă©tait une critique assez judicieuse de ce grand et ridicule plan de fortification qu'on a exĂ©cutĂ© en partie Ă GenĂšve, Ă la grande risĂ©e des gens du mĂ©tier, qui ne savent pas le but secret qu'avait le conseil dans l'exĂ©cution de cette magnifique entreprise. M. Micheli, ayant Ă©tĂ© exclu de la chambre des fortifications pour avoir blĂÂąmĂ© ce plan, avait cru, comme membre des deux-cents et mĂÂȘme comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long; et c'Ă©tait ce qu'il avait fait par ce mĂ©moire, qu'il eut l'imprudence de faire imprimer, mais non pas publier, car il n'en fit tirer que le nombre d'exemplaires qu'il envoyait aux deux-cents, et qui furent tous interceptĂ©s Ă la poste par ordre du petit conseil. Je trouvai ce mĂ©moire parmi les papiers de mon oncle, avec la rĂ©ponse qu'il avait Ă©tĂ© chargĂ© d'y faire, et j'emportai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage peu aprĂšs ma sortie du cadastre, et j'Ă©tais demeurĂ© en quelque liaison avec l'avocat Coccelli, qui en Ă©tait le chef. Quelque temps aprĂšs, le directeur de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un enfant, et me donna madame Coccelli pour commĂšre. Les honneurs me tournaient la tĂÂȘte; et, fier d'appartenir de si prĂšs Ă monsieur l'avocat, je tĂÂąchais de faire l'important, pour me montrer digne de cette gloire. Dans cette idĂ©e, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mĂ©moire imprimĂ© de M. Micheli, qui rĂ©ellement Ă©tait une piĂšce rare, pour lui prouver que j'appartenais Ă des notables de GenĂšve qui savaient les secrets de l'Etat. Cependant, par une demi-rĂ©serve dont j'aurais peine Ă rendre raison, je ne lui montrai point la rĂ©ponse de mon oncle Ă ce mĂ©moire, peut-ĂÂȘtre parce qu'elle Ă©tait manuscrite et qu'il ne fallait Ă monsieur l'avocat que du moulĂ©. Il sentit pourtant si bien le prix de l'Ă©crit que j'eus la bĂÂȘtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu de l'inutilitĂ© de mes efforts, je me fis un mĂ©rite de la chose, et transformai ce vol en prĂ©sent. Je ne doute pas un moment qu'il n'ait bien fait valoir Ă la cour de Turin cette piĂšce plus curieuse cependant qu'utile, et qu'il n'ait eu grand soin de se faire rembourser de maniĂšre ou d'autre de l'argent qu'il lui en avait dĂ» coĂ»ter pour l'acquĂ©rir. Heureusement, de tous les futurs contingents, un des moins probables est qu'un jour le roi de Sardaigne assiĂ©gera GenĂšve. Mais comme il n'y a pas d'impossibilitĂ© Ă la chose, j'aurai toujours Ă reprocher Ă ma sotte vanitĂ© d'avoir montrĂ© les plus grands dĂ©fauts de cette place Ă son plus ancien ennemi. Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistĂšres, les projets, les voyages, flottant incessamment d'une chose Ă l'autre, cherchant Ă me fixer sans savoir Ă quoi, mais entraĂnĂ© pourtant par degrĂ©s vers l'Ă©tude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littĂ©rature, me mĂÂȘlant quelquefois d'en parler moi-mĂÂȘme, et prenant plutĂÂŽt le jargon des livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de GenĂšve, j'allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentait beaucoup mon Ă©mulation naissante par des nouvelles toutes fraĂches de la rĂ©publique des lettres, tirĂ©es de Baillet ou de ColomiĂ©s. Je voyais beaucoup aussi Ă ChambĂ©ri un jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine dont j'ai oubliĂ© le nom, et qui faisait souvent de petites expĂ©riences qui m'amusaient extrĂÂȘmement. Je voulus, Ă son exemple et aidĂ© des RĂ©crĂ©ations mathĂ©matiques d'Ozanam, faire de l'encre de sympathie. Pour cet effet, aprĂšs avoir rempli une bouteille plus qu'Ă demi de chaux vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai bien. L'effervescence commença presque Ă l'instant trĂšs violemment. Je courus Ă la bouteille pour la dĂ©boucher, mais je n'y fus pas Ă temps; elle me sauta au visage comme une bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines; et j'appris ainsi Ă ne pas me mĂÂȘler de physique expĂ©rimentale sans en savoir les Ă©lĂ©ments. Cette aventure m'arriva mal Ă propos pour ma santĂ©, qui depuis quelque temps s'altĂ©rait sensiblement. Je ne sais d'oĂÂč venait qu'Ă©tant bien conformĂ© par le coffre, et ne faisant d'excĂšs d'aucune espĂšce, je dĂ©clinais Ă vue d'oeil. J'ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer Ă l'aise; cependant j'avais la courte haleine, je me sentais oppressĂ©, je soupirais involontairement, j'avais des palpitations, je crachais du sang, la fiĂšvre lente survint, et je n'en ai jamais Ă©tĂ© bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet Ă©tat Ă la fleur de l'ĂÂąge, sans avoir aucun viscĂšre viciĂ©, sans avoir rien fait pour dĂ©truire sa santĂ©? L'Ă©pĂ©e use le fourreau, dit-on quelquefois. VoilĂ mon histoire. Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont tuĂ©. Quelles passions? dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus puĂ©riles, mais qui m'affectaient comme s'il se fĂ»t agi de la possession d'HĂ©lĂšne ou du trĂÂŽne de l'univers. D'abord les femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon coeur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me dĂ©voraient au sein de la jouissance. J'avais une tendre mĂšre, une amie chĂ©rie; mais il me fallait une maĂtresse. Je me la figurais Ă sa place; je me la crĂ©ais de mille façons, pour me donner le change Ă moi-mĂÂȘme. Si j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y tenais, mes Ă©treintes n'auraient pas Ă©tĂ© moins vives, mais tous mes dĂ©sirs se seraient Ă©teints; j'aurais sanglotĂ© de tendresse, mais je n'aurais pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour l'homme? Ah! si jamais une seule fois en ma vie j'avais goĂ»tĂ© dans leur plĂ©nitude toutes les dĂ©lices de l'amour, je n'imagine pas que ma frĂÂȘle existence eĂ»t pu suffire; je serais mort sur le fait. J'Ă©tais donc brĂ»lant d'amour sans objet; et c'est peut-ĂÂȘtre ainsi qu'il Ă©puise le plus. J'Ă©tais inquiet, tourmentĂ© du mauvais Ă©tat des affaires de ma pauvre maman et de son imprudente conduite, qui ne pouvait manquer d'opĂ©rer sa ruine totale en peu de temps. Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des malheurs, me montrait celui-lĂ sans cesse dans tout son excĂšs et dans toutes ses suites. Je me voyais d'avance forcĂ©ment sĂ©parĂ© par la misĂšre de celle Ă qui j'avais consacrĂ© ma vie, et sans qui je n'en pouvais jouir. VoilĂ comment j'avais toujours l'ĂÂąme agitĂ©e. Les dĂ©sirs et les craintes me dĂ©voraient alternativement. La musique Ă©tait pour moi une autre passion moins fougueuse, mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y livrais, par l'Ă©tude opiniĂÂątre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination Ă vouloir en charger ma mĂ©moire qui s'y refusait toujours; par mes courses continuelles, par les compilations immenses que j'entassais, passant trĂšs souvent Ă copier les nuits entiĂšres. Et pourquoi m'arrĂÂȘter aux choses permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon inconstante tĂÂȘte, les goĂ»ts fugitifs d'un seul jour, un voyage, un concert, un souper, une promenade Ă faire, un roman Ă lire, une comĂ©die Ă voir, tout ce qui Ă©tait le moins du monde prĂ©mĂ©ditĂ© dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout autant de passions violentes, qui dans leur impĂ©tuositĂ© ridicule me donnaient le plus vrai tourment? La lecture des malheurs imaginaires de ClĂ©veland, faite avec fureur et souvent interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens. Il y avait un Genevois nommĂ© M. Bagueret, lequel avait Ă©tĂ© employĂ© sous Pierre le Grand Ă la cour de Russie; un des plus vilains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber les millions comme la pluie, et Ă qui les zĂ©ros ne coĂ»taient rien. Cet homme, Ă©tant venu Ă ChambĂ©ri pour quelque procĂšs au sĂ©nat, s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trĂ©sors de zĂ©ros qu'il lui prodiguait gĂ©nĂ©reusement, tirait ses pauvres Ă©cus piĂšce Ă piĂšce. Je ne l'aimais point il le voyait; avec moi cela n'est pas difficile il n'y avait sorte de bassesse qu'il n'employĂÂąt pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre les Ă©checs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque malgrĂ© moi; et, aprĂšs avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrĂšs fut si rapide, qu'avant la fin de la premiĂšre sĂ©ance, je lui donnai la tour qu'il m'avait donnĂ©e en commençant. Il ne m'en fallut pas davantage me voilĂ forcenĂ© des Ă©checs. J'achĂšte un Ă©chiquier, j'achĂšte le Calabrois je m'enferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits Ă vouloir apprendre par coeur toutes les parties, Ă les fourrer dans ma tĂÂȘte bon grĂ© mal grĂ©, Ă jouer seul sans relĂÂąche et sans fin. AprĂšs deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au cafĂ©, maigre, jaune, et presque hĂ©bĂ©tĂ©. Je m'essaye, je rejoue avec M. Bagueret il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaisons s'Ă©taient brouillĂ©es dans ma tĂÂȘte, et mon imagination s'Ă©tait si bien amortie, que je ne voyais plus qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j'ai voulu m'exercer Ă Ă©tudier des parties, la mĂÂȘme chose m'est arrivĂ©e; et aprĂšs m'ĂÂȘtre Ă©puisĂ© de fatigue, je me suis trouvĂ© plus faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie abandonnĂ© les Ă©checs, ou qu'en jouant je me sois remis en haleine, je n'ai jamais avancĂ© d'un cran depuis cette premiĂšre sĂ©ance, et je me suis toujours retrouvĂ© au mĂÂȘme point oĂÂč j'Ă©tais en la finissant. Je m'exercerais des milliers de siĂšcles que je finirais par pouvoir donner la tour Ă Bagueret, et rien de plus. VoilĂ du temps bien employĂ©! direz-vous. Et je n'y en ai pas employĂ© peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n'eus plus la force de continuer. Quand j'allai me montrer sortant de ma chambre, j'avais l'air d'un dĂ©terrĂ©, et, suivant le mĂÂȘme train, je n'aurais pas restĂ© dĂ©terrĂ© longtemps. On conviendra qu'il est difficile, et surtout dans l'ardeur de la jeunesse, qu'une pareille tĂÂȘte laisse toujours le corps en santĂ©. L'altĂ©ration de la mienne agit sur mon humeur et tempĂ©ra l'ardeur de mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus tranquille, et perdis un peu la fureur des voyages. Plus sĂ©dentaire, je fus pris, non de l'ennui, mais de la mĂ©lancolie; les vapeurs succĂ©dĂšrent aux passions; ma langueur devint tristesse; je pleurais et soupirais Ă propos de rien; je sentais la vie m'Ă©chapper sans l'avoir goĂ»tĂ©e; je gĂ©missais sur l'Ă©tat oĂÂč je laissais ma pauvre maman, sur celui oĂÂč je la voyais prĂÂȘte Ă tomber; je puis dire que la quitter et la laisser Ă plaindre Ă©tait mon unique regret. Enfin je tombai tout Ă fait malade. Elle me soigna comme jamais mĂšre n'a soignĂ© son enfant; et cela lui fit du bien Ă elle-mĂÂȘme, en faisant diversion aux projets et tenant Ă©cartĂ©s les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle fĂ»t venue! Si j'avais peu goĂ»tĂ© les biens de la vie, j'en avais peu senti les malheurs. Mon ĂÂąme paisible pouvait partir sans le sentiment cruel de l'injustice des hommes, qui empoisonne la vie et la mort. J'avais la consolation de me survivre dans la meilleure moitiĂ© de moi-mĂÂȘme; c'Ă©tait Ă peine mourir. Sans les inquiĂ©tudes que j'avais sur son sort, je serais mort comme j'aurais pu m'endormir, et ces inquiĂ©tudes mĂÂȘmes avaient un objet affectueux et tendre qui en tempĂ©rait l'amertume. Je lui disais Vous voilĂ dĂ©positaire de tout mon ĂÂȘtre; faites en sorte qu'il soit heureux. Deux ou trois fois, quand j'Ă©tais le plus mal, il m'arriva de me lever dans la nuit et de me traĂner Ă sa chambre, pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j'ose dire pleins de justesse et de sens, mais oĂÂč l'intĂ©rĂÂȘt que je prenais Ă son sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs Ă©taient ma nourriture et mon remĂšde, je me fortifiais de ceux que je versais auprĂšs d'elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces entretiens nocturnes, et je m'en retournais en meilleur Ă©tat que je n'Ă©tais venu content et calme dans les promesses qu'elle m'avait faites, dans les espĂ©rances qu'elle m'avait donnĂ©es, je m'endormais lĂ -dessus avec la paix du coeur et la rĂ©signation Ă la Providence. Plaise Ă Dieu qu'aprĂšs tant de sujets de haĂÂŻr la vie, aprĂšs tant d'orages qui ont agitĂ© la mienne et qui ne m'en font plus qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu'elle me l'eĂ»t Ă©tĂ© dans ce moment-lĂ ! A force de soins, de vigilance et d'incroyables peines, elle me sauva; et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai peu de foi Ă la mĂ©decine des mĂ©decins, mais j'en ai beaucoup Ă celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dĂ©pend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S'il y a dans la vie un sentiment dĂ©licieux, c'est celui que nous Ă©prouvĂÂąmes d'ĂÂȘtre rendus l'un Ă l'autre. Notre attachement mutuel n'en augmenta pas, cela n'Ă©tait pas possible; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicitĂ©. Je devenais tout Ă fait son oeuvre, tout Ă fait son enfant, et plus que si elle eĂ»t Ă©tĂ© ma vraie mĂšre. Nous commençĂÂąmes, sans y songer, Ă ne plus nous sĂ©parer l'un de l'autre, Ă mettre en quelque sorte toute notre existence en commun; et, sentant que rĂ©ciproquement nous nous Ă©tions non seulement nĂ©cessaires, mais suffisants, nous nous accoutumĂÂąmes Ă ne plus penser Ă rien d'Ă©tranger Ă nous, Ă borner absolument notre bonheur et tous nos dĂ©sirs Ă cette possession mutuelle et peut-ĂÂȘtre unique parmi les humains, qui n'Ă©tait point, comme je l'ai dit, celle de l'amour, mais une possession plus essentielle, qui, sans tenir aux sens, au sexe, Ă l'ĂÂąge, Ă la figure, tenait Ă tout ce par quoi l'on est soi, et qu'on ne peut perdre qu'en cessant d'ĂÂȘtre. A quoi tint-il que cette prĂ©cieuse crise n'amenĂÂąt le bonheur du reste de ses jours et des miens? Ce ne fut pas Ă moi, je m'en rends le consolant tĂ©moignage. Ce ne fut pas non plus Ă elle, du moins Ă sa volontĂ©. Il Ă©tait Ă©crit que bientĂÂŽt l'invincible naturel reprendrait son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d'un coup. Il y eut, grĂÂące au ciel, un intervalle, court et prĂ©cieux intervalle, qui n'a pas fini par ma faute, et dont je ne me reprocherai pas d'avoir mal profitĂ©. Quoique guĂ©ri de ma grande maladie, je n'avais pas repris ma vigueur. Ma poitrine n'Ă©tait pas rĂ©tablie; un reste de fiĂšvre durait toujours, et me tenait en langueur. Je n'avais plus de goĂ»t Ă rien qu'Ă finir mes jours prĂšs de celle qui m'Ă©tait chĂšre, Ă la maintenir dans ses bonnes rĂ©solutions, Ă lui faire sentir en quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse, Ă rendre la sienne telle, autant qu'il dĂ©pendait de moi. Mais je voyais, je sentais mĂÂȘme que, dans une maison sombre et triste, la continuelle solitude du tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte deviendrait Ă la fin triste aussi. Le remĂšde Ă cela se prĂ©senta comme de lui-mĂÂȘme. Maman m'avait ordonnĂ© le lait, et voulait que j'allasse le prendre Ă la campagne. J'y consentis, pourvu qu'elle y vĂnt avec moi. Il n'en fallut pas davantage pour la dĂ©terminer il ne s'agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n'Ă©tait pas proprement Ă la campagne entourĂ© de maisons et d'autres jardins, il n'avait point les attraits d'une retraite champĂÂȘtre. D'ailleurs, aprĂšs la mort d'Anet, nous avions quittĂ© ce jardin pour raison d'Ă©conomie, n'ayant plus Ă coeur d'y tenir des plantes, et d'autres vues nous faisant peu regretter ce rĂ©duit. Profitant maintenant du dĂ©goĂ»t que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l'abandonner tout Ă fait, et de nous Ă©tablir dans une solitude agrĂ©able, dans quelque petite maison assez Ă©loignĂ©e pour dĂ©router les importuns. Elle l'eĂ»t fait, et ce parti que son bon ange et le mien me suggĂ©raient nous eĂ»t vraisemblablement assurĂ© des jours heureux et tranquilles jusqu'au moment oĂÂč la mort devait nous sĂ©parer. Mais cet Ă©tat n'Ă©tait pas celui oĂÂč nous Ă©tions appelĂ©s. Maman devait Ă©prouver toutes les peines de l'indigence et du mal-ĂÂȘtre, aprĂšs avoir passĂ© sa vie dans l'abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute espĂšce, je devais ĂÂȘtre un jour en exemple Ă quiconque, inspirĂ© du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vĂ©ritĂ© aux hommes, sans s'Ă©tayer par des cabales, sans s'ĂÂȘtre fait des partis pour le protĂ©ger. Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa vilaine maison, de peur de fĂÂącher le propriĂ©taire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goĂ»t; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain; et quand nous n'en aurons plus dans les bois, il en faudra bien retourner chercher Ă la ville. Pour avoir moins besoin d'y venir, ne la quittons pas tout Ă fait. Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu'il me laisse la mienne. Cherchons quelque rĂ©duit assez loin de la ville pour vivre en paix et assez prĂšs pour y revenir toutes les fois qu'il sera nĂ©cessaire. Ainsi fut fait. AprĂšs avoir un peu cherchĂ©, nous nous fixĂÂąmes aux Charmettes, une terre de M. de ConziĂ©, Ă la porte de ChambĂ©ri, mais retirĂ©e et solitaire comme si l'on Ă©tait Ă cent lieues. Entre deux coteaux assez Ă©levĂ©s est un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, Ă mi-cĂÂŽte, sont quelques maisons Ă©parses, fort agrĂ©ables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retirĂ©. AprĂšs avoir essayĂ© deux ou trois fois de ces maisons, nous choisĂmes enfin la plus jolie, appartenant Ă un gentilhomme qui Ă©tait au service, appelĂ© M. Noiret. La maison Ă©tait trĂšs logeable. Au-devant Ă©tait un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous; vis-Ă -vis un petit bois de chĂÂątaigniers, une fontaine Ă portĂ©e; plus haut, dans la montagne, des prĂ©s pour l'entretien du bĂ©tail, enfin tout ce qu'il fallait pour le petit mĂ©nage champĂÂȘtre que nous y voulions Ă©tablir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prĂmes possession vers la fin de l'Ă©tĂ© de 1736. J'Ă©tais transportĂ© le premier jour que nous y couchĂÂąmes. O maman! dis-je Ă cette chĂšre amie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie, ce sĂ©jour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part. LIVRE SIXIĂËME 1736 Hoc erat in votis modus agri non ita magnus, Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquae fons; Et paulum sylvae super his foret... Je ne puis pas ajouter Auctius atque Di melius fecere; mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage; il ne m'en fallait pas mĂÂȘme la propriĂ©tĂ© c'Ă©tait assez pour moi de la jouissance; et il y a longtemps que j'ai dit et senti que le propriĂ©taire et le possesseur sont souvent deux personnes trĂšs diffĂ©rentes, mĂÂȘme en laissant Ă part les maris et les amants. Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donnĂ© le droit de dire que j'ai vĂ©cu. Moments prĂ©cieux et si regrettĂ©s! ah! recommencez pour moi votre aimable cours; coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fĂtes rĂ©ellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger Ă mon grĂ© ce rĂ©cit si touchant et si simple, pour redire toujours les mĂÂȘmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les rĂ©pĂ©tant, que je ne m'ennuyais moi-mĂÂȘme en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le dĂ©crire et le rendre en quelque façon; mais comment dire ce qui n'Ă©tait ni dit ni fait, ni pensĂ© mĂÂȘme, mais goĂ»tĂ©, mais senti, sans que je puisse Ă©noncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment mĂÂȘme? Je me levais avec le soleil, et j'Ă©tais heureux; je me promenais, et j'Ă©tais heureux; je voyais maman, et j'Ă©tais heureux; je la quittais, et j'Ă©tais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'Ă©tais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au mĂ©nage, et le bonheur me suivait partout il n'Ă©tait dans aucune chose assignable, il Ă©tait tout en moi-mĂÂȘme, il ne pouvait me quitter un seul instant. Rien de tout ce qui m'est arrivĂ© durant cette Ă©poque chĂ©rie, rien de ce que j'ai fait, dit et pensĂ© tout le temps qu'elle a durĂ© n'est Ă©chappĂ© de ma mĂ©moire. Les temps qui prĂ©cĂšdent et qui suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle inĂ©galement et confusĂ©ment; mais je me rappelle celui-lĂ tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rĂ©trograde, compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls retours du passĂ© peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'Ă©poque dont je parle me font souvent vivre heureux malgrĂ© mes malheurs. Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vĂ©ritĂ©. Le premier jour que nous allĂÂąmes coucher aux Charmettes, maman Ă©tait en chaise Ă porteurs, et je la suivais Ă pied. Le chemin monte elle Ă©tait assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre Ă peu prĂšs Ă moitiĂ© chemin, pour faire le reste Ă pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit VoilĂ de la pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer Ă terre des plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'oeil sur celle-lĂ , et prĂšs de trente ans se sont passĂ©s sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764, Ă©tant Ă Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie Ah! voilĂ de la pervenche! et c'en Ă©tait en effet. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la cause; il l'apprendra, je l'espĂšre, lorsqu'un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent Ă la mĂÂȘme Ă©poque. Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ma premiĂšre santĂ©. J'Ă©tais languissant; je le devins davantage. Je ne pus supporter le lait; il fallut le quitter. C'Ă©tait alors la mode de l'eau pour tout remĂšde; je me mis Ă l'eau, et si peu discrĂštement, qu'elle faillit me guĂ©rir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins en me levant, j'allais Ă la fontaine avec un grand gobelet, et j'en buvais successivement en me promenant la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout Ă fait le vin Ă mes repas. L'eau que je buvais Ă©tait un peu crue et difficile Ă passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu'en moins de deux mois je me dĂ©truisis totalement l'estomac, que j'avais eu trĂšs bon jusqu'alors. Ne digĂ©rant plus, je compris qu'il ne fallait plus espĂ©rer de guĂ©rir. Dans ce mĂÂȘme temps il m'arriva un accident aussi singulier par lui-mĂÂȘme que par ses suites, qui ne finiront qu'avec moi. Un matin que je n'Ă©tais pas plus mal qu'Ă l'ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une rĂ©volution subite et presque inconcevable. Je ne saurais mieux la comparer qu'Ă une espĂšce de tempĂÂȘte qui s'Ă©leva dans mon sang et gagna dans l'instant tous mes membres. Mes artĂšres se mirent Ă battre d'une si grande force, que non seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais mĂÂȘme, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit Ă cela, et ce bruit Ă©tait triple ou plutĂÂŽt quadruple, savoir un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un sifflement trĂšs aigu, et le battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisĂ©ment compter les coups sans me tĂÂąter le pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne Ă©tait si grand, qu'il m'ĂÂŽta la finesse d'ouĂÂŻe que j'avais auparavant, et me rendit non tout Ă fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce temps-lĂ . On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus mort; je me mis au lit le mĂ©decin fut appelĂ©; je lui contai mon cas en frĂ©missant, et le jugeant sans remĂšde. Je crois qu'il en pensa de mĂÂȘme; mais il fit son mĂ©tier. Il m'enfila de longs raisonnements oĂÂč je ne compris rien du tout; puis, en consĂ©quence de sa sublime thĂ©orie, il commença in anima vili la cure expĂ©rimentale qu'il lui plut de tenter. Elle Ă©tait si pĂ©nible, si dĂ©goĂ»tante et opĂ©rait si peu, que je m'en lassai bientĂÂŽt; et au bout de quelques semaines, voyant que je n'Ă©tais ni mieux ni pis, je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon battement d'artĂšres et mes bourdonnements, qui depuis ce temps-lĂ , c'est-Ă -dire depuis trente ans, ne m'ont pas quittĂ© une minute. J'avais Ă©tĂ© jusqu'alors grand dormeur. La totale privation du sommeil qui se joignit Ă tous ces symptĂÂŽmes, et qui les a constamment accompagnĂ©s jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me restait peu de temps Ă vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un temps sur le soin de guĂ©rir. Ne pouvant prolonger ma vie, je rĂ©solus de tirer du peu qu'il m'en restait tout le parti qu'il m'Ă©tait possible; et cela se pouvait par une singuliĂšre faveur de la nature, qui, dans un Ă©tat si funeste, m'exemptait des douleurs qu'il semblait devoir m'attirer. J'Ă©tais importunĂ© de ce bruit, mais je n'en souffrais pas il n'Ă©tait accompagnĂ© d'aucune autre incommoditĂ© habituelle que de l'insomnie durant les nuits, et en tout temps d'une courte haleine qui n'allait pas jusqu'Ă l'asthme, et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu fortement. Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions; et j'en bĂ©nis le ciel chaque jour, par l'heureux effet qu'il produisit sur mon ĂÂąme. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur vĂ©ritable prix aux choses que j'allais quitter, je commençai de m'occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que j'aurais bientĂÂŽt Ă remplir et que j'avais fort nĂ©gligĂ©s jusqu'alors. J'avais souvent travesti la religion Ă ma mode, mais je n'avais jamais Ă©tĂ© tout Ă fait sans religion. Il m'en coĂ»ta moins de revenir Ă ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s'en fait un objet de consolation et d'espoir. Maman me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les thĂ©ologiens ne me l'auraient Ă©tĂ©. Elle, qui mettait toute chose en systĂšme, n'avait pas manquĂ© d'y mettre aussi la religion; et ce systĂšme Ă©tait composĂ© d'idĂ©es trĂšs disparates, les unes trĂšs saines, les autres trĂšs folles, de sentiments relatifs Ă son caractĂšre et de prĂ©jugĂ©s venus de son Ă©ducation. En gĂ©nĂ©ral, les croyants font Dieu comme ils sont eux-mĂÂȘmes; les bons le font bon, les mĂ©chants le font mĂ©chant; les dĂ©vots, haineux et bilieux, ne voient que l'enfer, parce qu'ils voudraient damner tout le monde; les ĂÂąmes aimantes et douces n'y croient guĂšre; et l'un des Ă©tonnements dont je ne reviens point est de voir le bon FĂ©nelon en parler dans son TĂ©lĂ©maque, comme s'il y croyait tout de bon mais j'espĂšre qu'il mentait alors; car enfin, quelque vĂ©ridique qu'on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est Ă©vĂÂȘque. Maman ne mentait pas avec moi; et cette ĂÂąme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu vindicatif et toujours courroucĂ©, ne voyait que clĂ©mence et misĂ©ricorde oĂÂč les dĂ©vots ne voient que justice et punition. Elle disait souvent qu'il n'y aurait point de justice en Dieu d'ĂÂȘtre juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donnĂ© ce qu'il faut pour l'ĂÂȘtre, ce serait redemander plus qu'il n'a donnĂ©. Ce qu'il y avait de bizarre Ă©tait que sans croire Ă l'enfer, elle ne laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle ne savait que faire des ĂÂąmes des mĂ©chants, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons jusqu'Ă ce qu'ils le fussent devenus; et il faut avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans l'autre, les mĂ©chants sont toujours bien embarrassants. Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du pĂ©chĂ© originel et de la rĂ©demption est dĂ©truite par ce systĂšme, que la base du christianisme vulgaire en est Ă©branlĂ©e, et que le catholicisme au moins ne peut subsister. Maman, cependant, Ă©tait bonne catholique, ou prĂ©tendait l'ĂÂȘtre, et il est sĂ»r qu'elle le prĂ©tendait de trĂšs bonne foi. Il lui semblait qu'on expliquait trop littĂ©ralement et trop durement l'Ăâ°criture. Tout ce qu'on y lit des tourments Ă©ternels lui paraissait comminatoire ou figurĂ©. La mort de JĂ©sus-Christ lui paraissait un exemple de charitĂ© vraiment divine, pour apprendre aux hommes Ă aimer Dieu et Ă s'aimer entre eux de mĂÂȘme. En un mot, fidĂšle Ă la religion qu'elle avait embrassĂ©e, elle admettait sincĂšrement toute la profession de foi; mais quand on venait Ă la discussion de chaque article, il se trouvait qu'elle croyait tout autrement que l'Ăâ°glise, toujours en s'y soumettant. Elle avait lĂ -dessus une simplicitĂ© de coeur, une franchise plus Ă©loquente que des ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu'Ă son confesseur; car elle ne lui dĂ©guisait rien. Je suis bonne catholique, lui disait-elle, je veux toujours l'ĂÂȘtre; j'adopte de toutes les puissances de mon ĂÂąme les dĂ©cisions de la sainte mĂšre Ăâ°glise. Je ne suis pas maĂtresse de ma foi, mais je le suis de ma volontĂ©. Je la soumets sans rĂ©serve, et je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus? Quand il n'y aurait point eu de morale chrĂ©tienne, je crois qu'elle l'aurait suivie, tant elle s'adaptait bien Ă son caractĂšre. Elle faisait tout ce qui Ă©tait ordonnĂ©; mais elle l'eĂ»t fait de mĂÂȘme quand il n'aurait pas Ă©tĂ© ordonnĂ©. Dans les choses indiffĂ©rentes, elle aimait Ă obĂ©ir; et s'il ne lui eĂ»t pas Ă©tĂ© permis, prescrit mĂÂȘme de faire gras, elle aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans que la prudence eĂ»t eu besoin d'y entrer pour rien. Mais toute cette morale Ă©tait subordonnĂ©e aux principes de M. de Tavel, ou plutĂÂŽt elle prĂ©tendait n'y rien voir de contraire. Elle eĂ»t couchĂ© tous les jours avec vingt hommes en repos de conscience, et sans mĂÂȘme en avoir plus de scrupule que de dĂ©sir. Je sais que force dĂ©votes ne sont pas, sur ce point, plus scrupuleuses; mais la diffĂ©rence est qu'elles sont sĂ©duites par leurs passions, et qu'elle ne l'Ă©tait que par ses sophismes. Dans les conversations les plus touchantes, et j'ose dire les plus Ă©difiantes, elle fĂ»t tombĂ©e sur ce point sans changer ni d'air ni de ton, sans se croire en contradiction avec elle-mĂÂȘme. Elle l'eĂ»t mĂÂȘme interrompue au besoin pour le fait, et puis l'eĂ»t reprise avec la mĂÂȘme sĂ©rĂ©nitĂ© qu'auparavant; tant elle Ă©tait intimement persuadĂ©e que tout cela n'Ă©tait qu'une maxime de police sociale dont toute personne sensĂ©e pouvait faire l'interprĂ©tation, l'application, l'exception, selon l'esprit de la chose, sans le moindre risque d'offenser Dieu. Quoique sur ce point je ne fusse assurĂ©ment pas de son avis, j'avoue que je n'osais le combattre, honteux du rĂÂŽle peu galant qu'il m'eĂ»t fallu faire pour cela. J'aurais bien cherchĂ© d'Ă©tablir la rĂšgle pour les autres, en tĂÂąchant de m'en excepter; mais, outre que son tempĂ©rament prĂ©venait assez l'abus de ses principes, je sais qu'elle n'Ă©tait pas femme Ă prendre le change, et que rĂ©clamer l'exception pour moi c'Ă©tait la lui laisser pour tous ceux qu'il lui plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette inconsĂ©quence avec les autres, quoiqu'elle ait eu toujours peu d'effet dans sa conduite, et qu'alors elle n'en eĂ»t point du tout mais j'ai promis d'exposer fidĂšlement ses principes, et je veux tenir cet engagement. Je reviens Ă moi. Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour garantir mon ĂÂąme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais avec sĂ©curitĂ© dans cette source de confiance. Je m'attachais Ă elle plus que je n'avais jamais fait; j'aurais voulu transporter tout en elle ma vie, que je sentais prĂÂȘte Ă m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pour elle, de la persuasion qu'il me restait peu de temps Ă vivre, de ma profonde sĂ©curitĂ© sur mon sort Ă venir, rĂ©sultait un Ă©tat habituel trĂšs calme, et sensuel mĂÂȘme, en ce qu'amortissant toutes les passions qui portent au loin nos craintes et nos espĂ©rances, il me laissait jouir sans inquiĂ©tude et sans trouble du peu de jours qui m'Ă©taient laissĂ©s. Une chose contribuait Ă les rendre plus agrĂ©ables c'Ă©tait le soin de nourrir son goĂ»t pour la campagne par tous les amusements que j'y pouvais rassembler. En lui faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, je m'affectionnais moi-mĂÂȘme Ă tout cela; et ces petites occupations, qui remplissaient ma journĂ©e sans troubler ma tranquillitĂ©, me valurent mieux que le lait et tous les remĂšdes pour conserver ma pauvre machine et la rĂ©tablir mĂÂȘme autant que cela se pouvait. Les vendanges, la rĂ©colte des fruits nous amusĂšrent le reste de cette annĂ©e, et nous attachĂšrent de plus en plus Ă la vie rustique, au milieu des bonnes gens dont nous Ă©tions entourĂ©s. Nous vĂmes arriver l'hiver avec grand regret, et nous retournĂÂąmes Ă la ville comme nous serions allĂ©s en exil; moi surtout, qui, doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m'en Ă©loignant. Ayant quittĂ© depuis longtemps mes Ă©coliĂšres, ayant perdu le goĂ»t des amusements et des sociĂ©tĂ©s de la ville, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne, exceptĂ© maman et M. Salomon, devenu depuis peu son mĂ©decin et le mien, honnĂÂȘte homme, homme d'esprit, grand cartĂ©sien, qui parlait assez bien du systĂšme du monde, et dont les entretiens agrĂ©ables et instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n'ai jamais pu supporter ce sot et niais remplissage des conversations ordinaires; mais des conversations utiles et solides m'ont toujours fait grand plaisir, et je ne m'y suis jamais refusĂ©. Je pris beaucoup de goĂ»t Ă celles de M. Salomon il me semblait que j'anticipais avec lui sur ces hautes connaissances que mon ĂÂąme allait acquĂ©rir quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goĂ»t que j'avais pour lui s'Ă©tendit aux sujets qu'il traitait, et je commençai de rechercher les livres qui pouvaient m'aider Ă le mieux entendre. Ceux qui mĂÂȘlaient la dĂ©votion aux sciences m'Ă©taient les plus convenables tels Ă©taient particuliĂšrement ceux de l'Oratoire et de Port-Royal. Je me mis Ă les lire, ou plutĂÂŽt Ă les dĂ©vorer. Il m'en tomba dans les mains un du P. Lamy, intitulĂ© Entretiens sur les sciences. C'Ă©tait une espĂšce d'introduction Ă la connaissance des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent fois; je rĂ©solus d'en faire mon guide. Enfin je me sentis entraĂnĂ© peu Ă peu, malgrĂ© mon Ă©tat, ou plutĂÂŽt par mon Ă©tat, vers l'Ă©tude, avec une force irrĂ©sistible; et tout en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours, j'Ă©tudiais avec autant d'ardeur que si j'avais dĂ» toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal je crois, moi, que cela me fit du bien, et non seulement Ă mon ĂÂąme, mais Ă mon corps; car cette application, pour laquelle je me passionnais, me devint si dĂ©licieuse, que, ne pensant plus Ă mes maux, j'en Ă©tais beaucoup moins affectĂ©. Il est pourtant vrai que rien ne me procurait un soulagement rĂ©el; mais, n'ayant pas de douleurs vives, je m'accoutumais Ă languir, Ă ne pas dormir, Ă penser au lieu d'agir, et enfin Ă regarder le dĂ©pĂ©rissement successif et lent de ma machine comme un progrĂšs inĂ©vitable que la mort seule pouvait arrĂÂȘter. Non seulement cette opinion me dĂ©tacha de tous les vains soins de la vie, mais elle me dĂ©livra de l'importunitĂ© des remĂšdes, auxquels on m'avait jusqu'alors soumis malgrĂ© moi. Salomon, convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m'en Ă©pargna le dĂ©boire, et se contenta d'amuser la douleur de ma pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances indiffĂ©rentes qui leurrent l'espoir du malade et maintiennent le crĂ©dit du mĂ©decin. Je quittai l'Ă©troit rĂ©gime je repris l'usage du vin et tout le train de vie d'un homme en santĂ©, selon la mesure de mes forces, sobre sur toute chose, mais ne m'abstenant de rien. Je sortis mĂÂȘme, et recommençai d'aller voir mes connaissances, surtout M. de ConziĂ©, dont le commerce me plaisait fort. Enfin, soit qu'il me parĂ»t beau d'apprendre jusqu'Ă ma derniĂšre heure, soit qu'un reste d'espoir de vivre se cachĂÂąt au fond de mon coeur, l'attente de la mort, loin de ralentir mon goĂ»t pour l'Ă©tude, semblait l'animer; et je me pressais d'amasser un peu d'acquis pour l'autre monde, comme si j'avais cru n'y avoir que celui que j'aurais emportĂ©. Je pris en affection la boutique d'un libraire appelĂ© Bouchard, oĂÂč se rendaient quelques gens de lettres; et le printemps que j'avais cru ne pas revoir Ă©tant proche, je m'assortis de quelques livres pour les Charmettes, en cas que j'eusse le bonheur d'y retourner. J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le printemps Ă©tait pour moi ressusciter en paradis. A peine les neiges commençaient Ă fondre, que nous quittĂÂąmes notre cachot; et nous fĂ»mes assez tĂÂŽt aux Charmettes pour y avoir les prĂ©mices du rossignol. DĂšs lors je ne crus plus mourir; et rĂ©ellement il est singulier que je n'aie jamais fait de grandes maladies Ă la campagne. J'y ai beaucoup souffert, mais je n'y ai jamais Ă©tĂ© alitĂ©. Souvent j'ai dit, me sentant plus mal qu'Ă l'ordinaire Quand vous me verrez prĂÂȘt Ă mourir, portez-moi Ă l'ombre d'un chĂÂȘne, je vous promets que j'en reviendrai. Quoique faible, je repris mes fonctions champĂÂȘtres, mais d'une maniĂšre proportionnĂ©e Ă mes forces. J'eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardin tout seul; mais quand j'avais donnĂ© six coups de bĂÂȘche, j'Ă©tais hors d'haleine, la sueur me ruisselait, je n'en pouvais plus. Quand j'Ă©tais baissĂ©, mes battements redoublaient, et le sang me montait Ă la tĂÂȘte avec tant de force qu'il fallait bien vite me redresser. Contraint de me borner Ă des soins moins fatigants, je pris entre autres celui du colombier, et je m'y affectionnai si fort que j'y passais souvent plusieurs heures de suite sans m'y ennuyer un moment. Le pigeon est fort timide, et difficile Ă apprivoiser; cependant je vins Ă bout d'inspirer aux miens tant de confiance, qu'ils me suivaient partout et se laissaient prendre quand je voulais. Je ne pouvais paraĂtre au jardin ni dans la cour sans en avoir Ă l'instant deux ou trois sur les bras, sur la tĂÂȘte; et enfin, malgrĂ© tout le plaisir j'y prenais, ce cortĂšge me devint si incommode, que je fus obligĂ© de leur ĂÂŽter cette familiaritĂ©. J'ai toujours pris un singulier plaisir Ă apprivoiser les animaux, surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me paraissait charmant de leur inspirer une confiance que je n'ai jamais trompĂ©e je voulais qu'ils m'aimassent en libertĂ©. J'ai dit que j'avais apportĂ© des livres j'en fis usage, mais d'une maniĂšre moins propre Ă m'instruire qu'Ă m'accabler. La fausse idĂ©e que j'avais des choses me persuadait que, pour lire un livre avec fruit, il fallait avoir toutes les connaissances qu'il supposait, bien Ă©loignĂ© de penser que souvent l'auteur ne les avait pas lui-mĂÂȘme, et qu'il les puisait dans d'autres livres Ă mesure qu'il en avait besoin. Avec cette folle idĂ©e, j'Ă©tais arrĂÂȘtĂ© Ă chaque instant, forcĂ© de courir incessamment d'un livre Ă l'autre; et quelquefois, avant d'ĂÂȘtre Ă la dixiĂšme page de celui que je voulais Ă©tudier, il m'eĂ»t fallu Ă©puiser des bibliothĂšques. Cependant je m'obstinai si bien Ă cette extravagante mĂ©thode, que j'y perdis un temps infini, et faillis Ă me brouiller la tĂÂȘte au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni rien savoir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une fausse route qui m'Ă©garait dans un labyrinthe immense, et j'en sortis avant d'y ĂÂȘtre tout Ă fait perdu. Pour peu qu'on ait un vrai goĂ»t pour les sciences, la premiĂšre chose qu'on sent en s'y livrant c'est leur liaison, qui fait qu'elles s'attirent, s'aident, s'Ă©clairent mutuellement, et que l'une ne peut se passer de l'autre. Quoique l'esprit humain ne puisse suffire Ă toutes, et qu'il en faille toujours prĂ©fĂ©rer une comme la principale, si l'on n'a quelque notion des autres, dans la sienne mĂÂȘme on se trouve souvent dans l'obscuritĂ©. Je sentis que ce que j'avais entrepris Ă©tait bon et utile en lui-mĂÂȘme, qu'il n'y avait que la mĂ©thode Ă changer. Prenant d'abord l'EncyclopĂ©die, j'allais la divisant dans ses branches. Je vis qu'il fallait faire tout le contraire, les prendre chacune sĂ©parĂ©ment, et les poursuivre chacune Ă part jusqu'au point oĂÂč elles se rĂ©unissent. Ainsi, je revins Ă la synthĂšse ordinaire; mais j'y revins en homme qui sait ce qu'il fait. La mĂ©ditation me tenait en cela lieu de connaissances et une rĂ©flexion trĂšs naturelle aidait Ă me bien guider. Soit que je vĂ©cusse ou que je mourusse, je n'avais point de temps Ă perdre. Ne rien savoir Ă prĂšs de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c'est s'engager Ă bien mettre le temps Ă profit. Ne sachant Ă quel point le sort ou la mort pouvaient arrĂÂȘter mon zĂšle, je voulais, Ă tout Ă©vĂ©nement, acquĂ©rir des idĂ©es de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-mĂÂȘme de ce qui mĂ©ritait le mieux d'ĂÂȘtre cultivĂ©. Je trouvai dans l'exĂ©cution de ce plan un autre avantage auquel je n'avais pas pensĂ©, celui de mettre beaucoup de temps Ă profit. Il faut que je ne sois pas nĂ© pour l'Ă©tude, car une longue application me fatigue Ă tel point qu'il m'est impossible de m'occuper une demi-heure de suite avec force du mĂÂȘme sujet, surtout en suivant les idĂ©es d'autrui; car il m'est arrivĂ© quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et mĂÂȘme avec assez de succĂšs. Quand j'ai suivi durant quelques pages un auteur qu'il faut lire avec application, mon esprit l'abandonne et se perd dans les nuages. Si je m'obstine, je m'Ă©puise inutilement, les Ă©blouissements me prennent, je ne vois plus rien; mais que des sujets diffĂ©rents se succĂšdent, mĂÂȘme sans interruption, l'un me dĂ©lasse de l'autre, et, sans avoir besoin de relĂÂąche, je les suis plus aisĂ©ment. Je mis Ă profit cette observation dans mon plan d'Ă©tudes, et je les entremĂÂȘlai tellement que je m'occupais tout le jour, et ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les soins champĂÂȘtres et domestiques faisaient des diversions utiles; mais, dans ma ferveur croissante, je trouvai bientĂÂŽt le moyen d'en mĂ©nager encore le temps pour l'Ă©tude, et de m'occuper Ă la fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins bien. Dans tant de menus dĂ©tails qui me charment et dont j'excĂšde souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrĂ©tion dont il ne se douterait guĂšre, si je n'avais soin de l'en avertir. Ici, par exemple, je me rappelle avec dĂ©lices tous les diffĂ©rents essais que je fis pour distribuer mon temps de façon que j'y trouvasse Ă la fois autant d'agrĂ©ment et d'utilitĂ© qu'il Ă©tait possible; et je puis dire que ce temps, oĂÂč je vivais dans la retraite et toujours malade, fut celui de ma vie oĂÂč je fus le moins oisif et le moins ennuyĂ©. Deux ou trois mois se passĂšrent ainsi Ă tĂÂąter la pente de mon esprit, et Ă jouir, dans la belle saison de l'annĂ©e et dans un lieu qu'elle rendait enchantĂ©, du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de celui d'une sociĂ©tĂ© aussi libre que douce, si l'on peut donner le nom de sociĂ©tĂ© Ă une aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que je me proposais d'acquĂ©rir; car c'Ă©tait pour moi comme si je les avais dĂ©jĂ possĂ©dĂ©es, ou plutĂÂŽt c'Ă©tait mieux encore, puisque le plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur. Il faut passer sur ces essais, qui tous Ă©taient pour moi des jouissances, mais trop simples pour pouvoir ĂÂȘtre expliquĂ©es. Encore un coup, le vrai bonheur ne se dĂ©crit pas, il se sent, et se sent d'autant mieux qu'il peut le moins se dĂ©crire, parce qu'il ne rĂ©sulte pas d'un recueil de faits, mais qu'il est un Ă©tat permanent. Je me rĂ©pĂšte souvent; mais je me rĂ©pĂ©terais bien davantage, si je disais la mĂÂȘme chose autant de fois qu'elle me vient dans l'esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changĂ© eut pris un cours uniforme, voici Ă peu prĂšs quelle en fut la distribution. Je me levais tous les matins avant le soleil; je montais par un verger voisin dans un trĂšs joli chemin qui Ă©tait au-dessus de la vigne et suivait la cĂÂŽte jusqu'Ă ChambĂ©ri. LĂ , tout en me promenant, je faisais ma priĂšre qui ne consistait pas en un vain balbutiement de lĂšvres, mais dans une sincĂšre Ă©lĂ©vation de coeur Ă l'auteur de cette aimable nature dont les beautĂ©s Ă©taient sous mes yeux. Je n'ai jamais aimĂ© Ă prier dans la chambre; il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre Dieu et moi. J'aime Ă le contempler dans ses oeuvres, tandis que mon coeur s'Ă©lĂšve Ă lui. Mes priĂšres Ă©taient pures, je puis le dire, et dignes par lĂ d'ĂÂȘtre exaucĂ©es. Je ne demandais pour moi, et pour celle dont mes voeux ne me sĂ©paraient jamais, qu'une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de la douleur, des pĂ©nibles besoins, la mort des justes, et leur sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait plus en admiration et en contemplation qu'en demandes; et je savais qu'auprĂšs du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont nĂ©cessaires est moins de les demander que de les mĂ©riter. Je revenais en me promenant par un assez grand tour, occupĂ© Ă considĂ©rer avec intĂ©rĂÂȘt et voluptĂ© les objets champĂÂȘtres dont j'Ă©tais environnĂ©, les seuls dont l'oeil et le coeur ne se lassent jamais. Je regardais de loin s'il Ă©tait jour chez maman quand je voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j'accourais; s'il Ă©tait fermĂ©, j'entrais au jardin en attendant qu'elle fĂ»t rĂ©veillĂ©e, m'amusant Ă repasser ce que j'avais appris la veille ou Ă jardiner. Le contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent encore Ă moitiĂ© endormie; et cet embrassement, aussi pur que tendre, tirait de son innocence mĂÂȘme un charme qui n'est jamais joint Ă la voluptĂ© des sens. Nous dĂ©jeunions ordinairement avec du cafĂ© au lait. C'Ă©tait le temps de la journĂ©e oĂÂč nous Ă©tions le plus tranquilles, oĂÂč nous causions le plus Ă notre aise. Ces sĂ©ances, pour l'ordinaire assez longues, m'ont laissĂ© un goĂ»t vif pour les dĂ©jeuners; et je prĂ©fĂšre infiniment l'usage d'Angleterre et de Suisse, oĂÂč le dĂ©jeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde, Ă celui de France, oĂÂč chacun dĂ©jeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne dĂ©jeune point du tout. AprĂšs une heure ou deux de causerie, j'allais Ă mes livres jusqu'au dĂner. Je commençais par quelque livre de philosophie, comme la Logique de Port-Royal, l'Essai de Locke, Malebranche, Leibnitz, Descartes, etc. Je m'aperçus bientĂÂŽt que tous ces auteurs Ă©taient entre eux en contradiction presque perpĂ©tuelle, et je formai le chimĂ©rique projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit perdre bien du temps. Je me brouillais la tĂÂȘte et je n'avançais point. Enfin, renonçant encore Ă cette mĂ©thode, j'en pris une infiniment meilleure, et Ă laquelle j'attribue tout le progrĂšs que je puis avoir fait, malgrĂ© mon dĂ©faut de capacitĂ©; car il est certain que j'en eus toujours fort peu pour l'Ă©tude. En lisant chaque auteur, je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idĂ©es sans y mĂÂȘler les miennes ni celles d'un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis Commençons par me faire un magasin d'idĂ©es, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tĂÂȘte en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette mĂ©thode n'est pas sans inconvĂ©nient, je le sais; mais elle m'a rĂ©ussi dans l'objet de m'instruire. Au bout de quelques annĂ©es passĂ©es Ă ne penser exactement que d'aprĂšs autrui, sans rĂ©flĂ©chir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvĂ© un assez grand fonds d'acquis pour me suffire Ă moi-mĂÂȘme, et penser sans le secours d'autrui. Alors, quand les voyages et les affaires m'ont ĂÂŽtĂ© les moyens de consulter les livres, je me suis amusĂ© Ă repasser et comparer ce que j'avais lu, Ă peser chaque chose Ă la balance de la raison, et Ă juger quelquefois mes maĂtres. Pour avoir commencĂ© tard Ă mettre en exercice ma facultĂ© judiciaire, je n'ai pas trouvĂ© qu'elle eĂ»t perdu sa vigueur; et quand j'ai publiĂ© mes propres idĂ©es, on ne m'a pas accusĂ© d'ĂÂȘtre un disciple servile, et de jurer in verba magistri. Je passais de lĂ Ă la gĂ©omĂ©trie Ă©lĂ©mentaire; car je n'ai jamais Ă©tĂ© plus loin, m'obstinant Ă vouloir vaincre mon peu de mĂ©moire Ă force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la mĂÂȘme marche. Je ne goĂ»tai pas celle d'Euclide, qui cherche plutĂÂŽt la chaĂne des dĂ©monstrations que la liaison des idĂ©es; je prĂ©fĂ©rai la gĂ©omĂ©trie du P. Lamy, qui dĂšs lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages. L'algĂšbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy que je pris pour guide. Quand je fus plus avancĂ©, je pris la Science du calcul du P. Reynaud, puis son Analyse dĂ©montrĂ©e, que je n'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais Ă©tĂ© assez loin pour bien sentir l'application de l'algĂšbre Ă la gĂ©omĂ©trie. Je n'aimais point cette maniĂšre d'opĂ©rer sans voir ce qu'on fait; et il me semblait que rĂ©soudre un problĂšme de gĂ©omĂ©trie par les Ă©quations, c'Ă©tait jouer un air en tournant une manivelle. La premiĂšre fois que je trouvai par le calcul que le carrĂ© d'un binĂÂŽme Ă©tait composĂ© du carrĂ© de chacune de ses parties et du double produit de l'une par l'autre, malgrĂ© la justesse de ma multiplication, je n'en voulus rien croire jusqu'Ă ce que j'eusse fait la figure. Ce n'Ă©tait pas que je n'eusse un grand goĂ»t pour l'algĂšbre en n'y considĂ©rant que la quantitĂ© abstraite; mais appliquĂ©e Ă l'Ă©tendue, je voulais voir l'opĂ©ration sur les lignes, autrement je n'y comprenais plus rien. AprĂšs cela venait le latin. C'Ă©tait mon Ă©tude la plus pĂ©nible, et dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrĂšs. Je me mis d'abord Ă la mĂ©thode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostrogoths me faisaient mal au coeur, et ne pouvaient entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules de rĂšgles, et en apprenant la derniĂšre j'oubliais tout ce qui avait prĂ©cĂ©dĂ©. Une Ă©tude de mots n'est pas ce qu'il faut Ă un homme sans mĂ©moire; et c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment pour forcer ma mĂ©moire Ă prendre de la capacitĂ© que je m'obstinais Ă cette Ă©tude. Il fallut l'abandonner Ă la fin. J'entendais assez la construction pour pouvoir lire un auteur facile, Ă l'aide d'un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m'en trouvai bien. Je m'appliquai Ă la traduction, non par Ă©crit, mais mentale, et je m'en tins lĂ . A force de temps et d'exercice, je suis parvenu Ă lire assez couramment les auteurs latins mais jamais Ă pouvoir ni parler ni Ă©crire dans cette langue ce qui m'a souvent mis dans l'embarras quand je me suis trouvĂ©, je ne sais comment, enrĂÂŽlĂ© parmi les gens de lettres. Un autre inconvĂ©nient, consĂ©quent Ă cette maniĂšre d'apprendre, est que jamais je n'ai su la prosodie, encore moins les rĂšgles de la versification. DĂ©sirant pourtant de sentir l'harmonie de la langue en vers et en prose, j'ai fait bien des efforts pour y parvenir; mais je suis convaincu que sans maĂtre cela est presque impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les vers, qui est l'hexamĂštre, j'eus la patience de scander presque tout Virgile, et d'y marquer les pieds et la quantitĂ©; puis quand j'Ă©tais en doute si une syllabe Ă©tait longue ou brĂšve, c'Ă©tait mon Virgile que j'allais consulter. On sent que cela me faisait faire bien des fautes, Ă cause des altĂ©rations permises par les rĂšgles de la versification. Mais s'il y a de l'avantage Ă Ă©tudier seul, il y a aussi de grands inconvĂ©nients, et surtout une peine incroyable. Je sais cela mieux que qui que ce soit. Avant midi je quittais mes livres, et si le dĂner n'Ă©tait pas prĂÂȘt, j'allais faire visite Ă mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en attendant l'heure. Quand je m'entendais appeler, j'accourais fort content et muni d'un grand appĂ©tit; car c'est encore une chose Ă noter que, quelque malade que je puisse ĂÂȘtre, l'appĂ©tit ne me manque jamais. Nous dĂnions trĂšs agrĂ©ablement, en causant de nos affaires, en attendant que maman pĂ»t manger. Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau, nous allions derriĂšre la maison prendre le cafĂ© dans un cabinet frais et touffu, que j'avais garni de houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur. Nous passions lĂ une petite heure Ă visiter nos lĂ©gumes, nos fleurs, Ă des entretiens relatifs Ă notre maniĂšre de vivre, et qui nous en faisaient mieux goĂ»ter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du jardin c'Ă©taient des abeilles. Je ne manquais guĂšre, et souvent maman avec moi, d'aller leur rendre visite; je m'intĂ©ressais beaucoup Ă leur ouvrage; je m'amusais infiniment Ă les voir revenir de la picorĂ©e, leurs petites cuisses quelquefois si chargĂ©es qu'elles avaient peine Ă marcher. Les premiers jours, la curiositĂ© me rendit indiscret, et elles me piquĂšrent deux ou trois fois; mais ensuite nous fĂmes si bien connaissance, que, quelque prĂšs que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque pleines que fussent les ruches, prĂÂȘtes Ă jeter leur essaim, j'en Ă©tais quelquefois entourĂ©, j'en avais sur les mains, sur le visage, sans qu'aucune me piquĂÂąt jamais. Tous les animaux se dĂ©fient de l'homme, et n'ont pas tort; mais sont-ils sĂ»rs une fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande qu'il faut ĂÂȘtre plus que barbare pour en abuser. Je retournais Ă mes livres; mais mes occupations de l'aprĂšs-midi devaient moins porter le nom de travail et d'Ă©tude que de rĂ©crĂ©ation et d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter l'application du cabinet aprĂšs mon dĂner, et en gĂ©nĂ©ral toute peine me coĂ»te durant la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant, mais sans gĂÂȘne et presque sans rĂšgle, Ă lire sans Ă©tudier. La chose que je suivais le plus exactement Ă©tait l'histoire et la gĂ©ographie; et comme cela ne demandait point de contention d'esprit, j'y fis autant de progrĂšs que le permettait mon peu de mĂ©moire. Je voulus Ă©tudier le P. PĂ©tau, et je m'enfonçai dans les tĂ©nĂšbres de la chronologie mais je me dĂ©goĂ»tai de la partie critique, qui n'a ni fond ni rive, et je m'affectionnai par prĂ©fĂ©rence Ă l'exacte mesure des temps et Ă la marche des corps cĂ©lestes. J'aurais mĂÂȘme pris du goĂ»t pour l'astronomie, si j'avais eu des instruments; mais il fallut me contenter de quelques Ă©lĂ©ments pris dans les livres, et de quelques observations grossiĂšres faites avec une lunette d'approche, seulement pour connaĂtre la situation gĂ©nĂ©rale du ciel car ma vue courte ne me permet pas de distinguer, Ă yeux nus, assez nettement les astres. Je me rappelle Ă ce sujet une aventure dont le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais achetĂ© un planisphĂšre cĂ©leste pour Ă©tudier les constellations. J'avais attachĂ© ce planisphĂšre sur un chĂÂąssis; et les nuits oĂÂč le ciel Ă©tait serein, j'allais dans le jardin poser mon chĂÂąssis sur quatre piquets de ma hauteur, le planisphĂšre tournĂ© en dessous; et pour l'Ă©clairer sans que le vent soufflĂÂąt ma chandelle, je la mis dans un seau Ă terre entre les quatre piquets puis, regardant alternativement le planisphĂšre avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je m'exerçais Ă connaĂtre les Ă©toiles et Ă discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret Ă©tait en terrasse; on voyait du chemin tout ce qui s'y faisait. Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un grotesque Ă©quipage, occupĂ© Ă mon opĂ©ration. La lueur qui donnait sur mon planisphĂšre, et dont ils ne voyaient pas la cause parce que la lumiĂšre Ă©tait cachĂ©e Ă leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillĂ© de figures, ce cadre, et le jeu de ma lunette, qu'ils voyaient aller et venir, donnaient Ă cet objet un tir de grimoire qui les effraya. Ma parure n'Ă©tait pas propre Ă les rassurer un chapeau clabaud par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l'air ouatĂ© de maman qu'elle m'avait obligĂ© de mettre, offraient Ă leurs yeux l'image d'un vrai sorcier; et comme il Ă©tait prĂšs de minuit, ils ne doutĂšrent point que ce ne fĂ»t le commencement du sabbat. Peu curieux d'en voir davantage, ils se sauvĂšrent trĂšs alarmĂ©s, Ă©veillĂšrent leurs voisins pour leur conter leur vision; et l'histoire courut si bien, que dĂšs le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eĂ»t produit enfin cette rumeur, si l'un des paysans, tĂ©moin de mes conjurations, n'en eĂ»t le mĂÂȘme jour portĂ© sa plainte Ă deux jĂ©suites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il s'agissait, les dĂ©sabusĂšrent par provision. Ils nous contĂšrent l'histoire, je leur en dis la cause, et nous rĂmes beaucoup. Cependant il fut rĂ©solu, crainte de rĂ©cidive, que j'observerais dĂ©sormais sans lumiĂšre, et que j'irais consulter le planisphĂšre dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montagne ma magie de Venise, trouveront, je m'assure, que j'avais de longue main une grande vocation pour ĂÂȘtre sorcier. Tel Ă©tait mon train de vie aux Charmettes quand je n'Ă©tais occupĂ© d'aucuns soins champĂÂȘtres; car ils avaient toujours la prĂ©fĂ©rence, et dans ce qui n'excĂ©dait pas mes forces je travaillais comme un paysan mais il est vrai que mon extrĂÂȘme faiblesse ne me laissait guĂšre alors sur cet article que le mĂ©rite de la bonne volontĂ©. D'ailleurs je voulais faire Ă la fois deux ouvrages, et par cette raison je n'en faisais bien aucun. Je m'Ă©tais mis dans la tĂÂȘte de me donner par force de la mĂ©moire; je m'obstinais Ă vouloir beaucoup apprendre par coeur. Pour cela je portais toujours avec moi quelque livre, qu'avec une peine incroyable j'Ă©tudiais et repassais tout en travaillant. Je ne sais pas comment l'opiniĂÂątretĂ© de ces vains et continuels efforts ne m'a pas enfin rendu stupide. Il faut que j'aie appris et rappris bien vingt fois les Ăâ°glogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot. J'ai perdu ou dĂ©pareillĂ© des multitudes de livres, par l'habitude que j'avais d'en porter partout avec moi, au colombier, au jardin, au verger, Ă la vigne. OccupĂ© d'autre chose, je posais mon livre au pied d'un arbre ou sur la haie; partout j'oubliais de le reprendre et souvent au bout de quinze jours je le retrouvais pourri, ou rongĂ© des fourmis et des limaçons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me rendait comme hĂ©bĂ©tĂ©, tout occupĂ© que j'Ă©tais sans cesse Ă marmotter quelque chose entre mes dents. Les Ă©crits de Port-Royal et de l'Oratoire Ă©tant ceux que je lisais le plus frĂ©quemment, m'avaient rendu demi-jansĂ©niste; et, malgrĂ© toute ma confiance, leur dure thĂ©ologie m'Ă©pouvantait quelquefois. La terreur de l'enfer, que jusque-lĂ j'avais trĂšs peu craint, troublait peu Ă peu ma sĂ©curitĂ©; et si maman ne m'eĂ»t tranquillisĂ© l'ĂÂąme, cette effrayante doctrine m'eĂ»t tout Ă fait bouleversĂ©. Mon confesseur, qui Ă©tait aussi le sien, contribuait pour sa part Ă me maintenir dans une bonne assiette. C'Ă©tait le P. Hemet, jĂ©suite, bon et sage vieillard dont la mĂ©moire me sera toujours en vĂ©nĂ©ration. Quoique jĂ©suite, il avait la simplicitĂ© d'un enfant; et sa morale, moins relĂÂąchĂ©e que douce, Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce qu'il me fallait pour balancer les tristes impressions du jansĂ©nisme. Ce bonhomme et son compagnon, le P. Coppier, venaient souvent nous voir aux Charmettes, quoique le chemin fĂ»t fort rude et assez long pour des gens de leur ĂÂąge. Leurs visites me faisaient grand bien que Dieu veuille le rendre Ă leurs ĂÂąmes! car ils Ă©taient trop vieux alors pour que je les prĂ©sume en vie encore aujourd'hui. J'allais aussi les voir Ă ChambĂ©ri je me familiarisais peu Ă peu avec leur maison; leur bibliothĂšque Ă©tait Ă mon service. Le souvenir de cet heureux temps se lie avec celui des jĂ©suites au point de me faire aimer l'un par l'autre; et, quoique leur doctrine m'ait toujours paru dangereuse, je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les haĂÂŻr sincĂšrement. Je voudrais savoir s'il passe quelquefois dans les coeurs des autres hommes des puĂ©rilitĂ©s pareilles Ă celles qui passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes Ă©tudes et d'une vie innocente autant qu'on la puisse mener, et malgrĂ© tout ce qu'on m'avait pu dire, la peur de l'enfer m'agitait encore souvent. Je me demandais En quel Ă©tat suis-je? si je mourais Ă l'instant, serais-je damnĂ©? Selon mes jansĂ©nistes la chose Ă©tait indubitable; mais selon ma conscience il me paraissait que non. Toujours craintif et flottant dans cette cruelle incertitude, j'avais recours, pour en sortir, aux expĂ©dients les plus risibles, et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un jour, rĂÂȘvant Ă ce triste sujet, je m'exerçais machinalement Ă lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c'est-Ă -dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m'avisai de m'en faire une espĂšce de pronostic pour calmer mon inquiĂ©tude. Je me dis Je m'en vais jeter cette pierre contre l'arbre qui est vis-Ă -vis de moi; si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d'une main tremblante et avec un horrible battement de coeur, mais si heureusement qu'elle va frapper au beau milieu de l'arbre; ce qui vĂ©ritablement n'Ă©tait pas difficile, car j'avais eu soin de le choisir fort gros et fort prĂšs. Depuis lors je n'ai plus doutĂ© de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce fait, si je dois rire ou gĂ©mir sur moi-mĂÂȘme. Vous autres grands hommes, qui riez sĂ»rement, fĂ©licitez-vous; mais n'insultez pas Ă ma misĂšre, car je vous jure que je la sens bien. Au reste, ces troubles, ces larmes, insĂ©parables peut-ĂÂȘtre de la dĂ©votion, n'Ă©taient pas un Ă©tat permanent. CommunĂ©ment j'Ă©tais assez tranquille, et l'impression que l'idĂ©e d'une mort prochaine faisait sur mon ĂÂąme Ă©tait moins de la tristesse qu'une langueur paisible et qui mĂÂȘme avait ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espĂšce d'exhortation que je me faisais Ă moi-mĂÂȘme, et oĂÂč je me fĂ©licitais de mourir Ă l'ĂÂąge oĂÂč l'on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et sans avoir Ă©prouvĂ© de grands maux ni de corps ni d'esprit durant ma vie. Que j'avais bien raison! un pressentiment me faisait craindre de vivre pour souffrir. Il semblait que je prĂ©voyais le sort qui m'attendait sur mes vieux jours. Je n'ai jamais Ă©tĂ© si prĂšs de la sagesse que durant cette heureuse Ă©poque. Sans grands remords sur le passĂ©, dĂ©livrĂ© des soucis de l'avenir, le sentiment qui dominait constamment dans mon ĂÂąme Ă©tait de jouir du prĂ©sent. Les dĂ©vots ont pour l'ordinaire une petite sensualitĂ© trĂšs vive qui leur fait savourer avec dĂ©lices les plaisirs innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi; ou plutĂÂŽt je le sais bien c'est qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mĂÂȘmes ont perdu le goĂ»t. Je l'avais, ce goĂ»t, et je trouvais charmant de le satisfaire en sĂ»retĂ© de conscience. Mon coeur, neuf encore, se livrait Ă tout avec un plaisir d'enfant, ou plutĂÂŽt, si j'ose le dire, avec une voluptĂ© d'ange; car en vĂ©ritĂ© ces tranquilles jouissances ont la sĂ©rĂ©nitĂ© de celles du paradis. Des dĂners faits sur l'herbe Ă Montagnole, des soupers sous le berceau, la rĂ©colte des fruits, les vendanges, les veillĂ©es Ă teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de fĂÂȘtes auxquelles maman prenait le mĂÂȘme plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le coeur s'Ă©panchait plus en libertĂ©. Nous en fĂmes une entre autres qui fait Ă©poque dans ma mĂ©moire, un jour de Saint Louis, dont maman portait le nom. Nous partĂmes ensemble et seuls de bon matin, aprĂšs la messe qu'un carme Ă©tait venu nous dire, au point du jour, dans une chapelle attenante Ă la maison. J'avais proposĂ© d'aller parcourir la cĂÂŽte opposĂ©e Ă celle oĂÂč nous Ă©tions, et que nous n'avions point visitĂ©e encore. Nous avions envoyĂ© nos provisions d'avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoiqu'un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal nous allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent Ă l'ombre, nous reposant de temps en temps et nous oubliant des heures entiĂšres; causant de nous, de notre union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durĂ©e des voeux qui ne furent pas exaucĂ©s. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journĂ©e. Il avait plu depuis peu; point de poussiĂšre, et des ruisseaux bien courants; un petit vent frais agitait les feuilles, l'air Ă©tait pur, l'horizon sans nuage; la sĂ©rĂ©nitĂ© rĂ©gnait au ciel comme dans nos coeurs. Notre dĂner fut fait chez un paysan et partagĂ© avec sa famille, qui nous bĂ©nissait de bon coeur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens! AprĂšs le dĂner nous gagnĂÂąmes l'ombre sous les grands arbres, oĂÂč, tandis que j'amassais des brins de bois sec pour faire notre cafĂ©, maman s'amusait Ă herboriser parmi les broussailles; et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je lui avais ramassĂ©, elle me fit remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m'amusĂšrent beaucoup et qui devaient me donner du goĂ»t pour la botanique mais le moment n'Ă©tait pas venu, j'Ă©tais distrait par trop d'autres Ă©tudes. Une idĂ©e qui vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plantes. La situation d'ĂÂąme oĂÂč je me trouvais, tout ce que nous avions dit et fait ce jour-lĂ , tous les objets qui m'avaient frappĂ©, me rappelĂšrent l'espĂšce de rĂÂȘve que tout Ă©veillĂ© j'avais fait Ă Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j'ai rendu compte en son lieu. Les rapports en Ă©taient si frappants, qu'en y pensant j'en fus Ă©mu jusqu'aux larmes. Dans un transport d'attendrissement j'embrassai cette chĂšre amie Maman, maman, lui dis-je avec passion, ce jour m'a Ă©tĂ© promis depuis longtemps, et je ne vois rien au delĂ . Mon bonheur, grĂÂące Ă vous, est Ă son comble puisse-t-il ne pas dĂ©cliner dĂ©sormais! puisse-t-il durer aussi longtemps que j'en conserverai le goĂ»t! il ne finira qu'avec moi. Ainsi coulĂšrent mes jours heureux, et d'autant plus heureux que, n'apercevant rien qui les dĂ»t troubler, je n'envisageais en effet leur fin qu'avec la mienne. Ce n'Ă©tait pas que la source de mes soucis fĂ»t absolument tarie; mais je lui voyais prendre un autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles, afin qu'elle portĂÂąt son remĂšde avec elle. Maman aimait naturellement la campagne, et ce goĂ»t ne s'attiĂ©dissait pas avec moi. Peu Ă peu elle prit celui des soins champĂÂȘtres; elle aimait Ă faire valoir les terres, et elle avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente de ce qui dĂ©pendait de la maison qu'elle avait prise, elle louait tantĂÂŽt un champ, tantĂÂŽt un prĂ©. Enfin, portant son humeur entreprenante sur des objets d'agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientĂÂŽt une grosse fermiĂšre. Je n'aimais pas trop Ă la voir ainsi s'Ă©tendre, et je m'y opposais tant que je pouvais, bien sĂ»r qu'elle serait toujours trompĂ©e, et que son humeur libĂ©rale et prodigue porterait toujours la dĂ©pense au delĂ du produit. Toutefois, je me consolais en pensant que ce produit du moins ne serait pas nul, et lui aiderait Ă vivre. De toutes les entreprises qu'elle pouvait former, celle-lĂ me paraissait la moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idĂ©e, je dĂ©sirais ardemment de recouvrer autant de force et de santĂ© qu'il m'en fallait pour veiller Ă ses affaires, pour ĂÂȘtre piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier; et naturellement l'exercice que cela me faisait faire, m'arrachant souvent Ă mes livres et me distrayant sur mon Ă©tat, devait le rendre meilleur. L'hiver suivant, Barillot revenant d'Italie m'apporta quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du pĂšre Banchieri, qui me donnĂšrent du goĂ»t pour l'histoire de la musique et pour les recherches thĂ©oriques de ce bel art. Barillot resta quelque temps avec nous; et comme j'Ă©tais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irais le printemps suivant Ă GenĂšve redemander le bien de ma mĂšre, ou du moins la part qui m'en revenait, en attendant qu'on sĂ»t ce que mon frĂšre Ă©tait devenu. Cela s'exĂ©cuta comme il avait Ă©tĂ© rĂ©solu. J'allai Ă GenĂšve; mon pĂšre y vint de son cĂÂŽtĂ©. Depuis longtemps il y revenait sans qu'on lui cherchĂÂąt querelle, quoiqu'il n'eĂ»t jamais purgĂ© son dĂ©cret mais comme on avait de l'estime pour son courage et du respect pour sa probitĂ©, on feignait d'avoir oubliĂ© son affaire; et les magistrats, occupĂ©s du grand projet qui Ă©clata peu aprĂšs, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie, en lui rappelant mal Ă propos leur ancienne partialitĂ©. Je craignais qu'on ne me fĂt des difficultĂ©s sur mon changement de religion; l'on n'en fit aucune. Les lois de GenĂšve sont Ă cet Ă©gard moins dures que celles de Berne, oĂÂč quiconque change de religion perd non seulement son Ă©tat, mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputĂ©, mais se trouva, je ne sais comment, rĂ©duit Ă fort peu de chose. Quoiqu'on fĂ»t Ă peu prĂšs sĂ»r que mon frĂšre Ă©tait mort, on n'en avait point de preuve juridique. Je manquais de titres suffisants pour rĂ©clamer sa part, et je la laissai sans regret pour aider Ă vivre Ă mon pĂšre, qui en a joui tant qu'il a vĂ©cu. SitĂÂŽt que les formalitĂ©s de justice furent faites et que j'eus reçu mon argent, j'en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds de maman. Le coeur me battait de joie durant la route, et le moment oĂÂč je dĂ©posai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui oĂÂč il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicitĂ© des belles ĂÂąmes, qui, faisant ces choses-lĂ sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employĂ© presque tout entier Ă mon usage, et cela avec une Ă©gale simplicitĂ©. L'emploi en eĂ»t exactement Ă©tĂ© le mĂÂȘme s'il lui fĂ»t venu d'autre part. Cependant ma santĂ© ne se rĂ©tablissait point; je dĂ©pĂ©rissais au contraire Ă vue d'oeil; j'Ă©tais pĂÂąle comme un mort et maigre comme un squelette; mes battements d'artĂšres Ă©taient terribles, mes palpitations plus frĂ©quentes; j'Ă©tais continuellement oppressĂ©, et ma faiblesse enfin devint telle que j'avais peine Ă me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans Ă©touffer, je ne pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais soulever le plus lĂ©ger fardeau; j'Ă©tais rĂ©duit Ă l'inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu'il se mĂÂȘlait Ă tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux, c'Ă©tait la mienne les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau, l'inĂ©galitĂ© d'humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-ĂÂȘtre qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilitĂ©. Nous sommes si peu faits pour ĂÂȘtre heureux ici-bas, qu'il faut nĂ©cessairement que l'ĂÂąme ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon Ă©tat de l'un fait presque toujours tort Ă l'autre. Quand j'aurais pu jouir dĂ©licieusement de la vie, ma machine en dĂ©cadence m'en empĂÂȘchait, sans qu'on pĂ»t dire oĂÂč la cause du mal avait son vrai siĂšge. Dans la suite, malgrĂ© le dĂ©clin des ans, et des maux trĂšs rĂ©els et trĂšs graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs; et maintenant que j'Ă©cris ceci, infirme et presque sexagĂ©naire, accablĂ© de douleurs de toute espĂšce, je me sens, pour souffrir, plus de vigueur et de vie que je n'en eus pour jouir Ă la fleur de mon ĂÂąge et dans le sein du plus vrai bonheur. Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m'Ă©tais mis Ă Ă©tudier l'anatomie; et, passant en revue la multitude et le jeu des piĂšces qui composaient ma machine, je m'attendais Ă sentir dĂ©traquer tout cela vingt fois le jour loin d'ĂÂȘtre Ă©tonnĂ© de me trouver mourant, je l'Ă©tais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d'une maladie que je ne crusse ĂÂȘtre la mienne. Je suis sĂ»r que si je n'avais pas Ă©tĂ© malade je le serais devenu par cette fatale Ă©tude. Trouvant dans chaque maladie des symptĂÂŽmes de la mienne, je croyais les avoir toutes; et j'en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m'Ă©tais cru dĂ©livrĂ©, la fantaisie de guĂ©rir c'en est une difficile Ă Ă©viter quand on se met Ă lire des livres de mĂ©decine. A force de chercher, de rĂ©flĂ©chir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon mal Ă©tait un polype au coeur; et Salomon lui-mĂÂȘme parut frappĂ© de cette idĂ©e. Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me confirmer dans ma rĂ©solution prĂ©cĂ©dente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on pouvait guĂ©rir d'un polype au coeur, rĂ©solu d'entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu'Anet avait fait Ă Montpellier pour aller voir le jardin des plantes et le dĂ©monstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guĂ©ri un pareil polype. Maman s'en souvint et m'en parla. Il n'en fallut pas davantage pour m'inspirer le dĂ©sir d'aller consulter M. Fizes. L'espoir de guĂ©rir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce voyage. L'argent venu de GenĂšve en fournit le moyen. Maman, loin de m'en dĂ©tourner, m'y exhorte; et me voilĂ parti pour Montpellier. Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le mĂ©decin qu'il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j'avais pris une chaise Ă Grenoble. A Moirans, cinq ou six autres chaises arrivĂšrent Ă la file aprĂšs la mienne. Pour le coup c'Ă©tait vraiment l'aventure des brancards. La plupart de ces chaises Ă©taient le cortĂšge d'une nouvelle mariĂ©e appelĂ©e madame du Colombier. Avec elle Ă©tait une autre femme appelĂ©e madame de Larnage, moins jeune et moins belle que madame du Colombier, mais non moins aimable, et qui de Romans, oĂÂč s'arrĂÂȘtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu'au bourg Saint-Andiol, prĂšs le Pont-Saint-Esprit. Avec la timiditĂ© qu'on me connaĂt, on s'attend que la connaissance ne fut pas sitĂÂŽt faite avec des femmes brillantes et la suite qui les entourait mais enfin, suivant la mĂÂȘme route, logeant dans les mĂÂȘmes auberges, et, sous peine de passer pour un loup-garou, forcĂ© de me prĂ©senter Ă la mĂÂȘme table, il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se fit donc, et mĂÂȘme plus tĂÂŽt que je n'aurais voulu; car tout ce fracas ne convenait guĂšre Ă un malade, et surtout Ă un malade de mon humeur. Mais la curiositĂ© rend ces coquines de femmes si insinuantes, que pour parvenir Ă connaĂtre un homme, elles commencent par lui faire tourner la tĂÂȘte. Ainsi arriva de moi. Madame du Colombier, trop entourĂ©e de ses jeunes roquets, n'avait guĂšre le temps de m'agacer, et d'ailleurs ce n'en Ă©tait pas la peine, puisque nous allions nous quitter; mais madame de Larnage, moins obsĂ©dĂ©e, avait des provisions Ă faire pour sa route voilĂ madame de Larnage qui m'entreprend; et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutĂÂŽt adieu la fiĂšvre, les vapeurs, le polype; tout part auprĂšs d'elle, hors certaines palpitations qui me restĂšrent et dont elle ne voulait pas me guĂ©rir. Le mauvais Ă©tat de ma santĂ© fut le premier texte de notre connaissance. On voyait que j'Ă©tais malade, on savait que j'allais Ă Montpellier; et il faut que mon air et mes maniĂšres n'annonçassent pas un dĂ©bauchĂ©, car il fut clair dans la suite qu'on ne m'avait pas soupçonnĂ© d'aller y faire un tour de casserole. Quoique l'Ă©tat de maladie ne soit pas pour un homme une grande recommandation prĂšs des dames, il me rendit toutefois intĂ©ressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles, et m'inviter Ă prendre le chocolat avec elles; elles s'informaient comment j'avais passĂ© la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je rĂ©pondis que je ne savais pas. Cette rĂ©ponse leur fit croire que j'Ă©tais fou elles m'examinĂšrent davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois madame du Colombier dire Ă son amie Il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura beaucoup et fit que je le devins en effet. En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'oĂÂč l'on venait, qui l'on Ă©tait. Cela m'embarrassait; car je sentais trĂšs bien que parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti m'allait tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglais; je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel; je m'appelai Dudding, et l'on m'appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui Ă©tait lĂ , malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d'assez mauvaise humeur, s'avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi Jacques, du prĂ©tendant, de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'Ă©tais sur les Ă©pines je ne savais de tout cela que le peu que j'en avais lu dans le comte Hamilton et dans les gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage, que je me tirai d'affaire heureux qu'on ne se fĂ»t pas avisĂ© de me questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul mot. Toute la compagnie se convenait, et voyait Ă regret le moment de se quitter. Nous faisions des journĂ©es de limaçon. Nous nous trouvĂÂąmes un dimanche Ă Saint-Marcellin. Madame de Larnage voulut aller Ă la messe, j'y fus avec elle cela faillit Ă gĂÂąter mes affaires. Je me comportai comme j'ai toujours fait. Sur ma contenance modeste et recueillie elle me crut dĂ©vot, et prit de moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l'avoua deux jours aprĂšs. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer cette mauvaise impression; ou plutĂÂŽt madame de Larnage, en femme d'expĂ©rience et qui ne se rebutait pas aisĂ©ment, voulut bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m'en tirerais. Elle m'en fit beaucoup, et de telles que, bien Ă©loignĂ© de prĂ©sumer de ma figure, je crus qu'elle se moquait de moi. Sur cette folie il n'y eut sorte de bĂÂȘtise que je ne fisse; c'Ă©tait pis que le marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me fit tant d'agaceries et me dit des choses si tendres, qu'un homme beaucoup moins sot eĂ»t eu bien de la peine Ă prendre tout cela sĂ©rieusement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans mon idĂ©e; et ce qui me tourmentait davantage Ă©tait qu'Ă bon compte je me prenais d'amour tout de bon. Je me disais, et je lui disais en soupirant Ah! que tout cela n'est-il vrai! je serais le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicitĂ© de novice ne fit qu'irriter sa fantaisie; elle n'en voulut pas avoir le dĂ©menti. Nous avions laissĂ© Ă Romans madame du Colombier et sa suite. Nous continuions notre route le plus lentement et le plus agrĂ©ablement du monde, madame de Larnage, le marquis de Torignan, et moi. Le marquis, quoique malade et grondeur, Ă©tait un assez bon homme, mais qui n'aimait pas trop Ă manger son pain Ă la fumĂ©e du rĂÂŽti. Madame de Larnage cachait si peu le goĂ»t qu'elle avait pour moi, qu'il s'en aperçut plus tĂÂŽt que moi-mĂÂȘme; et ses sarcasmes malins auraient dĂ» me donner au moins la confiance que je n'osais prendre aux bontĂ©s de la dame, si, par un travers d'esprit dont moi seul Ă©tais capable, je ne m'Ă©tais imaginĂ© qu'ils s'entendaient pour me persifler. Cette sotte idĂ©e acheva de me renverser la tĂÂȘte et me fit faire le plus plat personnage dans une situation oĂÂč mon coeur, Ă©tant rĂ©ellement pris, m'en pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment madame de Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me congĂ©dia pas avec le dernier mĂ©pris. Mais c'Ă©tait une femme d'esprit qui savait discerner son monde, et qui voyait bien qu'il y avait plus de bĂÂȘtise que de tiĂ©deur dans mes procĂ©dĂ©s. Elle parvint enfin Ă se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. A Valence, nous Ă©tions arrivĂ©s pour dĂner, et, selon notre louable coutume, nous y passĂÂąmes le reste du jour. Nous Ă©tions logĂ©s hors de la ville Ă Saint-Jacques; je me souviendrai toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que madame de Larnage y occupait. AprĂšs le dĂner elle voulut se promener elle savait que le marquis n'Ă©tait pas allant; c'Ă©tait le moyen de se mĂ©nager un tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte dont elle avait bien rĂ©solu de tirer parti, car il n'y avait plus de temps Ă perdre pour en avoir Ă mettre Ă profit. Nous nous promenions autour de la ville le long des fossĂ©s. LĂ je repris la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle rĂ©pondait d'un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son coeur le bras qu'elle tenait, qu'il fallait une stupiditĂ© pareille Ă la mienne pour m'empĂÂȘcher de vĂ©rifier si elle parlait sĂ©rieusement. Ce qu'il y avait d'impayable Ă©tait que j'Ă©tais moi-mĂÂȘme excessivement Ă©mu. J'ai dit qu'elle Ă©tait aimable l'amour la rendait charmante; il lui rendait tout l'Ă©clat de la premiĂšre jeunesse, et elle mĂ©nageait ses agaceries avec tant d'art, qu'elle aurait sĂ©duit un homme Ă l'Ă©preuve. J'Ă©tais donc fort mal Ă mon aise, et toujours sur le point de m'Ă©manciper; mais la crainte d'offenser ou de dĂ©plaire, la frayeur plus grande encore d'ĂÂȘtre huĂ©, sifflĂ©, bernĂ©, de fournir une histoire Ă table et d'ĂÂȘtre complimentĂ© sur mes entreprises par l'impitoyable marquis, me retinrent au point d'ĂÂȘtre indignĂ© moi-mĂÂȘme de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J'Ă©tais au supplice j'avais dĂ©jĂ quittĂ© mes propos de CĂ©ladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais; j'avais l'air boudeur, enfin je faisais tout ce qu'il fallait pour m'attirer le traitement que j'avais redoutĂ©. Heureusement madame de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et dans l'instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus Ă propos. Je devins aimable. Il en Ă©tait temps. Elle m'avait donnĂ© cette confiance dont le dĂ©faut m'a presque toujours empĂÂȘchĂ© d'ĂÂȘtre moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon coeur et ma bouche n'ont si bien parlĂ©; jamais je n'ai si pleinement rĂ©parĂ© mes torts; et si cette petite conquĂÂȘte avait coĂ»tĂ© des soins Ă madame de Larnage, j'eus lieu de croire qu'elle n'y avait pas de regret. Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu'elle ne fĂ»t ni belle ni jeune; mais, n'Ă©tant non plus ni laide ni vieille, elle n'avait rien dans sa figure qui empĂÂȘchĂÂąt son esprit et ses grĂÂąces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu'elle avait de moins frais Ă©tait le visage, et je crois que le rouge le lui avait gĂÂątĂ©. Elle avait ses raisons pour ĂÂȘtre facile, c'Ă©tait le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans l'aimer, mais non pas la possĂ©der sans l'adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu'elle n'Ă©tait pas toujours aussi prodigue de ses bontĂ©s qu'elle le fut avec moi. Elle s'Ă©tait prise d'un goĂ»t trop prompt et trop vif pour ĂÂȘtre excusable, mais oĂÂč le coeur entrait du moins autant que les sens; et durant le temps court et dĂ©licieux que je passai auprĂšs d'elle, j'eus lieu de croire, aux mĂ©nagements forcĂ©s qu'elle m'imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle aimait encore mieux ma santĂ© que ses plaisirs. Notre intelligence n'Ă©chappa pas au marquis. Il n'en tirait pas moins sur moi au contraire, il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne lui Ă©chappa jamais un mot, un regard, un sourire qui pĂ»t me faire soupçonner qu'il nous eĂ»t devinĂ©s; et je l'aurais cru notre dupe, si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m'eĂ»t dit qu'il ne l'Ă©tait pas, mais qu'il Ă©tait galant homme; et en effet, on ne saurait avoir des attentions plus honnĂÂȘtes, ni se comporter plus poliment qu'il fit toujours, mĂÂȘme envers moi, sauf ses plaisanteries, surtout depuis mon succĂšs. Il m'en attribuait l'honneur peut-ĂÂȘtre, et me supposait moins sot que je ne l'avais paru. Il se trompait, comme on a vu mais n'importe, je profitais de son erreur; et il est vrai qu'alors les rieurs Ă©tant pour moi, je prĂÂȘtais le flanc de bon coeur et d'assez bonne grĂÂące Ă ses Ă©pigrammes, et j'y ripostais quelquefois, mĂÂȘme assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprĂšs de madame de Larnage de l'esprit qu'elle m'avait donnĂ©. Je n'Ă©tais plus le mĂÂȘme homme. Nous Ă©tions dans un pays et dans une saison de bonne chĂšre; nous la faisions partout excellente, grĂÂące aux bons soins du marquis. Je me serais pourtant passĂ© qu'il les Ă©tendĂt jusqu'Ă nos chambres; mais il envoyait devant son laquais pour les retenir; et le coquin, soit de son chef, soit par l'ordre de son maĂtre, le logeait toujours Ă cĂÂŽtĂ© de madame de Larnage, et me fourrait Ă l'autre bout de la maison. Mais cela ne m'embarrassait guĂšre, et nos rendez-vous n'en Ă©taient que plus piquants. Cette vie dĂ©licieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je m'enivrai des plus douces voluptĂ©s. Je les goĂ»tai pures, vives, sans aucun mĂ©lange de peines ce sont les premiĂšres et les seules que j'aie ainsi goĂ»tĂ©es; et je puis dire que je dois Ă madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir. Si ce que je sentais pour elle n'Ă©tait pas prĂ©cisĂ©ment de l'amour, c'Ă©tait du moins un retour si tendre pour celui qu'elle me tĂ©moignait, c'Ă©tait une sensualitĂ© si brĂ»lante dans le plaisir, et une intimitĂ© si douce dans les entretiens, qu'elle avait tout le charme de la passion sans en avoir le dĂ©lire, qui tourne la tĂÂȘte et fait qu'on ne sait pas jouir. Je n'ai jamais senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas auprĂšs d'elle. Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais aimĂ© et comme j'aimais madame de Warens; mais c'Ă©tait pour cela mĂÂȘme que je la possĂ©dais cent fois mieux. PrĂšs de maman mon plaisir Ă©tait toujours troublĂ© par un sentiment de tristesse, par un secret serrement de coeur que je ne surmontais pas sans peine; au lieu de me fĂ©liciter de la possĂ©der, je me reprochais de l'avilir. PrĂšs de madame de Larnage, au contraire, fier d'ĂÂȘtre homme et d'ĂÂȘtre heureux, je me livrais Ă mes sens avec joie, avec confiance; je partageais l'impression que je faisais sur les siens; j'Ă©tais assez Ă moi pour contempler avec autant de vanitĂ© que de voluptĂ© mon triomphe, et pour tirer de lĂ de quoi le redoubler. Je ne me souviens pas de l'endroit oĂÂč nous quitta le marquis, qui Ă©tait du pays; mais nous nous trouvĂÂąmes seuls avant d'arriver Ă MontĂ©limar, et dĂšs lors madame de Larnage Ă©tablit sa femme de chambre dans ma chaise, et je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette maniĂšre, et j'aurais eu bien de la peine Ă dire comment le pays que nous parcourions Ă©tait fait. A MontĂ©limar, elle eut des affaires qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu'un quart d'heure pour une visite qui lui attira des importunitĂ©s dĂ©solantes et des invitations qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle prĂ©texta des incommoditĂ©s, qui ne nous empĂÂȘchĂšrent pourtant pas d'aller nous promener tous les jours tĂÂȘte Ă tĂÂȘte dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde. Oh! ces trois jours! j'ai dĂ» les regretter quelquefois; il n'en est plus revenu de semblables. Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous sĂ©parer, et j'avoue qu'il en Ă©tait temps, non que je fusse rassasiĂ© ni prĂÂȘt Ă l'ĂÂȘtre, je m'attachais chaque jour davantage; mais, malgrĂ© toute la discrĂ©tion de la dame, il ne me restait guĂšre que la bonne volontĂ©. Nous donnĂÂąmes le change Ă nos regrets par des projets pour notre rĂ©union. Il fut dĂ©cidĂ© que, puisque ce rĂ©gime me faisait du bien, j'en userais, et que j'irais passer l'hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de Larnage. Je devais seulement rester Ă Montpellier cinq ou six semaines, pour lui laisser le temps de prĂ©parer les choses de maniĂšre Ă prĂ©venir les caquets. Elle me donna d'amples instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais dire, sur la maniĂšre dont je devais me comporter. En attendant, nous devions nous Ă©crire. Elle me parla beaucoup et sĂ©rieusement du soin de ma santĂ©; m'exhorta de consulter d'habiles gens, d'ĂÂȘtre trĂšs attentif Ă tout ce qu'ils me prescriraient, et se chargea, quelque sĂ©vĂšre que pĂ»t ĂÂȘtre leur ordonnance, de me la faire exĂ©cuter tandis que je serais auprĂšs d'elle. Je crois qu'elle parlait sincĂšrement, car elle m'aimait elle m'en donna mille preuves plus sĂ»res que des faveurs. Elle jugea par mon Ă©quipage que je ne nageais pas dans l'opulence; quoiqu'elle ne fĂ»t pas riche elle-mĂÂȘme, elle voulut Ă notre sĂ©paration me forcer de partager sa bourse, qu'elle apportait de Grenoble assez bien garnie, et j'eus beaucoup de peine Ă m'en dĂ©fendre. Enfin, je la quittai le coeur tout plein d'elle, en lui laissant, ce me semble, un vĂ©ritable attachement pour moi. J'achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs, et pour le coup trĂšs content d'ĂÂȘtre dans une bonne chaise pour y rĂÂȘver plus Ă mon aise aux plaisirs que j'avais goĂ»tĂ©s et Ă ceux qui m'Ă©taient promis. Je ne pensais qu'au bourg Saint-Andiol et Ă la charmante vie qui m'y attendait; je ne voyais que madame de Larnage et ses entours tout le reste de l'univers n'Ă©tait rien pour moi, maman mĂÂȘme Ă©tait oubliĂ©e. Je m'occupais Ă combiner dans ma tĂÂȘte tous les dĂ©tails dans lesquels madame de Larnage Ă©tait entrĂ©e, pour me faire d'avance une idĂ©e de sa demeure, de son voisinage, de ses sociĂ©tĂ©s, de toute sa maniĂšre de vivre. Elle avait une fille dont elle m'avait parlĂ© trĂšs souvent en mĂšre idolĂÂątre. Cette fille avait quinze ans passĂ©s; elle Ă©tait vive, charmante et d'un caractĂšre aimable. On m'avait promis que j'en serais caressĂ© je n'avais pas oubliĂ© cette promesse, et j'Ă©tais fort curieux d'imaginer comment mademoiselle de Larnage traiterait le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes rĂÂȘveries depuis le Pont-Saint-Esprit jusqu'Ă Remoulin. On m'avait dit d'aller voir le pont du Gard; je n'y manquai pas. AprĂšs un dĂ©jeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai voir le pont du Gard. C'Ă©tait le premier ouvrage des Romains que j'eusse vu. Je m'attendais Ă voir un monument digne des mains qui l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains de produire cet effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un dĂ©sert oĂÂč le silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et l'admiration plus vive, car ce prĂ©tendu pont n'Ă©tait qu'un aqueduc. On se demande quelle force a transportĂ© ces pierres Ă©normes si loin de toute carriĂšre, et a rĂ©uni les bras de tant de milliers d'hommes dans un lieu oĂÂč il n'en habite aucun. Je parcourus les trois Ă©tages de ce superbe Ă©difice, que le respect m'empĂÂȘchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voĂ»tes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bĂÂąties. Je me perdais comme un insecte dans cette immensitĂ©. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'Ă©levait l'ĂÂąme; et je me disais en soupirant Que ne suis-je nĂ© Romain! Je restai lĂ plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m'en revins distrait et rĂÂȘveur, et cette rĂÂȘverie ne fut pas favorable Ă madame de Larnage. Elle avait bien songĂ© Ă me prĂ©munir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard. On ne s'avise jamais de tout. A NĂmes, j'allai voir les ArĂšnes c'est un ouvrage beaucoup plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins d'impression, soit que mon admiration se fĂ»t Ă©puisĂ©e sur le premier objet, soit que la situation de l'autre au milieu d'une ville fĂ»t moins propre Ă l'exciter. Ce vaste et superbe cirque est entourĂ© de vilaines petites maisons, et d'autres maisons plus petites et plus vilaines encore en remplissent l'arĂšne; de sorte que le tout ne produit qu'un effet disparate et confus, oĂÂč le regret et l'indignation Ă©touffent le plaisir et la surprise. J'ai vu depuis le cirque de VĂ©rone, infiniment plus petit et moins beau que celui de NĂmes, mais entretenu et conservĂ© avec toute la dĂ©cence et la propretĂ© possibles, et qui par cela mĂÂȘme me fit une impression plus forte et plus agrĂ©able. Les Français n'ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir. J'Ă©tais changĂ© Ă tel point, et ma sensualitĂ© mise en exercice s'Ă©tait si bien Ă©veillĂ©e, que je m'arrĂÂȘtai un jour au pont de Lunel pour y faire bonne chĂšre avec de la compagnie qui s'y trouva. Ce cabaret, le plus estimĂ© de l'Europe, mĂ©ritait alors de l'ĂÂȘtre. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionnĂ© et avec choix. C'Ă©tait rĂ©ellement une chose curieuse de trouver, dans une maison seule et isolĂ©e au milieu de la campagne, une table fournie en poisson de mer et d'eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins qu'on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne resta pas longtemps sur ce pied, et Ă force d'user sa rĂ©putation, il la perdit enfin tout Ă fait. J'avais oubliĂ©, durant ma route, que j'Ă©tais malade; je m'en souvins en arrivant Ă Montpellier. Mes vapeurs Ă©taient bien guĂ©ries, mais tous mes autres maux me restaient; et, quoique l'habitude m'y rendĂt moins sensible, c'en Ă©tait assez pour se croire mort Ă qui s'en trouverait attaquĂ© tout d'un coup. En effet, ils Ă©taient moins douloureux qu'effrayants, et faisaient plus souffrir l'esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne songeais plus Ă mon Ă©tat; mais comme il n'Ă©tait pas imaginaire, je le sentais sitĂÂŽt que j'Ă©tais de sang-froid. Je songeai donc sĂ©rieusement aux conseils de madame de Larnage et au but de mon voyage. J'allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes, et pour surabondance de prĂ©caution, je me mis en pension chez un mĂ©decin. C'Ă©tait un Irlandais appelĂ© Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d'Ă©tudiants en mĂ©decine; et il y avait cela de commode pour un malade Ă s'y mettre, que M. Fitz-Moris se contentait d'une pension honnĂÂȘte pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires pour ses soins comme mĂ©decin. Il se chargea de l'exĂ©cution des ordonnances de M. Fizes et de veiller sur ma santĂ©. Il s'acquitta fort bien de cet emploi quant au rĂ©gime; on ne gagnait pas d'indigestions Ă cette pension-lĂ ; et, quoique je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espĂšce, les objets de comparaison Ă©taient si proches, que je ne pouvais m'empĂÂȘcher de trouver quelquefois en moi-mĂÂȘme que M. de Torignan Ă©tait un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme on ne mourait pas de faim non plus, et que toute cette jeunesse Ă©tait fort gaie, cette maniĂšre de vivre me fit du bien rĂ©ellement, et m'empĂÂȘcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinĂ©e Ă prendre des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, et Ă Ă©crire Ă madame de Larnage; car la correspondance allait son train, et Rousseau se chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. A midi j'allais faire un tour Ă la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes commensaux, qui tous Ă©taient de trĂšs bons enfants on se rassemblait, on allait dĂner. AprĂšs dĂner une importante affaire occupait la plupart d'entre nous jusqu'au soir, c'Ă©tait d'aller hors de la ville jouer le goĂ»ter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais pas, je n'en avais ni la force ni l'adresse, mais je pariais et suivant, avec l'intĂ©rĂÂȘt du pari, nos joueurs et leurs boules Ă travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un exercice agrĂ©able et salutaire qui me convenait tout Ă fait. On goĂ»tait dans un cabaret hors de la ville. Je n'ai pas besoin de dire que ces goĂ»ters Ă©taient gais; mais j'ajouterai qu'ils Ă©taient assez dĂ©cents, quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, Ă©tait notre prĂ©sident; et je puis dire, malgrĂ© la mauvaise rĂ©putation des Ă©tudiants, que je trouvai plus de moeurs et d'honnĂÂȘtetĂ© parmi toute cette jeunesse qu'il ne serait aisĂ© d'en trouver dans le mĂÂȘme nombre d'hommes faits. Ils Ă©taient plus bruyants que crapuleux, plus gais que libertins; et je me monte si aisĂ©ment Ă un train de vie quand il est volontaire, que je n'aurais pas mieux demandĂ© que de voir durer celui-lĂ toujours. Il y avait parmi ces Ă©tudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tĂÂąchais d'apprendre quelques mots d'anglais par prĂ©caution pour le bourg Saint-Andiol; car le temps approchait de m'y rendre. Madame de Larnage m'en pressait chaque ordinaire, et je me prĂ©parais Ă lui obĂ©ir. Il Ă©tait clair que mes mĂ©decins, qui n'avaient rien compris Ă mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux et leur petit-lait. Tout au contraire des thĂ©ologiens, les mĂ©decins et les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien Ă mon mal; donc je n'Ă©tais pas malade car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout? Je vis qu'ils ne cherchaient qu'Ă m'amuser et me faire manger mon argent; et jugeant que leur substitut du bourg Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu'eux, mais plus agrĂ©ablement, je rĂ©solus de lui donner la prĂ©fĂ©rence, et je quittai Montpellier dans cette sage intention. Je partis vers la fin de novembre, aprĂšs six semaines ou deux mois de sĂ©jour dans cette ville, oĂÂč je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santĂ© ni pour mon instruction, si ce n'est un cours d'anatomie commencĂ© sous M. Fitz-Moris, et que je fus obligĂ© d'abandonner par l'horrible puanteur des cadavres qu'on dissĂ©quait, et qu'il me fut impossible de supporter. Mal Ă mon aise au dedans de moi sur la rĂ©solution que j'avais prise, j'y rĂ©flĂ©chissais en m'avançant toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui Ă©tait Ă©galement la route du bourg Saint-Andiol et de ChambĂ©ri. Les souvenirs de maman, et ses lettres, quoique moins frĂ©quentes que celles de madame de Larnage, rĂ©veillaient dans mon coeur des remords que j'avais Ă©touffĂ©s durant ma premiĂšre route. Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l'amour du plaisir, ils me mirent en Ă©tat d'Ă©couter la raison seule. D'abord, dans le rĂÂŽle d'aventurier que j'allais recommencer, je pouvais ĂÂȘtre moins heureux que la premiĂšre fois; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol, qu'une seule personne qui eĂ»t Ă©tĂ© en Angleterre, qui connĂ»t les Anglais, ou qui sĂ»t leur langue, pour me dĂ©masquer. La famille de madame de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre moi, et me traiter peu honnĂÂȘtement. Sa fille, Ă laquelle malgrĂ© moi je pensais plus qu'il n'eĂ»t fallu, m'inquiĂ©tait encore je tremblais d'en devenir amoureux, et cette peur faisait dĂ©jĂ la moitiĂ© de l'ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontĂ©s de la mĂšre, chercher Ă corrompre sa fille, Ă lier le plus dĂ©testable commerce, Ă mettre la dissension, le dĂ©shonneur, le scandale et l'enfer dans sa maison? Cette idĂ©e me fit horreur je pris bien la ferme rĂ©solution de me combattre et de me vaincre, si ce malheureux penchant venait Ă se dĂ©clarer. Mais pourquoi m'exposer Ă ce combat? Quel misĂ©rable Ă©tat de vivre avec la mĂšre dont je serais rassasiĂ©, et de brĂ»ler pour la fille sans oser lui montrer mon coeur! Quelle nĂ©cessitĂ© d'aller chercher cet Ă©tat, et m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j'avais d'avance Ă©puisĂ© le plus grand charme? car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa premiĂšre vivacitĂ©. Le goĂ»t du plaisir y Ă©tait encore, mais la passion n'y Ă©tait plus. A cela se mĂÂȘlaient des rĂ©flexions relatives Ă ma situation, Ă mes devoirs, Ă cette maman si bonne, si gĂ©nĂ©reuse, qui dĂ©jĂ chargĂ©e de dettes l'Ă©tait encore de mes folles dĂ©penses, qui s'Ă©puisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif, qu'il l'emporta Ă la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la rĂ©solution de brĂ»ler l'Ă©tape du bourg Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l'exĂ©cutai courageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue, mais aussi avec cette satisfaction intĂ©rieure, que je goĂ»tais pour la premiĂšre fois de ma vie, de me dire Je mĂ©rite ma propre estime, je sais prĂ©fĂ©rer mon devoir Ă mon plaisir. VoilĂ la premiĂšre obligation vĂ©ritable que j'aie Ă l'Ă©tude c'Ă©tait elle qui m'avait appris Ă rĂ©flĂ©chir, Ă comparer. AprĂšs les principes si purs que j'avais adoptĂ©s il y avait peu de temps, aprĂšs les rĂšgles de sagesse et de vertu que je m'Ă©tais faites et que je m'Ă©tais senti si fier de suivre, la honte d'ĂÂȘtre si peu consĂ©quent Ă moi-mĂÂȘme, de dĂ©mentir si tĂÂŽt et si haut mes propres maximes, l'emporta sur la voluptĂ©. L'orgueil eut peut-ĂÂȘtre autant de part Ă ma rĂ©solution que la vertu; mais si cet orgueil n'est pas la vertu mĂÂȘme, il a des effets si semblables qu'il est pardonnable de s'y tromper. L'un des avantages des bonnes actions est d'Ă©lever l'ĂÂąme, et de la disposer Ă en faire de meilleures car telle est la faiblesse humaine, qu'on doit mettre au nombre des bonnes actions l'abstinence du mal qu'on est tentĂ© de commettre. SitĂÂŽt que j'eus pris ma rĂ©solution je devins un autre homme, ou plutĂÂŽt je redevins ce que j'Ă©tais auparavant, et que ce moment d'ivresse avait fait disparaĂtre. Plein de bons sentiments et de bonnes dispositions, je continuai ma route dans la bonne intention d'expier ma faute, ne pensant qu'Ă rĂ©gler dĂ©sormais ma conduite sur les lois de la vertu, Ă me consacrer sans rĂ©serve au service de la meilleure des mĂšres, Ă lui vouer autant de fidĂ©litĂ© que j'avais d'attachement pour elle, et Ă n'Ă©couter plus d'autre amour que celui de mes devoirs. HĂ©las! la sincĂ©ritĂ© de mon retour au bien semblait me promettre une autre destinĂ©e mais la mienne Ă©tait Ă©crite et dĂ©jĂ commencĂ©e; et quand mon coeur, plein d'amour pour les choses bonnes et honnĂÂȘtes, ne voyait plus qu'innocence et bonheur dans la vie, je touchais au moment funeste qui devait traĂner Ă sa suite la longue chaĂne de mes malheurs. L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que je n'avais comptĂ©. Je lui avais annoncĂ© de Valence le jour et l'heure de mon arrivĂ©e. Ayant gagnĂ© une demi-journĂ©e sur mon calcul, je restai autant de temps Ă Chaparillan, afin d'arriver juste au moment que j'avais marquĂ©. Je voulais goĂ»ter dans tout son charme le plaisir de la revoir. J'aimais mieux le diffĂ©rer un peu, pour y joindre celui d'ĂÂȘtre attendu. Cette prĂ©caution m'avait toujours rĂ©ussi. J'avais vu toujours marquer mon arrivĂ©e par une espĂšce de petite fĂÂȘte je n'en attendais pas moins cette fois; et ces empressements, qui m'Ă©taient si sensibles, valaient bien la peine d'ĂÂȘtre mĂ©nagĂ©s. J'arrivai donc exactement Ă l'heure. De tout loin je regardais si je ne la verrais pas sur le chemin; le coeur me battait de plus en plus Ă mesure que j'approchais. J'arrive essoufflĂ©, car j'avais quittĂ© ma voiture en ville je ne vois personne dans la cour, sur la porte, Ă la fenĂÂȘtre; je commence Ă me troubler, je redoute quelque accident. J'entre; tout est tranquille; des ouvriers goĂ»taient dans la cuisine du reste, aucun apprĂÂȘt. La servante parut surprise de me voir; elle ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chĂšre maman, si tendrement, si vivement, si purement aimĂ©e; j'accours, je m'Ă©lance Ă ses pieds. Ah! te voilĂ ! petit, me dit-elle en m'embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te portes-tu? Cet accueil m'interdit un peu. Je lui demandai si elle n'avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. J'aurais cru que non, lui dis-je; et l'Ă©claircissement finit lĂ . Un jeune homme Ă©tait avec elle. Je le connaissais pour l'avoir vu dĂ©jĂ dans la maison avant mon dĂ©part; mais cette fois il y paraissait Ă©tabli, il l'Ă©tait. Bref, je trouvai ma place prise. Ce jeune homme Ă©tait du pays de Vaud; son pĂšre, appelĂ© Vintzenried, Ă©tait concierge ou soi-disant capitaine du chĂÂąteau de Chillon. Le fils de M. le capitaine Ă©tait garçon perruquier, et courait le monde en cette qualitĂ© quand il vint se prĂ©senter Ă madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays. C'Ă©tait un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l'esprit de mĂÂȘme, parlant comme le beau LĂ©andre; mĂÂȘlant tous les tons, tous les goĂ»ts de son Ă©tat avec la longue histoire de ses bonnes fortunes; ne nommant que la moitiĂ© des marquises avec lesquelles il avait couchĂ©, et prĂ©tendant n'avoir point coiffĂ© de jolies femmes dont il n'eĂ»t aussi coiffĂ© les maris; vain, sot, ignorant, insolent; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donnĂ© pendant mon absence, et l'associĂ© qui me fut offert aprĂšs mon retour. Oh! si les ĂÂąmes dĂ©gagĂ©es de leurs terrestres entraves voient encore du sein de l'Ă©ternelle lumiĂšre ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chĂšre et respectable, si je ne fais pas plus de grĂÂące Ă vos fautes qu'aux miennes, si je dĂ©voile Ă©galement les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux ĂÂȘtre vrai pour vous comme pour moi-mĂÂȘme vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh! combien votre aimable et doux caractĂšre, votre inĂ©puisable bontĂ© de coeur, votre franchise et toutes vos excellentes vertus ne rachĂštent-elles pas de faiblesses, si l'on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison! Vous eĂ»tes des erreurs et non pas des vices; votre conduite fut rĂ©prĂ©hensible, mais votre coeur fut toujours pur. Le nouveau venu s'Ă©tait montrĂ© zĂ©lĂ©, diligent, exact pour toutes ses petites commissions, qui Ă©taient toujours en grand nombre; il s'Ă©tait fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l'Ă©tais peu, il se faisait voir et surtout entendre Ă la fois Ă la charrue, aux foins, aux bois, Ă l'Ă©curie, Ă la basse-cour. Il n'y avait que le jardin qu'il nĂ©gligeait, parce que c'Ă©tait un travail trop paisible, et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir Ă©tait de charger et charrier, de scier ou fendre du bois; on le voyait toujours la hache ou la pioche Ă la main; on l'entendait courir, cogner, crier Ă pleine tĂÂȘte. Je ne sais de combien d'hommes il faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix Ă douze. Tout ce tintamarre en imposa Ă ma pauvre maman; elle crut ce jeune homme un trĂ©sor pour ses affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu'elle y crut propres, et n'oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus. On a dĂ» connaĂtre mon coeur, ses sentiments les plus constants, les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce moment auprĂšs d'elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon ĂÂȘtre! qu'on se mette Ă ma place pour en juger. En un moment je vis Ă©vanouir pour jamais tout l'avenir de fĂ©licitĂ© que je m'Ă©tais peint. Toutes les douces idĂ©es que je caressais si affectueusement disparurent; et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon existence qu'avec la sienne, je me vis seul pour la premiĂšre fois. Ce moment fut affreux ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J'Ă©tais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance et d'espĂ©rance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. DĂšs lors l'ĂÂȘtre sensible fut mort Ă demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide; et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes dĂ©sirs, ce bonheur n'Ă©tait plus celui qui m'Ă©tait propre; je sentais qu'en l'obtenant je ne serais pas vraiment heureux. J'Ă©tais si bĂÂȘte et ma confiance Ă©tait si pleine, que malgrĂ© le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilitĂ© de l'humeur de maman, qui rapprochait tout le monde d'elle, je ne me serais pas avisĂ© d'en soupçonner la vĂ©ritable cause si elle ne me l'eĂ»t dite elle-mĂÂȘme mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d'ajouter Ă ma rage, si mon coeur eĂ»t pu se tourner de ce cĂÂŽtĂ©-lĂ ; trouvant quant Ă elle la chose toute simple, me reprochant ma nĂ©gligence dans la maison, et m'allĂ©guant mes absences, comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© d'un tempĂ©rament fort pressĂ© d'en remplir les vides. Ah! maman, lui dis-je le coeur serrĂ© de douleur, qu'osez-vous m'apprendre! quel prix d'un attachement pareil au mien! Ne m'avez-vous tant de fois conservĂ© la vie que pour m'ĂÂŽter tout ce qui me la rendait chĂšre! J'en mourrai, mais vous me regretterez. Elle me rĂ©pondit d'un ton tranquille Ă me rendre fou, que j'Ă©tais un enfant, qu'on ne mourait point de ces choses-lĂ ; que je ne perdrais rien; que nous n'en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les sens; que son tendre attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mĂÂȘmes, et qu'en les partageant avec un autre je n'en Ă©tais pas privĂ© pour cela. Jamais la puretĂ©, la vĂ©ritĂ©, la force de mes sentiments pour elle, jamais la sincĂ©ritĂ©, l'honnĂÂȘtetĂ© de mon ĂÂąme ne se firent mieux sentir Ă moi que dans ce moment. Je me prĂ©cipitai Ă ses pieds, j'embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes. Non, maman, lui dis-je avec transport; je vous aime trop pour vous avilir; votre possession m'est trop chĂšre pour la partager; les regrets qui l'accompagnĂšrent quand je l'acquis se sont accrus avec mon amour; non, je ne la puis conserver au mĂÂȘme prix. Vous aurez toujours mes adorations, soyez en toujours digne; il m'est plus nĂ©cessaire encore de vous honorer que de vous possĂ©der. C'est Ă vous, ĂÂŽ maman, que je vous cĂšde; c'est Ă l'union de nos coeurs que je sacrifie tous mes plaisirs. PuissĂ©-je pĂ©rir mille fois avant d'en goĂ»ter qui dĂ©gradent ce que j'aime! Je tins cette rĂ©solution avec une constance digne, j'ose le dire, du sentiment qui me l'avait fait former. DĂšs ce moment je ne vis plus cette maman si chĂ©rie que des yeux d'un vĂ©ritable fils; et il est Ă noter que, bien que ma rĂ©solution n'eĂ»t point son approbation secrĂšte, comme je m'en suis trop aperçu, elle n'employa jamais pour m'y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur rĂ©ussir. RĂ©duit Ă me chercher un sort indĂ©pendant d'elle, et n'en pouvant mĂÂȘme imaginer, je passai bientĂÂŽt Ă l'autre extrĂ©mitĂ©, et le cherchai tout en elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je parvins Ă m'oublier moi-mĂÂȘme. L'ardent dĂ©sir de la voir heureuse, Ă quelque prix que ce fĂ»t, absorbait toutes mes affections elle avait beau sĂ©parer son bonheur du mien, je le voyais mien, en dĂ©pit d'elle. Ainsi commencĂšrent Ă germer avec mes malheurs les vertus dont la semence Ă©tait au fond de mon ĂÂąme, que l'Ă©tude avaient cultivĂ©es, et qui n'attendaient pour Ă©clore que le ferment de l'adversitĂ©. Le premier fruit de cette disposition si dĂ©sintĂ©ressĂ©e fut d'Ă©carter de mon coeur tout sentiment de haine et d'envie contre celui qui m'avait supplantĂ© je voulus, au contraire, et je voulus sincĂšrement m'attacher Ă ce jeune homme, le former, travailler Ă son Ă©ducation, lui faire sentir son bonheur, l'en rendre digne s'il Ă©tait possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu'Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la paritĂ© manquait entre les personnes. Avec plus de douceur et de lumiĂšres, je n'avais pas le sang-froid et la fermetĂ© d'Anet, ni cette force de caractĂšre qui en imposait, et dont j'aurais eu besoin pour rĂ©ussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualitĂ©s qu'Anet avait trouvĂ©es en moi la docilitĂ©, l'attachement, la reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j'avais de ses soins, et l'ardent dĂ©sir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici. Celui que je voulais former ne voyait en moi qu'un pĂ©dant importun qui n'avait que du babil. Au contraire, il s'admirait lui-mĂÂȘme comme un homme important dans la maison; et, mesurant les services qu'il y croyait rendre sur le bruit qu'il y faisait, il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. A quelque Ă©gard il n'avait pas tort, mais il partait de lĂ pour se donner des airs Ă faire mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard; bientĂÂŽt il en fit autant avec moi, et enfin avec maman elle-mĂÂȘme. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles; et c'est sous ce dernier nom qu'il a Ă©tĂ© connu depuis Ă ChambĂ©ri, et en Maurienne, oĂÂč il s'est mariĂ©. Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la maison, et moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui dĂ©plaire, c'Ă©tait maman et non pas moi qu'il grondait, la crainte de l'exposer Ă ses brutalitĂ©s me rendait docile Ă tout ce qu'il dĂ©sirait; et chaque fois qu'il fendait du bois, emploi qu'il remplissait avec une fiertĂ© sans Ă©gale, il fallait que je fusse lĂ spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n'Ă©tait pourtant pas absolument d'un mauvais naturel il aimait maman parce qu'il Ă©tait impossible de ne la pas aimer; il n'avait mĂÂȘme pas pour moi de l'aversion; et quand les intervalles de ses fougues permettaient de lui parler, il nous Ă©coutait quelquefois assez docilement, convenant franchement qu'il n'Ă©tait qu'un sot aprĂšs quoi il n'en faisait pas moins de nouvelles sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornĂ©e et des goĂ»ts si bas, qu'il Ă©tait difficile de lui parler raison, et presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoĂ»t d'une femme de chambre vieille, rousse, Ă©dentĂ©e, dont maman avait la patience d'endurer le dĂ©goĂ»tant service, quoiqu'elle lui fĂt mal au coeur. Je m'aperçus de ce nouveau manĂšge, et j'en fus outrĂ© d'indignation mais je m'aperçus d'une autre chose qui m'affecta bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond dĂ©couragement que tout ce qui s'Ă©tait passĂ© jusqu'alors; ce fut le refroidissement de maman envers moi. La privation que je m'Ă©tais imposĂ©e et qu'elle avait fait semblant d'approuver est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la privation qui en rĂ©sulte pour elles-mĂÂȘmes, que par l'indiffĂ©rence qu'elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus sensĂ©e, la plus philosophe, la moins attachĂ©e Ă ses sens; le crime le plus irrĂ©missible que l'homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d'en pouvoir jouir et de n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puisqu'une sympathie si naturelle et si forte fut altĂ©rĂ©e en elle par une abstinence qui n'avait que des motifs de vertu, d'attachement et d'estime. DĂšs lors je cessai de trouver en elle cette intimitĂ© des coeurs qui fut toujours la plus douce jouissance du mien. Elle ne s'Ă©panchait plus avec moi que quand elle avait Ă se plaindre du nouveau venu quand ils Ă©taient bien ensemble, j'entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait peu Ă peu une maniĂšre d'ĂÂȘtre dont je ne faisais plus partie. Ma prĂ©sence lui faisait plaisir encore, mais elle ne lui faisait plus besoin; et j'aurais passĂ© des jours entiers sans la voir, qu'elle ne s'en serait pas aperçue. Insensiblement je me sentis isolĂ© et seul dans cette mĂÂȘme maison dont auparavant j'Ă©tais l'ĂÂąme, et oĂÂč je vivais pour ainsi dire Ă double. Je m'accoutumai peu Ă peu Ă me sĂ©parer de tout ce qui s'y faisait, de ceux mĂÂȘme qui l'habitaient; et, pour m'Ă©pargner de continuels dĂ©chirements, je m'enfermais avec mes livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer Ă mon aise au milieu des bois. Cette vie me devint bientĂÂŽt tout Ă fait insupportable. Je sentis que la prĂ©sence personnelle et l'Ă©loignement de coeur d'une femme qui m'Ă©tait si chĂšre irritaient ma douleur, et qu'en cessant de la voir je m'en sentirais moins cruellement sĂ©parĂ©. Je formai le projet de quitter sa maison, je le lui dis; et, loin de s'y opposer, elle le favorisa. Elle avait Ă Grenoble une amie appelĂ©e madame Deybens, dont le mari Ă©tait ami de M. de Mably, grand prĂ©vĂÂŽt Ă Lyon. M. Deybens me proposa l'Ă©ducation des enfants de M. de Mably j'acceptai, et je partis pour Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d'une sĂ©paration dont auparavant la seule idĂ©e nous eĂ»t donnĂ© les angoisses de la mort. J'avais Ă peu prĂšs les connaissances nĂ©cessaires pour un prĂ©cepteur, et j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably, j'eus le temps de me dĂ©sabuser. La douceur de mon naturel m'eĂ»t rendu trĂšs propre Ă ce mĂ©tier, si l'emportement n'y eĂ»t mĂÂȘlĂ© ses orages. Tant que tout allait bien et que je voyais rĂ©ussir mes soins et mes peines, qu'alors je n'Ă©pargnais point, j'Ă©tais un ange; j'Ă©tais un diable quand les choses allaient de travers. Quand mes Ă©lĂšves ne m'entendaient pas, j'extravaguais; et quand ils marquaient de la mĂ©chancetĂ©, je les aurais tuĂ©s ce n'Ă©tait pas le moyen de les rendre savants et sages. J'en avais deux; ils Ă©taient d'humeurs trĂšs diffĂ©rentes. L'un de huit Ă neuf ans, appelĂ© Sainte-Marie, Ă©tait d'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, Ă©tourdi, badin, malin, mais d'une malignitĂ© gaie. Le cadet, appelĂ© Condillac, paraissait presque stupide, musard, tĂÂȘtu comme une mule, et ne pouvait rien apprendre. On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-ĂÂȘtre aurais-je pu rĂ©ussir; mais faute de l'une et de l'autre je ne fis rien qui vaille, et mes Ă©lĂšves tournaient trĂšs mal. Je ne manquais pas d'assiduitĂ©, mais je manquais d'Ă©galitĂ©, surtout de prudence. Je ne savais employer auprĂšs d'eux que trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprĂšs des enfants le sentiment, le raisonnement, la colĂšre. TantĂÂŽt je m'attendrissais avec Sainte-Marie jusqu'Ă pleurer; je voulais l'attendrir lui-mĂÂȘme, comme si l'enfant Ă©tait susceptible d'une vĂ©ritable Ă©motion de coeur tantĂÂŽt je m'Ă©puisais Ă lui parler raison, comme s'il avait pu m'entendre; et comme il me faisait quelquefois des arguments trĂšs subtils, je le prenais tout de bon pour raisonnable, parce qu'il Ă©tait raisonneur. Le petit Condillac Ă©tait encore plus embarrassant, parce que n'entendant rien, ne rĂ©pondant rien, ne s'Ă©mouvant de rien, et d'une opiniĂÂątretĂ© Ă toute Ă©preuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m'avait mis en fureur; alors c'Ă©tait lui qui Ă©tait le sage, et c'Ă©tait moi qui Ă©tait l'enfant. Je voyais toutes mes fautes, je les sentais; j'Ă©tudiais l'esprit de mes Ă©lĂšves, je les pĂ©nĂ©trais trĂšs bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois j'aie Ă©tĂ© la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le remĂšde? En pĂ©nĂ©trant tout je n'empĂÂȘchais rien, je ne rĂ©ussissais Ă rien, et tout ce que je faisais Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce qu'il ne fallait pas faire. Je ne rĂ©ussissais guĂšre mieux pour moi que pour mes Ă©lĂšves. J'avais Ă©tĂ© recommandĂ© par madame Deybens Ă madame de Mably. Elle l'avait priĂ©e de former mes maniĂšres et de me donner le ton du monde. Elle y prit quelque soin, et voulut que j'apprisse Ă faire les honneurs de sa maison; mais je m'y pris si gauchement, j'Ă©tais si honteux, si sot, qu'elle se rebuta et me planta lĂ . Cela ne m'empĂÂȘcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d'elle. J'en fis assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai jamais me dĂ©clarer. Elle ne se trouva pas d'humeur Ă faire les avances, et j'en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont mĂÂȘme je m'ennuyai bientĂÂŽt, voyant qu'ils n'aboutissaient Ă rien. J'avais tout Ă fait perdu chez maman le goĂ»t des petites friponneries, parce que tout Ă©tant Ă moi, je n'avais rien Ă voler. D'ailleurs les principes Ă©levĂ©s que je m'Ă©tais faits devaient me rendre dĂ©sormais bien supĂ©rieur Ă de telles bassesses, et il est certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire Ă©tĂ© mais c'est moins pour avoir appris Ă vaincre mes tentations que pour en avoir coupĂ© la racine; et j'aurais grand'peur de voler comme dans mon enfance, si j'Ă©tais sujet aux mĂÂȘmes dĂ©sirs. J'eus la preuve de cela chez M. de Mably. EnvironnĂ© de petites choses volables que je ne regardais mĂÂȘme pas, je m'avisai de convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois trĂšs joli, dont quelques verres que par-ci, par-lĂ je buvais Ă table m'avaient fort affriandĂ©. Il Ă©tait un peu louche; je croyais savoir bien coller le vin, je m'en vantai on me confia celui-lĂ je le collai et le gĂÂątai, mais aux yeux seulement; il resta toujours agrĂ©able Ă boire, et l'occasion fit que je m'en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire Ă mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n'ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m'Ă©tait impossible d'en mettre en rĂ©serve. En faire acheter par les laquais, c'Ă©tait me dĂ©celer, et presque insulter le maĂtre de la maison. En acheter moi-mĂÂȘme, je n'osai jamais. Un beau monsieur l'Ă©pĂ©e au cĂÂŽtĂ© aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d'une grande princesse Ă qui l'on disait que les paysans n'avaient pas de pain, et qui rĂ©pondit Qu'ils mangent de la brioche. J'achetai de la brioche. Encore que de façons pour en venir lĂ ! Sorti seul Ă ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pĂÂątissiers avant d'entrer chez aucun. Il fallait qu'il n'y eĂ»t qu'une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m'attirĂÂąt beaucoup, pour que j'osasse franchir le pas. Mais aussi quand j'avais une fois ma chĂšre petite brioche, et que, bien enfermĂ© dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais lĂ tout seul en lisant quelques pages de roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au dĂ©faut d'un tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte c'est le supplĂ©ment de la sociĂ©tĂ© qui me manque. Je dĂ©vore alternativement une page et un morceau c'est comme si mon livre dĂnait avec moi. Je n'ai jamais Ă©tĂ© dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivrĂ© de ma vie. Ainsi mes petits vols n'Ă©taient pas fort indiscrets cependant ils se dĂ©couvrirent; les bouteilles me dĂ©celĂšrent. On ne m'en fit pas semblant, mais je n'eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit honnĂÂȘtement et prudemment. C'Ă©tait un trĂšs galant homme, qui, sous un air aussi dur que son emploi, avait une vĂ©ritable douceur de caractĂšre et une rare bontĂ© du coeur. Il Ă©tait judicieux, Ă©quitable, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un officier de marĂ©chaussĂ©e, mĂÂȘme trĂšs humain. En sentant son indulgence, je lui en devins plus attachĂ©, et cela me fit prolonger mon sĂ©jour dans sa maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin dĂ©goĂ»tĂ© d'un mĂ©tier auquel je n'Ă©tais pas propre et d'une situation trĂšs gĂÂȘnante, qui n'avait rien d'agrĂ©able pour moi, aprĂšs un an d'essai, durant lequel je n'Ă©pargnai point mes soins, je me dĂ©terminai Ă quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais Ă les bien Ă©lever. M. de Mably lui-mĂÂȘme voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu'il n'eĂ»t jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse Ă©pargnĂ© la peine, et cet excĂšs de condescendance en pareil cas n'est assurĂ©ment pas ce que j'approuve. Ce qui me rendait mon Ă©tat plus insupportable Ă©tait la comparaison continuelle que j'en faisais avec celui que j'avais quittĂ©; c'Ă©tait le souvenir de mes chĂšres Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j'Ă©tais nĂ©, qui donnait de l'ĂÂąme Ă tout cela. En repensant Ă elle, Ă nos plaisirs, Ă notre innocente vie, il me prenait des serrements de coeur, des Ă©touffements qui m'ĂÂŽtaient le courage de rien faire. Cent fois j'ai Ă©tĂ© violemment tentĂ© de partir Ă l'instant et Ă pied pour retourner auprĂšs d'elle; pourvu que je la revisse encore une fois, j'aurais Ă©tĂ© content de mourir Ă l'instant mĂÂȘme. Enfin je ne pus rĂ©sister Ă ces souvenirs si tendres, qui me rappelaient auprĂšs d'elle Ă quelque prix que ce fĂ»t. Je me disais que je n'avais pas Ă©tĂ© assez patient, assez complaisant, assez caressant; que je pouvais encore vivre heureux dans une amitiĂ© trĂšs douce, en y mettant du mien plus que je n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brĂ»le de les exĂ©cuter. Je quitte tout, je renonce Ă tout, je pars, je vole, j'arrive dans tous les mĂÂȘmes transports de ma premiĂšre jeunesse, et je me retrouve Ă ses pieds. Ah! j'y serais mort de joie si j'avais retrouvĂ© dans son accueil, dans ses yeux, dans ses caresses, dans son coeur enfin, le quart de ce que j'y retrouvais autrefois, et que j'y reportais encore. Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours avec son excellent coeur, qui ne pouvait mourir qu'avec elle; mais je venais rechercher le passĂ© qui n'Ă©tait plus, et qui ne pouvait renaĂtre A peine eus-je restĂ© une demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la mĂÂȘme situation dĂ©solante que j'avais Ă©tĂ© forcĂ© de fuir, et cela sans que je pusse dire qu'il y eĂ»t de la faute de personne; car au fond Courtilles n'Ă©tait pas mauvais, et parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnumĂ©raire prĂšs de celle pour qui j'avais Ă©tĂ© tout, et qui ne pouvait cesser d'ĂÂȘtre tout pour moi? Comment vivre Ă©tranger dans la maison dont j'Ă©tais l'enfant? L'aspect des objets tĂ©moins de mon bonheur passĂ© me rendait la comparaison plus cruelle. J'aurais moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c'Ă©tait irriter le sentiment de mes pertes. ConsumĂ© de vains regrets, livrĂ© Ă la plus noire mĂ©lancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. EnfermĂ© avec mes livres, j'y cherchais des distractions utiles; et, sentant le pĂ©ril imminent que j'avais tant craint autrefois, je me tourmentais derechef Ă chercher en moi-mĂÂȘme les moyens d'y pourvoir quand maman n'aurait plus de ressources. J'avais mis les choses dans sa maison sur le pied d'aller sans empirer; mais depuis moi tout Ă©tait changĂ©. Son Ă©conome Ă©tait un dissipateur. Il voulait briller; bon cheval, bon Ă©quipage; il aimait Ă s'Ă©taler noblement aux yeux des voisins; il faisait des entreprises continuelles en choses oĂÂč il n'entendait rien. La pension se mangeait d'avance, les quartiers en Ă©taient engagĂ©s, les loyers Ă©taient arriĂ©rĂ©s, et les dettes allaient leur train. Je prĂ©voyais que cette pension ne tarderait pas d'ĂÂȘtre saisie, peut-ĂÂȘtre supprimĂ©e. Enfin je n'envisageais que ruine et dĂ©sastres; et le moment m'en semblait si proche que j'en sentais d'avance toutes les horreurs. Mon cher cabinet Ă©tait ma seule distraction. A force d'y chercher des remĂšdes contre le trouble de mon ĂÂąme, je m'avisai d'y en chercher contre les maux que je prĂ©voyais; et revenant Ă mes anciennes idĂ©es, me voilĂ bĂÂątissant de nouveaux chĂÂąteaux en Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrĂ©mitĂ©s cruelles oĂÂč je la voyais prĂÂȘte Ă tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne me croyais pas assez d'esprit pour briller dans la rĂ©publique des lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idĂ©e qui se prĂ©senta m'inspira la confiance que la mĂ©diocritĂ© de mes talents ne pouvait me donner. Je n'avais pas abandonnĂ© la musique en cessant de l'enseigner; au contraire, j'en avais assez Ă©tudiĂ© la thĂ©orie pour pouvoir me regarder au moins comme savant dans cette partie. En rĂ©flĂ©chissant Ă la peine que j'avais eue d'apprendre Ă dĂ©chiffrer les notes, et Ă celle que j'avais encore de chanter Ă livre ouvert, je vins Ă penser que cette difficultĂ© pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu'en gĂ©nĂ©ral apprendre la musique n'Ă©tait pour personne chose aisĂ©e. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventĂ©s. Il y avait longtemps que j'avais pensĂ© Ă noter l'Ă©chelle par chiffres pour Ă©viter d'avoir toujours Ă tracer des lignes et portĂ©es lorsqu'il fallait noter le moindre petit air. J'avais Ă©tĂ© arrĂÂȘtĂ© par les difficultĂ©s des octaves et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idĂ©e me revint dans l'esprit, et je vis, en y repensant, que ces difficultĂ©s n'Ă©taient pas insurmontables. J'y rĂÂȘvai avec succĂšs, et je parvins Ă noter quelque musique que ce fĂ»t par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicitĂ©. DĂšs ce moment je crus ma fortune faite; et, dans l'ardeur de la partager avec celle Ă qui je devais tout, je ne songeai qu'Ă partir pour Paris, ne doutant pas qu'en prĂ©sentant mon projet Ă l'AcadĂ©mie je ne fisse une rĂ©volution. J'avais rapportĂ© de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma rĂ©solution fut prise et exĂ©cutĂ©e. Enfin plein des idĂ©es magnifiques qui me l'avaient inspirĂ©e, et toujours le mĂÂȘme dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon systĂšme de musique, comme autrefois j'Ă©tais parti de Turin avec ma fontaine de HĂ©ron. Telles ont Ă©tĂ© les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J'en ai narrĂ© l'histoire avec une fidĂ©litĂ© dont mon coeur est content. Si dans la suite j'honorai mon ĂÂąge mĂ»r de quelques vertus, je les aurais dites avec la mĂÂȘme franchise, et c'Ă©tait mon dessein; mais il faut m'arrĂÂȘter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mĂ©moire parvient Ă la postĂ©ritĂ©, peut-ĂÂȘtre un jour elle apprendra ce que j'avais Ă dire. Alors on saura pourquoi je me tais. LIVRE SEPTIĂËME 1741 AprĂšs deux ans de silence et de patience, malgrĂ© mes rĂ©solutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m'y forcent vous n'en pouvez juger qu'aprĂšs m'avoir lu. On a vu s'Ă©couler ma paisible jeunesse dans une vie Ă©gale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospĂ©ritĂ©s. Cette mĂ©diocritĂ© fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt encore Ă entreprendre que facile Ă dĂ©courager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goĂ»t, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, Ă la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais nĂ©, ne m'a jamais permis d'aller Ă rien de grand, soit en bien, soit en mal. Quel tableau diffĂ©rent j'aurai bientĂÂŽt Ă dĂ©velopper! Le sort qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria pendant trente autres; et, de cette opposition continuelle entre ma situation et mes inclinations, on verra naĂtre des fautes Ă©normes, des malheurs inouĂÂŻs et toutes les vertus, exceptĂ© la force, qui peuvent honorer l'adversitĂ©. Ma premiĂšre partie a Ă©tĂ© toute Ă©crite de mĂ©moire; j'y ai dĂ» faire beaucoup d'erreurs. ForcĂ© d'Ă©crire la seconde de mĂ©moire aussi, j'y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans, passĂ©s avec autant de tranquillitĂ© que d'innocence, m'ont laissĂ© mille impressions charmantes que j'aime sans cesse Ă me rappeler. On verra bientĂÂŽt combien sont diffĂ©rents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les Ă©carte autant qu'il m'est possible; et souvent j'y rĂ©ussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilitĂ© d'oublier les maux est une consolation que le ciel m'a mĂ©nagĂ©e dans ceux que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma mĂ©moire, qui me retrace uniquement les objets agrĂ©ables, est l'heureux contrepoids de mon imagination effarouchĂ©e, qui ne me fait prĂ©voir que de cruels avenirs. Tous les papiers que j'avais rassemblĂ©s pour supplĂ©er Ă ma mĂ©moire et me guider dans cette entreprise, passĂ©s en d'autres mains, ne rentreront plus dans les miennes. Je n'ai qu'un guide fidĂšle sur lequel je puisse compter, c'est la chaĂne des sentiments qui ont marquĂ© la succession de mon ĂÂȘtre, et par eux celle des Ă©vĂ©nements qui en ont Ă©tĂ© la cause ou l'effet. J'oublie aisĂ©ment mes malheurs, mais je ne puis oublier mes fautes, et j'oublie encore moins mes bons sentiments. Leur souvenir m'est trop cher pour s'effacer jamais de mon coeur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai senti, ni sur ce que mes sentiments m'ont fait faire et voilĂ de quoi principalement il s'agit. L'objet propre de mes Confessions est de faire connaĂtre exactement mon intĂ©rieur dans toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de mon ĂÂąme que j'ai promise et pour l'Ă©crire fidĂšlement je n'ai pas besoin d'autres mĂ©moires; il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer au dedans de moi. Il y a cependant, et trĂšs heureusement, un intervalle de six Ă sept ans dont j'ai des renseignements sĂ»rs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon sĂ©jour Ă l'Ermitage, et de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis Ă©poque mĂ©morable dans ma vie, et qui fut la source de tous mes autres malheurs. A l'Ă©gard des lettres originales plus rĂ©centes qui peuvent me rester, et qui sont en trĂšs petit nombre, au lieu de les transcrire Ă la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espĂ©rer de les soustraire Ă la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans cet Ă©crit mĂÂȘme, lorsqu'elles me paraĂtront fournir quelque Ă©claircissement, soit Ă mon avantage, soit Ă ma charge car je n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas s'attendre non plus que je taise la vĂ©ritĂ© lorsqu'elle parle en ma faveur. Au reste, cette seconde partie n'a que cette mĂÂȘme vĂ©ritĂ© de commune avec la premiĂšre, ni d'avantage sur elle que par l'importance des choses. A cela prĂšs, elle ne peut que lui ĂÂȘtre infĂ©rieure en tout. J'Ă©crivais la premiĂšre avec plaisir, avec complaisance, Ă mon aise, Ă Wooton ou dans le chĂÂąteau de Trye; tous les souvenirs que j'avais Ă me rappeler Ă©taient autant de nouvelles jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gĂÂȘne jusqu'Ă ce que j'en fusse content. Aujourd'hui ma mĂ©moire et ma tĂÂȘte affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m'occupe de celui-ci que par force, et le coeur serrĂ© de dĂ©tresse. Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristants et dĂ©chirants. Je voudrais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai Ă dire; et, forcĂ© de parler malgrĂ© moi, je suis rĂ©duit encore Ă me cacher, Ă ruser, Ă tĂÂącher de donner le change, Ă m'avilir aux choses pour lesquelles j'Ă©tais le moins nĂ©. Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'entourent ont des oreilles environnĂ© d'espions et de surveillants malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette Ă la hĂÂąte sur le papier quelques mots interrompus qu'Ă peine j'ai le temps de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgrĂ© les barriĂšres immenses qu'on entasse sans cesse autour de moi, l'on craint toujours que la vĂ©ritĂ© ne s'Ă©chappe par quelque fissure. Comment m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d'espoir de succĂšs. Qu'on juge si c'est lĂ de quoi faire des tableaux agrĂ©ables et leur donner un coloris bien attrayant. J'avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l'ennui, si ce n'est le dĂ©sir d'achever de connaĂtre un homme, et l'amour sincĂšre de la justice et de la vĂ©ritĂ©. Je me suis laissĂ©, dans ma premiĂšre partie, partant Ă regret pour Paris, dĂ©posant mon coeur aux Charmettes, y fondant mon dernier chĂÂąteau en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue Ă elle-mĂÂȘme, les trĂ©sors que j'aurais acquis, et comptant sur mon systĂšme de musique comme sur une fortune assurĂ©e. Je m'arrĂÂȘtai quelque temps Ă Lyon pour y voir mes connaissances, pour m'y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour vendre mes livres de gĂ©omĂ©trie, que j'avais apportĂ©s avec moi. Tout le monde m'y fit accueil. Monsieur et madame de Mably marquĂšrent du plaisir Ă me revoir, et me donnĂšrent Ă dĂner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance avec l'abbĂ© de Mably, comme je l'avais dĂ©jĂ faite avec l'abbĂ© de Condillac, qui tous deux Ă©taient venus voir leur frĂšre. L'abbĂ© de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un et l'autre me furent des connaissances trĂšs agrĂ©ables, surtout le premier, qui, jusqu'Ă sa mort, n'a point cessĂ© de me marquer de l'amitiĂ©, et de me donner dans nos tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte des conseils dont j'aurais dĂ» mieux profiter. Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps fait connaissance, et qui m'avait souvent obligĂ© de grand coeur et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le mĂÂȘme. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-mĂÂȘme ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont je devais la connaissance Ă M. Bordes, et Ă qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa Ă Lyon dans ce temps-lĂ . M. Pallu me prĂ©senta Ă lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de l'aller voir Ă Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont j'aurai souvent Ă parler dans la suite, m'ait Ă©tĂ© jamais utile Ă rien. Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans ma dĂ©tresse Ă un de mes prĂ©cĂ©dents voyages. Il m'avait prĂÂȘtĂ© ou donnĂ© un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne m'a jamais redemandĂ©s, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-lĂ . Je lui ai pourtant fait dans la suite un prĂ©sent Ă peu prĂšs Ă©quivalent. Je dirais mieux que cela, s'il s'agissait ici de ce que j'ai dĂ»; mais il s'agit de ce que j'ai fait, et malheureusement ce n'est pas la mĂÂȘme chose. Je revis le noble et gĂ©nĂ©reux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le mĂÂȘme cadeau qu'il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me dĂ©frayant de ma place Ă la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa chĂšre Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et dont la douceur de caractĂšre et la bontĂ© de coeur faisaient Ă peu prĂšs tout le mĂ©rite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intĂ©rĂÂȘt ni quitter sans attendrissement; car elle Ă©tait au dernier terme d'une Ă©tisie dont elle mourut peu aprĂšs. Rien ne montre mieux les vrais penchants d'un homme que l'espĂšce de ses attachements. Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot. J'avais obligation Ă tous ces honnĂÂȘtes gens. Dans la suite je les nĂ©gligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m'en a souvent donnĂ© l'air. Jamais le sentiment de leurs services n'est sorti de mon coeur mais il m'en eĂ»t moins coĂ»tĂ© de leur prouver ma reconnaissance que de la leur tĂ©moigner assidĂ»ment. L'exactitude Ă Ă©crire a toujours Ă©tĂ© au-dessus de mes forces sitĂÂŽt que je commence Ă me relĂÂącher, la honte et l'embarras de rĂ©parer ma faute me la font aggraver, et je n'Ă©cris plus du tout. J'ai donc gardĂ© le silence et j'ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas mĂÂȘme fait attention, et je les ai trouvĂ©s toujours les mĂÂȘmes mais on verra vingt ans aprĂšs, dans M. Bordes, jusqu'oĂÂč l'amour-propre d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit nĂ©gligĂ©. Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon coeur des souvenirs bien tendres; c'est mademoiselle Serre, dont j'ai parlĂ© dans ma premiĂšre partie, et avec laquelle j'avais renouvelĂ© connaissance tandis que j'Ă©tais chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon coeur se prit, et trĂšs vivement. J'eus quelque lieu de penser que le sien ne m'Ă©tait pas contraire; mais elle m'accorda une confiance qui m'ĂÂŽta la tentation d'en abuser. Elle n'avait rien, ni moi non plus; nos situations Ă©taient trop semblables pour que nous pussions nous unir; et, dans les vues qui m'occupaient, j'Ă©tais bien Ă©loignĂ© de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune nĂ©gociant, appelĂ© M. GenĂšve, paraissait vouloir s'attacher Ă elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnĂÂȘte homme, il passait pour l'ĂÂȘtre. PersuadĂ© qu'elle serait heureuse avec lui, je dĂ©sirai qu'il l'Ă©pousĂÂąt, comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hĂÂątai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des voeux qui n'ont Ă©tĂ© exaucĂ©s ici-bas que pour un temps, hĂ©las! bien court; car j'appris dans la suite qu'elle Ă©tait morte au bout de deux ou trois ans de mariage. OccupĂ© de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et Ă la vertu coĂ»tent Ă faire, on en est bien payĂ© par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du coeur. Autant Ă mon prĂ©cĂ©dent voyage j'avais vu Paris par son cĂÂŽtĂ© dĂ©favorable, autant Ă celui-ci je le vis par son cĂÂŽtĂ© brillant; non pas toutefois quant Ă mon logement; car, sur une adresse que m'avait donnĂ©e M. Bordes, j'allai loger Ă l'hĂÂŽtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hĂÂŽtel, vilaine chambre, mais oĂÂč cependant avaient logĂ© des hommes de mĂ©rite, tels que Gresset, Bordes, les abbĂ©s de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup Ă parler dans la suite. J'arrivai Ă Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comĂ©die de Narcisse et mon projet de musique pour toute ressource, et ayant par consĂ©quent peu de temps Ă perdre pour tĂÂącher d'en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive Ă Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des talents, est toujours sĂ»r d'ĂÂȘtre accueilli. Je le fus; cela me procura des agrĂ©ments sans me mener Ă grand'chose. De toutes les personnes Ă qui je fus recommandĂ©, trois seules me furent utiles. M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors Ă©cuyer, et, je crois, favori de madame la princesse de Carignan; M. de Boze, secrĂ©taire de l'AcadĂ©mie des inscriptions, et garde des mĂ©dailles du Cabinet du roi; et le P. Castel, jĂ©suite, auteur du clavecin oculaire. Toutes ces recommandations, exceptĂ© celle de M. Damesin, me venaient de l'abbĂ© de Mably. M. Damesin pourvut au plus pressĂ© par deux connaissances qu'il me procura l'une, de M. de Gasc, prĂ©sident Ă mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouait trĂšs bien du violon; l'autre, de M. l'abbĂ© de LĂ©on, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur trĂšs aimable, qui mourut Ă la fleur de son ĂÂąge, aprĂšs avoir brillĂ© quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L'abbĂ© de LĂ©on me prit en amitiĂ©, et voulait m'avoir pour son secrĂ©taire; mais il n'Ă©tait pas riche, et ne put m'offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien Ă regret, mais qui ne pouvaient suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien. M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait; mais il Ă©tait un peu pĂ©dant. Madame de Boze aurait Ă©tĂ© sa fille; elle Ă©tait brillante et petite-maĂtresse. J'y dĂnais quelquefois. On ne saurait avoir l'air plus gauche et plus sot que je l'avais vis-Ă -vis d'elle. Son maintien dĂ©gagĂ© m'intimidait, et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me prĂ©sentait une assiette, j'avançais ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offrait; de sorte qu'elle rendait Ă son laquais l'assiette qu'elle m'avait destinĂ©e, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guĂšre que, dans la tĂÂȘte de ce campagnard, il ne laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boze me prĂ©senta Ă M. de RĂ©aumur, son ami, qui venait dĂner chez lui tous les vendredis, jours d'AcadĂ©mie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du dĂ©sir que j'avais de le soumettre Ă l'examen de l'AcadĂ©mie. M. de RĂ©aumur se chargea de la proposition, qui fut agréée. Le jour donnĂ©, je fus introduit et prĂ©sentĂ© par M. de RĂ©aumur; et le mĂÂȘme jour, 22 aoĂ»t 1742, j'eus l'honneur de lire Ă l'AcadĂ©mie le MĂ©moire que j'avais prĂ©parĂ© pour cela. Quoique cette illustre assemblĂ©e fĂ»t assurĂ©ment trĂšs imposante, j'y fus bien moins intimidĂ© que devant madame de Boze, et je me tirai passablement de mes lectures et de mes rĂ©ponses. Le MĂ©moire rĂ©ussit, et m'attira des compliments, qui me surprirent autant qu'ils me flattĂšrent, imaginant Ă peine que devant une AcadĂ©mie quiconque n'en Ă©tait pas pĂ»t avoir le sens commun. Les commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy, tous trois gens de mĂ©rite assurĂ©ment, mais dont pas un ne savait la musique, assez du moins pour ĂÂȘtre en Ă©tat de juger de mon projet. Durant mes confĂ©rences avec ces messieurs je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de prĂ©jugĂ©s que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement Ă ceux qu'ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j'y rĂ©pondisse timidement, je l'avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons pĂ©remptoires, je ne vins pas une seule fois Ă bout de me faire entendre et de les contenter. J'Ă©tais toujours Ă©bahi de la facilitĂ© avec laquelle, Ă l'aide de quelques phrases sonores, ils me rĂ©futaient sans m'avoir compris. Ils dĂ©terrĂšrent, je ne sais oĂÂč, qu'un moine, appelĂ© le P. Souhaitti, avait jadis imaginĂ© la gamme par chiffres. C'en fut assez pour prĂ©tendre que mon systĂšme n'Ă©tait pas neuf. Et passe pour cela; car bien que je n'eusse jamais ouĂÂŻ parler du P. Souhaitti, et bien que sa maniĂšre d'Ă©crire les sept notes du plain-chant sans mĂÂȘme songer aux octaves ne mĂ©ritĂÂąt en aucune sorte d'entrer en parallĂšle avec ma simple et commode invention pour noter aisĂ©ment par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, temps et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n'avait pas mĂÂȘme songĂ©, il Ă©tait nĂ©anmoins trĂšs vrai de dire que, quant Ă l'Ă©lĂ©mentaire expression des sept notes, il en Ă©tait le premier inventeur. Mais outre qu'ils donnĂšrent Ă cette invention primitive plus d'importance qu'elle n'en avait, ils ne s'en tinrent pas lĂ et sitĂÂŽt qu'ils voulurent parler du fond du systĂšme ils ne firent plus que dĂ©raisonner. Le plus grand avantage du mien Ă©tait d'abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le mĂÂȘme morceau se trouvait notĂ© et transposĂ© Ă volontĂ©, dans quelque ton qu'on voulĂ»t, au moyen du changement supposĂ© d'une seule lettre initiale Ă la tĂÂȘte de l'air. Ces messieurs avaient ouĂÂŻ dire aux croque-sol de Paris que la mĂ©thode d'exĂ©cuter par transposition ne valait rien ils partirent de lĂ pour tourner en invincible objection, contre mon systĂšme, son avantage le plus marquĂ©; et ils dĂ©cidĂšrent que ma note Ă©tait bonne pour la vocale, et mauvaise pour l'instrumentale. Sur leur rapport, l'AcadĂ©mie m'accorda un certificat plein de trĂšs beaux compliments, Ă travers lesquels on dĂ©mĂÂȘlait, pour le fond, qu'elle ne jugeait mon systĂšme ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pareille piĂšce l'ouvrage intitulĂ© Dissertation sur la musique moderne, par lequel j'en appelais au public. J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, mĂÂȘme avec un esprit bornĂ©, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est prĂ©fĂ©rable, pour en bien juger, Ă toutes les lumiĂšres que donne la culture des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'Ă©tude particuliĂšre de celle dont il s'agit. La seule objection solide qu'il y eĂ»t Ă faire Ă mon systĂšme y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliquĂ©, qu'il en vit le cĂÂŽtĂ© faible. Vos signes, me dit-il, sont trĂšs bons en ce qu'ils dĂ©terminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils reprĂ©sentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublĂ©, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent une opĂ©ration de l'esprit qui ne peut toujours suivre la rapiditĂ© de l'exĂ©cution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint Ă l'oeil sans le concours de cette opĂ©ration. Si deux notes, l'une trĂšs haute, l'autre trĂšs basse, sont jointes par une tirade de notes intermĂ©diaires, je vois du premier coup d'oeil le progrĂšs de l'une Ă l'autre par degrĂ©s conjoints; mais, pour m'assurer chez vous de cette tirade, il faut nĂ©cessairement que j'Ă©pelle tous vos chiffres l'un aprĂšs l'autre; le coup d'oeil ne peut supplĂ©er Ă rien. L'objection me parut sans rĂ©plique, et j'en convins Ă l'instant quoiqu'elle soit simple et frappante, il n'y a qu'une grande pratique de l'art qui puisse la suggĂ©rer, et il n'est pas Ă©tonnant qu'elle ne soit venue Ă aucun acadĂ©micien; mais il l'est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son mĂ©tier. Mes frĂ©quentes visites Ă mes commissaires et Ă d'autres acadĂ©miciens me mirent Ă portĂ©e de faire connaissance avec tout ce qu'il y avait Ă Paris de plus distinguĂ© dans la littĂ©rature; et par lĂ cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis dans la suite inscrit tout d'un coup parmi eux. Quant Ă prĂ©sent, concentrĂ© dans mon systĂšme de musique, je m'obstinai Ă vouloir par lĂ faire une rĂ©volution dans cet art, et parvenir de la sorte Ă une cĂ©lĂ©britĂ© qui, dans les beaux-arts, se joint toujours Ă Paris avec la fortune. Je m'enfermai dans ma chambre et travaillai deux ou trois mois avec une ardeur inexprimable Ă refondre, dans un ouvrage destinĂ© pour le public, le MĂ©moire que j'avais lu Ă l'AcadĂ©mie. La difficultĂ© fut de trouver un libraire qui voulĂ»t se charger de mon manuscrit, vu qu'il y avait quelque dĂ©pense Ă faire pour les nouveaux caractĂšres, que les libraires ne jettent pas leurs Ă©cus Ă la tĂÂȘte des dĂ©butants, et qu'il me semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendĂt le pain que j'avais mangĂ© en l'Ă©crivant. Bonnefond me procura Quillau le pĂšre, qui fit avec moi un traitĂ© Ă moitiĂ© profit, sans compter le privilĂšge que je payai seul. Tant fut opĂ©rĂ© par ledit Quillau, que j'en fus pour mon privilĂšge, et n'ai jamais tirĂ© un liard de cette Ă©dition, qui vraisemblablement eut un dĂ©bit mĂ©diocre, quoique l'abbĂ© Desfontaines m'eĂ»t promis de la faire aller, et que les autres journalistes en eussent dit assez de bien. Le plus grand obstacle Ă l'essai de mon systĂšme Ă©tait la crainte que, s'il n'Ă©tait pas admis, on ne perdĂt le temps qu'on mettrait Ă l'apprendre. Je disais Ă cela que la pratique de ma note rendait les idĂ©es si claires, que pour apprendre la musique par les caractĂšres ordinaires on gagnerait encore du temps Ă commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l'expĂ©rience, j'enseignai gratuitement la musique Ă une jeune AmĂ©ricaine, appelĂ©e mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m'avait procurĂ© la connaissance. En trois mois elle fut en Ă©tat de dĂ©chiffrer sur ma note quelque musique que ce fĂ»t, et mĂÂȘme de chanter Ă livre ouvert mieux que moi-mĂÂȘme toute celle qui n'Ă©tait pas chargĂ©e de difficultĂ©s. Ce succĂšs fut frappant, mais ignorĂ©. Un autre en aurait rempli les journaux; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n'en eus jamais pour les faire valoir. VoilĂ comment ma fontaine de HĂ©ron fut encore cassĂ©e mais cette seconde fois j'avais trente ans, et je me trouvais sur le pavĂ© de Paris, oĂÂč l'on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrĂ©mitĂ© n'Ă©tonnera que ceux qui n'auront pas bien lu la premiĂšre partie de ces MĂ©moires. Je venais de me donner des mouvements aussi grands qu'inutiles; j'avais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au dĂ©sespoir, je me livrai tranquillement Ă ma paresse et aux soins de la Providence; et, pour lui donner le temps de faire son oeuvre, je me mis Ă manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, rĂ©glant la dĂ©pense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher, n'allant plus au cafĂ© que de deux jours l'un, et au spectacle que deux fois la semaine. A l'Ă©gard de la dĂ©pense des filles, je n'eus aucune rĂ©forme Ă y faire, n'ayant de ma vie mis un sou Ă cet usage, si ce n'est une seule fois dont j'aurai bientĂÂŽt Ă parler. La sĂ©curitĂ©, la voluptĂ©, la confiance avec laquelle je me livrais Ă cette vie indolente et solitaire, que je n'avais pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularitĂ©s de ma vie et une des bizarreries de mon humeur. L'extrĂÂȘme besoin que j'avais qu'on pensĂÂąt Ă moi Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce qui m'ĂÂŽtait le courage de me montrer; et la nĂ©cessitĂ© de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai mĂÂȘme de voir les acadĂ©miciens et autres gens de lettres avec lesquels j'Ă©tais dĂ©jĂ faufilĂ©. Marivaux, l'abbĂ© de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d'aller quelquefois. Je montrai mĂÂȘme au premier ma comĂ©die de Narcisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu'eux, Ă©tait Ă peu prĂšs de mon ĂÂąge. Il aimait la musique, il en savait la thĂ©orie; nous en parlions ensemble il me parlait aussi de ses projets d'ouvrages. Cela forma bientĂÂŽt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont durĂ© quinze ans, et qui probablement dureraient encore, si malheureusement, et bien par sa faute, je n'eusse Ă©tĂ© jetĂ© dans son mĂÂȘme mĂ©tier. On n'imaginerait pas Ă quoi j'employais ce court et prĂ©cieux intervalle qui me restait encore avant d'ĂÂȘtre forcĂ© de mendier mon pain Ă Ă©tudier par coeur des passages de poĂštes, que j'avais appris cent fois et autant de fois oubliĂ©s. Tous les matins, vers les dix heures, j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche; et lĂ , jusqu'Ă l'heure du dĂner, je remĂ©morais tantĂÂŽt une ode sacrĂ©e et tantĂÂŽt une bucolique, sans me rebuter de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas d'oublier celle de la veille. Je me rappelais qu'aprĂšs la dĂ©faite de Nicias Ă Syracuse les AthĂ©niens captifs gagnaient leur vie Ă rĂ©citer les poĂšmes d'HomĂšre. Le parti que je tirai de ce trait d'Ă©rudition, pour me prĂ©munir contre la misĂšre, fut d'exercer mon heureuse mĂ©moire Ă retenir tous les poĂštes par coeur. J'avais un autre expĂ©dient non moins solide dans les Ă©checs, auxquels je consacrais rĂ©guliĂšrement, chez Maugis, les aprĂšs-midi des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis lĂ connaissance avec M. de LĂ©gal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d'Ă©checs de ce temps-lĂ , et n'en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse Ă la fin plus fort qu'eux tous; et c'en Ă©tait assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m'engouasse, j'y portais toujours la mĂÂȘme maniĂšre de raisonner. Je me disais Quiconque prime en quelque chose est toujours sĂ»r d'ĂÂȘtre recherchĂ©. Primons donc, n'importe en quoi; je serai recherchĂ©, les occasions se prĂ©senteront, et mon mĂ©rite fera le reste. Cet enfantillage n'Ă©tait pas le sophisme de ma raison, c'Ă©tait celui de mon indolence. EffrayĂ© des grands et rapides efforts qu'il aurait fallu faire pour m'Ă©vertuer, je tĂÂąchais de flatter ma paresse, et je m'en voilais la honte par des arguments dignes d'elle. J'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent; et je crois que je serais arrivĂ© au dernier sou sans m'en Ă©mouvoir davantage, si le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en allant au cafĂ©, ne m'eĂ»t arrachĂ© de ma lĂ©thargie. Le P. Castel Ă©tait fou, mais bon homme au demeurant il Ă©tait fĂÂąchĂ© de me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas Ă votre unisson, changez de corde et voyez les femmes, vous rĂ©ussirez peut-ĂÂȘtre mieux de ce cĂÂŽtĂ©-lĂ . J'ai parlĂ© de vous Ă madame de Beuzenval; allez la voir de ma part. C'est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari. Vous verrez chez elle madame de Broglie sa fille, qui est une femme d'esprit. Madame Dupin en est une autre Ă qui j'ai aussi parlĂ© de vous portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s'en approchent sans cesse, mais ils n'y touchent jamais. AprĂšs avoir remis d'un jour Ă l'autre ces terribles corvĂ©es, je pris enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle me reçut avec bontĂ©. Madame de Broglie Ă©tant entrĂ©e dans sa chambre, elle lui dit Ma fille, voilĂ M. Rousseau, dont le P. Castel nous a parlĂ©. Madame de Broglie me fit compliment sur mon ouvrage, et, me menant Ă son clavecin, me fit voir qu'elle s'en Ă©tait occupĂ©e. Voyant Ă sa pendule qu'il Ă©tait prĂšs d'une heure, je voulus m'en aller. Madame de Beuzenval me dit Vous ĂÂȘtes bien loin de votre quartier, restez; vous dĂnerez ici. Je ne me fis pas prier. Un quart d'heure aprĂšs je compris par quelques mots que le dĂner auquel elle m'invitait Ă©tait celui de son office. Madame de Beuzenval Ă©tait une trĂšs bonne femme, mais bornĂ©e, et trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avait peu d'idĂ©es des Ă©gards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait mĂÂȘme en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon Ă©quipage, qui, quoique trĂšs simple, Ă©tait fort propre, et n'annonçait point du tout un homme fait pour dĂner Ă l'office. J'en avais oubliĂ© le chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dĂ©pit, je dis Ă madame de Beuzenval qu'une petite affaire qui me revenait en mĂ©moire me rappelait dans mon quartier, et je voulus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa mĂšre, et lui dit Ă l'oreille quelques mots qui firent effet. Madame de Beuzenval se leva pour me retenir, et me dit Je compte que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dĂner. Je crus que faire le fier serait faire le sot, et je restai. D'ailleurs la bontĂ© de madame de Broglie m'avait touchĂ©, et me la rendait intĂ©ressante. Je fus fort aise de dĂner avec elle, et j'espĂ©rai qu'en me connaissant davantage elle n'aurait pas regret Ă m'avoir procurĂ© cet honneur. M. le prĂ©sident de Lamoignon, grand ami de la maison, y dĂna aussi. Il avait, ainsi que madame de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n'y avait pas lĂ de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J'eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgrĂ© Minerve, et je me tus. Heureux si j'eusse Ă©tĂ© toujours aussi sage! je ne serais pas dans l'abĂme oĂÂč je suis aujourd'hui. J'Ă©tais dĂ©solĂ© de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de madame de Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur. AprĂšs le dĂner, je m'avisai de ma ressource ordinaire. J'avais dans ma poche une Ă©pĂtre en vers, Ă©crite Ă Parisot pendant mon sĂ©jour Ă Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur; j'en mis dans la façon de le rĂ©citer, et je les fis pleurer tous trois. Soit vanitĂ©, soit vĂ©ritĂ© dans mes interprĂ©tations, je crus voir que les regards de madame de Broglie disaient Ă sa mĂšre HĂ© bien, maman, avais-je tort de vous dire que cet homme Ă©tait plus fait pour dĂner avec vous qu'avec vos femmes? Jusqu'Ă ce moment j'avais eu le coeur un peu gros; mais aprĂšs m'ĂÂȘtre ainsi vengĂ© je fus content. Madame de Broglie, poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu'elle avait portĂ© de moi, crut que j'allais faire sensation dans Paris, et devenir un homme Ă bonnes fortunes. Pour guider mon inexpĂ©rience, elle me donna les Confessions du comte de***. Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde vous ferez bien de le consulter quelquefois. J'ai gardĂ© plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait, mais en riant souvent de l'opinion que paraissait avoir cette dame de mon mĂ©rite galant. Du moment que j'eus lu cet ouvrage, je dĂ©sirai d'obtenir l'amitiĂ© de l'auteur. Mon penchant m'inspirait trĂšs bien c'est le seul ami vrai que j'aie eu parmi les gens de lettres. DĂšs lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval et madame la marquise de Broglie, prenant intĂ©rĂÂȘt Ă moi, ne me laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrĂ©e chez madame Dupin, qui a eu de plus longues suites. Madame Dupin Ă©tait, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de madame Fontaine. Elles Ă©taient trois soeurs qu'on pouvait appeler les trois GrĂÂąces. Madame de la Touche, qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de Kingston; madame d'Arty, la maĂtresse, et, bien plus, l'amie, l'unique et sincĂšre amie de M. le prince de Conti; femme adorable autant par la douceur, par la bontĂ© de son charmant caractĂšre, que par l'agrĂ©ment de son esprit et par l'inaltĂ©rable gaietĂ© de son humeur; enfin madame Dupin, la plus belle des trois, et la seule Ă qui l'on n'ait point reprochĂ© d'Ă©cart dans sa conduite. Elle fut le prix de l'hospitalitĂ© de M. Dupin, Ă qui sa mĂšre la donna avec une place de fermier gĂ©nĂ©ral et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province. Elle Ă©tait encore, quand je la vis pour la premiĂšre fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut Ă sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux Ă©pars, son peignoir mal arrangĂ©. Cet abord m'Ă©tait trĂšs nouveau; ma pauvre tĂÂȘte n'y tint pas; je me trouble, je m'Ă©gare; et bref, me voilĂ Ă©pris de madame Dupin. Mon trouble ne parut pas me nuire auprĂšs d'elle; elle ne s'en aperçut point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s'accompagna du clavecin, me retint Ă dĂner, me fit mettre Ă table Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Il n'en fallait pas tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir j'usai, j'abusai de la permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dĂnais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d'envie de parler; je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timiditĂ© naturelle. L'entrĂ©e d'une maison opulente est une porte ouverte Ă la fortune; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Madame Dupin, tout aimable qu'elle Ă©tait, Ă©tait sĂ©rieuse et froide; je ne trouvais rien dans ses maniĂšres d'assez agaçant pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dans Paris, rassemblait des sociĂ©tĂ©s auxquelles il ne manquait que d'ĂÂȘtre un peu moins nombreuses pour ĂÂȘtre d'Ă©lite dans tous les genres. Elle aimait Ă voir tous les gens qui jetaient de l'Ă©clat les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de BrignolĂ©, milady Hervey pouvaient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l'abbĂ© de Saint-Pierre, l'abbĂ© Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire Ă©taient de son cercle et de ses dĂners. Si son maintien rĂ©servĂ© n'attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa sociĂ©tĂ©, d'autant mieux composĂ©e, n'en Ă©tait que plus imposante; et le pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j'osai Ă©crire. Elle garda deux jours ma lettre sans m'en parler. Le troisiĂšme jour, elle me la rendit, m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lĂšvres ma subite passion s'Ă©teignit avec l'espĂ©rance; et, aprĂšs une dĂ©claration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, mĂÂȘme des yeux. Je crus ma sottise oubliĂ©e je me trompai. M. de Francueil, fils de M. Dupin et beau-fils de madame, Ă©tait Ă peu prĂšs de son ĂÂąge et du mien. Il avait de l'esprit, de la figure; il pouvait avoir des prĂ©tentions; on disait qu'il en avait auprĂšs d'elle, uniquement peut-ĂÂȘtre parce qu'elle lui avait donnĂ© une femme bien laide, bien douce, et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu'il savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m'attachais Ă lui tout d'un coup il me fit entendre que madame Dupin trouvait mes visites trop frĂ©quentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment aurait pu ĂÂȘtre Ă sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours aprĂšs, et sans aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d'autant plus bizarre, que je n'en Ă©tais pas moins bien venu qu'auparavant chez monsieur et madame de Francueil. J'y allai cependant plus rarement; et j'aurais cessĂ© d'y aller tout Ă fait, si, par un autre caprice imprĂ©vu, madame Dupin ne m'avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours Ă son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d'obĂ©ir Ă madame Dupin pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux avait dĂšs lors cette mauvaise tĂÂȘte qui a failli dĂ©shonorer sa famille, et qui l'a fait mourir dans l'Ăle de Bourbon. Pendant que je fus auprĂšs de lui, je l'empĂÂȘchai de faire du mal Ă lui-mĂÂȘme ou Ă d'autres, et voilĂ tout encore ne fut-ce pas une mĂ©diocre peine, et je ne m'en serais pas chargĂ© huit autres jours de plus, quand madame Dupin se serait donnĂ©e Ă moi pour rĂ©compense. M. de Francueil me prenait en amitiĂ©, je travaillais avec lui nous commençĂÂąmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hĂÂŽtel Saint-Quentin, et vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans la rue PlĂÂątriĂšre, oĂÂč logeait M. Dupin. LĂ , par suite d'un rhume nĂ©gligĂ©, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des pleurĂ©sies, et surtout des esquinancies auxquelles j'Ă©tais trĂšs sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont fait voir la mort d'assez prĂšs pour me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j'eus le temps de rĂ©flĂ©chir sur mon Ă©tat, et de dĂ©plorer ma timiditĂ©, ma faiblesse et mon indolence qui, malgrĂ© le feu dont je me sentais embrasĂ©, me laissait languir dans l'oisivetĂ© d'esprit toujours Ă la porte de la misĂšre. La veille du jour oĂÂč j'Ă©tais tombĂ© malade, j'Ă©tais allĂ© Ă un opĂ©ra de Royer, qu'on donnait alors, et dont j'ai oubliĂ© le titre. MalgrĂ© ma prĂ©vention pour les talents des autres, qui m'a toujours fait dĂ©fier des miens, je ne pouvais m'empĂÂȘcher de trouver cette musique faible, sans chaleur, sans invention. J'osais quelquefois me dire Il me semble que je ferais mieux que cela. Mais la terrible idĂ©e que j'avais de la composition d'un opĂ©ra, et l'importance que j'entendais donner par les gens de l'art Ă cette entreprise, m'en rebutaient Ă l'instant mĂÂȘme, et me faisaient rougir d'oser y penser. D'ailleurs oĂÂč trouver quelqu'un qui voulĂ»t me fournir les paroles et prendre la peine de les tourner Ă mon grĂ©? Ces idĂ©es de musique et d'opĂ©ra me revinrent durant ma maladie, et dans le transport de ma fiĂšvre je composais des chants, des duos, des choeurs. Je suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima intenzione dignes peut-ĂÂȘtre de l'admiration des maĂtres s'ils avaient pu les entendre exĂ©cuter. Oh! si l'on pouvait tenir registre des rĂÂȘves d'un fiĂ©vreux, quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son dĂ©lire! Ces sujets de musique et d'opĂ©ra m'occupĂšrent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser, et mĂÂȘme malgrĂ© moi, je voulus en avoir le coeur net, et tenter de faire Ă moi seul un opĂ©ra, paroles et musiques. Ce n'Ă©tait pas tout Ă fait mon coup d'essai. J'avais fait Ă ChambĂ©ri un opĂ©ra-tragĂ©die, intitulĂ© Iphis et AnaxarĂšte, que j'avais eu le bon sens de jeter au feu. J'en avais fait Ă Lyon un autre, intitulĂ© la DĂ©couverte du nouveau monde, dont, aprĂšs l'avoir lu Ă M. Bordes, Ă l'abbĂ© de Mably, Ă l'abbĂ© Trublet et Ă d'autres, j'avais fini par faire le mĂÂȘme usage, quoique j'eusse dĂ©jĂ fait la musique du prologue et du premier acte, et que David m'eĂ»t dit, en voyant cette musique, qu'il y avait des morceaux dignes de Buononcini. Cette fois, avant de mettre la main Ă l'oeuvre, je me donnai le temps de mĂ©diter mon plan. Je projetai dans un ballet hĂ©roĂÂŻque trois sujets diffĂ©rents en trois actes dĂ©tachĂ©s, chacun dans un diffĂ©rent caractĂšre de musique; et, prenant pour chaque sujet les amours d'un poĂšte, j'intitulai cet opĂ©ra les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, Ă©tait le Tasse; le second, en genre de musique tendre, Ă©tait Ovide; et le troisiĂšme, intitulĂ© AnacrĂ©on, devait respirer la gaietĂ© du dithyrambe. Je m'essayai d'abord sur le premier acte, et je m'y livrai avec une ardeur qui, pour la premiĂšre fois, me fit goĂ»ter les dĂ©lices de la verve dans la composition. Un soir, prĂšs d'entrer Ă l'OpĂ©ra, me sentant tourmentĂ©, maĂtrisĂ© par mes idĂ©es, je remets mon argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez moi; je me mets au lit, aprĂšs avoir bien fermĂ© mes rideaux pour empĂÂȘcher le jour d'y pĂ©nĂ©trer; et lĂ , me livrant Ă tout l'oestre poĂ©tique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare car j'Ă©tais le Tasse pour lors, et mes nobles et fiers sentiments vis-Ă -vis de son injuste frĂšre, me donnĂšrent une nuit cent fois plus dĂ©licieuse que je ne l'aurais trouvĂ©e dans les bras de la princesse elle-mĂÂȘme. Il ne resta le matin dans ma tĂÂȘte qu'une bien petite partie de ce que j'avais fait; mais ce peu, presque effacĂ© par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de marquer encore l'Ă©nergie des morceaux dont il offrait les dĂ©bris. Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© par d'autres affaires. Tandis que je m'attachais Ă la maison Dupin, madame de Beuzenval et madame de Broglie, que je continuai de voir quelquefois, ne m'avaient pas oubliĂ©. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venait d'ĂÂȘtre nommĂ© ambassadeur Ă Venise. C'Ă©tait un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisait assidĂ»ment sa cour. Son frĂšre, le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur le Dauphin, Ă©tait de la connaissance de ces deux dames, et de celle de l'abbĂ© Alary de l'AcadĂ©mie française, que je voyais aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que l'ambassadeur cherchait un secrĂ©taire, me proposa. Nous entrĂÂąmes en pourparler. Je demandais cinquante louis d'appointement, ce qui Ă©tait bien peu dans une place oĂÂč l'on est obligĂ© de figurer. Il ne voulait me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage Ă mes frais. La proposition Ă©tait ridicule. Nous ne pĂ»mes nous accorder. M. de Francueil, qui faisait ses efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrĂ©taire appelĂ© M. Follau, qu'on lui avait donnĂ© au bureau des affaires Ă©trangĂšres. A peine furent-ils arrivĂ©s Ă Venise, qu'ils se brouillĂšrent. Follau, voyant qu'il avait affaire Ă un fou, le planta lĂ ; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un jeune abbĂ© appelĂ© M. de Binis, qui Ă©crivait sous le secrĂ©taire et n'Ă©tait pas en Ă©tat d'en remplir la place, eut recours Ă moi. Le chevalier son frĂšre, homme d'esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu'il y avait des droits attachĂ©s Ă la place de secrĂ©taire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon voyage, et je partis. A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis, pour voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le RhĂÂŽne et fus m'embarquer Ă Toulon, tant Ă cause de la guerre et par raison d'Ă©conomie, que pour prendre un passeport de M. de Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et Ă qui j'Ă©tais adressĂ©. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'Ă©crivait lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda. C'Ă©tait le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait mouillĂ©, et visita la felouque sur laquelle j'Ă©tais. Cela nous assujettit en arrivant Ă GĂÂȘnes, aprĂšs une longue et pĂ©nible traversĂ©e, Ă une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix aux passagers de la faire Ă bord ou au lazaret, dans lequel on nous prĂ©vint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace Ă©troit, l'impossibilitĂ© d'y marcher, la vermine, me firent prĂ©fĂ©rer le lazaret, Ă tout risque. Je fus conduit dans un grand bĂÂątiment Ă deux Ă©tages absolument nu, oĂÂč je ne trouvai ni fenĂÂȘtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas mĂÂȘme un escabeau pour m'asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes Ă grosses serrures, et je restai lĂ , maĂtre de me promener Ă mon aise de chambre en chambre et d'Ă©tage en Ă©tage, trouvant partout la mĂÂȘme solitude et la mĂÂȘme nuditĂ©. Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret plutĂÂŽt que la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis Ă m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurais fait pour toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller Ă la chasse aux poux que j'avais gagnĂ©s dans la felouque. Quand, Ă force de changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procĂ©dai Ă l'ameublement de la chambre que je m'Ă©tais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulĂ©. Je me fis un siĂšge d'une malle posĂ©e Ă plat, et une table de l'autre posĂ©e de champ. Je tirai du papier, une Ă©critoire; j'arrangeai en maniĂšre de bibliothĂšque une douzaine de livres que j'avais. Bref, je m'accommodai si bien, qu'Ă l'exception des rideaux et des fenĂÂȘtres j'Ă©tais presque aussi commodĂ©ment Ă ce lazaret absolument nu qu'Ă mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas Ă©taient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baĂÂŻonnette au bout du fusil, les escortaient; l'escalier Ă©tait ma salle Ă manger, le palier me servait de table, la marche infĂ©rieure me servait de siĂšge; et quand mon dĂner Ă©tait servi, l'on sonnait en se retirant une clochette, pour m'avertir de me mettre Ă table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni n'Ă©crivais, ou que je ne travaillais pas Ă mon ameublement, j'allais me promener dans le cimetiĂšre des protestants, qui me servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur le port, et d'oĂÂč je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; et j'aurais passĂ© la vingtaine entiĂšre sans m'ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyĂ© de France, Ă qui je fis parvenir une lettre vinaigrĂ©e, parfumĂ©e et demi-brĂ»lĂ©e, n'eĂ»t fait abrĂ©ger mon temps de huit jours je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du gĂte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son secrĂ©taire, Ă©tait un bon garçon, qui me mena, tant Ă GĂÂȘnes qu'Ă la campagne, dans plusieurs maisons oĂÂč l'on s'amusait assez; et je liai avec lui connaissance et correspondance, que nous entretĂnmes fort longtemps. Je poursuivis agrĂ©ablement ma route Ă travers la Lombardie. Je vis Milan, VĂ©rone, Bresse, Padoue, et j'arrivai enfin Ă Venise, impatiemment attendu par M. l'ambassadeur. Je trouvai des tas de dĂ©pĂÂȘches, tant de la cour que des autres ambassadeurs, dont il n'avait pu lire ce qui Ă©tait chiffrĂ©, quoiqu'il eĂ»t tous les chiffres nĂ©cessaires pour cela. N'ayant jamais travaillĂ© dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d'abord d'ĂÂȘtre embarrassĂ©; mais je trouvai que rien n'Ă©tait plus simple, et en moins de huit jours j'eus dĂ©chiffrĂ© le tout, qui assurĂ©ment n'en valait pas la peine; car, outre que l'ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n'Ă©tait pas Ă un pareil homme qu'on eĂ»t voulu confier la moindre nĂ©gociation. Il s'Ă©tait trouvĂ© dans un grand embarras jusqu'Ă mon arrivĂ©e, ne sachant ni dicter, ni Ă©crire lisiblement. Je lui Ă©tais trĂšs utile; il le sentait, et me traita bien. Un autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Froulay, son prĂ©dĂ©cesseur, dont la tĂÂȘte s'Ă©tait dĂ©rangĂ©e, le consul de France, appelĂ© M. Le Blond, Ă©tait restĂ© chargĂ© des affaires de l'ambassade; et depuis l'arrivĂ©e de M. de Montaigu, il continuait de les faire jusqu'Ă ce qu'il l'eĂ»t mis au fait. M. de Montaigu, jaloux qu'un autre fit son mĂ©tier, quoique lui-mĂÂȘme en fĂ»t incapable, prit en guignon le consul; et sitĂÂŽt que je fus arrivĂ©, il lui ĂÂŽta les fonctions de secrĂ©taire d'ambassade pour me les donner. Elles Ă©taient insĂ©parables du titre; il me dit de le prendre. Tant que je restai prĂšs de lui, jamais il n'envoya que moi sous ce titre au sĂ©nat et Ă son confĂ©rent; et dans le fond il Ă©tait fort naturel qu'il aimĂÂąt mieux avoir pour secrĂ©taire d'ambassade un homme Ă lui, qu'un consul ou un commis des bureaux nommĂ© par la cour. Cela me rendit ma situation assez agrĂ©able, et empĂÂȘcha ses gentilshommes, qui Ă©taient Italiens ainsi que ses pages et la plupart de ses gens, de me disputer la primautĂ© dans sa maison. Je me servis avec succĂšs de l'autoritĂ© qui y Ă©tait attachĂ©e pour maintenir son droit de liste, c'est-Ă -dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu'on fit plusieurs fois pour l'enfreindre, et auxquelles ses officiers vĂ©nitiens n'avaient garde de rĂ©sister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y rĂ©fugiĂÂąt des bandits, quoiqu'il m'en eĂ»t pu revenir des avantages dont S. Exc. n'aurait pas dĂ©daignĂ© sa part. Elle osa mĂÂȘme rĂ©clamer sur les droits du secrĂ©tariat qu'on appelait la chancellerie. On Ă©tait en guerre; il ne laissait pas d'y avoir bien des expĂ©ditions de passeports. Chacun de ces passeports payait un sequin au secrĂ©taire qui l'expĂ©diait et le contresignait. Tous mes prĂ©dĂ©cesseurs s'Ă©taient fait payer ce sequin indistinctement tant des Français que des Ă©trangers. Je trouvai cet usage injuste; et, sans ĂÂȘtre Français, je l'abrogeai pour les Français; mais j'exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frĂšre du favori de la reine d'Espagne, m'ayant fait demander un passeport sans m'envoyer le sequin, je le lui fis demander; hardiesse que le vindicatif Italien n'oublia pas. DĂšs qu'on sut la rĂ©forme que j'avais faite dans la taxe des passeports, il ne se prĂ©senta plus, pour en avoir, que des foules de prĂ©tendus Français, qui, dans des baragouins abominables, se disaient l'un Provençal, l'autre Picard, l'autre Bourguignon. Comme j'ai l'oreille assez fine, je n'en fus guĂšre la dupe, et je doute qu'un seul Italien m'ait soufflĂ© mon sequin et qu'un seul Français l'ait payĂ©. J'eus la bĂÂȘtise de dire Ă M. de Montaigu, qui ne savait rien de rien, ce que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles; et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français, il prĂ©tendit que j'entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des avantages Ă©quivalents. Plus indignĂ© de cette bassesse qu'affectĂ© pour mon propre intĂ©rĂÂȘt, je rejetai hautement sa proposition. Il insista, je m'Ă©chauffai Non, monsieur, lui dis-je trĂšs vivement, que Votre Excellence garde ce qui est Ă elle, et me laisse ce qui est Ă moi; je ne lui en cĂ©derai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait rien par cette voie, il en prit une autre. Il n'eut pas honte de me dire que, puisque j'avais des profits Ă sa chancellerie, il Ă©tait juste que j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article; et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie, nonpareille, jusqu'au sceau que je fis refaire, sans qu'il m'en ait remboursĂ© jamais un liard. Cela ne m'empĂÂȘcha pas de faire une petite part du produit des passeports Ă l'abbĂ© de Binis, bon garçon, et bien Ă©loignĂ© de prĂ©tendre Ă rien de semblable. S'il Ă©tait complaisant envers moi, je n'Ă©tais pas moins honnĂÂȘte envers lui et nous avons toujours bien vĂ©cu ensemble. Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je n'avais craint pour un homme sans expĂ©rience, auprĂšs d'un ambassadeur qui n'en avait pas davantage, et dont, pour surcroĂt, l'ignorance et l'entĂÂȘtement contrariaient comme Ă plaisir tout ce que le bon sens et quelques lumiĂšres m'inspiraient de bien pour son service et celui du roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis de Mari, ambassadeur d'Espagne, homme adroit et fin, qui l'eĂ»t menĂ© par le nez s'il l'eĂ»t voulu; mais qui, vu l'union d'intĂ©rĂÂȘt des deux couronnes, le conseillait d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eĂ»t gĂÂątĂ© ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur exĂ©cution. La seule chose qu'ils eussent Ă faire de concert Ă©tait d'engager les VĂ©nitiens Ă maintenir la neutralitĂ©. Ceux-ci ne manquaient pas de protester de leur fidĂ©litĂ© Ă l'observer, tandis qu'ils fournissaient publiquement des munitions aux troupes autrichiennes, et mĂÂȘme des recrues sous prĂ©texte de dĂ©sertion. M. de Montaigu, qui, je crois, voulait plaire Ă la rĂ©publique, ne manquait pas aussi, malgrĂ© mes reprĂ©sentations, de me faire assurer dans toutes ses dĂ©pĂÂȘches qu'elle n'enfreindrait jamais la neutralitĂ©. L'entĂÂȘtement et la stupiditĂ© de ce pauvre homme me faisaient Ă©crire et faire Ă tout moment des extravagances dont j'Ă©tais bien forcĂ© d'ĂÂȘtre l'agent puisqu'il le voulait, mais qui me rendaient quelquefois mon mĂ©tier insupportable, et mĂÂȘme presque impraticable. Il voulait absolument, par exemple, que la plus grande partie de sa dĂ©pĂÂȘche au roi et de celle au ministre fĂ»t en chiffres, quoique l'une et l'autre ne contĂnt absolument rien qui demandĂÂąt cette prĂ©caution. Je lui reprĂ©sentai qu'entre le vendredi qu'arrivaient les dĂ©pĂÂȘches de la cour, et le samedi que partaient les nĂÂŽtres, il n'y avait pas assez de temps pour l'employer Ă tant de chiffres, et Ă la forte correspondance dont j'Ă©tais chargĂ© pour le mĂÂȘme courrier. Il trouva Ă cela un expĂ©dient admirable ce fut de faire dĂšs le jeudi la rĂ©ponse aux dĂ©pĂÂȘches qui devaient arriver le lendemain. Cette idĂ©e lui parut mĂÂȘme si heureusement trouvĂ©e, quoi que je pusse lui dire sur l'impossibilitĂ©, sur l'absurditĂ© de son exĂ©cution, qu'il en fallut passer par lĂ ; et tout le temps que j'ai demeurĂ© chez lui, aprĂšs avoir tenu note de quelques mots qu'il me disait dans la semaine Ă la volĂ©e, et de quelques nouvelles triviales que j'allais Ă©cumant par-ci par-lĂ , muni de ces uniques matĂ©riaux, je ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dĂ©pĂÂȘches qui devaient partir le samedi, sauf quelques additions ou corrections que je faisais Ă la hĂÂąte sur celles qui devaient venir le vendredi, et auxquelles les nĂÂŽtres servaient de rĂ©ponses. Il avait un autre tic fort plaisant, et qui donnait Ă sa correspondance un ridicule difficile Ă imaginer c'Ă©tait de renvoyer chaque nouvelle Ă sa source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquait Ă M. Amelot les nouvelles de la cour, Ă M. de Maurepas celles de Paris, Ă M. d'Havrincourt celles de SuĂšde, Ă M. de la Chetardie celles de PĂ©tersbourg, et quelquefois Ă chacun celles qui venaient de lui-mĂÂȘme, et que j'habillais en termes un peu diffĂ©rents. Comme de tout ce que je lui portais Ă signer il ne parcourait que les dĂ©pĂÂȘches de la cour, il signait celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendait un peu plus le maĂtre de tourner ces derniĂšres Ă ma mode, et j'y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un tour raisonnable aux dĂ©pĂÂȘches essentielles heureux encore quand il ne s'avisait pas d'y larder impromptu quelques lignes de son estoc, qui me forçaient de retourner transcrire en hĂÂąte toute la dĂ©pĂÂȘche ornĂ©e de cette nouvelle impertinence, Ă laquelle il fallait donner l'honneur du chiffre, sans quoi il ne l'aurait pas signĂ©e. Je fus tentĂ© vingt fois, pour l'amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avait dit; mais sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidĂ©litĂ©, je le laissai dĂ©lirer Ă ses risques, content de lui parler avec franchise, et de remplir au moins mon devoir auprĂšs de lui. C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zĂšle et un courage qui mĂ©ritaient de sa part une autre rĂ©compense que celle que j'en reçus Ă la fin. Il Ă©tait temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m'avait douĂ© d'un heureux naturel, ce que l'Ă©ducation que j'avais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m'Ă©tais donnĂ©e Ă moi-mĂÂȘme, m'avait fait ĂÂȘtre; et je le fus. LivrĂ© Ă moi seul, sans amis, sans conseil, sans expĂ©rience, en pays Ă©tranger, servant une nation Ă©trangĂšre, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intĂ©rĂÂȘt et pour Ă©carter le scandale du bon exemple, m'excitaient Ă les imiter; loin d'en rien faire, je servis bien la France, Ă qui je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il Ă©tait juste, en tout ce qui dĂ©pendit de moi. IrrĂ©prochable dans un poste assez en vue, je mĂ©ritai, j'obtins l'estime de la rĂ©publique, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous Ă©tions en correspondance, et l'affection de tous les Français Ă©tablis Ă Venise, sans en excepter le consul mĂÂȘme, que je supplantais Ă regret dans les fonctions que je savais lui ĂÂȘtre dues, et qui me donnaient plus d'embarras que de plaisir. M. de Montaigu, livrĂ© sans rĂ©serve au marquis Mari, qui n'entrait pas dans le dĂ©tail de ses devoirs, les nĂ©gligeait Ă tel point que sans moi les Français qui Ă©taient Ă Venise ne se seraient pas aperçus qu'il y eĂ»t un ambassadeur de leur nation. Toujours Ă©conduits sans qu'il voulĂ»t les entendre lorsqu'ils avaient besoin de sa protection, ils se rebutĂšrent, et l'on n'en voyait plus aucun ni Ă sa suite ni Ă sa table, oĂÂč il ne les invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu'il aurait dĂ» faire je rendis aux Français qui avaient recours Ă lui et Ă moi tous les services qui Ă©taient en mon pouvoir. En tout autre pays, j'aurais fait davantage; mais ne pouvant voir personne en place Ă cause de la mienne, j'Ă©tais forcĂ© de recourir souvent au consul et le consul, Ă©tabli dans le pays oĂÂč il avait sa famille, avait des mĂ©nagements Ă garder qui l'empĂÂȘchaient de faire ce qu'il aurait voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n'oser parler, je m'aventurais Ă des dĂ©marches hasardeuses, dont plusieurs m'ont rĂ©ussi. Je m'en rappelle une dont le souvenir me fait encore rire on ne se douterait guĂšre que c'est Ă moi que les amateurs du spectacle Ă Paris ont dĂ» Coralline et sa soeur Camille rien cependant n'est plus vrai. VĂ©ronĂšse, leur pĂšre, s'Ă©tait engagĂ© avec ses enfants pour la troupe italienne; et aprĂšs avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s'Ă©tait tranquillement mis Ă Venise au thĂ©ĂÂątre de Saint-Luc, oĂÂč Coralline, tout enfant qu'elle Ă©tait encore, attirait beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier gentilhomme de la chambre, Ă©crivit Ă l'ambassadeur pour rĂ©clamer le pĂšre et la fille. M. de Montaigu, me donnant la lettre, me dit pour toute instruction Voyez cela. J'allai chez M. le Blond le prier de parler au patricien Ă qui appartenait le thĂ©ĂÂątre de Saint-Luc, et qui Ă©tait, je crois, un Zustiniani, afin qu'il renvoyĂÂąt VĂ©ronĂšse, qui Ă©tait engagĂ© au service du roi. Le Blond, qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal. Zustiniani battit la campagne, et VĂ©ronĂšse ne fut point renvoyĂ©. J'Ă©tais piquĂ©. L'on Ă©tait en carnaval ayant pris la bahute et le masque, je me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrĂ©e de l'ambassadeur furent frappĂ©s; Venise n'avait jamais vu pareille chose. J'entre, je me fais annoncer sous le nom d'una siora maschera. SitĂÂŽt que je fus introduit, j'ĂÂŽte mon masque et je me nomme. Le sĂ©nateur pĂÂąlit et reste stupĂ©fait. Monsieur, lui dis-je en vĂ©nitien, c'est Ă regret que j'importune Votre Excellence de ma visite; mais vous avez Ă votre thĂ©ĂÂątre de Saint-Luc un homme, nommĂ© VĂ©ronĂšse, qui est engagĂ© au service du roi, et qu'on vous a fait demander inutilement je viens le rĂ©clamer au nom de Sa MajestĂ©. Ma courte harangue fit effet. A peine Ă©tais-je parti, que mon homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'Ăâ°tat, qui lui lavĂšrent la tĂÂȘte. VĂ©ronĂšse fut congĂ©diĂ© le jour mĂÂȘme. Je lui fis dire que s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrĂÂȘter; et il partit. Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de vaisseau marchand, par moi seul et presque sans le concours de personne. Il s'appelait le capitaine Olivet de Marseille; j'ai oubliĂ© le nom du vaisseau. Son Ă©quipage avait pris querelle avec des Esclavons au service de la rĂ©publique il y avait eu des voies de fait, et le vaisseau avait Ă©tĂ© mis aux arrĂÂȘts avec une telle sĂ©vĂ©ritĂ©, que personne, exceptĂ© le seul capitaine, n'y pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours Ă l'ambassadeur, qui l'envoya promener; il fut au consul, qui lui dit que ce n'Ă©tait pas une affaire de commerce, et qu'il ne pouvait s'en mĂÂȘler. Ne sachant plus que faire, il revint Ă moi. Je reprĂ©sentai Ă M. de Montaigu qu'il devait me permettre de donner sur cette affaire un mĂ©moire au sĂ©nat. Je ne me rappelle pas s'il y consentit et si je prĂ©sentai le mĂ©moire; mais je me rappelle bien que, mes dĂ©marches n'aboutissant Ă rien, et l'embargo durant toujours, je pris un parti qui me rĂ©ussit. J'insĂ©rai la relation de cette affaire dans une dĂ©pĂÂȘche Ă M. de Maurepas et j'eus mĂÂȘme assez de peine Ă faire consentir M. de Montaigu Ă passer cet article. Je savais que nos dĂ©pĂÂȘches, sans valoir trop la peine d'ĂÂȘtre ouvertes, l'Ă©taient Ă Venise; j'en avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot dans la gazette infidĂ©litĂ© dont j'avais inutilement voulu porter l'ambassadeur Ă se plaindre. Mon objet, en parlant de cette vexation dans la dĂ©pĂÂȘche, Ă©tait de tirer parti de leur curiositĂ©, pour leur faire peur et les engager Ă dĂ©livrer le vaisseau; car s'il eĂ»t fallu attendre pour cela la rĂ©ponse de la cour, le capitaine Ă©tait ruinĂ© avant qu'elle ne fĂ»t venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau pour interroger l'Ă©quipage. Je pris avec moi l'abbĂ© Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'Ă contrecoeur; tant tous ces pauvres gens craignaient de dĂ©plaire au sĂ©nat. Ne pouvant monter Ă bord Ă cause de la dĂ©fense, je restai dans ma gondole, et j'y dressai mon verbal, interrogeant Ă haute voix et successivement tous les gens de l'Ă©quipage, et dirigeant mes questions de maniĂšre Ă tirer des rĂ©ponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel Ă faire les interrogations et le verbal lui-mĂÂȘme, ce qui en effet Ă©tait plus de son mĂ©tier que du mien. Il n'y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot, et voulut Ă peine signer le verbal aprĂšs moi. Cette dĂ©marche un peu hardie eut cependant un heureux succĂšs, et le vaisseau fut dĂ©livrĂ© longtemps avant la rĂ©ponse du ministre. Le capitaine voulut me faire un prĂ©sent. Sans me fĂÂącher, je lui dis, en lui frappant sur l'Ă©paule Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu'il trouve Ă©tabli, soit homme Ă leur vendre la protection du roi? Il voulut au moins me donner sur son bord un dĂner, que j'acceptai, et oĂÂč je menai le secrĂ©taire d'ambassade d'Espagne, nommĂ© Carrio, homme d'esprit et trĂšs aimable, qu'on a vu depuis secrĂ©taire d'ambassade Ă Paris et chargĂ© des affaires, avec lequel je m'Ă©tais intimement liĂ©, Ă l'exemple de nos ambassadeurs. Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait dĂ©sintĂ©ressement tout le bien que je pouvais faire, j'avais su mettre assez d'ordre et d'attention dans tous ces menus dĂ©tails pour n'en pas ĂÂȘtre la dupe et servir les autres Ă mes dĂ©pens! Mais dans les places comme celles que j'occupais, oĂÂč les moindres fautes ne sont pas sans consĂ©quence, j'Ă©puisais toute mon attention pour n'en point faire contre mon service. Je fus jusqu'Ă la fin du plus grand ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu'une prĂ©cipitation forcĂ©e me fit faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l'ambassadeur ni personne n'eut jamais Ă me reprocher une seule nĂ©gligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est Ă noter pour un homme aussi nĂ©gligent et aussi Ă©tourdi que moi mais je manquais parfois de mĂ©moire et de soin dans les affaires particuliĂšres dont je me chargeais; et l'amour de la justice m'en a toujours fait supporter le prĂ©judice de mon propre mouvement, avant que personne songeĂÂąt Ă se plaindre. Je n'en citerai qu'un seul trait, qui se rapporte Ă mon dĂ©part de Venise, et dont j'ai senti le contrecoup dans la suite Ă Paris. Notre cuisinier, appelĂ© Rousselot, avait apportĂ© de France un ancien billet de deux cents francs qu'un perruquier de ses amis avait d'un noble vĂ©nitien appelĂ© Zanetto Nani, pour fourniture de perruques. Rousselot m'apporta ce billet, en me priant de tĂÂącher d'en tirer quelque chose par accommodement. Je savais, il savait aussi que l'usage constant des nobles vĂ©nitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu'ils ont contractĂ©es en pays Ă©tranger quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs et de frais le malheureux crĂ©ancier, qu'il se rebute, et finit par tout abandonner, ou s'accommoder presque pour rien. Je priai M. le Blond de parler Ă Zanetto. Celui-ci convint du billet, non du payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins. Quand le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se trouvĂšrent pas prĂÂȘts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec l'ambassadeur, et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l'ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le Blond m'assura me l'avoir rendu. Je le connaissais trop honnĂÂȘte homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce qu'Ă©tait devenu ce billet. Comme Zanetto avait avouĂ© la dette, je priai M. le Blond de tĂÂącher de tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l'engager Ă renouveler le billet par duplicata. Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni l'autre. J'offris Ă Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l'acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je m'accommoderais Ă Paris avec le crĂ©ancier, dont il me donna l'adresse. Le perruquier, sachant ce qui s'Ă©tait passĂ©, voulut son billet ou son argent en entier. Que n'aurais-je point donnĂ© dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet? Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande dĂ©tresse. VoilĂ comment la perte du billet valut au crĂ©ancier le payement de la somme entiĂšre, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fĂ»t retrouvĂ©, il en aurait difficilement tirĂ© les dix Ă©cus promis par Son Excellence Zanetto Nani. Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit remplir avec goĂ»t; et hors la sociĂ©tĂ© de mon ami Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j'aurai bientĂÂŽt Ă parler, hors les rĂ©crĂ©ations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle et de quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fĂ»t pas fort pĂ©nible, surtout avec l'aide de l'abbĂ© de Binis, comme la correspondance Ă©tait trĂšs Ă©tendue et qu'on Ă©tait en temps de guerre, je ne laissais pas d'ĂÂȘtre occupĂ© raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne partie de la matinĂ©e, et les jours de courrier quelquefois jusqu'Ă minuit. Je consacrais le reste du temps Ă l'Ă©tude du mĂ©tier que je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succĂšs de mon dĂ©but, ĂÂȘtre employĂ© plus avantageusement dans la suite. En effet, il n'y avait qu'une voix sur mon compte, Ă commencer par celle de l'ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui ne s'en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m'Ă©tant plaint inutilement moi-mĂÂȘme, je voulus enfin avoir mon congĂ©. Les ambassadeurs et ministres du roi, avec qui nous Ă©tions en correspondance, lui faisaient, sur le mĂ©rite de son secrĂ©taire, des compliments qui devaient le flatter, et qui, dans sa mauvaise tĂÂȘte, produisaient un effet tout contraire. Il en reçut un surtout dans une circonstance essentielle, qu'il ne m'a jamais pardonnĂ©. Ceci vaut la peine d'ĂÂȘtre expliquĂ©. Il pouvait si peu se gĂÂȘner, que le samedi mĂÂȘme, jour de presque tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le travail fĂ»t achevĂ©; et me talonnant sans cesse pour expĂ©dier les dĂ©pĂÂȘches du roi et des ministres, il les signait en hĂÂąte, et puis courait je ne sais oĂÂč, laissant la plupart des autres lettres sans signature ce qui me forçait, quand ce n'Ă©tait que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais lorsqu'il s'agissait d'affaires qui regardaient le service du roi, il fallait bien que quelqu'un signĂÂąt, et je signais. J'en usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent, chargĂ© des affaires du roi Ă Vienne. C'Ă©tait dans le temps que le prince de Lobkowitz marchait Ă Naples, et que le comte de Gages fit cette mĂ©morable retraite, la plus belle manoeuvre de guerre de tout le siĂšcle, et dont l'Europe a trop peu parlĂ©. L'avis portait qu'un homme, dont M. Vincent nous envoyait le signalement, partait de Vienne, et devait passer Ă Venise, allant furtivement dans l'Abruzze, chargĂ© d'y faire soulever le peuple Ă l'approche des Autrichiens. En l'absence de M. le comte de Montaigu, qui ne s'intĂ©ressait Ă rien, je fis passer Ă M. le marquis de l'HĂÂŽpital cet avis si Ă propos, que c'est peut-ĂÂȘtre Ă ce pauvre Jean-Jacques si bafouĂ© que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples. Le marquis de l'HĂÂŽpital, en remerciant son collĂšgue comme il Ă©tait juste, lui parla de son secrĂ©taire, et du service qu'il venait de rendre Ă la cause commune. Le comte de Montaigu, qui avait Ă se reprocher sa nĂ©gligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un reproche, et m'en parla avec humeur. J'avais Ă©tĂ© dans le cas d'en user avec le comte de Castellane, ambassadeur Ă Constantinople, comme avec le marquis de l'HĂÂŽpital, quoiqu'en chose moins importante. Comme il n'y avait point d'autre poste pour Constantinople que les courriers que le sĂ©nat envoyait de temps en temps Ă son bayle, on donnait avis du dĂ©part de ces courriers Ă l'ambassadeur de France, pour qu'il pĂ»t Ă©crire par cette voie Ă son collĂšgue, s'il le jugeait Ă propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour ou deux Ă l'avance mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu, qu'on se contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux avant le dĂ©part du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la dĂ©pĂÂȘche en son absence. M. de Castellane, en y rĂ©pondant, faisait mention de moi en termes honnĂÂȘtes; autant en faisait Ă GĂÂȘnes M. de Jonville autant de nouveaux griefs. J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire connaĂtre, mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos; et il me paraissait fort juste, en servant bien, d'aspirer au prix naturel des bons services, qui est l'estime de ceux qui sont en Ă©tat d'en juger et de les rĂ©compenser. Je ne dirai pas si mon exactitude Ă remplir mes fonctions Ă©tait de la part de l'ambassadeur un lĂ©gitime sujet de plainte; mais je dirai bien que c'est le seul qu'il ait articulĂ© jusqu'au jour de notre sĂ©paration. Sa maison, qu'il n'avait jamais mise sur un bon pied, se remplissait de canaille les Français y Ă©taient maltraitĂ©s, les Italiens y prenaient l'ascendant; et mĂÂȘme parmi eux les bons serviteurs attachĂ©s depuis longtemps Ă l'ambassade furent tous malhonnĂÂȘtement chassĂ©s, entre autres son premier gentilhomme, qui l'avait Ă©tĂ© du comte de Froulay, et qu'on appelait, je crois, le comte Peati, ou d'un nom trĂšs approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de Montaigu, Ă©tait un bandit de Mantoue, appelĂ© Dominique Vitali, Ă qui l'ambassadeur confia le soin de sa maison, et qui, Ă force de patelinage et de basse lĂ©sine, obtint sa confiance et devint son favori, au grand prĂ©judice du peu d'honnĂÂȘtes gens qui y Ă©taient encore, et du secrĂ©taire qui Ă©tait Ă leur tĂÂȘte. L'oeil intĂšgre d'un honnĂÂȘte homme est toujours inquiĂ©tant pour les fripons. Il n'en aurait pas fallu davantage pour que celui-ci me prĂt en haine; mais cette haine avait une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu'on me condamne si j'avais tort. L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge Ă chacun des cinq spectacles. Tous les jours Ă dĂner il nommait le thĂ©ĂÂątre oĂÂč il voulait aller ce jour-lĂ ; je choisissais aprĂšs lui, et les gentilshommes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que j'avais choisie. Un jour, Vitali n'Ă©tant pas lĂ , je chargeai le valet de pied qui me servait de m'apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de m'envoyer ma clef, dit qu'il en avait disposĂ©. J'Ă©tais d'autant plus outrĂ©, que le valet de pied m'avait rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d'excuse que je ne reçus point Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire Ă telle heure dans la maison oĂÂč j'ai reçu l'affront, et devant les gens qui en ont Ă©tĂ© les tĂ©moins; ou aprĂšs-demain, quoi qu'il arrive, je vous dĂ©clare que vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton dĂ©cidĂ© lui en imposa. Il vint au lieu et Ă l'heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui; mais il prit Ă loisir ses mesures, et, tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement Ă l'italienne, que, ne pouvant porter l'ambassadeur Ă me donner mon congĂ©, il me mit dans la nĂ©cessitĂ© de le prendre. Un pareil misĂ©rable n'Ă©tait assurĂ©ment pas fait pour me connaĂtre; mais il connaissait de moi ce qui servait Ă ses vues; il me connaissait bon et doux Ă l'excĂšs pour supporter des torts involontaires, fier et peu endurant pour des offenses prĂ©mĂ©ditĂ©es, aimant la dĂ©cence et la dignitĂ© dans les choses convenables, et non moins exigeant pour l'honneur qui m'Ă©tait dĂ» qu'attentif Ă rendre celui que je devais aux autres. C'est par lĂ qu'il entreprit et vint Ă bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous; il en ĂÂŽta ce que j'avais tĂÂąchĂ© d'y maintenir de rĂšgle, de subordination, de propretĂ©, d'ordre. Une maison sans femme a besoin d'une discipline un peu sĂ©vĂšre, pour y faire rĂ©gner la modestie insĂ©parable de la dignitĂ©. Il fit bientĂÂŽt de la nĂÂŽtre un lieu de crapule et de licence, un repaire de fripons et de dĂ©bauchĂ©s. Il donna pour second gentilhomme Ă S. E., Ă la place de celui qu'il avait fait chasser, un autre maquereau comme lui, qui tenait bordel public Ă la Croix-de-Malte; et ces deux coquins bien d'accord Ă©taient d'une indĂ©cence Ă©gale Ă leur insolence. Hors la seule chambre de l'ambassadeur, qui mĂÂȘme n'Ă©tait pas trop en rĂšgle, il n'y avait pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnĂÂȘte homme. Comme S. E. ne soupait pas, nous avions le soir, les gentilshommes et moi, une table particuliĂšre, oĂÂč mangeaient aussi l'abbĂ© de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargotte on est servi plus proprement, plus dĂ©cemment, en linge moins sale, et l'on a mieux Ă manger. On nous donnait une seule petite chandelle bien noire, des assiettes d'Ă©tain, des fourchettes de fer. Passe encore pour ce qui se faisait en secret mais on m'ĂÂŽta ma gondole; seul de tous les secrĂ©taires d'ambassadeur, j'Ă©tais forcĂ© d'en louer une ou d'aller Ă pied; et je n'avais plus la livrĂ©e de S. E. que quand j'allais au sĂ©nat. D'ailleurs, rien de ce qui se passait au dedans n'Ă©tait ignorĂ© dans la ville. Tous les officiers de l'ambassadeur jetaient des hauts cris. Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut, sachant bien que l'indĂ©cence avec laquelle nous Ă©tions traitĂ©s m'Ă©tait plus sensible qu'Ă tous les autres. Seul de la maison, je ne disais rien au dehors; mais je me plaignais vivement Ă l'ambassadeur et du reste et de lui-mĂÂȘme, qui, secrĂštement excitĂ© par son ĂÂąme damnĂ©e, me faisait chaque jour quelque nouvel affront. ForcĂ© de dĂ©penser beaucoup pour me tenir au pair avec mes confrĂšres et convenablement Ă mon poste, je ne pouvais arracher un sou de mes appointements; et quand je lui demandais de l'argent, il me parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eĂ»t dĂ» remplir ma bourse et pourvoir Ă tout. Ces deux bandits finirent par faire tourner tout Ă fait la tĂÂȘte Ă leur maĂtre, qui ne l'avait dĂ©jĂ pas trop droite, et le ruinaient dans un brocantage continuel par des marchĂ©s de dupe, qu'ils lui persuadaient ĂÂȘtre des marchĂ©s d'escroc. Ils lui firent louer, sur la Brenta, un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagĂšrent le surplus avec le propriĂ©taire. Les appartements en Ă©taient incrustĂ©s en mosaĂÂŻques, et garnis de colonnes et de pilastres de trĂšs beaux marbres Ă la mode du pays. M. de Montaigu fit superbement masquer tout cela d'une boiserie de sapin, par l'unique raison qu'Ă Paris les appartements sont ainsi boisĂ©s. Ce fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui Ă©taient Ă Venise, il ĂÂŽta l'Ă©pĂ©e Ă ses pages et la canne Ă ses valets de pied. VoilĂ quel Ă©tait l'homme qui, toujours par le mĂÂȘme motif peut-ĂÂȘtre, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servais fidĂšlement. J'endurai patiemment ses dĂ©dains, sa brutalitĂ©, ses mauvais traitements, tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas voir de la haine; mais dĂšs que je vis le dessein formĂ© de me priver de l'honneur que je mĂ©ritais par mon bon service, je rĂ©solus d'y renoncer. La premiĂšre marque que je reçus de sa mauvaise volontĂ© fut Ă l'occasion d'un dĂner qu'il devait donner Ă M. le duc de ModĂšne et Ă sa famille, qui Ă©taient Ă Venise, et dans lequel il me signifia que je n'aurais pas place Ă sa table. Je lui rĂ©pondis, piquĂ©, mais sans me fĂÂącher, qu'ayant l'honneur d'y dĂner journellement, si M. le duc de ModĂšne exigeait que je m'en abstinsse quand il y viendrait, il Ă©tait de la dignitĂ© de Son Excellence et de mon devoir de n'y pas consentir. Comment! dit-il avec emportement, mon secrĂ©taire, qui mĂÂȘme n'est pas gentilhomme, prĂ©tend dĂner avec un souverain, quand mes gentilshommes n'y dĂnent pas! Oui, monsieur, lui rĂ©pliquai-je, le poste dont m'a honorĂ© Votre Excellence m'ennoblit si bien tant que je le remplis, que j'ai mĂÂȘme le pas sur vos gentilshommes ou soi-disant tels, et suis admis oĂÂč ils ne peuvent l'ĂÂȘtre. Vous n'ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrĂ©e publique, je suis appelĂ© par l'Ă©tiquette, et par un usage immĂ©morial, Ă vous y suivre en habit de cĂ©rĂ©monie, et Ă l'honneur d'y dĂner avec vous au palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sĂ©nat de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc de ModĂšne. Quoique l'argument fĂ»t sans rĂ©plique, l'ambassadeur ne s'y rendit point mais nous n'eĂ»mes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de ModĂšne n'Ă©tant point venu dĂner chez lui. DĂšs lors il ne cessa de me donner des dĂ©sagrĂ©ments, de me faire des passe-droits, s'efforçant de m'ĂÂŽter les petites prĂ©rogatives attachĂ©es Ă mon poste, pour les transmettre Ă son cher Vitali; et je suis sĂ»r que s'il eĂ»t osĂ© l'envoyer au sĂ©nat Ă ma place, il l'aurait fait. Il employait ordinairement l'abbĂ© de Binis pour Ă©crire dans son cabinet ses lettres particuliĂšres il se servit de lui pour Ă©crire Ă M. de Maurepas une relation de l'affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m'en Ă©tais mĂÂȘlĂ©, il m'ĂÂŽtait mĂÂȘme l'honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour l'attribuer Ă Patizel, qui n'avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire Ă son favori, mais non pas se dĂ©faire de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aisĂ© de me trouver un successeur qu'Ă M. Follau, qui l'avait dĂ©jĂ fait connaĂtre. Il lui fallait absolument un secrĂ©taire qui sĂ»t l'italien, Ă cause des rĂ©ponses du sĂ©nat; qui fit toutes ses dĂ©pĂÂȘches, toutes ses affaires sans qu'il se mĂÂȘlĂÂąt de rien; qui joignĂt au mĂ©rite de bien servir la bassesse d'ĂÂȘtre le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait donc me garder et me mater en me tenant loin de mon pays et du sien, sans argent pour y retourner; et il aurait rĂ©ussi peut-ĂÂȘtre, s'il s'y fĂ»t pris modĂ©rĂ©ment. Mais Vitali, qui avait d'autres vues et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en vint Ă bout. DĂšs que je vis que je perdais toutes mes peines, que l'ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de m'en savoir grĂ©, que je n'avais plus Ă espĂ©rer chez lui que dĂ©sagrĂ©ments au dedans, injustice au dehors, et que, dans le dĂ©cri gĂ©nĂ©ral oĂÂč il s'Ă©tait mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et lui demandai mon congĂ©, lui laissant le temps de se pourvoir d'un secrĂ©taire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en devoir de chercher personne, j'Ă©crivis Ă son frĂšre, et, lui dĂ©taillant mes motifs, je le priai d'obtenir mon congĂ© de Son Excellence, ajoutant que de maniĂšre ou d'autre il m'Ă©tait impossible de rester. J'attendis longtemps, et n'eus point de rĂ©ponse. Je commençais d'ĂÂȘtre fort embarrassĂ©; mais l'ambassadeur reçut enfin une lettre de son frĂšre. Il fallait qu'elle fĂ»t vive, car, quoiqu'il fĂ»t sujet Ă des emportements trĂšs fĂ©roces, je ne lui en vis jamais un pareil. AprĂšs des torrents d'injures abominables, ne sachant plus que dire, il m'accusa d'avoir vendu ses chiffres. Je me mis Ă rire, et lui demandai d'un ton moqueur s'il croyait qu'il y eĂ»t dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un Ă©cu. Cette rĂ©ponse le fit Ă©cumer de rage. Il fit mine d'appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la fenĂÂȘtre. Jusque-lĂ j'avais Ă©tĂ© fort tranquille; mais Ă cette menace, la colĂšre et l'indignation me transportĂšrent Ă mon tour. Je m'Ă©lançai vers la porte, et aprĂšs avoir tirĂ© le bouton qui la fermait en dedans Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en revenant Ă lui d'un pas grave, vos gens ne se mĂÂȘleront pas de cette affaire; trouvez bon qu'elle se passe entre nous. Mon action, mon air le calmĂšrent Ă l'instant mĂÂȘme; la surprise et l'effroi se marquĂšrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans attendre sa rĂ©ponse, j'allai rouvrir la porte, je sortis, et passai posĂ©ment dans l'antichambre au milieu de ses gens, qui se levĂšrent Ă l'ordinaire, et qui, je crois, m'auraient plutĂÂŽt prĂÂȘtĂ© main-forte contre lui, qu'Ă lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l'escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n'y plus rentrer. J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en fut peu surpris; il connaissait l'homme. Il me retint Ă dĂner. Ce dĂner, quoique impromptu, fut brillant; tous les Français de considĂ©ration qui Ă©taient Ă Venise s'y trouvĂšrent l'ambassadeur n'eĂ»t pas un chat. Le consul conta mon cas Ă la compagnie. A ce rĂ©cit il n'y eut qu'un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n'avait point rĂ©glĂ© mon compte, ne m'avait pas donnĂ© un sou; et, rĂ©duit pour toute ressource Ă quelques louis que j'avais sur moi, j'Ă©tais dans l'embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de Saint-Cyr, avec lequel, aprĂšs lui, j'avais le plus de liaison. Je remerciai tous les autres, et en attendant mon dĂ©part, j'allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n'Ă©tait pas complice des injustices de l'ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fĂÂȘtĂ© dans mon infortune et lui dĂ©laissĂ©, tout ambassadeur qu'il Ă©tait, perdit tout Ă fait la tĂÂȘte, et se comporta comme un forcenĂ©. Il s'oublia jusqu'Ă prĂ©senter un mĂ©moire au sĂ©nat pour me faire arrĂÂȘter. Sur l'avis que m'en donna l'abbĂ© de Binis, je rĂ©solus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme j'avais comptĂ©. On avait vu et approuvĂ© ma conduite; j'Ă©tais universellement estimĂ©. La seigneurie ne daigna pas mĂÂȘme rĂ©pondre Ă l'extravagant mĂ©moire de l'ambassadeur, et me fit dire par le consul que je pouvais rester Ă Venise aussi longtemps qu'il me plairait, sans m'inquiĂ©ter des dĂ©marches d'un fou. Je continuai de voir mes amis j'allai prendre congĂ© de M. l'ambassadeur d'Espagne, qui me reçut trĂšs bien, et du comte de Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais Ă qui j'Ă©crivis, et qui me rĂ©pondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgrĂ© mes embarras, d'autres dettes que les emprunts dont je viens de parler, et une cinquante d'Ă©cus chez un marchand nommĂ© Morandi, que Carrio se chargea de payer et que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-lĂ mais quant aux deux emprunts dont j'ai parlĂ©, je les remboursai trĂšs exactement sitĂÂŽt que la chose me fut possible. Ne quittons pas Venise sans dire un mot des cĂ©lĂšbres amusements de cette ville, ou du moins de la trĂšs petite part que j'y pris durant mon sĂ©jour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j'ai couru les plaisirs de cet ĂÂąge, ou du moins ceux qu'on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goĂ»t Ă Venise; mais mes occupations, qui d'ailleurs m'en auraient empĂÂȘchĂ©, rendirent plus piquantes les rĂ©crĂ©ations simples que je me permettais. La premiĂšre et la plus douce Ă©tait la sociĂ©tĂ© des gens de mĂ©rite, MM. le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna, et un gentilhomme forlan dont j'ai grand regret d'avoir oubliĂ© le nom, et dont je ne me rappelle point sans Ă©motion l'aimable souvenir c'Ă©tait, de tous les hommes que j'ai connus dans ma vie, celui dont le coeur ressemblait le plus au mien. Nous Ă©tions liĂ©s aussi avec deux ou trois Anglais pleins d'esprit et de connaissances, passionnĂ©s de la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs femmes, ou leurs amies, ou leurs maĂtresses, ces derniĂšres presque toutes filles Ă talents, chez lesquelles on faisait de la musique ou des bals. On y jouait aussi, mais trĂšs peu; les goĂ»ts vifs, les talents, les spectacles nous rendaient cet amusement insipide. Le jeu n'est que la ressource des gens ennuyĂ©s. J'avais apportĂ© de Paris le prĂ©jugĂ© qu'on a dans ce pays-lĂ contre la musique italienne mais j'avais aussi reçu de la nature cette sensibilitĂ© de tact contre laquelle les prĂ©jugĂ©s ne tiennent pas. J'eus bientĂÂŽt pour cette musique la passion qu'elle inspire Ă ceux qui sont faits pour en juger. En Ă©coutant les barcarolles, je trouvais que je n'avais pas ouĂÂŻ chanter jusqu'alors; et bientĂÂŽt je m'engouai tellement de l'OpĂ©ra, qu'ennuyĂ© de babiller, manger et jouer dans les loges, quand je n'aurais voulu qu'Ă©couter, je me dĂ©robais souvent Ă la compagnie pour aller d'un autre cĂÂŽtĂ©. LĂ , tout seul, enfermĂ© dans ma loge, je me livrais, malgrĂ© la longueur du spectacle, au plaisir d'en jouir Ă mon aise jusqu'Ă la fin. Un jour, au thĂ©ĂÂątre de Saint-Chrysostome, je m'endormis, et bien plus profondĂ©ment que je n'aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me rĂ©veillĂšrent point; mais qui pourrait exprimer la sensation dĂ©licieuse que me firent la douce harmonie et les chants angĂ©liques de celui qui me rĂ©veilla! Quel rĂ©veil, quels ravissements, quelle extase quand j'ouvris au mĂÂȘme instant les oreilles et les yeux! Ma premiĂšre idĂ©e fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore et que je n'oublierai de ma vie, commençait ainsi Conservami la bella Che si m'accende il cor. Je voulus avoir ce morceau je l'eus, et je l'ai gardĂ© longtemps; mais il n'Ă©tait pas sur mon papier comme dans ma mĂ©moire. C'Ă©tait bien la mĂÂȘme note, mais ce n'Ă©tait pas la mĂÂȘme chose. Jamais cet air divin ne peut ĂÂȘtre exĂ©cutĂ© que dans ma tĂÂȘte, comme il le fut le jour qu'il me rĂ©veilla. Une musique Ă mon grĂ© bien supĂ©rieure Ă celle des opĂ©ras, et qui n'a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charitĂ© Ă©tablies pour donner l'Ă©ducation Ă des jeunes filles sans bien, et que la rĂ©publique dote ensuite soit pour le mariage, soit pour le cloĂtre. Parmi les talents qu'on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches Ă l'Ă©glise de ces quatre scuole, on a durant les vĂÂȘpres des motets Ă grand choeur et en grand orchestre, composĂ©s et dirigĂ©s par les plus grands maĂtres de l'Italie, exĂ©cutĂ©s dans des tribunes grillĂ©es, uniquement par des filles dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'idĂ©e de rien d'aussi voluptueux, d'aussi touchant que cette musique les richesses de l'art, le goĂ»t exquis des chants, la beautĂ© des voix, la justesse de l'exĂ©cution, tout dans ces dĂ©licieux concerts concourt Ă produire une impression qui n'est assurĂ©ment pas du bon costume, mais dont je doute qu'aucun coeur d'homme soit Ă l'abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vĂÂȘpres aux Mendicanti, et nous n'Ă©tions pas les seuls. L'Ă©glise Ă©tait toujours pleine d'amateurs; les acteurs mĂÂȘme de l'OpĂ©ra venaient se former au vrai goĂ»t du chant sur ces excellents modĂšles. Ce qui me dĂ©solait Ă©tait ces maudites grilles qui ne laissaient passer que des sons, et me cachaient les anges de beautĂ© dont ils Ă©taient dignes. Je ne parlais d'autre chose. Un jour que j'en parlais chez M. le Blond Si vous ĂÂȘtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisĂ© de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je veux vous y donner Ă goĂ»ter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu'il ne m'eĂ»t tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermait ces beautĂ©s si convoitĂ©es, je sentis un frĂ©missement d'amour que je n'avais jamais Ă©prouvĂ©. M. le Blond me prĂ©senta l'une aprĂšs l'autre ces chanteuses cĂ©lĂšbres dont la voix et le nom Ă©taient tout ce qui m'Ă©tait connu. Venez, Sophie... Elle Ă©tait horrible. Venez, Cattina... Elle Ă©tait borgne. Venez, Bettina... La petite vĂ©role l'avait dĂ©figurĂ©e. Presque pas une n'Ă©tait sans quelque notable dĂ©faut. Le bourreau riait de ma cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables; elles ne chantaient que dans les choeurs. J'Ă©tais dĂ©solĂ©. Durant le goĂ»ter, on les agaça, elles s'Ă©gayĂšrent. La laideur n'exclut pas les grĂÂąces; je leur en trouvai. Je me disais on ne chante pas ainsi sans ĂÂąme; elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J'osais Ă peine retourner Ă leurs vĂÂȘpres. J'eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants dĂ©licieux et leurs voix fardaient si bien leurs visages, que tant qu'elles chantaient je m'obstinais, en dĂ©pit de mes yeux, Ă les trouver belles. La musique en Italie coĂ»te si peu de chose, que ce n'est pas la peine de s'en faire faute quand on a du goĂ»t pour elle. Je louai un clavecin, et pour un petit Ă©cu j'avais chez moi quatre ou cinq symphonistes, avec lesquels je m'exerçais une fois la semaine Ă exĂ©cuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de plaisir Ă l'OpĂ©ra. J'y fis essayer aussi quelques symphonies de mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on me voulĂ»t cajoler, le maĂtre des ballets de Saint-Jean-Chrysostome m'en fit demander deux que j'eus le plaisir d'entendre exĂ©cuter par cet admirable orchestre, et qui furent dansĂ©es par une petite Bettina, jolie et surtout aimable fille, entretenue par un Espagnol de nos amis appelĂ© Fagoaga, et chez laquelle nous allions passer la soirĂ©e assez souvent. Mais, Ă propos de filles, ce n'est pas dans une ville comme Venise qu'on s'en abstient n'avez-vous rien, pourrait-on me dire, Ă confesser sur cet article? Oui, j'ai quelque chose Ă dire en effet, et je vais procĂ©der Ă cette confession avec la mĂÂȘme naĂÂŻvetĂ© que j'ai mise Ă toutes les autres. J'ai toujours eu du dĂ©goĂ»t pour les filles publiques, et je n'avais pas Ă Venise autre chose Ă ma portĂ©e, l'entrĂ©e de la plupart des maisons du pays m'Ă©tant interdite Ă cause de ma place. Les filles de M. le Blond Ă©taient trĂšs aimables, mais d'un difficile abord; et je considĂ©rais trop le pĂšre et la mĂšre pour penser mĂÂȘme Ă les convoiter. J'aurais eu plus de goĂ»t pour une jeune personne appelĂ©e mademoiselle de CatanĂ©o, fille de l'agent du roi de Prusse; mais Carrio Ă©tait amoureux d'elle, il a mĂÂȘme Ă©tĂ© question de mariage. Il Ă©tait Ă son aise, et je n'avais rien; il avait cent louis d'appointements, je n'avais que cent pistoles; et outre que je ne voulais pas aller sur les brisĂ©es d'un ami, je savais que partout, et surtout Ă Venise, avec une bourse aussi mal garnie, on ne doit pas se mĂÂȘler de faire le galant. Je n'avais pas perdu la funeste habitude de donner le change Ă mes besoins; et, trop occupĂ© pour sentir vivement ceux que le climat donne, je vĂ©cus prĂšs d'un an dans cette ville aussi sage que j'avais fait Ă Paris, et j'en suis reparti au bout de dix-huit mois sans avoir approchĂ© du sexe que deux seules fois, par les singuliĂšres occasions que je vais dire. La premiĂšre me fut procurĂ©e par l'honnĂÂȘte gentilhomme Vitali, quelque temps aprĂšs l'excuse que je l'obligeai de me demander dans toutes les formes. On parlait Ă table des amusements de Venise. Ces messieurs me reprochaient mon indiffĂ©rence pour le plus piquant de tous, vantant la gentillesse des courtisanes vĂ©nitiennes, et disant qu'il n'y en avait point au monde qui les valussent. Dominique dit qu'il fallait que je fisse connaissance avec la plus aimable de toutes; qu'il voulait m'y mener et que j'en serais content. Je me mis Ă rire de cette offre obligeante, et le comte Peati, homme dĂ©jĂ vieux et vĂ©nĂ©rable, dit, avec plus de franchise que je n'en aurais attendu d'un Italien, qu'il me croyait trop sage pour me laisser mener chez des filles par mon ennemi. Je n'en avais en effet ni l'intention ni la tentation; et malgrĂ© cela, par une de ces inconsĂ©quences que j'ai peine Ă comprendre moi-mĂÂȘme, je finis par me laisser entraĂner contre mon goĂ»t, mon coeur, ma raison, ma volontĂ© mĂÂȘme, uniquement par faiblesse, par honte de marquer de la dĂ©fiance, et, comme on dit dans ce pays-lĂ , per non parer troppo coglione. La Padoana chez qui nous allĂÂąmes Ă©tait d'une assez jolie figure, belle mĂÂȘme, mais non pas d'une beautĂ© qui me plĂ»t. Dominique me laissa chez elle. Je fis venir des sorbetti, je la fis chanter, et au bout d'une demi-heure, je voulus m'en aller, en laissant sur la table un ducat; mais elle eut le singulier scrupule de n'en vouloir point qu'elle ne l'eĂ»t gagnĂ© et moi la singuliĂšre bĂÂȘtise de lever son scrupule. Je m'en revins au palais, si persuadĂ© que j'Ă©tais poivrĂ©, que la premiĂšre chose que je fis en arrivant fut d'envoyer chercher le chirurgien pour lui demander des tisanes. Rien ne peut Ă©galer le malaise d'esprit que je souffris durant trois semaines, sans qu'aucune incommoditĂ© rĂ©elle, aucun signe apparent le justifiĂÂąt. Je ne pouvais concevoir qu'on pĂ»t sortir impunĂ©ment des bras de la Padoana. Le chirurgien lui-mĂÂȘme eut toute la peine imaginable Ă me rassurer. Il n'en put venir Ă bout qu'en me persuadant que j'Ă©tais conformĂ© d'une façon particuliĂšre Ă ne pouvoir pas aisĂ©ment ĂÂȘtre infectĂ©; et quoique je me sois moins exposĂ© peut-ĂÂȘtre qu'aucun autre homme Ă cette expĂ©rience, ma santĂ©, de ce cĂÂŽtĂ©, n'ayant jamais reçu d'atteinte, m'est une preuve que le chirurgien avait raison. Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu tĂ©mĂ©raire; et si je tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je n'en ai pas abusĂ©. Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d'une espĂšce bien diffĂ©rente, et quant Ă son origine et quant Ă ses effets. J'ai dit que le capitaine Olivet m'avait donnĂ© Ă dĂner sur son bord, et que j'y avais menĂ© le secrĂ©taire d'Espagne. Je m'attendais au salut du canon. L'Ă©quipage nous reçut en haie, mais il n'y eut pas une amorce brĂ»lĂ©e, ce qui me mortifia beaucoup Ă cause de Carrio, que je vis en ĂÂȘtre un peu piquĂ©; et il Ă©tait vrai que sur les vaisseaux marchands on accordait le salut du canon Ă des gens qui ne nous valaient certainement pas; d'ailleurs, je croyais avoir mĂ©ritĂ© quelque distinction du capitaine. Je ne pus me dĂ©guiser, parce que cela m'est toujours impossible; et quoique le dĂner fĂ»t trĂšs bon, et qu'Olivet en fĂt trĂšs bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur, mangeant peu et parlant encore moins. A la premiĂšre santĂ©, du moins, j'attendais une salve rien. Carrio, qui me lisait dans l'ĂÂąme, riait de me voir grogner comme un enfant. Au tiers du dĂner, je vois approcher une gondole. Ma foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde Ă vous, voici l'ennemi. Je lui demande ce qu'il veut dire il rĂ©pond en plaisantant. La gondole aborde, et j'en vois sortir une jeune personne Ă©blouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre; et je la vis Ă©tablie Ă cĂÂŽtĂ© de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert. Elle Ă©tait aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'italien; son accent seul eĂ»t suffi pour me tourner la tĂÂȘte. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'Ă©criant Bonne Vierge! ah! mon cher BrĂ©mond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre Ă m'Ă©touffer. Ses grands yeux noirs Ă l'orientale lançaient dans mon coeur des traits de feu; et quoique la surprise fĂt d'abord quelque diversion, la voluptĂ© me gagna trĂšs rapidement, au point que, malgrĂ© les spectateurs il fallut bientĂÂŽt que cette belle me contĂnt elle-mĂÂȘme; car j'Ă©tais ivre ou plutĂÂŽt furieux. Quand elle me vit au point oĂÂč elle me voulait, elle mit plus de modĂ©ration dans ses caresses, mais non dans sa vivacitĂ©; et quand il lui plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pĂ©tulance, elle nous dit que je ressemblais, Ă s'y tromper, Ă M. de BrĂ©mond, directeur des douanes de Toscane; qu'elle avait raffolĂ© de ce M. de BrĂ©mond; qu'elle en raffolait encore; qu'elle l'avait quittĂ©, parce qu'elle Ă©tait une sotte; qu'elle me prenait Ă sa place; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait; qu'il fallait, par la mĂÂȘme raison, que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait; et que, quand elle me planterait lĂ , je prendrais patience comme avait fait son cher BrĂ©mond. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit possession de moi comme d'un homme Ă elle, me donnait Ă garder ses gants, son Ă©ventail, son cinda, sa coiffe; m'ordonnait d'aller ici ou lĂ , de faire ceci ou cela et j'obĂ©issais. Elle me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus; elle me dit de m'ĂÂŽter de ma place, et de prier Carrio de s'y mettre, parce qu'elle avait Ă lui parler, et je le fis. Ils causĂšrent trĂšs longtemps ensemble et tout bas; je les laissai faire. Elle m'appela, je revins. Ăâ°coute, Zanetto, me dit-elle, je ne veux point ĂÂȘtre aimĂ©e Ă la française, et mĂÂȘme il n'y ferait pas bon au premier moment d'ennui, va-t'en. Mais ne reste pas Ă demi, je t'en avertis. Nous allĂÂąmes aprĂšs le dĂner voir la verrerie Ă Murano. Elle acheta beaucoup de petites breloques, qu'elle nous laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dĂ©pensĂ©. Par l'indiffĂ©rence avec laquelle elle jetait son argent et nous laissait jeter le nĂÂŽtre, on voyait qu'il n'Ă©tait d'aucun prix pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois que c'Ă©tait par vanitĂ© plus que par avarice elle s'applaudissait du prix qu'on mettait Ă ses faveurs. Le soir, nous la ramenĂÂąmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant un, voici une boĂte Ă mouches de nouvelle fabrique; pourrait-on savoir quel en est l'usage? Je vous connais d'autres armes qui font feu mieux que celles-lĂ . AprĂšs quelques plaisanteries sur le mĂÂȘme ton, elle nous dit, avec une naĂÂŻve fiertĂ© qui la rendait encore plus charmante Quand j'ai des bontĂ©s pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent; rien n'est plus juste mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera. En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza dans un dĂ©shabillĂ© plus que galant, qu'on ne connaĂt que dans les pays mĂ©ridionaux, et que je ne m'amuserai pas Ă dĂ©crire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes et son tour de gorge Ă©taient bordĂ©s d'un fil de soie garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort belle peau. Je vis ensuite que c'Ă©tait la mode Ă Venise; et l'effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode n'ait jamais passĂ© en France. Je n'avais point d'idĂ©e des voluptĂ©s qui m'attendaient. J'ai parlĂ© de madame de Larnage, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore; mais qu'elle Ă©tait vieille, et laide, et froide auprĂšs de ma Zulietta! Ne tĂÂąchez pas d'imaginer les charmes et les grĂÂąces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vĂ©ritĂ©; les jeunes vierges des cloĂtres sont moins fraĂches, les beautĂ©s du sĂ©rail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s'offrit au coeur et aux sens d'un mortel. Ah! du moins, si je l'avais su goĂ»ter pleine et entiĂšre un seul moment!... Je la goĂ»tai, mais sans charme; j'en Ă©moussai toutes les dĂ©lices; je les tuai comme Ă plaisir. Non, la nature ne m'a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tĂÂȘte le poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l'appĂ©tit dans mon coeur. S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel, c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l'objet de mon livre me fera mĂ©priser ici la fausse biensĂ©ance qui m'empĂÂȘcherait de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connaĂtre un homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes vous allez connaĂtre Ă plein Jean-Jacques Rousseau. J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beautĂ©; j'en crus voir la divinitĂ© dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pĂ»t rien sentir de pareil Ă ce qu'elle me fit Ă©prouver. A peine eus-je connu, dans les premiĂšres familiaritĂ©s, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hĂÂąter de le cueillir. Tout Ă coup, au lieu des flammes qui me dĂ©voraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, et, prĂÂȘt Ă me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant. Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par la tĂÂȘte en ce moment? Je me disais Cet objet dont je dispose est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne et gĂ©nĂ©reuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes devraient ĂÂȘtre ses esclaves; les sceptres devraient ĂÂȘtre Ă ses pieds. Cependant la voilĂ , misĂ©rable coureuse, livrĂ©e au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle; elle vient se jeter Ă ma tĂÂȘte, Ă moi qu'elle sait qui n'ai rien, Ă moi dont le mĂ©rite, qu'elle ne peut connaĂtre, est nul Ă ses yeux. Il y a lĂ quelque chose d'inconcevable. Ou mon coeur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d'une indigne salope, ou il faut que quelque dĂ©faut secret que j'ignore dĂ©truise l'effet de ses charmes, et la rende odieuse Ă ceux qui devraient se la disputer. Je me mis Ă chercher ce dĂ©faut avec une contention d'esprit singuliĂšre, et il ne me vint pas mĂÂȘme Ă l'esprit que la v... pĂ»t y avoir part. La fraĂcheur de ses chairs, l'Ă©clat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de propretĂ© rĂ©pandu sur toute sa personne Ă©loignaient de moi si parfaitement cette idĂ©e, qu'en doute encore sur mon Ă©tat depuis la Padoana, je me faisais plutĂÂŽt un scrupule de n'ĂÂȘtre pas assez sain pour elle; et je suis trĂšs persuadĂ© qu'en cela ma confiance ne me trompait pas. Ces rĂ©flexions, si bien placĂ©es, m'agitĂšrent au point d'en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sĂ»rement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite; mais, ayant fait un tour de chambre et passĂ© devant son miroir, elle comprit et mes yeux lui confirmĂšrent que le dĂ©goĂ»t n'avait pas de part Ă ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m'en guĂ©rir et d'effacer cette petite honte; mais au moment que j'Ă©tais prĂÂȘt Ă me pĂÂąmer sur une gorge qui semblait pour la premiĂšre fois souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle avait un tĂ©ton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir que ce tĂ©ton n'est pas conformĂ© comme l'autre. Me voilĂ cherchant dans ma tĂÂȘte comment on peut avoir un tĂ©ton borgne; et, persuadĂ© que cela tenait Ă quelque notable vice naturel, Ă force de tourner et retourner cette idĂ©e, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l'image, je ne tenais dans mes bras qu'une espĂšce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l'amour. Je poussai la stupiditĂ© jusqu'Ă lui parler de ce tĂ©ton borgne. Elle prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folĂÂątre, dit et fit des choses Ă me faire mourir d'amour; mais, gardant un fonds d'inquiĂ©tude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre Ă sa fenĂÂȘtre. Je voulus m'y mettre Ă cĂÂŽtĂ© d'elle; elle s'en ĂÂŽta, fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'aprĂšs; et, se promenant par la chambre en s'Ă©ventant, me dit d'un ton froid et dĂ©daigneux Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica. Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu'elle remit au troisiĂšme jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal Ă mon aise, le coeur plein de ses charmes et de ses grĂÂąces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal employĂ©s, qu'il n'avait tenu qu'Ă moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d'en rĂ©parer la perte, et nĂ©anmoins inquiet encore, malgrĂ© que j'en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l'indignitĂ© de son Ă©tat. Je courus, je volai chez elle Ă l'heure dite. Je ne sais si son tempĂ©rament ardent eĂ»t Ă©tĂ© plus content de cette visite; son orgueil l'eĂ»t Ă©tĂ© du moins, et je me faisais d'avance une jouissance dĂ©licieuse de lui montrer de toutes maniĂšres comment je savais rĂ©parer mes torts. Elle m'Ă©pargna cette Ă©preuve. Le gondolier, qu'en abordant j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle Ă©tait partie la veille pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en la possĂ©dant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensĂ© ne m'a point quittĂ©. Tout aimable, toute charmante qu'elle Ă©tait Ă mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle n'ait emportĂ© de moi qu'un souvenir mĂ©prisant. VoilĂ mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passĂ©s Ă Venise ne m'ont fourni de plus Ă dire qu'un simple projet tout au plus. Carrio Ă©tait galant ennuyĂ© de n'aller toujours que chez des filles engagĂ©es Ă d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une Ă son tour; et, comme nous Ă©tions insĂ©parables, il me proposa l'arrangement, peu rare Ă Venise, d'en avoir une Ă nous deux. J'y consentis. Il s'agissait de la trouver sĂ»re. Il chercha tant, qu'il dĂ©terra une petite fille de onze Ă douze ans, que son indigne mĂšre cherchait Ă vendre. Nous fĂ»mes la voir ensemble. Mes entrailles s'Ă©murent en voyant cette enfant elle Ă©tait blonde et douce comme un agneau; on ne l'aurait jamais crue Italienne. On vit pour trĂšs peu de chose Ă Venise nous donnĂÂąmes quelque argent Ă la mĂšre, et pourvĂ»mes Ă l'entretien de la fille. Elle avait de la voix pour lui procurer un talent de ressource, nous lui donnĂÂąmes une Ă©pinette et un maĂtre Ă chanter. Tout cela nous coĂ»tait Ă peine Ă chacun deux sequins par mois, et nous en Ă©pargnait davantage en autres dĂ©penses; mais comme il fallait attendre qu'elle fĂ»t mĂ»re, c'Ă©tait semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contents d'aller lĂ passer les soirĂ©es, causer et jouer trĂšs innocemment avec cette enfant, nous nous amusions plus agrĂ©ablement peut-ĂÂȘtre que si nous l'avions possĂ©dĂ©e tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la dĂ©bauche qu'un certain agrĂ©ment de vivre auprĂšs d'elles! Insensiblement mon coeur s'attachait Ă la petite Anzoletta, mais d'un attachement paternel, auquel les sens avaient si peu de part, qu'Ă mesure qu'il augmentait il m'aurait Ă©tĂ© moins possible de les y faire entrer; et je sentais que j'aurais eu horreur d'approcher cette fille devenue nubile comme d'un inceste abominable. Je voyais les sentiments du bon Carrio prendre, Ă son insu, le mĂÂȘme tour. Nous nous mĂ©nagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais bien diffĂ©rents de ceux dont nous avions d'abord eu l'idĂ©e; et je suis certain que, quelque belle qu'eĂ»t pu devenir cette pauvre enfant, loin d'ĂÂȘtre jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions Ă©tĂ© les protecteurs. Ma catastrophe, arrivĂ©e peu de temps aprĂšs, ne me laissa pas celui d'avoir part Ă cette bonne oeuvre; et je n'ai Ă me louer dans cette affaire que du penchant de mon coeur. Revenons Ă mon voyage. Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu Ă©tait de me retirer Ă GenĂšve, en attendant qu'un meilleur sort, Ă©cartant les obstacles, pĂ»t me rĂ©unir Ă ma pauvre maman. Mais l'Ă©clat qu'avait fait notre querelle, et la sottise qu'il fit d'en Ă©crire Ă la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-mĂÂȘme y rendre compte de ma conduite, et me plaindre de celle d'un forcenĂ©. Je marquai de Venise ma rĂ©solution Ă M. du Theil, chargĂ© par intĂ©rim des affaires Ă©trangĂšres aprĂšs la mort de M. Amelot. Je partis aussitĂÂŽt que ma lettre je pris ma route par Bergame, CĂÂŽme et Domo d'Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de Chaignon, chargĂ© des affaires de France, me fit mille amitiĂ©s; Ă GenĂšve, M. de la Closure m'en fit autant. J'y renouvelai connaissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avais quelque argent Ă recevoir. J'avais traversĂ© Nyon sans voir mon pĂšre non qu'il ne m'en coĂ»tĂÂąt extrĂÂȘmement, mais je n'avais pu me rĂ©soudre Ă me montrer Ă ma belle-mĂšre aprĂšs mon dĂ©sastre, certain qu'elle me jugerait sans vouloir m'Ă©couter. Le libraire Duvillard, ancien ami de mon pĂšre, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; et, pour le rĂ©parer sans m'exposer Ă voir ma belle-mĂšre, je pris une chaise, et nous fĂ»mes ensemble Ă Nyon descendre au cabaret. Duvillard s'en fut chercher mon pauvre pĂšre, qui vint tout courant m'embrasser. Nous soupĂÂąmes ensemble, et, aprĂšs avoir passĂ© une soirĂ©e bien douce Ă mon coeur, je retournai le lendemain matin Ă GenĂšve avec Duvillard, pour qui j'ai toujours conservĂ© de la reconnaissance du bien qu'il me fit en cette occasion. Mon plus court chemin n'Ă©tait pas par Lyon, mais j'y voulus passer pour vĂ©rifier une friponnerie bien basse de M. de Montaigu. J'avais fait venir de Paris une petite caisse contenant une veste brodĂ©e en or, quelques paires de manchettes et six paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition qu'il m'en fit lui-mĂÂȘme, je fis ajouter cette caisse, ou plutĂÂŽt cette boĂte, Ă son bagage. Dans le mĂ©moire d'apothicaire qu'il voulut me donner en payement de mes appointements, et qu'il avait Ă©crit de sa main, il avait mis que cette boĂte, qu'il appelait ballot, pesait onze quintaux, et il m'en avait passĂ© le port Ă un prix Ă©norme. Par les soins de M. Boy de la Tour, auquel j'Ă©tais recommandĂ© par M. Roguin, son oncle, il fut vĂ©rifiĂ©, sur les registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot ne pesait que quarante-cinq livres, et n'avait payĂ© le port qu'Ă raison de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mĂ©moire de M. de Montaigu; et, muni de ces piĂšces et de plusieurs autres de la mĂÂȘme force, je me rendis Ă Paris, trĂšs impatient d'en faire usage. J'eus, durant toute cette longue route, de petites aventures Ă CĂÂŽme, en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses, entre autres les Ăles BorromĂ©es, qui mĂ©riteraient d'ĂÂȘtre dĂ©crites; mais le temps me gagne, les espions m'obsĂšdent; je suis forcĂ© de faire Ă la hĂÂąte et mal un travail qui demanderait le loisir et la tranquillitĂ© qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus calmes, je les destine Ă refondre, si je puis, cet ouvrage, ou Ă y faire du moins un supplĂ©ment dont je sens qu'il a grand besoin. Le bruit de mon histoire m'avait devancĂ©, et en arrivant je trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde Ă©tait scandalisĂ© des folies de l'ambassadeur. MalgrĂ© cela, malgrĂ© le cri public dans Venise, malgrĂ© les preuves sans rĂ©plique que j'exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni satisfaction ni rĂ©paration, je fus mĂÂȘme laissĂ© Ă la discrĂ©tion de l'ambassadeur pour mes appointements, et cela par l'unique raison que n'Ă©tant pas Français, je n'avais pas droit Ă la protection nationale, et que c'Ă©tait une affaire particuliĂšre entre lui et moi. Tout le monde convint avec moi que j'Ă©tais offensĂ©, lĂ©sĂ©, malheureux; que l'ambassadeur Ă©tait un extravagant cruel, inique, et que toute cette affaire le dĂ©shonorait Ă jamais. Mais quoi! Il Ă©tait l'ambassadeur; je n'Ă©tais, moi, que le secrĂ©taire. Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je n'obtinsse aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'Ă force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le mĂ©ritait, on me dirait Ă la fin de me taire; et c'Ă©tait ce que j'attendais, bien rĂ©solu de n'obĂ©ir qu'aprĂšs qu'on aurait prononcĂ©. Mais il n'y avait point alors de ministre des affaires Ă©trangĂšres. On me laissa clabauder, on m'encouragea mĂÂȘme, on faisait chorus; mais l'affaire en resta toujours lĂ , jusqu'Ă ce que, las d'avoir toujours raison et jamais justice, je perdis enfin courage, et plantai lĂ tout. La seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le moins attendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute pleine des prĂ©rogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tĂÂȘte qu'un ambassadeur pĂ»t avoir tort avec son secrĂ©taire. L'accueil qu'elle me fit fut conforme Ă ce prĂ©jugĂ©. J'en fus si piquĂ©, qu'en sortant de chez elle je lui Ă©crivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-ĂÂȘtre Ă©crites, et n'y suis jamais retournĂ©. Le P. Castel me reçut mieux; mais Ă travers le patelinage jĂ©suitique, je le vis suivre assez fidĂšlement une des grandes maximes de la SociĂ©tĂ©, qui est d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fiertĂ© naturelle ne me laissĂšrent pas endurer patiemment cette partialitĂ©. Je cessai de voir le P. Castel, et par lĂ d'aller aux JĂ©suites, oĂÂč je ne connaissais que lui seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrĂšres, si diffĂ©rent de la bonhomie du bon P. Hemet, me donnait tant d'Ă©loignement pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-lĂ , si ce n'est le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il travaillait de toute sa force Ă la rĂ©futation de Montesquieu. Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste Ă dire de M. de Montaigu. Je lui avais dit dans nos dĂ©mĂÂȘlĂ©s qu'il ne lui fallait pas un secrĂ©taire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis, et me donna rĂ©ellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins d'un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il le chassa, le fit mettre en prison; chassa ses gentilshommes avec esclandre et scandale, se fit partout des querelles, reçut des affronts qu'un valet n'endurerait pas, et finit, Ă force de folies, par se faire rappeler et renvoyer planter ses choux. Apparemment que, parmi les rĂ©primandes qu'il reçut Ă la cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliĂ©e; du moins, peu de temps aprĂšs son retour, il m'envoya son maĂtre d'hĂÂŽtel pour solder mon compte et me donner de l'argent. J'en manquais dans ce moment-lĂ ; mes dettes de Venise, dettes d'honneur si jamais il en fut, me pesaient sur le coeur. Je saisis le moyen qui se prĂ©sentait de les acquitter, de mĂÂȘme que le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut me donner; je payai toutes mes dettes, et je restai sans un sou, comme auparavant, mais soulagĂ© d'un poids qui m'Ă©tait insupportable. Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'Ă sa mort, que j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix Ă ce pauvre homme! Il Ă©tait aussi propre au mĂ©tier d'ambassadeur que je l'avais Ă©tĂ© dans mon enfance Ă celui de grapignan. Cependant il n'avait tenu qu'Ă lui de se soutenir honorablement par mes services, et de me faire avancer rapidement dans l'Ă©tat auquel le comte de Gouvon m'avait destinĂ© dans ma jeunesse, et dont par moi seul je m'Ă©tais rendu capable dans un ĂÂąge plus avancĂ©. La justice et l'inutilitĂ© de mes plaintes me laissĂšrent dans l'ĂÂąme un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, oĂÂč le vrai bien public et la vĂ©ritable justice sont toujours sacrifiĂ©s Ă je ne sais quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autoritĂ© publique Ă l'oppression du faible et Ă l'iniquitĂ© du fort. Deux choses empĂÂȘchĂšrent ce germe de se dĂ©velopper pour lors comme il a fait dans la suite l'une qu'il s'agissait de moi dans cette affaire, et que l'intĂ©rĂÂȘt privĂ©, qui n'a jamais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon coeur les divins Ă©lans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et du beau d'y produire; l'autre fut le charme de l'amitiĂ©, qui tempĂ©rait et calmait ma colĂšre par l'ascendant d'un sentiment plus doux. J'avais fait connaissance Ă Venise avec un Biscayen, ami de mon ami Carrio, et digne de l'ĂÂȘtre de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, nĂ© pour tous les talents et pour toutes les vertus, venait de faire le tour de l'Italie pour prendre le goĂ»t des beaux-arts; et, n'imaginant rien de plus Ă acquĂ©rir, il voulait s'en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n'Ă©taient que le dĂ©lassement d'un gĂ©nie comme le sien, fait pour cultiver les sciences; et je lui conseillai, pour en prendre le goĂ»t, un voyage et six mois de sĂ©jour Ă Paris. Il me crut, et fut Ă Paris. Il y Ă©tait et m'attendait quand j'y arrivai. Son logement Ă©tait trop grand pour lui; il m'en offrit la moitiĂ©; je l'acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n'Ă©tait au-dessus de sa portĂ©e; il dĂ©vorait et digĂ©rait tout avec une prodigieuse rapiditĂ©. Comme il me remercia d'avoir procurĂ© cet aliment Ă son esprit, que le besoin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutĂÂąt lui-mĂÂȘme! Quels trĂ©sors de lumiĂšres et de vertus je trouvai dans cette ĂÂąme forte! Je sentis que c'Ă©tait l'ami qu'il me fallait nous devĂnmes intimes. Nos goĂ»ts n'Ă©taient pas les mĂÂȘmes; nous disputions toujours. Tous deux opiniĂÂątres, nous n'Ă©tions jamais d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; et tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eĂ»t voulu que l'autre fĂ»t autrement. Ignacio Emmanuel de Altuna Ă©tait un de ces hommes rares que l'Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n'avait pas ces violentes passions nationales communes dans son pays; l'idĂ©e de la vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son esprit que le dĂ©sir dans son coeur. Il Ă©tait trop fier pour ĂÂȘtre vindicatif, et je lui ai souvent ouĂÂŻ dire avec beaucoup de sang-froid qu'un mortel ne pouvait pas offenser son ĂÂąme. Il Ă©tait galant sans ĂÂȘtre tendre. Il jouait avec les femmes comme avec de jolis enfants. Il se plaisait avec les maĂtresses de ses amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun dĂ©sir d'en avoir. Les flammes de la vertu dont son coeur Ă©tait dĂ©vorĂ© ne permirent jamais Ă celles de ses sens de naĂtre. AprĂšs ses voyages il s'est mariĂ©; il est mort jeune; il a laissĂ© des enfants; et je suis persuadĂ©, comme de mon existence, que sa femme est la premiĂšre et la seule qui lui ait fait connaĂtre les plaisirs de l'amour. A l'extĂ©rieur, il Ă©tait dĂ©vot comme un Espagnol, mais en dedans, c'Ă©tait la piĂ©tĂ© d'un ange. Hors moi, je n'ai vu que lui seul de tolĂ©rant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais informĂ© d'aucun homme comment il pensait en matiĂšre de religion. Que son ami fĂ»t juif, protestant, Turc, bigot, athĂ©e, peu lui importait, pourvu qu'il fĂ»t honnĂÂȘte homme. ObstinĂ©, tĂÂȘtu pour des opinions indiffĂ©rentes, dĂšs qu'il s'agissait de religion, mĂÂȘme de morale, il se recueillait, se taisait, ou disait simplement Je ne suis chargĂ© que de moi. Il est incroyable qu'on puisse associer autant d'Ă©lĂ©vation d'ĂÂąme avec un esprit de dĂ©tail portĂ© jusqu'Ă la minutie. Il partageait et fixait d'avance l'emploi de sa journĂ©e par heures, quarts d'heure et minutes, et suivait cette distribution avec un tel scrupule, que si l'heure eĂ»t sonnĂ© tandis qu'il lisait sa phrase, il eĂ»t fermĂ© le livre sans achever. De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle Ă©tude, il y en avait pour telle autre; il y en avait pour la rĂ©flexion, pour la conversation, pour l'office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y avait ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pĂ»t intervertir cet ordre; un devoir Ă remplir seul l'aurait pu. Quand il me faisait la liste de ses distributions afin que je m'y conformasse, je commençais par rire, et je finissais par pleurer d'admiration. Jamais il ne gĂÂȘnait personne, ni ne supportait la gĂÂȘne; il brusquait les gens qui, par politesse, voulaient le gĂÂȘner. Il Ă©tait emportĂ© sans ĂÂȘtre boudeur. Je l'ai vu souvent en colĂšre, mais je ne l'ai jamais vu fĂÂąchĂ©. Rien n'Ă©tait si gai que son humeur il entendait la raillerie et il aimait Ă railler; il y brillait mĂÂȘme, et il avait le talent de l'Ă©pigramme. Quand on l'animait, il Ă©tait bruyant et tapageur en paroles, sa voix s'entendait de loin; mais tandis qu'il criait, on le voyait sourire, et tout Ă travers ses emportements, il lui venait quelques mots plaisants qui faisaient Ă©clater tout le monde. Il n'avait pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avait la peau blanche, les joues colorĂ©es, les cheveux d'un chĂÂątain presque blond. Il Ă©tait grand et bien fait. Son corps fut formĂ© pour loger son ĂÂąme. Ce sage de coeur ainsi que de tĂÂȘte se connaissait en hommes, et fut mon ami. C'est toute ma rĂ©ponse Ă quiconque ne l'est pas. Nous nous liĂÂąmes si bien que nous fĂmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans quelques annĂ©es, aller Ă Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangĂ©es entre nous la veille de son dĂ©part. Il n'y manqua que ce qui ne dĂ©pend pas des hommes dans les projets les mieux concertĂ©s. Les Ă©vĂ©nements postĂ©rieurs, mes dĂ©sastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont sĂ©parĂ©s pour toujours. On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des mĂ©chants qui rĂ©ussissent; les projets innocents des bons n'ont presque jamais d'accomplissement. Ayant senti l'inconvĂ©nient de la dĂ©pendance, je me promis bien de ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dĂšs leur naissance les projets d'ambition que l'occasion m'avait fait former, rebutĂ© de rentrer dans la carriĂšre que j'avais si bien commencĂ©e, et dont nĂ©anmoins je venais d'ĂÂȘtre expulsĂ©, je rĂ©solus de ne plus m'attacher Ă personne, mais de rester dans l'indĂ©pendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençais Ă sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement pensĂ© jusqu'alors. Je repris le travail de mon opĂ©ra, que j'avais interrompu pour aller Ă Venise; et, pour m'y livrer plus tranquillement, aprĂšs le dĂ©part d'Altuna, je retournai loger Ă mon ancien hĂÂŽtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg, m'Ă©tait plus commode pour travailler Ă mon aise que la bruyante rue Saint-HonorĂ©. LĂ m'attendait la seule consolation rĂ©elle que le ciel m'ait fait goĂ»ter dans ma misĂšre, et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une connaissance passagĂšre; je dois entrer dans quelques dĂ©tails sur la maniĂšre dont elle se fit. Nous avions une nouvelle hĂÂŽtesse qui Ă©tait d'OrlĂ©ans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ vingt-deux Ă vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l'hĂÂŽtesse. Cette fille, appelĂ©e ThĂ©rĂšse le Vasseur, Ă©tait de bonne famille son pĂšre Ă©tait officier de la monnaie d'OrlĂ©ans, sa mĂšre Ă©tait marchande. Ils avaient beaucoup d'enfants. La monnaie d'OrlĂ©ans n'allant plus, le pĂšre se trouva sur le pavĂ©; la mĂšre, ayant essuyĂ© des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce, et vint Ă Paris avec son mari et sa fille, qui les nourrissait tous trois de son travail. La premiĂšre fois que je vis paraĂtre cette fille Ă table, je fus frappĂ© de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table Ă©tait composĂ©e, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbĂ©s irlandais, gascons, et autres gens de pareille Ă©toffe. Notre hĂÂŽtesse elle-mĂÂȘme avait rĂÂŽti le balai il n'y avait lĂ que moi seul qui parlĂÂąt et se comportĂÂąt dĂ©cemment. On agaça la petite; je pris sa dĂ©fense. AussitĂÂŽt les lardons tombĂšrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goĂ»t pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donnĂ©. J'ai toujours aimĂ© l'honnĂÂȘtetĂ© dans les maniĂšres et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible Ă mes soins; et ses regards, animĂ©s par la reconnaissance, qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devenaient que plus pĂ©nĂ©trants. Elle Ă©tait trĂšs timide; je l'Ă©tais aussi. La liaison, que cette disposition commune semblait Ă©loigner, se fit pourtant trĂšs rapidement. L'hĂÂŽtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses brutalitĂ©s avancĂšrent encore mes affaires auprĂšs de la petite, qui, n'ayant que moi seul d'appui dans la maison, me voyait sortir avec peine et soupirait aprĂšs le retour de son protecteur. Le rapport de nos coeurs, le concours de nos dispositions eut bientĂÂŽt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnĂÂȘte homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquetterie; je ne me trompai pas non plus. Je lui dĂ©clarai d'avance que je ne l'abandonnerais ni ne l'Ă©pouserais jamais. L'amour, l'estime, la sincĂ©ritĂ© naĂÂŻve furent les ministres de mon triomphe; et c'Ă©tait parce que son coeur Ă©tait tendre et honnĂÂȘte que je fus heureux sans ĂÂȘtre entreprenant. La crainte qu'elle eut que je ne me fĂÂąchasse de ne pas trouver en elle ce qu'elle croyait que j'y cherchais recula mon bonheur plus que toute autre chose. Je la vis, interdite et confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre, et n'oser s'expliquer. Loin d'imaginer la vĂ©ritable cause de son embarras, j'en imaginai une bien fausse et bien insultante pour ses moeurs; et, croyant qu'elle m'avertissait que ma santĂ© courait des risques, je tombai dans des perplexitĂ©s qui ne me retinrent pas, mais qui durant plusieurs jours empoisonnĂšrent mon bonheur. Comme nous ne nous entendions pas l'un l'autre, nos entretiens Ă ce sujet Ă©taient autant d'Ă©nigmes et d'amphigouris plus que risibles. Elle fut prĂÂȘte Ă me croire absolument fou; je fus prĂÂȘt Ă ne savoir plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquĂÂąmes elle me fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un sĂ©ducteur. SitĂÂŽt que je la compris, je fis un cri de joie Pucelage! m'Ă©criai-je c'est bien Ă Paris, c'est bien Ă vingt ans qu'on en cherche! Ah! ma ThĂ©rĂšse, je suis trop heureux de te possĂ©der sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais pas. Je n'avais cherchĂ© d'abord qu'Ă me donner un amusement. Je vis que j'avais plus fait, et que je m'Ă©tais donnĂ© une compagne. Un peu d'habitude avec cette excellente fille, un peu de rĂ©flexion sur ma situation me firent sentir qu'en ne songeant qu'Ă mes plaisirs, j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me fallait, Ă la place de l'ambition Ă©teinte, un sentiment vif qui remplĂt mon coeur. Il fallait, pour tout dire, un successeur Ă maman puisque je ne devais plus vivre avec elle, il me fallait quelqu'un qui vĂ©cĂ»t avec son Ă©lĂšve, et en qui je trouvasse la simplicitĂ©, la docilitĂ© de coeur qu'elle avait trouvĂ©e en moi. Il fallait que la douceur de la vie privĂ©e et domestique me dĂ©dommageĂÂąt du sort brillant auquel je renonçais. Quand j'Ă©tais absolument seul, mon coeur Ă©tait vide; mais il n'en fallait qu'un pour le remplir. Le sort m'avait ĂÂŽtĂ©, m'avait aliĂ©nĂ©, du moins en partie, celui pour lequel la nature m'avait fait. DĂšs lors j'Ă©tais seul; car il n'y eut jamais pour moi d'intermĂ©diaire entre tout et rien. Je trouvais dans ThĂ©rĂšse le supplĂ©ment dont j'avais besoin; par elle je vĂ©cus heureux autant que je pouvais l'ĂÂȘtre selon le cours des Ă©vĂ©nements. Je voulus d'abord former son esprit j'y perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle Ă©crive passablement. Quand j'allai loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avais Ă l'hĂÂŽtel de Pontchartrain, vis-Ă -vis mes fenĂÂȘtres, un cadran sur lequel je m'efforçai durant plus d'un mois Ă lui faire connaĂtre les heures. A peine les connaĂt-elle encore Ă prĂ©sent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'annĂ©e, et ne connaĂt pas un seul chiffre, malgrĂ© tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l'opposĂ© de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus cĂ©lĂšbres dans les sociĂ©tĂ©s oĂÂč j'ai vĂ©cu. Mais cette personne si bornĂ©e, et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes oĂÂč je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-mĂÂȘme; elle m'a donnĂ© les avis les meilleurs Ă suivre; elle m'a tirĂ© des dangers oĂÂč je me prĂ©cipitais aveuglĂ©ment; et devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses rĂ©ponses et sa conduite, lui ont attirĂ© l'estime universelle; et Ă moi, sur son mĂ©rite, des compliments dont je sentais la sincĂ©ritĂ©. AuprĂšs des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit l'esprit ainsi que le coeur, et l'on a peu besoin de chercher ailleurs des idĂ©es. Je vivais avec ma ThĂ©rĂšse aussi agrĂ©ablement qu'avec le plus beau gĂ©nie de l'univers. Sa mĂšre, fiĂšre d'avoir Ă©tĂ© jadis Ă©levĂ©e auprĂšs de la marquise de Monpipeau, faisait le bel esprit, voulait diriger le sien, et gĂÂątait, par son astuce, la simplicitĂ© de notre commerce. L'ennui de cette importunitĂ© me fit un peu surmonter la sotte honte de n'oser me montrer avec ThĂ©rĂšse en public, et nous faisions tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte de petites promenades champĂÂȘtres et de petits goĂ»ters qui m'Ă©taient dĂ©licieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincĂšrement, et cela redoublait ma tendresse. Cette douce intimitĂ© me tenait lieu de tout l'avenir ne me touchait plus, ou ne me touchait que comme le prĂ©sent prolongĂ© je ne dĂ©sirais rien que d'en assurer la durĂ©e. Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue et insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez ThĂ©rĂšse; sa demeure devint presque la mienne. Cette vie retirĂ©e devint si avantageuse Ă mon travail, qu'en moins de trois mois mon opĂ©ra tout entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement quelques accompagnements et remplissages Ă faire. Ce travail de manoeuvre m'ennuyait fort. Je proposai Ă Philidor de s'en charger, en lui donnant part au bĂ©nĂ©fice. Il vint deux fois, et fit quelques remplissages dans l'acte d'Ovide; mais il ne put se captiver Ă ce travail assidu pour un profit Ă©loignĂ© et mĂÂȘme incertain. Il ne revint plus, et j'achevai ma besogne moi-mĂÂȘme. Mon opĂ©ra fait, il s'agit d'en tirer parti; c'Ă©tait un autre opĂ©ra bien plus difficile. On ne vient Ă bout de rien Ă Paris quand on y vit isolĂ©. Je pensai Ă me faire jour par M. de la PopliniĂšre, chez qui Gauffecourt, de retour de GenĂšve, m'avait introduit. M. de la PopliniĂšre Ă©tait le MĂ©cĂšne de Rameau madame de la PopliniĂšre Ă©tait sa trĂšs humble Ă©coliĂšre. Rameau faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison. Jugeant qu'il protĂ©gerait avec plaisir l'ouvrage d'un de ses disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir, disant qu'il ne pouvait lire des partitions, et que cela le fatiguait trop. La PopliniĂšre dit lĂ -dessus qu'on pouvait le lui faire entendre, et m'offrit de rassembler des musiciens pour en exĂ©cuter des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en grommelant, et rĂ©pĂ©tant sans cesse que ce devait ĂÂȘtre une belle chose que la composition d'un homme qui n'Ă©tait pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul. Je me hĂÂątai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes, et pour chanteurs, Albert, BĂ©rard et mademoiselle Bourbonnais. Rameau commença dĂšs l'ouverture Ă faire entendre, par ses Ă©loges outrĂ©s, qu'elle ne pouvait ĂÂȘtre de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d'impatience; mais Ă un air de haute-contre, dont le chant Ă©tait mĂÂąle et sonore, et l'accompagnement trĂšs brillant, il ne put se contenir; il m'apostropha avec une brutalitĂ© qui scandalisa tout le monde, soutenant qu'une partie de ce qu'il venait d'entendre Ă©tait d'un homme consommĂ© dans l'art, et le reste d'un ignorant qui ne savait pas mĂÂȘme la musique. Et il est vrai que mon travail, inĂ©gal et sans rĂšgle, Ă©tait tantĂÂŽt sublime et tantĂÂŽt trĂšs plat, comme doit ĂÂȘtre celui de quiconque ne s'Ă©lĂšve que par quelques Ă©lans de gĂ©nie, et que la science ne soutient point. Rameau prĂ©tendit ne voir en moi qu'un petit pillard sans talent et sans goĂ»t. Les assistants, et surtout le maĂtre de la maison, ne pensĂšrent pas de mĂÂȘme. M. de Richelieu, qui dans ce temps-lĂ voyait beaucoup monsieur et, comme on sait, madame de la PopliniĂšre, ouĂÂŻt parler de mon ouvrage, et voulut l'entendre en entier, avec le projet de le faire donner Ă la cour s'il en Ă©tait content. Il fut exĂ©cutĂ© Ă grand choeur et Ă grand orchestre, aux frais du roi, chez M. Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeait l'exĂ©cution. L'effet en fut surprenant M. le duc ne cessait de s'Ă©crier et d'applaudir; et Ă la fin d'un choeur, dans l'acte du Tasse, il se leva, vint Ă moi, et me serrant la main, Monsieur Rousseau, me dit-il, voilĂ de l'harmonie qui transporte; je n'ai jamais rien entendu de plus beau je veux faire donner cet ouvrage Ă Versailles. Madame de la PopliniĂšre, qui Ă©tait lĂ , ne dit pas un mot. Rameau, quoique invitĂ©, n'y avait pas voulu venir. Le lendemain, madame de la PopliniĂšre me fit Ă sa toilette un accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma piĂšce, et me dit que, quoiqu'un peu de clinquant eĂ»t d'abord Ă©bloui M. de Richelieu, il en Ă©tait bien revenu, et qu'elle ne me conseillait pas de compter sur mon opĂ©ra. Monsieur le duc arriva peu aprĂšs, et me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses sur mes talents, et me parut toujours disposĂ© Ă faire donner ma piĂšce devant le roi. Il n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne peut passer Ă la cour il en faut faire un autre. Sur ce seul mot j'allai m'enfermer chez moi; et dans trois semaines j'eus fait, Ă la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet Ă©tait HĂ©siode inspirĂ© par une muse. Je trouvai le secret de faire passer dans cet acte une partie de l'histoire de mes talents, et de la jalousie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dans ce nouvel acte une Ă©lĂ©vation moins gigantesque et mieux soutenue que celle du Tasse; la musique en Ă©tait aussi noble et beaucoup mieux faite; et si les deux autres actes avaient valu celui-lĂ , la piĂšce entiĂšre eĂ»t avantageusement soutenu la reprĂ©sentation mais tandis que j'achevais de la mettre en Ă©tat, une autre entreprise suspendit l'exĂ©cution de celle-lĂ . L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoy il y eut beaucoup de fĂÂȘtes Ă Versailles, entre autres plusieurs opĂ©ras au thĂ©ĂÂątre des Petites-Ăâ°curies. De ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulĂ© la Princesse de Navarre, dont Rameau avait fait la musique, et qui venait d'ĂÂȘtre changĂ© et rĂ©formĂ© sous le nom des FĂÂȘtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements aux divertissements de l'ancien, tant dans les vers que dans la musique. Il s'agissait de trouver quelqu'un qui pĂ»t remplir ce double objet. Voltaire, alors en Lorraine, et Rameau, tous deux occupĂ©s pour lors Ă l'opĂ©ra du Temple de la Gloire, ne pouvant donner des soins Ă celui-lĂ , M. de Richelieu pensa Ă moi, me fit proposer de m'en charger et pour que je pusse examiner mieux ce qu'il y avait Ă faire, il m'envoya sĂ©parĂ©ment le poĂšme et la musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que de l'aveu de l'auteur; et je lui Ă©crivis Ă ce sujet une lettre trĂšs honnĂÂȘte, et mĂÂȘme respectueuse, comme il convenait. Voici sa rĂ©ponse, dont l'original est dans la liasse A, no I. "15 dĂ©cembre 1745. Vous rĂ©unissez, monsieur, deux talents qui ont toujours Ă©tĂ© sĂ©parĂ©s jusqu'Ă prĂ©sent. VoilĂ dĂ©jĂ deux bonnes raisons pour moi de vous estimer et de chercher Ă vous aimer. Je suis fĂÂąchĂ© pour vous que vous employiez ces deux talents Ă un ouvrage qui n'en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m'ordonna absolument de faire en un clin d'oeil une petite et mauvaise esquisse de quelques scĂšnes insipides et tronquĂ©es, qui devaient s'ajuster Ă des divertissements qui ne sont point faits pour elles. J'obĂ©is avec la plus grande exactitude; je fis trĂšs vite et trĂšs mal. J'envoyai ce misĂ©rable croquis Ă M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne servirait pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos mains, vous en ĂÂȘtes le maĂtre absolu; j'ai perdu entiĂšrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rectifiĂ© toutes les fautes Ă©chappĂ©es nĂ©cessairement dans une composition si rapide d'une simple esquisse, que vous n'ayez suppléé Ă tout. Je me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas dit, dans ces scĂšnes qui lient les divertissements, comment la princesse Grenadine passe tout d'un coup d'une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n'est point un magicien qui lui donne des fĂÂȘtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une idĂ©e confuse. Voyez s'il est nĂ©cessaire que la prison s'ouvre, et qu'on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palais dorĂ© et verni, prĂ©parĂ© pour elle. Je sais trĂšs bien que tout cela est fort misĂ©rable, et qu'il est au-dessous d'un ĂÂȘtre pensant de faire une affaire sĂ©rieuse de ces bagatelles; mais enfin, puisqu'il s'agit de dĂ©plaire le moins qu'on pourra, il faut mettre le plus de raison qu'on peut, mĂÂȘme dans un mauvais divertissement d'opĂ©ra. Je me rapporte de tout Ă vous et Ă M. Ballod, et je compte avoir bientĂÂŽt l'honneur de vous faire mes remerciements, et de vous assurer, monsieur, Ă quel point j'ai celui d'ĂÂȘtre, etc." Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre, comparĂ©e aux autres lettres demi-cavaliĂšres qu'il m'a Ă©crites depuis ce temps-lĂ . Il me crut en grande faveur auprĂšs de M. de Richelieu; et la souplesse courtisane qu'on lui connaĂt l'obligeait Ă beaucoup d'Ă©gards pour un nouveau venu, jusqu'Ă ce qu'il connĂ»t mieux la mesure de son crĂ©dit. AutorisĂ© par M. de Voltaire et dispensĂ© de tous Ă©gards pour Rameau, qui ne cherchait qu'Ă me nuire, je me mis au travail, et en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers, Ă trĂšs peu de chose. Je tĂÂąchai seulement qu'on n'y sentĂt pas la diffĂ©rence des styles; et j'eus la prĂ©somption de croire avoir rĂ©ussi. Mon travail en musique fut plus long et plus pĂ©nible outre que j'eus Ă faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre autres l'ouverture, tout le rĂ©citatif dont j'Ă©tais chargĂ© se trouva d'une difficultĂ© extrĂÂȘme, en ce qu'il fallait lier, souvent en peu de vers et par des modulations trĂšs rapides, des symphonies et des choeurs dans des tons fort Ă©loignĂ©s car, pour que Rameau ne m'accusĂÂąt pas d'avoir dĂ©figurĂ© ses airs, je n'en voulus changer ni transposer aucun. Je rĂ©ussis Ă ce rĂ©citatif. Il Ă©tait bien accentuĂ©, plein d'Ă©nergie, et surtout excellemment modulĂ©. L'idĂ©e des deux hommes supĂ©rieurs auxquels on daignait m'associer m'avait Ă©levĂ© le gĂ©nie; et je puis dire que, dans ce travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas mĂÂȘme ĂÂȘtre informĂ©, je me tins presque toujours Ă cĂÂŽtĂ© de mes modĂšles. La piĂšce, dans l'Ă©tat oĂÂč je l'avais mise, fut rĂ©pĂ©tĂ©e au grand thĂ©ĂÂątre de l'OpĂ©ra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul. Voltaire Ă©tait absent, et Rameau n'y vint pas, ou se cacha. Les paroles du premier monologue Ă©taient trĂšs lugubres; en voici le dĂ©but O mort! viens terminer les malheurs de ma vie. Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pourtant lĂ -dessus que madame de la PopliniĂšre fonda sa censure, en m'accusant, avec beaucoup d'aigreur, d'avoir fait une musique d'enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par s'informer de qui Ă©taient les vers de ce monologue. Je lui prĂ©sentai le manuscrit qu'il m'avait envoyĂ©, et qui faisait foi qu'ils Ă©taient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire seul qui a tort. Durant la rĂ©pĂ©tition, tout ce qui Ă©tait de moi fut successivement improuvĂ© par madame de la PopliniĂšre, et justifiĂ© par M. de Richelieu. Mais enfin j'avais affaire Ă trop forte partie, et il me fut signifiĂ© qu'il y avait Ă refaire Ă mon travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau. NavrĂ© d'une conclusion pareille, au lieu des Ă©loges que j'attendais, et qui certainement m'Ă©taient dus, je rentrai chez moi la mort dans le coeur. J'y tombai malade, Ă©puisĂ© de fatigue, dĂ©vorĂ© de chagrin; et de six semaines je ne fus en Ă©tat de sortir. Rameau, qui fut chargĂ© des changements indiquĂ©s par madame de la PopliniĂšre, m'envoya demander l'ouverture de mon grand opĂ©ra, pour la substituer Ă celle que je venais de faire. Heureusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n'y avait plus que cinq ou six jours jusqu'Ă la reprĂ©sentation, il n'eut pas le temps d'en faire une, et il fallut laisser la mienne. Elle Ă©tait Ă l'italienne, et d'un style trĂšs nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goĂ»tĂ©e et j'appris par M. de Valmalette, maĂtre d'hĂÂŽtel du roi, et gendre de M. Mussard, mon parent et mon ami, que les amateurs avaient Ă©tĂ© trĂšs contents de mon ouvrage, et que le public ne l'avait pas distinguĂ© de celui de Rameau. Mais celui-ci, de concert avec madame de la PopliniĂšre, prit des mesures pour qu'on ne sĂ»t pas mĂÂȘme que j'y avais travaillĂ©. Sur les livres qu'on distribue aux spectateurs, et oĂÂč les auteurs sont toujours nommĂ©s, il n'y eut de nommĂ© que Voltaire; et Rameau aima mieux que son nom fĂ»t supprimĂ© que d'y voir associer le mien. SitĂÂŽt que je fus en Ă©tat de sortir, je voulus aller chez M. de Richelieu. Il n'Ă©tait plus temps; il venait de partir pour Dunkerque, oĂÂč il devait commander le dĂ©barquement destinĂ© pour l'Ăâ°cosse. A son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse, qu'il Ă©tait trop tard. Ne l'ayant plus revu depuis lors, j'ai perdu l'honneur que mĂ©ritait mon ouvrage, l'honoraire qu'il devait me produire; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie et l'argent qu'elle me coĂ»ta, tout cela fut Ă mes frais, sans me rendre un sou de bĂ©nĂ©fice, ou plutĂÂŽt de dĂ©dommagement. Il m'a cependant toujours paru que M. de Richelieu avait naturellement de l'inclination pour moi, et pensait avantageusement de mes talents; mais mon malheur et madame de la PopliniĂšre empĂÂȘchĂšrent tout l'effet de sa bonne volontĂ©. Je ne pouvais rien comprendre Ă l'aversion de cette femme, Ă qui je m'Ă©tais efforcĂ© de plaire et Ă qui je faisais assez rĂ©guliĂšrement ma cour. Gauffecourt m'en expliqua les causes D'abord, me dit-il, son amitiĂ© pour Rameau, dont elle est la prĂÂŽneuse en titre, et qui ne veut souffrir aucun concurrent; et de plus un pĂ©chĂ© originel qui vous damne auprĂšs d'elle, et qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'ĂÂȘtre Genevois. LĂ -dessus il m'expliqua que l'abbĂ© Hubert, qui l'Ă©tait, et sincĂšre ami de M. de la PopliniĂšre, avait fait ses efforts pour l'empĂÂȘcher d'Ă©pouser cette femme, qu'il connaissait bien; et qu'aprĂšs le mariage elle lui avait vouĂ© une haine implacable, ainsi qu'Ă tous les Genevois. Quoique la PopliniĂšre, ajouta-t-il, ait de l'amitiĂ© pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme elle vous hait; elle est mĂ©chante, elle est adroite vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit. Ce mĂÂȘme Gauffecourt me rendit Ă peu prĂšs dans le mĂÂȘme temps un service dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon vertueux pĂšre, ĂÂągĂ© d'environ soixante ans. Je sentis moins cette perte que je n'aurais fait en d'autres temps, oĂÂč les embarras de ma situation m'auraient moins occupĂ©. Je n'avais point voulu rĂ©clamer de son vivant ce qui restait du bien de ma mĂšre, et dont il tirait le petit revenu je n'eus plus lĂ -dessus de scrupule aprĂšs sa mort. Mais le dĂ©faut de preuve juridique de la mort de mon frĂšre faisait une difficultĂ© que Gauffecourt se chargea de lever, et qu'il leva en effet par les bons offices de l'avocat de Lorme. Comme j'avais le plus grand besoin de cette petite ressource, et que l'Ă©vĂ©nement Ă©tait douteux, j'en attendais la nouvelle dĂ©finitive avec le plus vif empressement. Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devait contenir cette nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement d'impatience dont j'eus honte au dedans de moi. Eh quoi! me dis-je avec dĂ©dain, Jean-Jacques se laisserait-il subjuguer Ă ce point par l'intĂ©rĂÂȘt et par la curiositĂ©? Je remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminĂ©e; je me dĂ©shabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu'Ă mon ordinaire, et me levai le lendemain assez tard sans plus penser Ă ma lettre. En m'habillant je l'aperçus; je l'ouvris sans me presser; j'y trouvai une lettre de change. J'eus bien des plaisirs Ă la fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir su me vaincre. J'aurais vingt traits pareils Ă citer en ma vie, mais je suis trop pressĂ© pour pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet argent Ă ma pauvre maman, regrettant avec larmes l'heureux temps oĂÂč j'aurais mis le tout Ă ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa dĂ©tresse. Elle m'envoyait un tas de recettes et de secrets dont elle prĂ©tendait que je fisse ma fortune et la sienne. DĂ©jĂ le sentiment de sa misĂšre lui resserrait le coeur et lui rĂ©trĂ©cissait l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des fripons qui l'obsĂ©daient. Elle ne profita de rien. Cela me dĂ©goĂ»ta de partager mon nĂ©cessaire avec ces misĂ©rables, surtout aprĂšs l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-aprĂšs. Le temps s'Ă©coulait, et l'argent avec lui. Nous Ă©tions deux, mĂÂȘme quatre, ou, pour mieux dire, nous Ă©tions sept ou huit. Car, quoique ThĂ©rĂšse fĂ»t d'un dĂ©sintĂ©ressement qui a peu d'exemples, sa mĂšre n'Ă©tait pas comme elle. SitĂÂŽt qu'elle se vit un peu remontĂ©e par mes soins, elle fit venir toute sa famille, pour en partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aĂnĂ©e, mariĂ©e au directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais pour ThĂ©rĂšse Ă©tait dĂ©tournĂ© par sa mĂšre en faveur de ces affamĂ©s. Comme je n'avais pas affaire Ă une personne avide, et que je n'Ă©tais pas subjuguĂ© par une passion folle, je ne faisais pas des folies. Content de tenir ThĂ©rĂšse honnĂÂȘtement, mais sans luxe, Ă l'abri des pressants besoins, je consentais que ce qu'elle gagnait par son travail fĂ»t tout entier au profit de sa mĂšre, et je ne me bornais pas Ă cela; mais, par une fatalitĂ© qui me poursuivait, tandis que maman Ă©tait en proie Ă ses croquants, ThĂ©rĂšse Ă©tait en proie Ă sa famille, et je ne pouvais rien faire d'aucun cĂÂŽtĂ© qui profitĂÂąt Ă celle pour qui je l'avais destinĂ©. Il Ă©tait singulier que la cadette des enfants de madame le Vasseur, la seule qui n'eĂ»t pas Ă©tĂ© dotĂ©e, Ă©tait la seule qui nourrissait son pĂšre et sa mĂšre, et qu'aprĂšs avoir Ă©tĂ© longtemps battue par ses frĂšres, par ses soeurs, mĂÂȘme par ses niĂšces, cette pauvre fille en Ă©tait maintenant pillĂ©e, sans qu'elle pĂ»t mieux se dĂ©fendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses niĂšces, appelĂ©e Gothon Leduc, Ă©tait assez aimable et d'un caractĂšre assez doux, quoique gĂÂątĂ©e par l'exemple et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble, je leur donnais les noms qu'elles s'entre-donnaient; j'appelais la niĂšce ma niĂšce, et la tante ma tante. Toutes deux m'appelaient leur oncle. De lĂ le nom de tante duquel j'ai continuĂ© d'appeler ThĂ©rĂšse, et que mes amis rĂ©pĂ©taient quelquefois en plaisantant. On sent que, dans une pareille situation, je n'avais pas un moment Ă perdre pour tĂÂącher de m'en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m'avait oubliĂ©, et n'espĂ©rant plus rien du cĂÂŽtĂ© de la cour, je fis quelques tentatives pour faire passer Ă Paris mon opĂ©ra mais j'Ă©prouvai des difficultĂ©s qui demandaient bien du temps pour les vaincre, et j'Ă©tais de jour en jour plus pressĂ©. Je m'avisai de prĂ©senter ma petite comĂ©die de Narcisse aux Italiens. Elle y fut reçue, et j'eus les entrĂ©es, qui me firent grand plaisir mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir Ă faire jouer ma piĂšce; et, ennuyĂ© de faire ma cour Ă des comĂ©diens, je les plantai lĂ . Je revins enfin au dernier expĂ©dient qui me restait, et le seul que j'aurais dĂ» prendre. En frĂ©quentant la maison de M. de la PopliniĂšre je m'Ă©tais Ă©loignĂ© de celle de M. Dupin. Les deux dames, quoique parentes, Ă©taient mal ensemble et ne se voyaient point; il n'y avait aucune sociĂ©tĂ© entre les deux maisons, et Thieriot seul vivait dans l'une et dans l'autre. Il fut chargĂ© de tĂÂącher de me ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivait alors l'histoire naturelle et la chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu'il aspirait Ă l'AcadĂ©mie des sciences; il voulait pour cela faire un livre, et il jugeait que je pouvais lui ĂÂȘtre utile dans ce travail. Madame Dupin, qui de son cĂÂŽtĂ© mĂ©ditait un autre livre, avait sur moi des vues Ă peu prĂšs semblables. Ils auraient voulu m'avoir en commun pour une espĂšce de secrĂ©taire, et c'Ă©tait lĂ l'objet des semonces de Thieriot. J'exigeais prĂ©alablement que M. de Francueil emploierait son crĂ©dit avec celui de Jelyotte pour faire rĂ©pĂ©ter mon ouvrage Ă l'OpĂ©ra. Il y consentit. Les Muses galantes furent rĂ©pĂ©tĂ©es d'abord plusieurs fois au magasin, puis au grand thĂ©ĂÂątre. Il y avait beaucoup de monde Ă la grande rĂ©pĂ©tition, et plusieurs morceaux furent trĂšs applaudis. Cependant je sentis moi-mĂÂȘme durant l'exĂ©cution, fort mal conduite par Rebel, que la piĂšce ne passerait pas, et mĂÂȘme qu'elle n'Ă©tait pas en Ă©tat de paraĂtre sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire, et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par plusieurs indices que l'ouvrage, eĂ»t-il Ă©tĂ© parfait, n'aurait pas passĂ©. M. de Francueil m'avait bien promis de le faire rĂ©pĂ©ter, mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J'ai toujours cru voir, dans cette occasion et dans beaucoup d'autres, que ni lui ni madame Dupin ne se souciaient de me laisser acquĂ©rir une certaine rĂ©putation dans le monde, de peur peut-ĂÂȘtre qu'on en supposĂÂąt, en voyant leurs livres, qu'ils avaient greffĂ© leurs talents sur les miens. Cependant, comme madame Dupin m'en a toujours supposĂ© de trĂšs mĂ©diocres, et qu'elle ne m'a jamais employĂ© qu'Ă Ă©crire sous sa dictĂ©e, ou Ă des recherches de pure Ă©rudition, ce reproche, surtout Ă son Ă©gard, eĂ»t Ă©tĂ© bien injuste. Ce dernier mauvais succĂšs acheva de me dĂ©courager. J'abandonnai tout projet d'avancement et de gloire; et, sans plus songer Ă des talents vrais ou vains qui me prospĂ©raient si peu, je consacrai mon temps et mes soins Ă me procurer ma subsistance et celle de ma ThĂ©rĂšse, comme il plairait Ă ceux qui se chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout Ă fait Ă madame Dupin et Ă M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car, avec huit Ă neuf cents francs par an que j'eus les deux premiĂšres annĂ©es, Ă peine avais-je de quoi fournir Ă mes premiers besoins, forcĂ© de me loger Ă leur voisinage, en chambre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre loyer Ă l'extrĂ©mitĂ© de Paris, tout en haut de la rue Saint-Jacques, oĂÂč, quelque temps qu'il fĂt, j'allais souper presque tous les soirs. Je pris bientĂÂŽt le train et mĂÂȘme le goĂ»t de mes nouvelles occupations. Je m'attachai Ă la chimie; j'en fis plusieurs cours avec M. de Francueil chez M. Rouelle; et nous nous mĂmes Ă barbouiller du papier tant bien que mal sur cette science, dont nous possĂ©dions Ă peine les Ă©lĂ©ments. En 1747, nous allĂÂąmes passer l'automne en Touraine, au chĂÂąteau de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bĂÂątie par Henri second pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possĂ©dĂ©e par M. Dupin, fermier gĂ©nĂ©ral. On s'amusa beaucoup dans ce beau lieu; on y faisait trĂšs bonne chĂšre; j'y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J'y composai plusieurs trios Ă chanter pleins d'une assez forte harmonie, et dont je reparlerai peut-ĂÂȘtre dans mon supplĂ©ment, si jamais j'en fais un. On y joua la comĂ©die. J'y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulĂ©e l'Engagement tĂ©mĂ©raire qu'on trouvera parmi mes papiers, et qui n'a d'autre mĂ©rite que beaucoup de gaietĂ©. J'y composai d'autres petits ouvrages, entre autres une piĂšce en vers intitulĂ©e l'AllĂ©e de Sylvie, nom d'une allĂ©e du parc qui bordait le Cher; et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la chimie, et celui que je faisais auprĂšs de madame Dupin. Tandis que j'engraissais Ă Chenonceaux, ma pauvre ThĂ©rĂšse engraissait Ă Paris d'une autre maniĂšre; et quand j'y revins, je trouvai l'ouvrage que j'avais mis sur le mĂ©tier plus avancĂ© que je ne l'avais cru. Cela m'eĂ»t jetĂ©, vu ma situation, dans un embarras extrĂÂȘme, si des camarades de table ne m'eussent fourni la seule ressource qui pouvait m'en tirer. C'est un de ces rĂ©cits essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicitĂ©, parce qu'il faudrait, en les commentant, m'excuser ou me charger, et que je ne dois faire ici ni l'un ni l'autre. Durant le sĂ©jour d'Altuna Ă Paris, au lieu d'aller manger chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi Ă notre voisinage, presque vis-Ă -vis le cul-de-sac de l'OpĂ©ra, chez une madame la Selle, femme d'un tailleur, qui donnait assez mal Ă manger, mais dont la table ne laissait pas d'ĂÂȘtre recherchĂ©e, Ă cause de la bonne et sĂ»re compagnie qui s'y trouvait; car on n'y recevait aucun inconnu, et il fallait ĂÂȘtre introduit par quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire. Le commandeur de Graville, vieux dĂ©bauchĂ©, plein de politesse et d'esprit, mais ordurier, y logeait, et y attirait une folle et brillante jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le commandeur de Nonant, chevalier de toutes les filles de l'OpĂ©ra, y apportait journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis, lieutenant-colonel retirĂ©, bon et sage vieillard, et Ancelet, officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi ces jeunes gens. Il y venait aussi des commerçants, des financiers, des ouvriers, mais polis, honnĂÂȘtes, et de ceux qu'on distinguait dans leur mĂ©tier; M. de Besse, M. de Forcade, et d'autres dont j'ai oubliĂ© les noms. Enfin l'on y voyait des gens de mise de tous les Ă©tats, exceptĂ© des abbĂ©s et des gens de robe, que je n'y ai jamais vus; et c'Ă©tait une convention de n'y en point introduire. Cette table, assez nombreuse, Ă©tait trĂšs gaie sans ĂÂȘtre bruyante, et l'on y polissonnait beaucoup sans grossiĂšretĂ©. Le vieux commandeur, avec tous ses contes gras quant Ă la substance, ne perdait jamais sa politesse de la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche qui ne fĂ»t si plaisant que des femmes l'auraient pardonnĂ©. Son ton servait de rĂšgle Ă toute la table tous ces jeunes gens contaient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grĂÂące et les contes de filles manquaient d'autant moins que le magasin Ă©tait Ă la porte; car l'allĂ©e par oĂÂč l'on allait chez madame la Selle Ă©tait la mĂÂȘme oĂÂč donnait la boutique de la Duchapt, cĂ©lĂšbre marchande de modes, qui avait alors de trĂšs jolies filles avec lesquelles nos messieurs allaient causer avant ou aprĂšs dĂner. Je m'y serais amusĂ© comme les autres, si j'eusse Ă©tĂ© plus hardi. Il ne fallait qu'entrer comme eux; je n'osai jamais. Quant Ă madame la Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent aprĂšs le dĂ©part d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anecdotes trĂšs amusantes, et j'y pris aussi peu Ă peu, non, grĂÂąces au ciel, jamais les moeurs, mais les maximes que j'y vis Ă©tablies. D'honnĂÂȘtes personnes, mises Ă mal, des maris trompĂ©s, des femmes sĂ©duites, des accouchements clandestins, Ă©taient lĂ les textes les plus ordinaires; et celui qui peuplait le mieux les Enfants-TrouvĂ©s Ă©tait toujours le plus applaudi. Cela me gagna; je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en rĂšgne chez des gens trĂšs aimables, et dans le fond trĂšs honnĂÂȘtes gens; et je me dis Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. VoilĂ l'expĂ©dient que je cherchais. Je m'y dĂ©terminai gaillardement, sans le moindre scrupule; et le seul que j'eus Ă vaincre fut celui de ThĂ©rĂšse, Ă qui j'eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mĂšre, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, Ă©tant venue Ă mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente et sĂ»re, appelĂ©e mademoiselle Gouin, qui demeurait Ă la pointe Saint-Eustache, pour lui confier ce dĂ©pĂÂŽt; et quand le temps fut venu, ThĂ©rĂšse fut menĂ©e par sa mĂšre chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j'avais fait Ă double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant; et il fut dĂ©posĂ© par la sage-femme au bureau des Enfants-TrouvĂ©s, dans la forme ordinaire. L'annĂ©e suivante, mĂÂȘme inconvĂ©nient et mĂÂȘme expĂ©dient, au chiffre prĂšs, qui fut nĂ©gligĂ©. Pas plus de rĂ©flexion de ma part, pas plus d'approbation de celle de la mĂšre elle obĂ©it en gĂ©missant. On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinĂ©e. Quant Ă prĂ©sent, tenons-nous Ă cette premiĂšre Ă©poque. Ses suites, aussi cruelles qu'imprĂ©vues, ne me forceront que trop d'y revenir. Je marque ici celle de ma premiĂšre connaissance avec madame d'Ăâ°pinay, dont le nom reviendra souvent dans ces MĂ©moires elle s'appelait mademoiselle d'Esclavelles, et venait d'Ă©pouser M. d'Ăâ°pinay, fils de M. Lalive de Bellegarde, fermier gĂ©nĂ©ral. Son mari Ă©tait musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle Ă©tait musicienne aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois personnes une grande intimitĂ©. M. de Francueil m'introduisit chez madame d'Ăâ°pinay; j'y soupais quelquefois avec lui. Elle Ă©tait aimable, avait de l'esprit, des talents; c'Ă©tait assurĂ©ment une bonne connaissance Ă faire. Mais elle avait une amie, appelĂ©e mademoiselle d'Ette, qui passait pour mĂ©chante, et qui vivait avec le chevalier de Valory, qui ne passait pas pour bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit tort Ă madame d'Ăâ°pinay, Ă qui la nature avait donnĂ©, avec un tempĂ©rament trĂšs exigeant, des qualitĂ©s excellentes pour en rĂ©gler ou racheter les Ă©carts. M. de Francueil lui communiqua une partie de l'amitiĂ© qu'il avait pour moi, et m'avoua ses liaisons avec elle, dont, par cette raison, je ne parlerais pas ici si elles ne fussent devenues publiques au point de n'ĂÂȘtre pas mĂÂȘme cachĂ©es Ă M. d'Ăâ°pinay. M. de Francueil me fit mĂÂȘme sur cette dame des confidences bien singuliĂšres, qu'elle ne m'a jamais faites Ă moi-mĂÂȘme, et dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je n'en ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche ni Ă elle ni Ă qui que ce soit. Toute cette confiance de part et d'autre rendait ma situation trĂšs embarrassante surtout avec madame de Francueil, qui me connaissait assez pour ne pas se dĂ©fier de moi, quoique en liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre femme, Ă qui son mari ne rendait assurĂ©ment pas l'amour qu'elle avait pour lui. J'Ă©coutais sĂ©parĂ©ment ces trois personnes; je gardais leurs secrets avec la plus grande fidĂ©litĂ©, sans qu'aucune des trois m'en arrachĂÂąt jamais aucun de ceux des deux autres, et sans dissimuler Ă chacune des deux femmes mon attachement pour sa rivale. Madame de Francueil, qui voulait se servir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels; et madame d'Ăâ°pinay, m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour Francueil, non seulement en reçut un pareil, mais encore une dĂ©claration trĂšs nette que si elle voulait me chasser pour jamais de chez elle, elle n'avait qu'Ă me faire une seconde fois pareille proposition. Il faut rendre justice Ă madame d'Ăâ°pinay loin que ce procĂ©dĂ© parĂ»t lui dĂ©plaire, elle en parla Ă Francueil avec Ă©loge, et ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que, dans des relations orageuses entre trois personnes que j'avais Ă mĂ©nager, dont je dĂ©pendais en quelque sorte, et pour qui j'avais de l'attachement, je conservai jusqu'Ă la fin leur amitiĂ©, leur estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur et complaisance, mais toujours avec droiture et fermetĂ©. MalgrĂ© ma bĂÂȘtise et ma gaucherie, madame d'Ăâ°pinay voulut me mettre des amusements de la Chevrette, chĂÂąteau prĂšs de Saint-Denis, appartenant Ă M. de Bellegarde. Il y avait un thĂ©ĂÂątre oĂÂč l'on jouait souvent des piĂšces. On me chargea d'un rĂÂŽle que j'Ă©tudiai six mois sans relĂÂąche, et qu'il fallut me souffler d'un bout Ă l'autre Ă la reprĂ©sentation. AprĂšs cette Ă©preuve on ne me proposa plus de rĂÂŽle. En faisant la connaissance de madame d'Ăâ°pinay, je fis aussi celle de sa belle-soeur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint bientĂÂŽt comtesse de Houdetot. La premiĂšre fois que je la vis, elle Ă©tait Ă la veille de son mariage elle me causa longtemps avec cette familiaritĂ© charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai trĂšs aimable; mais j'Ă©tais bien Ă©loignĂ© de prĂ©voir que cette jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et m'entraĂnerait, quoique bien innocemment, dans l'abĂme oĂÂč je suis aujourd'hui. Quoique je n'aie pas parlĂ© de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n'avais pourtant nĂ©gligĂ© ni l'un ni l'autre, et je m'Ă©tais surtout liĂ© de jour en jour plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette, ainsi que j'avais une ThĂ©rĂšse c'Ă©tait entre nous une conformitĂ© de plus. Mais la diffĂ©rence Ă©tait que ma ThĂ©rĂšse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractĂšre aimable, fait pour attacher un honnĂÂȘte homme; au lieu que la sienne, pie-griĂšche et harengĂšre, ne montrait rien aux yeux des autres qui pĂ»t racheter la mauvaise Ă©ducation. Il l'Ă©pousa toutefois. Ce fut fort bien fait, s'il l'avait promis. Pour moi, qui n'avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l'imiter. Je m'Ă©tais aussi liĂ© avec l'abbĂ© de Condillac, qui n'Ă©tait rien, non plus que moi, dans la littĂ©rature, mais qui Ă©tait fait pour devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier peut-ĂÂȘtre qui ai vu sa portĂ©e, et qui l'ai estimĂ© ce qu'il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi; et tandis qu'enfermĂ© dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, prĂšs l'OpĂ©ra, je faisais mon acte d'HĂ©siode, il venait quelquefois dĂner avec moi tĂÂȘte Ă tĂÂȘte en pique-nique. Il travaillait alors Ă l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevĂ©, l'embarras fut de trouver un libraire qui voulĂ»t s'en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence; et la mĂ©taphysique, alors trĂšs peu Ă la mode, n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai Ă Diderot de Condillac et de son ouvrage; je leur fis faire connaissance. Ils Ă©taient faits pour se convenir; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant Ă prendre le manuscrit de l'abbĂ©, et ce grand mĂ©taphysicien eut de son premier livre, et presque par grĂÂące, cent Ă©cus, qu'il n'aurait peut-ĂÂȘtre pas trouvĂ©s sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort Ă©loignĂ©s les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dĂner ensemble Ă l'hĂÂŽtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dĂners hebdomadaires plussent extrĂÂȘmement Ă Diderot; car lui, qui manquait presque Ă tous ses rendez-vous, ne manqua jamais Ă aucun de ceux-lĂ . Je formai lĂ le projet d'une feuille pĂ©riodique, intitulĂ©e le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J'en esquissai la premiĂšre feuille, et cela me fit faire connaissance avec d'Alembert, Ă qui Diderot en avait parlĂ©. Des Ă©vĂ©nements imprĂ©vus nous barrĂšrent, et ce projet en demeura lĂ . Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire encyclopĂ©dique, qui ne devait d'abord ĂÂȘtre qu'une espĂšce de traduction de Chambers, semblable Ă peu prĂšs Ă celle du Dictionnaire de mĂ©decine de James, que Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que j'acceptai, et que j'exĂ©cutai trĂšs Ă la hĂÂąte et trĂšs mal, dans les trois mois qu'il m'avait donnĂ©s, comme Ă tous les auteurs qui devaient concourir Ă cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prĂÂȘt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil, appelĂ© Dupont, qui Ă©crivait trĂšs bien, et Ă qui je payai dix Ă©cus tirĂ©s de ma poche, qui ne m'ont jamais Ă©tĂ© remboursĂ©s. Diderot m'avait promis, de la part des libraires, une rĂ©tribution, dont il ne m'a jamais reparlĂ©, ni moi Ă lui. Cette entreprise de l'EncyclopĂ©die fut interrompue par sa dĂ©tention. Les PensĂ©es philosophiques lui avaient attirĂ© quelques chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de mĂÂȘme de la Lettre sur les aveugles, qui n'avait rien de rĂ©prĂ©hensible que quelques traits personnels, dont madame DuprĂ© de Saint-Maur et M. de RĂ©aumur furent choquĂ©s, et pour lesquels il fut mis au donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le mal au pis, s'effaroucha. Je le crus lĂ pour le reste de sa vie. La tĂÂȘte faillit m'en tourner. J'Ă©crivis Ă madame de Pompadour pour la conjurer de le faire relĂÂącher, ou d'obtenir qu'on m'enfermĂÂąt avec lui. Je n'eus aucune rĂ©ponse Ă ma lettre elle Ă©tait trop peu raisonnable pour ĂÂȘtre efficace; et je ne me flatte pas qu'elle ait contribuĂ© aux adoucissements qu'on mit quelque temps aprĂšs Ă la captivitĂ© du pauvre Diderot. Mais si elle eĂ»t durĂ© quelque temps encore avec la mĂÂȘme rigueur, je crois que je serais mort de dĂ©sespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit peu d'effet, je ne m'en suis pas non plus beaucoup fait valoir; car je n'en parlai qu'Ă trĂšs peu de gens, et jamais Ă Diderot lui-mĂÂȘme. LIVRE HUITIĂËME 1749 J'ai dĂ» faire une pause Ă la fin du prĂ©cĂ©dent Livre. Avec celui-ci commence, dans sa premiĂšre origine, la longue chaĂne de mes malheurs. Ayant vĂ©cu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n'avais pas laissĂ©, malgrĂ© mon peu d'entregent, d'y faire quelques connaissances. J'avais fait entre autres, chez madame Dupin, celle du jeune prince hĂ©rĂ©ditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun, son gouverneur. J'avais fait, chez M. de la PopliniĂšre, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et connu dans le monde littĂ©raire par sa belle Ă©dition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou deux Ă Fontenay-sous-Bois, oĂÂč le prince avait une maison. Nous y fĂ»mes. En passant devant Vincennes je sentis, Ă la vue du donjon, un dĂ©chirement de coeur dont le baron remarqua l'effet sur mon visage. A souper, le prince parla de la dĂ©tention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence j'en mis dans la maniĂšre impĂ©tueuse dont je le dĂ©fendis. L'on pardonna cet excĂšs de zĂšle Ă celui qu'inspire un ami malheureux, et l'on parla d'autre chose. Il y avait lĂ deux Allemands attachĂ©s au prince l'un, appelĂ© M. Klupffell, homme de beaucoup d'esprit, Ă©tait son chapelain, et devint ensuite son gouverneur, aprĂšs avoir supplantĂ© le baron; l'autre Ă©tait un jeune homme, appelĂ© M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant qu'il trouvĂÂąt quelque place, et dont l'Ă©quipage trĂšs mince annonçait le pressant besoin de la trouver. DĂšs ce mĂÂȘme soir, Klupffell et moi commençĂÂąmes une liaison qui devint bientĂÂŽt amitiĂ©. Celle avec le sieur Grimm n'alla pas tout Ă fait si vite il ne se mettait guĂšre en avant, bien Ă©loignĂ© de ce ton avantageux que la prospĂ©ritĂ© lui donna dans la suite. Le lendemain Ă dĂner l'on parla de musique il en parla bien. Je fus transportĂ© d'aise en apprenant qu'il accompagnait du clavecin. AprĂšs le dĂner on fit apporter de la musique. Nous musicĂÂąmes tout le jour au clavecin du prince. Et ainsi commença cette amitiĂ© qui d'abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant Ă parler dĂ©sormais. En revenant Ă Paris, j'y appris l'agrĂ©able nouvelle que Diderot Ă©tait sorti du donjon, et qu'on lui avait donnĂ© le chĂÂąteau et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir Ă l'instant mĂÂȘme! Mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, aprĂšs trois ou quatre siĂšcles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'Ă©tait pas seul; d'Alembert et le trĂ©sorier de la Sainte-Chapelle Ă©taient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai Ă©troitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots; j'Ă©touffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclĂ©siastique, et de lui dire Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier Ă mon Ă©motion, je ne rĂ©flĂ©chis pas alors Ă cette maniĂšre d'en tirer avantage; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-lĂ , j'ai toujours jugĂ© qu'Ă la place de Diderot ce n'eĂ»t pas Ă©tĂ© lĂ la premiĂšre idĂ©e qui me serait venue. Je le trouvai trĂšs affectĂ© de sa prison. Le donjon lui avait fait une impression terrible; et quoiqu'il fĂ»t agrĂ©ablement au chĂÂąteau, et maĂtre de ses promenades dans un parc qui n'est pas mĂÂȘme fermĂ© de murs, il avait besoin de la sociĂ©tĂ© de ses amis pour ne pas se livrer Ă son humeur noire. Comme j'Ă©tais assurĂ©ment celui qui compatissait le plus Ă sa peine, je crus aussi ĂÂȘtre celui dont la vue lui serait la plus consolante; et tous les deux jours au plus tard, malgrĂ© des occupations trĂšs exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les aprĂšs-midi. Cette annĂ©e 1749, l'Ă©tĂ© fut d'une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris Ă Vincennes. Peu en Ă©tat de payer des fiacres, Ă deux heures aprĂšs midi j'allais Ă pied quand j'Ă©tais seul, et j'allais vite pour arriver plus tĂÂŽt. Les arbres de la route, toujours Ă©laguĂ©s Ă la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'Ă©tendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modĂ©rer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposĂ©e par l'AcadĂ©mie de Dijon pour le prix de l'annĂ©e suivante, Si le progrĂšs des sciences et des arts a contribuĂ© Ă corrompre ou Ă Ă©purer les moeurs. A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que j'en reçus, les dĂ©tails m'en sont Ă©chappĂ©s depuis que je les ai dĂ©posĂ©s dans une de mes quatre lettres Ă M. de Malesherbes. C'est une des singularitĂ©s de ma mĂ©moire qui mĂ©rite d'ĂÂȘtre dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je me suis reposĂ© sur elle sitĂÂŽt que j'en confie le dĂ©pĂÂŽt au papier, elle m'abandonne; et dĂšs qu'une fois j'ai Ă©crit une chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularitĂ© me suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre, je savais par coeur des multitudes de chansons sitĂÂŽt que j'ai su chanter des airs notĂ©s, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux que j'ai le plus aimĂ©s j'en puisse aujourd'hui redire un seul tout entier. Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est qu'arrivant Ă Vincennes, j'Ă©tais dans une agitation qui tenait du dĂ©lire. Diderot l'aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopĂ©e de Fabricius, Ă©crite en crayon sous un chĂÂȘne. Il m'exhorta de donner l'essor Ă mes idĂ©es, et de concourir au prix. Je le fis, et dĂšs cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inĂ©vitable de cet instant d'Ă©garement. Mes sentiments se montĂšrent, avec la plus inconcevable rapiditĂ©, au ton de mes idĂ©es. Toutes mes petites passions furent Ă©touffĂ©es par l'enthousiasme de la vĂ©ritĂ©, de la libertĂ©, de la vertu; et ce qu'il y a de plus Ă©tonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant plus de quatre ou cinq ans, Ă un aussi haut degrĂ© peut-ĂÂȘtre qu'elle ait jamais Ă©tĂ© dans le coeur d'aucun autre homme. Je travaillai ce discours d'une façon bien singuliĂšre, et que j'ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les insomnies de mes nuits. Je mĂ©ditais dans mon lit Ă yeux fermĂ©s, et je tournais et retournais mes pĂ©riodes dans ma tĂÂȘte avec des peines incroyables; puis, quand j'Ă©tais parvenu Ă en ĂÂȘtre content, je les dĂ©posais dans ma mĂ©moire jusqu'Ă ce que je pusse les mettre sur le papier mais le temps de me lever et de m'habiller me faisait tout perdre; et quand je m'Ă©tais mis Ă mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j'avais composĂ©. Je m'avisai de prendre pour secrĂ©taire madame le Vasseur. Je l'avais logĂ©e avec sa fille et son mari plus prĂšs de moi; et c'Ă©tait elle qui, pour m'Ă©pargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son arrivĂ©e, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit; et cette pratique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvĂ© bien des oublis. Quand ce discours fut fait, je le montrai Ă Diderot, qui en fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d'ordre; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c'est le plus faible de raisonnement, et le plus pauvre de nombre et d'harmonie mais avec quelque talent qu'on puisse ĂÂȘtre nĂ©, l'art d'Ă©crire ne s'apprend pas tout d'un coup. Je fis partir cette piĂšce sans en parler Ă personne autre, si ce n'est, je pense, Ă Grimm, avec lequel, depuis son entrĂ©e chez le comte de FriĂšse, je commençais Ă vivre dans la plus grande intimitĂ©. Il avait un clavecin qui nous servait de point de rĂ©union, et autour duquel je passais avec lui tous les moments que j'avais de libres, Ă chanter des airs italiens et des barcarolles sans trĂÂȘve et sans relĂÂąche du matin au soir, ou plutĂÂŽt du soir au matin; et, sitĂÂŽt qu'on ne me trouvait pas chez madame Dupin, on Ă©tait sĂ»r de me trouver chez M. Grimm, ou du moins avec lui, soit Ă la promenade, soit au spectacle. Je cessai d'aller Ă la ComĂ©die italienne, oĂÂč j'avais mes entrĂ©es, mais qu'il n'aimait pas, pour aller avec lui, en payant, Ă la ComĂ©die française, dont il Ă©tait passionnĂ©. Enfin un attrait si puissant me liait Ă ce jeune homme, et j'en devins tellement insĂ©parable, que la pauvre tante elle-mĂÂȘme en Ă©tait nĂ©gligĂ©e; c'est-Ă -dire que je la voyais moins, car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s'est affaibli. Cette impossibilitĂ© de partager Ă mes inclinations le peu de temps que j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais le dĂ©sir que j'avais depuis longtemps de ne faire qu'un mĂ©nage avec ThĂ©rĂšse mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le dĂ©faut d'argent pour acheter des meubles, m'avaient jusqu'alors retenu. L'occasion de faire un effort se prĂ©senta, et j'en profitai. M. de Francueil et madame Dupin, sentant bien que huit ou neuf cents francs par an ne pouvaient me suffire, portĂšrent de leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu'Ă cinquante louis; et, de plus, madame Dupin, apprenant que je cherchais Ă me mettre dans mes meubles, m'aida de quelque secours pour cela. Avec les meubles qu'avait dĂ©jĂ ThĂ©rĂšse, nous mĂmes tout en commun, et ayant louĂ© un petit appartement Ă l'hĂÂŽtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-HonorĂ©, chez de trĂšs bonnes gens, nous nous y arrangeĂÂąmes comme nous pĂ»mes; et nous y avons demeurĂ© paisiblement et agrĂ©ablement pendant sept ans, jusqu'Ă mon dĂ©logement pour l'Ermitage. Le pĂšre de ThĂ©rĂšse Ă©tait un vieux bonhomme trĂšs doux, qui craignait extrĂÂȘmement sa femme, et qui lui avait donnĂ© pour cela le surnom de lieutenant criminel, que Grimm, par plaisanterie, transporta dans la suite Ă la fille. Madame le Vasseur ne manquait pas d'esprit, c'est-Ă -dire d'adresse; elle se piquait mĂÂȘme de politesse et d'airs du grand monde mais elle avait un patelinage mystĂ©rieux qui m'Ă©tait insupportable, donnant d'assez mauvais conseils Ă sa fille, cherchant Ă la rendre dissimulĂ©e avec moi, et cajolant sĂ©parĂ©ment mes amis aux dĂ©pens les uns des autres et aux miens; du reste assez bonne mĂšre parce qu'elle trouvait son compte Ă l'ĂÂȘtre, et couvrant les fautes de sa fille parce qu'elle en profitait. Cette femme, que je comblais d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais extrĂÂȘmement Ă coeur de me faire aimer, Ă©tait, par l'impossibilitĂ© que j'Ă©prouvais d'y parvenir, la seule cause de peine que j'eusse dans mon petit mĂ©nage; et du reste je puis dire avoir goĂ»tĂ©, durant ces six ou sept ans le plus parfait bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter. Le coeur de ma ThĂ©rĂšse Ă©tait celui d'un ange; notre attachement croissait avec notre intimitĂ©, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous Ă©tions faits l'un pour l'autre. Si nos plaisirs pouvaient se dĂ©crire, ils feraient rire par leur simplicitĂ© nos promenades tĂÂȘte Ă tĂÂȘte hors de la ville, oĂÂč je dĂ©pensais magnifiquement huit ou dix sous Ă quelque guinguette; nos petits soupers Ă la croisĂ©e de ma fenĂÂȘtre, assis en vis-Ă -vis sur deux petites chaises posĂ©es sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenĂÂȘtre nous servait de table, nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique au quatriĂšme Ă©tage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui dĂ©crira, qui sentira les charmes de ces repas, composĂ©s, pour tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous buvions Ă nous deux? AmitiĂ©, confiance, intimitĂ©, douceur d'ĂÂąme, que vos assaisonnements sont dĂ©licieux! Quelquefois nous restions lĂ jusqu'Ă minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous eĂ»t avertis. Mais laissons ces dĂ©tails, qui paraĂtront insipides ou risibles je l'ai toujours dit et senti, la vĂ©ritable jouissance ne se dĂ©crit point. J'en eus Ă peu prĂšs dans le mĂÂȘme temps une plus grossiĂšre, la derniĂšre de cette espĂšce que j'aie eue Ă me reprocher. J'ai dit que le ministre Klupffell Ă©tait aimable mes liaisons avec lui n'Ă©taient guĂšre moins Ă©troites qu'avec Grimm, et devinrent aussi familiĂšres; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, Ă©taient Ă©gayĂ©s par les fines et folles polissonneries de Klupffell, et par les plaisants germanismes de Grimm, qui n'Ă©tait pas encore devenu puriste. La sensualitĂ© ne prĂ©sidait pas Ă nos petites orgies; mais la joie y supplĂ©ait, et nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous quitter. Klupffell avait mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissait pas d'ĂÂȘtre Ă tout le monde, parce qu'il ne pouvait pas l'entretenir Ă lui tout seul. Un soir, en entrant au cafĂ©, nous le trouvĂÂąmes qui en sortait pour aller souper avec elle. Nous le raillĂÂąmes il s'en vengea galamment en nous mettant du mĂÂȘme souper, et puis nous raillant Ă son tour. Cette pauvre crĂ©ature me parut d'un assez bon naturel, trĂšs douce, et peu faite Ă son mĂ©tier, auquel une sorciĂšre qu'elle avait avec elle la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous Ă©gayĂšrent au point que nous nous oubliĂÂąmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs Ă demi, et nous passĂÂąmes tous trois successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmĂ© qu'il ne l'avait pas touchĂ©e c'Ă©tait donc pour s'amuser Ă nous impatienter qu'il resta si longtemps avec elle; et s'il s'en abstint, il est peu probable que ce fĂ»t par scrupule, puisque, avant d'entrer chez le comte de FriĂšse, il logeait chez des filles au mĂÂȘme quartier Saint-Roch. Je sortis de la rue des Moineaux, oĂÂč logeait cette fille, aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison oĂÂč on l'avait enivrĂ©, et je me rappelai bien mon histoire en Ă©crivant la sienne. ThĂ©rĂšse s'aperçut Ă quelque signe, et surtout Ă mon air confus, que j'avais quelque reproche Ă me faire; j'en allĂ©geai le poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dĂšs le lendemain, Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais manquĂ© de lui en rappeler malignement le souvenir en cela d'autant plus coupable que, l'ayant mis librement et volontairement dans ma confidence, j'avais droit d'attendre de lui qu'il ne m'en ferait pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bontĂ© de coeur de ma ThĂ©rĂšse; car elle fut plus choquĂ©e du procĂ©dĂ© de Grimm qu'offensĂ©e de mon infidĂ©litĂ©, et je n'essuyai de sa part que des reproches touchants et tendres, dans lesquels je n'aperçus jamais la moindre trace de dĂ©pit. La simplicitĂ© d'esprit de cette excellente fille Ă©galait sa bontĂ© de coeur, c'est tout dire; mais un exemple qui se prĂ©sente mĂ©rite pourtant d'ĂÂȘtre ajoutĂ©. Je lui avais dit que Klupffell Ă©tait ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha Un ministre Ă©tait pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement les idĂ©es les plus disparates, elle s'avisa de prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la premiĂšre fois qu'elle me dit, comme je rentrais, que le pape m'Ă©tait venu voir. Je la fis expliquer, et je n'eus rien de plus pressĂ© que d'aller conter cette histoire Ă Grimm et Ă Klupffell, Ă qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnĂÂąmes Ă la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C'Ă©taient des rires inextinguibles; nous Ă©touffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avais ri que deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ce temps-lĂ ni dans ma jeunesse; car assurĂ©ment cette idĂ©e n'aurait jamais pu leur venir. L'annĂ©e suivante, 1750, comme je ne songeais plus Ă mon Discours, j'appris qu'il avait remportĂ© le prix Ă Dijon. Cette nouvelle rĂ©veilla toutes les idĂ©es qui me l'avaient dictĂ©, les anima d'une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation dans mon coeur ce premier levain d'hĂ©roĂÂŻsme et de vertu que mon pĂšre, et ma patrie, et Plutarque y avaient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'ĂÂȘtre libre et vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion, et de se suffire Ă soi-mĂÂȘme. Quoique la mauvaise honte et la crainte des sifflets m'empĂÂȘchassent de me conduire d'abord sur ces principes, et de rompre brusquement en visiĂšre aux maximes de mon siĂšcle, j'en eus dĂšs lors la volontĂ© dĂ©cidĂ©e, et je ne tardai Ă l'exĂ©cuter qu'autant de temps qu'il en fallait aux contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante. Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un Ă©vĂ©nement vint me faire mieux rĂ©flĂ©chir sur les miens. ThĂ©rĂšse devint grosse pour la troisiĂšme fois. Trop sincĂšre avec moi, trop fiĂšre en dedans pour vouloir dĂ©mentir mes principes par mes oeuvres, je me mis Ă examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mĂšre, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, Ă©ternelle comme son auteur, que les hommes ont souillĂ©e en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait, par leurs formules, qu'une religion de mots, vu qu'il en coĂ»te peu de prescrire l'impossible quand on se dispense de le pratiquer. Si je me trompai dans mes rĂ©sultats, rien n'est plus Ă©tonnant que la sĂ©curitĂ© d'ĂÂąme avec laquelle je m'y livrai. Si j'Ă©tais de ces hommes mal nĂ©s, sourds Ă la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et d'humanitĂ© ne germa jamais, cet endurcissement serait tout simple; mais cette chaleur de coeur, cette sensibilitĂ© si vive, cette facilitĂ© Ă former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces dĂ©chirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innĂ©e pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilitĂ© de haĂÂŻr, de nuire, et mĂÂȘme de le vouloir; cet attendrissement, cette vive et douce Ă©motion que je sens Ă l'aspect de tout ce qui est vertueux, gĂ©nĂ©reux, aimable tout cela peut-il jamais s'accorder dans la mĂÂȘme ĂÂąme avec la dĂ©pravation qui fait fouler aux pieds sans scrupule le plus doux des devoirs? Non, je le sens et le dis hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n'a pu ĂÂȘtre un homme sans sentiment, sans entrailles, un pĂšre dĂ©naturĂ©. J'ai pu me tromper, mais non m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop. Puisqu'elles ont pu me sĂ©duire, elles en sĂ©duiraient bien d'autres je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire Ă se laisser abuser par la mĂÂȘme erreur. Je me contenterai de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfants Ă l'Ă©ducation publique, faute de pouvoir les Ă©lever moi-mĂÂȘme, en les destinant Ă devenir ouvriers et paysans plutĂÂŽt qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de pĂšre, et je me regardai comme un membre de la rĂ©publique de Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets de mon coeur m'ont appris que je m'Ă©tais trompĂ©; mais, loin que ma raison m'ait donnĂ© le mĂÂȘme avertissement, j'ai souvent bĂ©ni le ciel de les avoir garantis par lĂ du sort de leur pĂšre, et de celui qui les menaçait quand j'aurais Ă©tĂ© forcĂ© de les abandonner. Si je les avais laissĂ©s Ă madame d'Ăâ°pinay ou Ă madame de Luxembourg, qui, soit par amitiĂ©, soit par gĂ©nĂ©rositĂ©, soit par quelque autre motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auraient-ils Ă©tĂ© plus heureux, auraient-ils Ă©tĂ© Ă©levĂ©s du moins en honnĂÂȘtes gens? Je l'ignore; mais je suis sĂ»r qu'on les aurait portĂ©s Ă haĂÂŻr, peut-ĂÂȘtre Ă trahir leurs parents il vaut mieux cent fois qu'ils ne les aient point connus. Mon troisiĂšme enfant fut donc mis aux Enfants-TrouvĂ©s, ainsi que les premiers, et il en fut de mĂÂȘme des deux suivants, car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensĂ©, si lĂ©gitime, que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par Ă©gard pour la mĂšre; mais je le dis Ă tous ceux Ă qui j'avais dĂ©clarĂ© nos liaisons; je le dis Ă Diderot, Ă Grimm; je l'appris dans la suite Ă madame d'Ăâ°pinay, et dans la suite encore Ă madame de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans aucune espĂšce de nĂ©cessitĂ©, et pouvant aisĂ©ment le cacher Ă tout le monde; car la Gouin Ă©tait une honnĂÂȘte femme, trĂšs discrĂšte, et sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de mes amis Ă qui j'eus quelque intĂ©rĂÂȘt de m'ouvrir fut le mĂ©decin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches oĂÂč elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystĂšre Ă ma conduite, non seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher Ă mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout pesĂ©, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l'ĂÂȘtre. J'aurais voulu, je voudrais encore avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ© et nourri comme ils l'ont Ă©tĂ©. Tandis que je faisais ainsi mes confidences, madame le Vasseur les faisait aussi de son cĂÂŽtĂ©, mais dans des vues moins dĂ©sintĂ©ressĂ©es. Je les avais introduites, elle et sa fille, chez madame Dupin, qui, par amitiĂ© pour moi, avait mille bontĂ©s pour elles. La mĂšre la mit dans le secret de sa fille. Madame Dupin, qui est bonne et gĂ©nĂ©reuse, et Ă qui elle ne disait pas combien, malgrĂ© la modicitĂ© de mes ressources, j'Ă©tais attentif Ă pourvoir Ă tout, y pourvoyait de son cĂÂŽtĂ© avec une libĂ©ralitĂ© que, par l'ordre de la mĂšre, la fille m'a toujours cachĂ©e durant mon sĂ©jour Ă Paris, et dont elle ne me fit l'aveu qu'Ă l'Ermitage, Ă la suite de plusieurs autres Ă©panchements de coeur. J'ignorais que madame Dupin, qui ne m'en a jamais fait le moindre semblant, fĂ»t si bien instruite; j'ignore encore si madame de Chenonceaux, sa bru, le fut aussi; mais madame de Francueil, sa belle-fille, le fut, et ne put s'en taire. Elle m'en parla l'annĂ©e suivante, lorsque j'avais dĂ©jĂ quittĂ© leur maison. Cela m'engagea Ă lui Ă©crire Ă ce sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je pouvais dire sans compromettre madame le Vasseur et sa famille; car les plus dĂ©terminantes venaient de lĂ , et je les tus. Je suis sĂ»r de la discrĂ©tion de madame Dupin et de l'amitiĂ© de madame de Chenonceaux; je l'Ă©tais de celle de madame de Francueil, qui d'ailleurs mourut longtemps avant que mon secret fĂ»t Ă©bruitĂ©. Jamais il n'a pu l'ĂÂȘtre que par les gens mĂÂȘmes Ă qui je l'avais confiĂ©, et ne l'a Ă©tĂ© en effet qu'aprĂšs ma rupture avec eux. Par ce seul fait ils sont jugĂ©s sans vouloir me disculper du blĂÂąme que je mĂ©rite, j'aime mieux en ĂÂȘtre chargĂ© que de celui que mĂ©rite leur mĂ©chancetĂ©. Ma faute est grande, mais c'est une erreur j'ai nĂ©gligĂ© mes devoirs, mais le dĂ©sir de nuire n'est pas entrĂ© dans mon coeur, et les entrailles de pĂšre ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants qu'on n'a jamais vus mais trahir la confiance de l'amitiĂ©, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets versĂ©s dans notre sein, dĂ©shonorer Ă plaisir l'ami qu'on a trompĂ©, et qui nous respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas lĂ des fautes, ce sont des bassesses d'ĂÂąmes et des noirceurs. J'ai promis ma confession, non ma justification; aussi je m'arrĂÂȘte ici sur ce point. C'est Ă moi d'ĂÂȘtre vrai, c'est au lecteur d'ĂÂȘtre juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus. Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa mĂšre encore plus agrĂ©able, par le mĂ©rite et l'esprit de la nouvelle mariĂ©e, jeune personne trĂšs aimable, et qui parut me distinguer parmi les scribes de M. Dupin. Elle Ă©tait fille unique de madame la vicomtesse de Rochechouart, grande amie du comte de FriĂšse, et par contrecoup de Grimm, qui lui Ă©tait attachĂ©. Ce fut pourtant moi qui l'introduisis chez sa fille mais leurs humeurs ne se convenant pas, cette liaison n'eut point de suite; et Grimm, qui dĂšs lors visait au solide, prĂ©fĂ©ra la mĂšre, femme du grand monde, Ă la fille, qui voulait des amis sĂ»rs et qui lui convinssent, sans se mĂÂȘler d'aucune intrigue ni chercher du crĂ©dit parmi les grands. Madame Dupin, ne trouvant pas dans madame de Chenonceaux toute la docilitĂ© qu'elle en attendait, lui rendit sa maison fort triste; et madame de Chenonceaux, fiĂšre de son mĂ©rite, peut-ĂÂȘtre de sa naissance, aima mieux renoncer aux agrĂ©ments de la sociĂ©tĂ©, et rester presque seule dans son appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentait pas faite. Cette espĂšce d'exil augmenta mon attachement pour elle, par cette pente naturelle qui m'attire vers les malheureux. Je lui trouvai l'esprit mĂ©taphysique et penseur, quoique parfois un peu sophistique. Sa conversation, qui n'Ă©tait point du tout celle d'une jeune femme qui sort du couvent, Ă©tait pour moi trĂšs attrayante. Cependant elle n'avait pas vingt ans, son teint Ă©tait d'une blancheur Ă©blouissante; sa taille eĂ»t Ă©tĂ© grande et belle, si elle se fĂ»t mieux tenue; ses cheveux, d'un blond cendrĂ© et d'une beautĂ© peu commune, me rappelaient ceux de ma pauvre maman dans son bel ĂÂąge, et m'agitaient vivement le coeur. Mais les principes sĂ©vĂšres que je venais de me faire, et que j'Ă©tais rĂ©solu de suivre Ă tout prix, me garantirent d'elle et de ses charmes. J'ai passĂ© durant tout un Ă©tĂ© trois ou quatre heures par jour tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec elle, Ă lui montrer gravement l'arithmĂ©tique, et Ă l'ennuyer de mes chiffres Ă©ternels, sans lui dire un seul mot galant ni lui jeter une oeillade. Cinq ou six ans plus tard je n'aurais pas Ă©tĂ© si sage ou si fou; mais il Ă©tait Ă©crit que je ne devais aimer d'amour qu'une fois en ma vie; et qu'une autre qu'elle aurait les premiers et les derniers soupirs de mon coeur. Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'Ă©tais toujours contentĂ© de mon sort, sans marquer aucun dĂ©sir de le voir amĂ©liorer. L'augmentation qu'elle avait faite Ă mes honoraires, conjointement avec M. de Francueil, Ă©tait venue uniquement de leur propre mouvement. Cette annĂ©e, M. de Francueil, qui me prenait de jour en jour plus en amitiĂ©, songea Ă me mettre un peu plus au large et dans une situation moins prĂ©caire. Il Ă©tait receveur gĂ©nĂ©ral des finances. M. Dudoyer, son caissier, Ă©tait vieux, riche, et voulait se retirer. M. de Francueil m'offrit cette place; et pour me mettre en Ă©tat de la remplir, j'allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer prendre les instructions nĂ©cessaires. Mais soit que j'eusse peu de talent pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir se donner un autre successeur, ne m'instruisĂt pas de bonne foi, j'acquis lentement et mal les connaissances dont j'avais besoin, et tout cet ordre de comptes embrouillĂ©s Ă dessein ne put jamais bien m'entrer dans la tĂÂȘte. Cependant, sans avoir saisi le fin du mĂ©tier, je ne laissai pas d'en prendre la marche courante assez pour pouvoir l'exercer rondement. J'en commençai mĂÂȘme les fonctions. Je tenais les registres et la caisse; je donnais et recevais de l'argent, des rĂ©cĂ©pissĂ©s; et quoique j'eusse aussi peu de goĂ»t que de talent pour ce mĂ©tier, la maturitĂ© des ans commençant Ă me rendre sage, j'Ă©tais dĂ©terminĂ© Ă vaincre ma rĂ©pugnance pour me livrer tout entier Ă mon emploi. Malheureusement, comme je commençais Ă me mettre en train, M. de Francueil fit un petit voyage, durant lequel je restai chargĂ© de sa caisse, oĂÂč il n'y avait cependant pour lors que vingt-cinq Ă trente mille francs. Les soucis, l'inquiĂ©tude d'esprit que me donna ce dĂ©pĂÂŽt me firent sentir que je n'Ă©tais point fait pour ĂÂȘtre caissier; et je ne doute point que le mauvais sang que je fis durant cette absence n'ait contribuĂ© Ă la maladie oĂÂč je tombai aprĂšs son retour. J'ai dit dans ma premiĂšre partie que j'Ă©tais nĂ© mourant. Un vice de conformation dans la vessie me fit Ă©prouver, durant mes premiĂšres annĂ©es, une rĂ©tention d'urine presque continuelle; et ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables Ă me conserver. Elle en vint Ă bout cependant; ma robuste constitution prit enfin le dessus, et ma santĂ© s'affermit tellement durant ma jeunesse, qu'exceptĂ© la maladie de langueur dont j'ai racontĂ© l'histoire, et de frĂ©quents besoins d'uriner que le moindre Ă©chauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu'Ă l'ĂÂąge de trente ans sans presque me sentir de ma premiĂšre infirmitĂ©. Le premier ressentiment que j'en eus fut Ă mon arrivĂ©e Ă Venise. La fatigue du voyage et les terribles chaleurs que j'avais souffertes me donnĂšrent une ardeur d'urine et des maux de reins que je gardai jusqu'Ă l'entrĂ©e de l'hiver. AprĂšs avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus pas la moindre incommoditĂ©. AprĂšs m'ĂÂȘtre Ă©puisĂ© plus d'imagination que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu'aprĂšs la dĂ©tention de Diderot que l'Ă©chauffement contractĂ© dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs qu'il faisait alors, me donna une violente nĂ©phrĂ©tique, depuis laquelle je n'ai jamais recouvrĂ© ma premiĂšre santĂ©. Au moment dont je parle, m'Ă©tant peut-ĂÂȘtre un peu fatiguĂ© au maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu'auparavant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le plus triste Ă©tat que l'on puisse imaginer. Madame Dupin m'envoya le cĂ©lĂšbre Morand, qui, malgrĂ© son habiletĂ© et la dĂ©licatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et ne put jamais venir Ă bout de me sonder. Il me conseilla de recourir Ă Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en effet Ă s'insinuer mais, en rendant compte Ă madame Dupin de mon Ă©tat, Morand lui dĂ©clara que dans six mois je ne serais pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sĂ©rieuses rĂ©flexions sur mon Ă©tat, et sur la bĂÂȘtise de sacrifier le repos et l'agrĂ©ment du peu de jours qui me restaient Ă vivre, Ă l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne me sentais que du dĂ©goĂ»t. D'ailleurs, comment accorder les sĂ©vĂšres principes que je venais d'adopter avec un Ă©tat qui s'y rapportait si peu? et n'aurais-je pas bonne grĂÂące, caissier d'un receveur gĂ©nĂ©ral des finances, Ă prĂÂȘcher le dĂ©sintĂ©ressement et la pauvretĂ©? Ces idĂ©es fermentĂšrent si bien dans ma tĂÂȘte avec la fiĂšvre, elles s'y combinĂšrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher; et durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les rĂ©solutions que j'avais prises dans mon dĂ©lire. Je renonçai pour jamais Ă tout projet de fortune et d'avancement. DĂ©terminĂ© Ă passer dans l'indĂ©pendance et la pauvretĂ© le peu de temps qui me restait Ă vivre, j'appliquai toutes les forces de mon ĂÂąme Ă briser les fers de l'opinion, et Ă faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m'embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j'eus Ă combattre, et les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables. Je rĂ©ussis autant qu'il Ă©tait possible, et plus que je n'avais espĂ©rĂ© moi-mĂÂȘme. Si j'avais aussi bien secouĂ© le joug de l'amitiĂ© que celui de l'opinion, je venais Ă bout de mon dessein, le plus grand peut-ĂÂȘtre, ou du moins le plus utile Ă la vertu que mortel ait jamais conçu; mais, tandis que je foulais aux pieds les jugements insensĂ©s de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant sages, je me laissais subjuguer et mener comme un enfant par de soi-disant amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans une route nouvelle, tout en paraissant s'occuper beaucoup Ă me rendre heureux, ne s'occupaient en effet qu'Ă me rendre ridicule, et commencĂšrent par travailler Ă m'avilir, pour parvenir dans la suite Ă me diffamer. Ce fut moins ma cĂ©lĂ©britĂ© littĂ©raire que ma rĂ©forme personnelle, dont je marque ici l'Ă©poque, qui m'attira leur jalousie ils m'auraient pardonnĂ© peut-ĂÂȘtre de briller dans l'art d'Ă©crire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma conduite un exemple qui semblait les importuner. J'Ă©tais nĂ© pour l'amitiĂ©; mon humeur facile et douce la nourrissait sans peine. Tant que je vĂ©cus ignorĂ© du public, je fus aimĂ© de tous ceux qui me connurent, et je n'eus pas un seul ennemi; mais sitĂÂŽt que j'eus un nom, je n'eus plus d'amis. Ce fut un trĂšs grand malheur; un plus grand encore fut d'ĂÂȘtre environnĂ© de gens qui prenaient ce nom, et qui n'usĂšrent des droits qu'il leur donnait que pour m'entraĂner Ă ma perte. La suite de ces mĂ©moires dĂ©veloppera cette odieuse trame; je n'en montre ici que l'origine on en verra bientĂÂŽt former le premier noeud. Dans l'indĂ©pendance oĂÂč je voulais vivre, il fallait cependant subsister. J'en imaginai un moyen trĂšs simple, ce fut de copier de la musique Ă tant la page. Si quelque occupation plus solide eĂ»t rempli le mĂÂȘme but, je l'aurais prise; mais ce talent Ă©tant de mon goĂ»t, et le seul qui, sans assujettissement personnel, pĂ»t me donner du pain au jour le jour, je m'y tins. Croyant n'avoir plus besoin de prĂ©voyance, et faisant taire la vanitĂ©, de caissier d'un financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir gagnĂ© beaucoup Ă ce choix; et je m'en suis si peu repenti, que je n'ai quittĂ© ce mĂ©tier que par force, pour le reprendre aussitĂÂŽt que je pourrai. Le succĂšs de mon premier Discours me rendit l'exĂ©cution de cette rĂ©solution plus facile. Quand il eut remportĂ© le prix, Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j'Ă©tais dans mon lit, il m'Ă©crivit un billet pour m'en annoncer la publication et l'effet. Il prend, me marquait-il, tout par-dessus les nues; il n'y a pas d'exemple d'un succĂšs pareil. Cette faveur du public, nullement briguĂ©e, et pour un auteur inconnu, me donna la premiĂšre assurance vĂ©ritable de mon talent, dont, malgrĂ© le sentiment interne, j'avais toujours doutĂ© jusqu'alors. Je compris tout l'avantage que j'en pouvais tirer pour le parti que j'Ă©tais prĂÂȘt Ă prendre, et je jugeai qu'un copiste de quelque cĂ©lĂ©britĂ© dans les lettres ne manquerait vraisemblablement pas de travail. SitĂÂŽt que ma rĂ©solution fut bien prise et bien confirmĂ©e, j'Ă©crivis un billet Ă M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que madame Dupin, de toutes leurs bontĂ©s, et pour leur demander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien Ă ce billet, et me croyant encore dans le transport de la fiĂšvre, accourut chez moi; mais il trouva ma rĂ©solution si bien prise qu'il ne put parvenir Ă l'Ă©branler. Il alla dire Ă madame Dupin et Ă tout le monde que j'Ă©tais devenu fou; je laissai dire, et j'allai mon train. Je commençai ma rĂ©forme par ma parure; je quittai la dorure et les bas blancs; je pris une perruque ronde; je posai l'Ă©pĂ©e; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable GrĂÂące au ciel, je n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut l'honnĂÂȘtetĂ© d'attendre assez longtemps encore avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit Ă M. d'Alibard, jadis gouverneur du jeune Chenonceaux, et connu dans la botanique par sa Flora parisiensis. Quelque austĂšre que fĂ»t ma rĂ©forme somptuaire, je ne l'Ă©tendis pas d'abord jusqu'Ă mon linge, qui Ă©tait beau et en quantitĂ©, reste de mon Ă©quipage de Venise, et pour lequel j'avais un attachement particulier. A force d'en faire un objet de propretĂ©, j'en avais fait un objet de luxe, qui ne laissait pas de m'ĂÂȘtre coĂ»teux. Quelqu'un me rendit le bon office de me dĂ©livrer de cette servitude. La veille de NoĂl, tandis que les gouverneuses Ă©taient Ă vĂÂȘpres et que j'Ă©tais au concert spirituel, on força la porte d'un grenier oĂÂč Ă©tait Ă©tendu tout notre linge, aprĂšs une lessive qu'on venait de faire. On vola tout, et entre autres quarante-deux chemises Ă moi, de trĂšs belle toile, et qui faisaient le fond de ma garde-robe en linge. A la façon dont les voisins dĂ©peignirent un homme qu'on avait vu sortir de l'hĂÂŽtel, portant des paquets Ă la mĂÂȘme heure, ThĂ©rĂšse et moi soupçonnĂÂąmes son frĂšre, qu'on savait ĂÂȘtre un trĂšs mauvais sujet. La mĂšre repoussa vivement ce soupçon; mais tant d'indices le confirmĂšrent qu'il nous resta, malgrĂ© qu'elle en eĂ»t. Je n'osai faire d'exactes recherches, de peur de trouver plus que je n'aurais voulu. Ce frĂšre ne se montra plus chez moi, et disparut enfin tout Ă fait. Je dĂ©plorai le sort de ThĂ©rĂšse et le mien de tenir Ă une famille si mĂÂȘlĂ©e, et je l'exhortai plus que jamais de secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me guĂ©rit de la passion du beau linge, et je n'en ai plus eu depuis que de trĂšs commun, plus assortissant au reste de mon Ă©quipage. Ayant ainsi complĂ©tĂ© ma rĂ©forme, je ne songeai plus qu'Ă la rendre solide et durable, en travaillant Ă dĂ©raciner de mon coeur tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvait me dĂ©tourner, par la crainte du blĂÂąme, de ce qui Ă©tait bon et raisonnable en soi. A l'aide du bruit que faisait mon ouvrage, ma rĂ©solution fit du bruit aussi, et m'attira des pratiques; de sorte que je commençai mon mĂ©tier avec assez de succĂšs. Plusieurs causes cependant m'empĂÂȘchĂšrent d'y rĂ©ussir comme j'aurais pu faire en d'autres circonstances. D'abord, ma mauvaise santĂ©. L'attaque que je venais d'essuyer eut des suites qui ne m'ont laissĂ© jamais aussi bien portant qu'auparavant; et je crois que les mĂ©decins auxquels je me livrai me firent bien autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand, Daran, HelvĂ©tius, Malouin, Thierry, qui, tous trĂšs savants, tous mes amis, me traitĂšrent chacun Ă sa mode, ne me soulagĂšrent point, et m'affaiblirent considĂ©rablement. Plus je m'asservissais Ă leur direction, plus je devenais jaune, maigre, faible. Mon imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon Ă©tat sur l'effet de leurs drogues, ne me montrait avant la mort qu'une suite de souffrances, les rĂ©tentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignĂ©e, empirait mes maux. M'Ă©tant aperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisaient quelque effet, et sans lesquelles je ne croyais plus pouvoir vivre, ne me donnaient cependant qu'un soulagement momentanĂ©, je me mis Ă faire, Ă grands frais, d'immenses provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, mĂÂȘme au cas que Daran vĂnt Ă manquer. Pendant huit ou dix ans que je m'en suis servi si souvent, il faut, avec tout ce qui m'en reste, que j'en aie achetĂ© pour cinquante louis. On sent qu'un traitement si coĂ»teux, si douloureux, si pĂ©nible, ne me laissait pas travailler sans distraction, et qu'un mourant ne met pas une ardeur bien vive Ă gagner son pain quotidien. Les occupations littĂ©raires firent une autre distraction non moins prĂ©judiciable Ă mon travail journalier. A peine mon discours eut-il paru que les dĂ©fenseurs des lettres fondirent sur moi comme de concert. IndignĂ© de voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient pas mĂÂȘme la question, vouloir en dĂ©cider en maĂtres, je pris la plume, et j'en traitai quelques-uns de maniĂšre Ă ne pas laisser les rieurs de leur cĂÂŽtĂ©. Un certain M. Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut rudement malmenĂ© dans une lettre Ă M. Grimm. Le second fut le roi Stanislas lui-mĂÂȘme, qui ne dĂ©daigna pas d'entrer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de ton pour lui rĂ©pondre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort; et, sans manquer de respect Ă l'auteur, je rĂ©futai pleinement l'ouvrage. Je savais qu'un jĂ©suite, appelĂ© le P. Menou, y avait mis la main je me fiai Ă mon tact pour dĂ©mĂÂȘler ce qui Ă©tait du prince et ce qui Ă©tait du moine; et, tombant sans mĂ©nagement sur toutes les phrases jĂ©suitiques, je relevai, chemin faisant, un anachronisme que je crus ne pouvoir venir que du rĂ©vĂ©rend. Cette piĂšce, qui, je ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres Ă©crits, est jusqu'Ă prĂ©sent un ouvrage unique dans son espĂšce. J'y saisis l'occasion qui m'Ă©tait offerte d'apprendre au public comment un particulier pouvait dĂ©fendre la cause de la vĂ©ritĂ© contre un souverain mĂÂȘme. Il est difficile de prendre en mĂÂȘme temps un ton plus fier et plus respectueux que celui que je pris pour lui rĂ©pondre. J'avais le bonheur d'avoir affaire Ă un adversaire pour lequel mon coeur plein d'estime pouvait, sans adulation, la lui tĂ©moigner; c'est ce que je fis avec assez de succĂšs, mais toujours avec dignitĂ©. Mes amis, effrayĂ©s pour moi, croyaient dĂ©jĂ me voir Ă la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul moment, et j'eus raison. Ce bon prince, aprĂšs avoir vu ma rĂ©ponse, dit J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis lors, je reçus de lui diverses marques d'estime et de bienveillance, dont j'aurai quelques-unes Ă citer; et mon Ă©crit courut tranquillement la France et l'Europe, sans que personne y trouvĂÂąt rien Ă blĂÂąmer. J'eus peu de temps aprĂšs un autre adversaire auquel je ne m'Ă©tais pas attendu, ce mĂÂȘme M. Bordes, de Lyon, qui dix ans auparavant m'avait fait beaucoup d'amitiĂ©s et rendu plusieurs services. Je ne l'avais pas oubliĂ©, mais je l'avais nĂ©gligĂ© par paresse; et je ne lui avais pas envoyĂ© mes Ă©crits, faute d'occasion toute trouvĂ©e pour les lui faire passer. J'avais donc tort; et il m'attaqua, honnĂÂȘtement toutefois, et je rĂ©pondis de mĂÂȘme. Il rĂ©pliqua sur un ton plus dĂ©cidĂ©. Cela donna lieu Ă ma derniĂšre rĂ©ponse, aprĂšs laquelle il ne dit plus rien; mais il devint mon plus ardent ennemi, saisit le temps de mes malheurs pour faire contre moi d'affreux libelles, et fit un voyage Ă Londres exprĂšs pour m'y nuire. Toute cette polĂ©mique m'occupait beaucoup, avec beaucoup de perte de temps pour ma copie, peu de progrĂšs pour la vĂ©ritĂ©, et peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me donnait toujours trĂšs peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout, et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre longtemps, et tirer sou Ă sou le peu qu'il me donnait. Cependant la copie n'allait point. Je faisais deux mĂ©tiers, c'Ă©tait le moyen de faire mal l'un et l'autre. Ils se contrariaient encore d'une autre façon, par les diverses maniĂšres de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le succĂšs de mes premiers Ă©crits m'avait mis Ă la mode. L'Ă©tat que j'avais pris excitait la curiositĂ©; l'on voulait connaĂtre cet homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre et heureux Ă sa maniĂšre c'en Ă©tait assez pour qu'il ne le pĂ»t point. Ma chambre ne dĂ©semplissait pas de gens qui, sous divers prĂ©textes, venaient s'emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m'avoir Ă dĂner. Plus je brusquais les gens, plus ils s'obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j'Ă©tais incessamment subjuguĂ© par ma complaisance, et de quelque façon que je m'y prisse, je n'avais pas par jour une heure de temps Ă moi. Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisĂ© qu'on se l'imagine d'ĂÂȘtre pauvre et indĂ©pendant. Je voulais vivre de mon mĂ©tier; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de me dĂ©dommager du temps qu'on me faisait perdre. BientĂÂŽt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, Ă tant par personne. Je ne connais pas d'assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-lĂ . Je n'y vis de remĂšde que de refuser les cadeaux grands et petits, de ne faire d'exception pour qui que ce fĂ»t. Tout cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma rĂ©sistance, et me forcer de leur ĂÂȘtre obligĂ© malgrĂ© moi. Tel qui ne m'aurait pas donnĂ© un Ă©cu si je l'avais demandĂ©, ne cessait de m'importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetĂ©es, taxait mes refus d'arrogance et d'ostentation. On se doutera bien que le parti que j'avais pris, et le systĂšme que je voulais suivre, n'Ă©taient pas du goĂ»t de madame le Vasseur. Tout le dĂ©sintĂ©ressement de la fille ne l'empĂÂȘchait pas de suivre les directions de sa mĂšre; et les gouverneuses, comme les appelait Gauffecourt, n'Ă©taient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cachĂÂąt bien des choses, j'en vis assez pour juger que je ne voyais pas tout; et cela me tourmenta, moins par l'accusation de connivence qu'il m'Ă©tait aisĂ© de prĂ©voir, que par l'idĂ©e cruelle de ne pouvoir jamais ĂÂȘtre maĂtre chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me fĂÂąchais, le tout sans succĂšs; la maman me faisait passer pour un grondeur Ă©ternel, pour un bourru; c'Ă©taient, avec mes amis, des chuchotteries continuelles; tout Ă©tait mystĂšre et secret pour moi dans mon mĂ©nage; et, pour ne pas m'exposer sans cesse Ă des orages, je n'osais plus m'informer de ce qui s'y passait. Il aurait fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fermetĂ© dont je n'Ă©tais pas capable. Je savais crier, et non pas agir; on me laissait dire, et l'on allait son train. Ces tiraillements continuels, et les importunitĂ©s journaliĂšres auxquelles j'Ă©tais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le sĂ©jour de Paris dĂ©sagrĂ©ables. Quand mes incommoditĂ©s me permettaient de sortir, et que je ne me laissais pas entraĂner ici ou lĂ par mes connaissances, j'allais me promener seul; je rĂÂȘvais Ă mon grand systĂšme, j'en jetais quelque chose sur le papier, Ă l'aide d'un livret blanc et d'un crayon que j'avais toujours dans ma poche. VoilĂ comment les dĂ©sagrĂ©ments imprĂ©vus d'un Ă©tat de mon choix me jetĂšrent par diversion tout Ă fait dans la littĂ©rature, et voilĂ comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui m'en faisaient occuper. Une autre chose y contribuait encore. JetĂ© malgrĂ© moi dans le monde sans en avoir le ton, sans ĂÂȘtre en Ă©tat de le prendre et de m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un Ă moi qui m'en dispensĂÂąt. Ma sotte et maussade timiditĂ©, que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux biensĂ©ances, je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte; j'affectai de mĂ©priser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette ĂÂąpretĂ©, conforme Ă mes nouveaux principes, s'ennoblissait dans mon ĂÂąme, y prenait l'intrĂ©piditĂ© de la vertu; et c'est, je l'ose dire, sur cette auguste base qu'elle s'est soutenue mieux et plus longtemps qu'on n'aurait dĂ» l'attendre d'un effort si contraire Ă mon naturel. Cependant, malgrĂ© la rĂ©putation de misanthropie que mon extĂ©rieur et quelques mots heureux me donnĂšrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis et mes connaissances menaient cet ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcasmes Ă des vĂ©ritĂ©s dures, mais gĂ©nĂ©rales, je n'ai jamais su dire un mot dĂ©sobligeant Ă qui que ce fĂ»t. Le Devin du village acheva de me mettre Ă la mode, et bientĂÂŽt il n'y eut pas d'homme plus recherchĂ© que moi dans Paris. L'histoire de cette piĂšce, qui fait Ă©poque, tient Ă celle des liaisons que j'avais pour lors. C'est un dĂ©tail dans lequel je dois entrer pour l'intelligence de ce qui doit suivre. J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du dĂ©sir que j'ai de rassembler tout ce qui m'est cher, j'Ă©tais trop l'ami de tous les deux pour qu'ils ne le fussent pas bientĂÂŽt l'un de l'autre. Je les liai; ils se convinrent, et s'unirent encore plus Ă©troitement entre eux qu'avec moi. Diderot avait des connaissances sans nombre; mais Grimm, Ă©tranger et nouveau venu, avait besoin d'en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en procurer. Je lui avais donnĂ© Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez madame de Chenonceaux, chez madame d'Ăâ°pinay, chez le baron d'Holbach, avec lequel je me trouvais liĂ© presque malgrĂ© moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela Ă©tait tout simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilĂ ce qui l'Ă©tait moins. Tandis qu'il logeait chez le comte de FriĂšse, il nous donnait souvent Ă dĂner chez lui; mais jamais je n'ai reçu aucun tĂ©moignage d'amitiĂ© ni de bienveillance du comte de FriĂšse ni du comte de Schomberg, son parent, trĂšs familier avec Grimm, ni d'aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquels Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le seul abbĂ© Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens, et m'offrit dans l'occasion sa bourse avec une gĂ©nĂ©rositĂ© peu commune. Mais je connaissais l'abbĂ© Raynal longtemps avant que Grimm le connĂ»t lui-mĂÂȘme, et je lui avais toujours Ă©tĂ© attachĂ© depuis un procĂ©dĂ© plein de dĂ©licatesse et d'honnĂÂȘtetĂ© qu'il eut pour moi dans une occasion bien lĂ©gĂšre, mais que je n'oublierai jamais. Cet abbĂ© Raynal est certainement un ami chaud. J'en eus la preuve Ă peu prĂšs dans le temps dont je parle envers le mĂÂȘme Grimm, avec lequel il Ă©tait Ă©troitement liĂ©. Grimm, aprĂšs avoir vu quelque temps de bonne amitiĂ© mademoiselle Fel, s'avisa tout d'un coup d'en devenir Ă©perdument amoureux, et de vouloir supplanter Cahusac. La belle, se piquant de constance, Ă©conduisit ce nouveau prĂ©tendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et s'avisa d'en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la plus Ă©trange maladie dont jamais peut-ĂÂȘtre on ait ouĂÂŻ parler. Il passait les jours et les nuits dans une continuelle lĂ©thargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais ne rĂ©pondant jamais, pas mĂÂȘme par signe; et du reste sans agitation, sans douleur, sans fiĂšvre, et restant lĂ comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© mort. L'abbĂ© Raynal et moi nous partageĂÂąmes sa garde; l'abbĂ©, plus robuste et mieux portant, y passait les nuits, moi les jours, sans le quitter, jamais ensemble; et l'un ne partait jamais sans que l'autre ne fĂ»t arrivĂ©. Le comte de FriĂšse, alarmĂ©, lui amena Senac, qui, aprĂšs l'avoir bien examinĂ©, dit que ce ne serait rien, et n'ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me fit observer avec soin la contenance du mĂ©decin, et je le vis sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fĂ»t, que des cerises confites que je lui mettais de temps en temps sur la langue, et qu'il avalait fort bien. Un beau matin il se leva, s'habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il m'ait reparlĂ©, ni, que je sache, Ă l'abbĂ© Raynal, ni Ă personne, de cette singuliĂšre lĂ©thargie, ni des soins que nous lui avions rendus tandis qu'elle avait durĂ©. Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit; et c'eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©ellement une anecdote merveilleuse que la cruautĂ© d'une fille d'OpĂ©ra eĂ»t fait mourir un homme de dĂ©sespoir. Cette belle passion mit Grimm Ă la mode; bientĂÂŽt il passa pour un prodige d'amour, d'amitiĂ©, d'attachement de toute espĂšce. Cette opinion le fit rechercher et fĂÂȘter dans le grand monde, et par lĂ l'Ă©loigna de moi, qui jamais n'avais Ă©tĂ© pour lui qu'un pis-aller. Je le vis prĂÂȘt Ă m'Ă©chapper tout Ă fait. J'en fus navrĂ©, car tous les sentiments vifs dont il faisait parade Ă©taient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui. J'Ă©tais bien aise qu'il rĂ©ussĂt dans le monde; mais je n'aurais pas voulu que ce fĂ»t en oubliant son ami. Je lui dis un jour Grimm, vous me nĂ©gligez; je vous le pardonne quand la premiĂšre ivresse des succĂšs bruyants aura fait son effet et que vous en sentirez le vide, j'espĂšre que vous reviendrez Ă moi, et vous me retrouverez toujours quant Ă prĂ©sent, ne vous gĂÂȘnez point; je vous laisse libre, et je vous attends. Il me dit que j'avais raison, s'arrangea en consĂ©quence, et se mit si bien Ă son aise, que je ne le vis plus qu'avec nos amis communs. Notre principal point de rĂ©union, avant qu'il fĂ»t aussi liĂ© avec madame d'Ăâ°pinay qu'il le fut dans la suite, Ă©tait la maison du baron d'Holbach. Cedit baron Ă©tait un fils de parvenu, qui jouissait d'une assez grande fortune, dont il usait noblement, recevant chez lui des gens de lettres et de mĂ©rite, et, par son savoir et ses lumiĂšres, tenant bien sa place au milieu d'eux. LiĂ© depuis longtemps avec Diderot, il m'avait recherchĂ© par son entremise, mĂÂȘme avant que mon nom fĂ»t connu. Une rĂ©pugnance naturelle m'empĂÂȘcha longtemps de rĂ©pondre Ă ses avances. Un jour qu'il m'en demanda la raison, je lui dis Vous ĂÂȘtes trop riche. Il s'obstina, et vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir rĂ©sister aux caresses je ne me suis jamais bien trouvĂ© d'y avoir cĂ©dĂ©. Une autre connaissance, qui devint amitiĂ© sitĂÂŽt que j'eus un titre pour y prĂ©tendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait plusieurs annĂ©es que je l'avais vu pour la premiĂšre fois Ă la Chevrette, chez madame d'Ăâ°pinay, avec laquelle il Ă©tait trĂšs bien. Nous ne fĂmes que dĂner ensemble, il repartit le mĂÂȘme jour; mais nous causĂÂąmes quelques moments aprĂšs le dĂner. Madame d'Ăâ°pinay lui avait parlĂ© de moi et de mon opĂ©ra des Muses galantes. Duclos, douĂ© de trop grands talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient, s'Ă©tait prĂ©venu pour moi, m'avait invitĂ© Ă l'aller voir. MalgrĂ© mon ancien penchant renforcĂ© par la connaissance, ma timiditĂ©, ma paresse me retinrent tant que je n'eus aucun passeport auprĂšs de lui que sa complaisance mais, encouragĂ© par mon premier succĂšs et par ses Ă©loges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir; et ainsi commencĂšrent entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, et Ă qui je dois de savoir, outre le tĂ©moignage de mon propre coeur, que la droiture et la probitĂ© peuvent s'allier quelquefois avec la culture des lettres. Beaucoup d'autres liaisons moins solides, et dont je ne fais pas ici mention, furent l'effet de mes premiers succĂšs, et durĂšrent jusqu'Ă ce que la curiositĂ© fĂ»t satisfaite. J'Ă©tais un homme sitĂÂŽt vu, qu'il n'y avait rien Ă voir de nouveau dĂšs le lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce temps-lĂ , tint plus solidement que toutes les autres ce fut madame la marquise de CrĂ©qui, niĂšce de M. le bailli de Froulay, ambassadeur de Malte, dont le frĂšre avait prĂ©cĂ©dĂ© M. de Montaigu dans l'ambassade de Venise, et que j'avais Ă©tĂ© voir Ă mon retour de ce pays-lĂ . Madame de CrĂ©qui m'Ă©crivit; j'allai chez elle elle me prit en amitiĂ©. J'y dĂnais quelquefois, j'y vis plusieurs gens de lettres, et entre autres M. Saurin, l'auteur de Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon trĂšs cruel ennemi sans que j'en puisse imaginer d'autre cause, sinon que je porte le nom d'un homme que son pĂšre a bien vilainement persĂ©cutĂ©. On voit que, pour un copiste qui devait ĂÂȘtre occupĂ© de son mĂ©tier du matin jusqu'au soir, j'avais des distractions qui ne rendaient pas ma journĂ©e fort lucrative, et qui m'empĂÂȘchaient d'ĂÂȘtre aussi attentif Ă ce que je faisais pour le bien faire; aussi perdais-je Ă effacer ou gratter mes fautes, ou Ă recommencer ma feuille, plus de la moitiĂ© du temps qu'on me laissait. Cette importunitĂ© me rendait de jour en jour Paris plus insupportable, et me faisait rechercher la campagne avec ardeur. J'allai plusieurs fois passer quelques jours Ă Marcoussis, dont madame le Vasseur connaissait le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de façon qu'il ne s'en trouvait pas mal. Grimm y vint une fois avec nous. Le vicaire avait de la voix, chantait bien, et, quoiqu'il ne sĂ»t pas la musique, il apprenait sa partie avec beaucoup de facilitĂ© et de prĂ©cision. Nous y passions le temps Ă chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en fis deux ou trois nouveaux, sur des paroles que Grimm et le vicaire bĂÂątissaient tant bien que mal. Je ne puis m'empĂÂȘcher de regretter ces trios faits et chantĂ©s dans des moments de bien pure joie, et que j'ai laissĂ©s Ă Wootton avec toute ma musique. Mademoiselle Davenport en a peut-ĂÂȘtre dĂ©jĂ fait des papillotes, mais ils mĂ©ritaient d'ĂÂȘtre conservĂ©s, et sont pour la plupart d'un trĂšs bon contrepoint. Ce fut aprĂšs quelqu'un de ces petits voyages, oĂÂč j'avais le plaisir de voir la tante Ă son aise, bien gaie, et oĂÂč je m'Ă©gayais fort aussi, que j'Ă©crivis au vicaire, fort rapidement et fort mal, une Ă©pĂtre en vers qu'on trouvera parmi mes papiers. J'avais, plus prĂšs de Paris, une autre station fort de mon goĂ»t chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui s'Ă©tait fait Ă Passy une retraite charmante oĂÂč j'ai coulĂ© de bien paisibles moments. M. Mussard Ă©tait un joaillier, homme de bon sens, qui, aprĂšs avoir acquis dans son commerce une fortune honnĂÂȘte, et avoir mariĂ© sa fille unique Ă M. de Valmalette, fils d'un agent de change et maĂtre d'hĂÂŽtel du roi, prit le sage parti de quitter le nĂ©goce et les affaires, et de mettre un intervalle de repos et de jouissance entre le tracas de la vie et la mort. Le bonhomme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait sans souci, dans une maison trĂšs agrĂ©able qu'il s'Ă©tait bĂÂątie, et dans un trĂšs joli jardin qu'il avait plantĂ© de ses mains. En fouillant Ă fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des coquillages fossiles, et il en trouva en si grande quantitĂ©, que son imagination exaltĂ©e ne vit plus que coquilles dans la nature, et qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'Ă©tait que coquilles, dĂ©bris de coquilles, et que la terre n'Ă©tait que du cron. Toujours occupĂ© de cet objet de ses singuliĂšres dĂ©couvertes, il s'Ă©chauffa si bien sur ces idĂ©es, qu'elles se seraient enfin tournĂ©es dans sa tĂÂȘte en systĂšme, c'est-Ă -dire en folie, si, trĂšs heureusement pour sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis, auxquels il Ă©tait cher, et qui trouvaient chez lui l'asile le plus agrĂ©able, la mort ne fĂ»t venue le leur enlever par la plus Ă©trange et cruelle maladie c'Ă©tait une tumeur dans l'estomac, toujours croissante, qui l'empĂÂȘchait de manger, sans que durant trĂšs longtemps on en trouvĂÂąt la cause, et qui finit, aprĂšs plusieurs annĂ©es de souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler, sans des serrements de coeur, les derniers temps de ce pauvre et digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir, Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu'il souffrait n'Ă©carta pas de lui, jusqu'Ă sa derniĂšre heure, qui, dis-je, Ă©tait rĂ©duit Ă dĂ©vorer des yeux le repas qu'il nous faisait servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d'un thĂ© bien lĂ©ger, qu'il fallait rejeter un moment aprĂšs. Mais avant ces temps de douleur, combien j'en ai passĂ© chez lui d'agrĂ©ables avec les amis d'Ă©lite qu'il s'Ă©tait faits! A leur tĂÂȘte je mets l'abbĂ© Prevost, homme trĂšs aimable et trĂšs simple, dont le coeur vivifiait ses Ă©crits, dignes de l'immortalitĂ©, et qui n'avait rien dans l'humeur ni dans la sociĂ©tĂ© du sombre coloris qu'il donnait Ă ses ouvrages; le mĂ©decin Procope, petit Ăâ°sope Ă bonnes fortunes; Boulanger, le cĂ©lĂšbre auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, Ă©tendait les systĂšmes de Mussard sur la durĂ©e du monde en femmes, madame Denis, niĂšce de Voltaire, qui, n'Ă©tant alors qu'une bonne femme, ne faisait pas encore du bel esprit; madame Vanloo, non pas belle assurĂ©ment, mais charmante, qui chantait comme un ange; madame de Valmalette elle-mĂÂȘme, qui chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eĂ»t Ă©tĂ© fort aimable si elle en eĂ»t moins eu la prĂ©tention. Telle Ă©tait Ă peu prĂšs la sociĂ©tĂ© de M. Mussard, qui m'aurait assez plu si son tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte avec sa conchyliomanie ne m'avait plu davantage; et je puis dire que pendant plus de six mois j'ai travaillĂ© Ă son cabinet avec autant de plaisir que lui-mĂÂȘme. Il y avait longtemps qu'il prĂ©tendait que pour mon Ă©tat les eaux de Passy me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait Ă les venir prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l'urbaine cohue, je me rendis Ă la fin, et je fus passer Ă Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien parce que j'Ă©tais Ă la campagne, que parce que j'y prenais les eaux. Mussard jouait du violoncelle, et aimait passionnĂ©ment la musique italienne. Un soir nous en parlĂÂąmes beaucoup avant de nous coucher et surtout des opere buffe que nous avions vus l'un et l'autre en Italie, et dont nous Ă©tions tous deux transportĂ©s. La nuit, ne dormant pas, j'allai rĂÂȘver comment on pourrait faire pour donner en France l'idĂ©e d'un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde n'y ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et prenant des eaux, je fis quelques maniĂšres de vers trĂšs Ă la hĂÂąte, et j'y adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espĂšce de salon voĂ»tĂ© qui Ă©tait au haut du jardin; et au thĂ©, je ne pus m'empĂÂȘcher de montrer ces airs Ă Mussard et Ă mademoiselle Duvernois sa gouvernante, qui Ă©tait en vĂ©ritĂ© une trĂšs bonne et aimable fille. Les trois morceaux que j'avais esquissĂ©s Ă©taient le premier monologue, J'ai perdu mon serviteur; l'air du Devin, L'amour croĂt s'il s'inquiĂšte, et le dernier duo, A jamais, Colin, je t'engage, etc. J'imaginais si peu que cela valĂ»t la peine d'ĂÂȘtre suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de l'un et de l'autre, j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser, comme j'ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes mais ils m'excitĂšrent si bien, qu'en six jours mon drame fut Ă©crit, Ă quelques vers prĂšs, et toute ma musique esquissĂ©e, tellement que je n'eus plus Ă faire Ă Paris qu'un peu de rĂ©citatif et tout le remplissage; et j'achevai le tout avec une telle rapiditĂ©, qu'en trois semaines mes scĂšnes furent mises au net et en Ă©tat d'ĂÂȘtre reprĂ©sentĂ©es. Il n'y manquait que le divertissement, qui ne fut fait que longtemps aprĂšs. Ăâ°chauffĂ© de la composition de cet ouvrage, j'avais une grande passion de l'entendre, et j'aurais donnĂ© tout au monde pour le voir reprĂ©senter Ă ma fantaisie, Ă portes fermĂ©es, comme on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m'Ă©tait pas possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public, il fallait nĂ©cessairement, pour jouir de ma piĂšce, la faire passer Ă l'OpĂ©ra. Malheureusement elle Ă©tait dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n'Ă©taient point accoutumĂ©es; et d'ailleurs, le mauvais succĂšs des Muses galantes me faisait prĂ©voir celui du Devin, si je le prĂ©sentais sous mon nom. Duclos me tira de peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me dĂ©celer, je ne me trouvai point Ă cette rĂ©pĂ©tition; et les petits violons, qui la dirigĂšrent, ne surent eux-mĂÂȘmes quel en Ă©tait l'auteur, qu'aprĂšs qu'une acclamation gĂ©nĂ©rale eut attestĂ© la bontĂ© de l'ouvrage. Tous ceux qui l'entendirent en Ă©taient enchantĂ©s, au point que dĂšs le lendemain, dans toutes les sociĂ©tĂ©s, on ne parlait d'autre chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avait assistĂ© Ă la rĂ©pĂ©tition, demanda l'ouvrage pour ĂÂȘtre donnĂ© Ă la cour. Duclos, qui savait mes intentions, jugeant que je serais moins le maĂtre de ma piĂšce Ă la cour qu'Ă Paris, la refusa. Cury la rĂ©clama d'autoritĂ©. Duclos tint bon; et le dĂ©bat entre eux devint si vif, qu'un jour Ă l'OpĂ©ra ils allaient sortir ensemble, si on ne les eĂ»t sĂ©parĂ©s. On voulut s'adresser Ă moi; je renvoyai la dĂ©cision de la chose Ă M. Duclos. Il fallut retourner Ă lui. M. le duc d'Aumont s'en mĂÂȘla. Duclos crut enfin devoir cĂ©der Ă l'autoritĂ©, et la piĂšce fut donnĂ©e pour ĂÂȘtre jouĂ©e Ă Fontainebleau. La partie Ă laquelle je m'Ă©tais le plus attachĂ©, et oĂÂč je m'Ă©loignais le plus de la route commune, Ă©tait le rĂ©citatif. Le mien Ă©tait accentuĂ© d'une façon toute nouvelle, marchait avec le dĂ©bit de la parole. On n'osa laisser cette terrible innovation; l'on craignait qu'elle ne rĂ©voltĂÂąt les oreilles moutonniĂšres. Je consentis que Francueil et Jelyotte fissent un autre rĂ©citatif, mais je ne voulus pas m'en mĂÂȘler. Quand tout fut prĂÂȘt et le jour fixĂ© pour la reprĂ©sentation, l'on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la derniĂšre rĂ©pĂ©tition. J'y fus avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je crois, l'abbĂ© Raynal, dans une voiture de la cour. La rĂ©pĂ©tition fut passable; j'en fus plus content que je ne m'y Ă©tais attendu. L'orchestre Ă©tait nombreux, composĂ© de ceux de l'OpĂ©ra et de la Musique du Roi. Jelyotte faisait Colin; mademoiselle Fel, Colette; Cuvilier, le Devin; les choeurs Ă©taient ceux de l'OpĂ©ra. Je dis peu de chose c'Ă©tait Jelyotte qui avait tout dirigĂ©; je ne voulus pas contrĂÂŽler ce qu'il avait fait; et, malgrĂ© mon ton romain, j'Ă©tais honteux comme un Ă©colier au milieu de tout ce monde. Le lendemain, jour de la reprĂ©sentation, j'allai dĂ©jeuner au cafĂ© du Grand-Commun. Il y avait lĂ beaucoup de monde. On parlait de la rĂ©pĂ©tition de la veille, et de la difficultĂ© qu'il y avait eu d'y entrer. Un officier qui Ă©tait lĂ dit qu'il Ă©tait entrĂ© sans peine, conta au long ce qui s'y Ă©tait passĂ©, dĂ©peignit l'auteur, rapporta ce qu'il avait fait, ce qu'il avait dit; mais ce qui m'Ă©merveilla de ce rĂ©cit assez long, fait avec autant d'assurance que de simplicitĂ©, fut qu'il ne s'y trouva pas un seul mot de vrai. Il m'Ă©tait trĂšs clair que celui qui parlait si savamment de cette rĂ©pĂ©tition n'y avait point Ă©tĂ©, puisqu'il avait devant les yeux, sans le connaĂtre, cet auteur qu'il disait avoir tant vu. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scĂšne fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme Ă©tait d'un certain ĂÂąge; il n'avait point l'air ni le ton fat et avantageux; sa physionomie annonçait un homme de mĂ©rite, sa croix de Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il m'intĂ©ressait, malgrĂ© son impudence et malgrĂ© moi. Tandis qu'il dĂ©bitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux, j'Ă©tais sur les Ă©pines; je cherchais quelquefois en moi-mĂÂȘme s'il n'y aurait pas moyen de le croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que quelqu'un ne me reconnĂ»t et ne lui en fit l'affront, je me hĂÂątai d'achever mon chocolat sans rien dire; et, baissant la tĂÂȘte en passant devant lui, je sortis le plus tĂÂŽt qu'il me fut possible, tandis que les assistants pĂ©roraient sur sa relation. Je m'aperçus dans la rue que j'Ă©tais en sueur; et je suis sĂ»r que si quelqu'un m'eĂ»t reconnu et nommĂ© avant ma sortie, on m'aurait vu la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait Ă souffrir si son mensonge Ă©tait reconnu. Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie oĂÂč il est difficile de ne faire que narrer, parce qu'il est presque impossible que la narration mĂÂȘme ne porte empreinte de censure ou d'apologie. J'essayerai toutefois de rapporter comment et sur quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni blĂÂąme. J'Ă©tais ce jour-lĂ dans le mĂÂȘme Ă©quipage nĂ©gligĂ© qui m'Ă©tait ordinaire grande barbe et perruque assez mal peignĂ©e. Prenant ce dĂ©faut de dĂ©cence pour un acte de courage, j'entrai de cette façon dans la mĂÂȘme salle oĂÂč devaient arriver, peu de temps aprĂšs, le roi, la reine, la famille royale et toute la cour. J'allai m'Ă©tablir dans la loge oĂÂč me conduisit M. de Cury, et qui Ă©tait la sienne c'Ă©tait une grande loge sur le thĂ©ĂÂątre, vis-Ă -vis une petite loge plus Ă©levĂ©e, oĂÂč se plaça le roi avec madame de Pompadour. EnvironnĂ© de dames, et seul d'homme sur le devant de la loge, je ne pus douter qu'on ne m'eĂ»t mis lĂ prĂ©cisĂ©ment pour ĂÂȘtre en vue. Quand on eut allumĂ©, me voyant dans cet Ă©quipage au milieu de gens tous excessivement parĂ©s, je commençai d'ĂÂȘtre mal Ă mon aise je me demandai si j'Ă©tais Ă ma place, si j'y Ă©tais mis convenablement; et aprĂšs quelques minutes d'inquiĂ©tude, je me rĂ©pondis, Oui, avec une intrĂ©piditĂ© qui venait peut-ĂÂȘtre plus de l'impossibilitĂ© de m'en dĂ©dire, que de la force de mes raisons. Je me dis Je suis Ă ma place puisque je vois jouer ma piĂšce, que j'y suis invitĂ©, que je ne l'ai faite que pour cela, et qu'aprĂšs tout personne n'a plus de droit que moi-mĂÂȘme Ă jouir du fruit de mon travail et de mes talents. Je suis mis Ă mon ordinaire, ni mieux, ni pis si je recommence Ă m'asservir Ă l'opinion dans quelque chose, m'y voilĂ bientĂÂŽt asservi derechef en tout. Pour ĂÂȘtre toujours moi-mĂÂȘme, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d'ĂÂȘtre mis selon l'Ă©tat que j'ai choisi; mon extĂ©rieur est simple et nĂ©gligĂ©, mais non crasseux ni malpropre la barbe ne l'est point en elle-mĂÂȘme, puisque c'est la nature qui nous la donne, et que, selon les temps et les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh! que m'importe! Je dois savoir endurer le ridicule et le blĂÂąme, pourvu qu'ils ne soient pas mĂ©ritĂ©s. AprĂšs ce petit soliloque, je me raffermis si bien que j'aurais Ă©tĂ© intrĂ©pide, si j'eusse eu besoin de l'ĂÂȘtre. Mais, soit effet de la prĂ©sence du maĂtre, soit naturelle disposition des coeurs, je n'aperçus rien que d'obligeant et d'honnĂÂȘte dans la curiositĂ© dont j'Ă©tais l'objet. J'en fus touchĂ© jusqu'Ă recommencer d'ĂÂȘtre inquiet sur moi-mĂÂȘme et sur le sort de ma piĂšce, craignant d'effacer des prĂ©jugĂ©s si favorables, qui semblaient ne chercher qu'Ă m'applaudir. J'Ă©tais armĂ© contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne m'Ă©tais pas attendu, me subjugua si bien, que je tremblais comme un enfant quand on commença. J'eus bientĂÂŽt de quoi me rassurer. La piĂšce fut trĂšs mal jouĂ©e quant aux acteurs, mais bien chantĂ©e et bien exĂ©cutĂ©e quant Ă la musique. DĂšs la premiĂšre scĂšne, qui vĂ©ritablement est d'une naĂÂŻvetĂ© touchante, j'entendis s'Ă©lever dans les loges un murmure de surprise et d'applaudissement jusqu'alors inouĂÂŻ dans ce genre de piĂšces. La fermentation croissante alla bientĂÂŽt au point d'ĂÂȘtre sensible dans toute l'assemblĂ©e, et, pour parler Ă la Montesquieu, d'augmenter son effet par son effet mĂÂȘme. A la scĂšne des deux petites bonnes gens, cet effet fut Ă son comble. On ne claque point devant le roi, cela fit qu'on entendit tout; la piĂšce et l'auteur y gagnĂšrent. J'entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges, et qui s'entredisaient Ă demi-voix Cela est charmant, cela est ravissant; il n'y a pas un son lĂ qui ne parle au coeur. Le plaisir de donner de l'Ă©motion Ă tant d'aimables personnes m'Ă©mut moi-mĂÂȘme jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier duo, en remarquant que je n'Ă©tais pas seul Ă pleurer. J'eus un moment de retour sur moi-mĂÂȘme, en me rappelant le concert de M. de Treitorens. Cette rĂ©miniscence eut l'effet de l'esclave qui tenait la couronne sur la tĂÂȘte, des triomphateurs; mais elle fut courte, et je me livrai bientĂÂŽt pleinement et sans distraction au plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sĂ»r qu'en ce moment la voluptĂ© du sexe y entrait beaucoup plus que la vanitĂ© d'auteur; et sĂ»rement s'il n'y eĂ»t eu lĂ que des hommes, je n'aurais pas Ă©tĂ© dĂ©vorĂ©, comme je l'Ă©tais sans cesse, du dĂ©sir de recueillir de mes lĂšvres les dĂ©licieuses larmes que je faisais couler. J'ai vu des piĂšces exciter de plus vifs transports d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi touchante, rĂ©gner dans tout un spectacle, et surtout Ă la cour, un jour de premiĂšre reprĂ©sentation. Ceux qui ont vu celle-lĂ doivent s'en souvenir; car l'effet en fut unique. Le mĂÂȘme soir, M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver au chĂÂąteau le lendemain sur les onze heures, et qu'il me prĂ©senterait au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu'on croyait qu'il s'agissait d'une pension, et que le roi voulait me l'annoncer lui-mĂÂȘme. Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journĂ©e fut une nuit d'angoisse et de perplexitĂ© pour moi? Ma premiĂšre idĂ©e, aprĂšs celle de cette reprĂ©sentation, se porta sur un frĂ©quent besoin de sortir, qui m'avait fait beaucoup souffrir le soir mĂÂȘme au spectacle, et qui pouvait me tourmenter le lendemain quand je serais dans la galerie ou dans les appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de Sa MajestĂ©. Cette infirmitĂ© Ă©tait la principale cause qui me tenait Ă©cartĂ© des cercles, et qui m'empĂÂȘchait d'aller m'enfermer chez des femmes. L'idĂ©e seule de l'Ă©tat oĂÂč ce besoin pouvait me mettre Ă©tait capable de me le donner au point de m'en trouver mal, Ă moins d'un esclandre auquel j'aurais prĂ©fĂ©rĂ© la mort. Il n'y a que les gens qui connaissent cet Ă©tat qui puissent juger de l'effroi d'en courir le risque. Je me figurais ensuite devant le roi, prĂ©sentĂ© Ă Sa MajestĂ©, qui daignait s'arrĂÂȘter et m'adresser la parole. C'Ă©tait lĂ qu'il fallait de la justesse et de la prĂ©sence d'esprit pour rĂ©pondre. Ma maudite timiditĂ©, qui me trouble devant le moindre inconnu, m'aurait-elle quittĂ© devant le roi de France, ou m'aurait-elle permis de bien choisir Ă l'instant ce qu'il fallait dire! Je voulais, sans quitter l'air et le ton sĂ©vĂšre que j'avais pris, me montrer sensible Ă l'honneur que me faisait un si grand monarque. Il fallait envelopper quelque grande et utile vĂ©ritĂ© dans une louange belle et mĂ©ritĂ©e. Pour prĂ©parer d'avance une rĂ©ponse heureuse, il aurait fallu prĂ©voir juste ce qu'il pourrait me dire; et j'Ă©tais sĂ»r aprĂšs cela de ne pas retrouver en sa prĂ©sence un mot de ce que j'aurais mĂ©ditĂ©. Que deviendrais-je en ce moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait m'Ă©chapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises ordinaires? Ce danger m'alarma, m'effraya, me fit frĂ©mir au point de me dĂ©terminer, Ă tout risque Ă ne m'y pas exposer. Je perdais, il est vrai, la pension qui m'Ă©tait offerte en quelque sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eĂ»t imposĂ©. Adieu la vĂ©ritĂ©, la libertĂ©, le courage. Comment oser dĂ©sormais parler d'indĂ©pendance et de dĂ©sintĂ©ressement? Il ne fallait plus que flatter ou me taire en recevant cette pension encore qui m'assurait qu'elle me serait payĂ©e? Que de pas Ă faire, que de gens Ă solliciter! Il m'en coĂ»terait plus de soins, et bien plus dĂ©sagrĂ©ables pour la conserver, que pour m'en passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti trĂšs consĂ©quent Ă mes principes, et sacrifier l'apparence Ă la rĂ©alitĂ©. Je dis ma rĂ©solution Ă Grimm, qui n'y opposa rien. Aux autres j'allĂ©guai ma santĂ©, et je partis le matin mĂÂȘme. Mon dĂ©part fit du bruit et fut gĂ©nĂ©ralement blĂÂąmĂ©. Mes raisons ne pouvaient ĂÂȘtre senties par tout le monde m'accuser d'un sot orgueil Ă©tait bien plus tĂÂŽt fait, et contentait mieux la jalousie de quiconque sentait en lui-mĂÂȘme qu'il ne se serait pas conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte m'Ă©crivit un billet, oĂÂč il me dĂ©tailla les succĂšs de ma piĂšce et l'engouement oĂÂč le roi lui-mĂÂȘme en Ă©tait. Toute la journĂ©e, me marquait-il, Sa MajestĂ© ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume J'ai perdu mon serviteur; j'ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutait que dans la quinzaine on devait donner une seconde reprĂ©sentation du Devin, qui constaterait aux yeux de tout le public le plein succĂšs de la premiĂšre. Deux jours aprĂšs, comme j'entrais le soir sur les neuf heures chez madame d'Ăâ°pinay, oĂÂč j'allais souper, je me vis croisĂ© par un fiacre Ă la porte. Quelqu'un qui Ă©tait dans ce fiacre me fit signe d'y monter; j'y monte c'Ă©tait Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, sur pareil sujet, je n'aurais pas attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n'avoir pas voulu ĂÂȘtre prĂ©sentĂ© au roi; mais il m'en fit un terrible de mon indiffĂ©rence pour la pension. Il me dit que si j'Ă©tais dĂ©sintĂ©ressĂ© pour mon compte, il ne m'Ă©tait pas permis de l'ĂÂȘtre pour celui de madame le Vasseur et de sa fille; que je leur devais de n'omettre aucun moyen possible et honnĂÂȘte de leur donner du pain; et comme on ne pouvait pas dire aprĂšs tout que j'eusse refusĂ© cette pension, il soutint que, puisqu'on avait paru disposĂ© Ă me l'accorder, je devais la solliciter et l'obtenir, Ă quelque prix que ce fĂ»t. Quoique je fusse touchĂ© de son zĂšle, je ne pus goĂ»ter ses maximes, et nous eĂ»mes Ă ce sujet une dispute trĂšs vive, la premiĂšre que j'aie eue avec lui; et nous n'en avons jamais eu que de cette espĂšce, lui me prescrivant ce qu'il prĂ©tendait que je devais faire, et moi m'en dĂ©fendant parce que je croyais ne le devoir pas. Il Ă©tait tard quand nous nous quittĂÂąmes. Je voulus le mener souper chez madame d'Ăâ°pinay, il ne le voulut point; et, quelque effort que le dĂ©sir d'unir tous ceux que j'aime m'ait fait faire en divers temps pour l'engager Ă la voir, jusqu'Ă la mener Ă sa porte qu'il nous tint fermĂ©e, il s'en est toujours dĂ©fendu, ne parlant d'elle qu'en termes trĂšs mĂ©prisants. Ce ne fut qu'aprĂšs ma brouillerie avec elle et avec lui qu'ils se liĂšrent et qu'il commença d'en parler avec honneur. Depuis lors Diderot et Grimm semblĂšrent prendre Ă tĂÂąche d'aliĂ©ner de moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si elles n'Ă©taient pas plus Ă leur aise, c'Ă©tait mauvaise volontĂ© de ma part, et qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tĂÂąchaient de les engager Ă me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore, par le crĂ©dit de madame d'Ăâ°pinay. Ils voulurent mĂÂȘme entraĂner Duclos ainsi que d'Holbach dans leur ligue; mais le premier s'y refusa toujours. J'eus alors quelque vent de tout ce manĂšge; mais je ne l'appris bien distinctement que longtemps aprĂšs, et j'eus souvent Ă dĂ©plorer le zĂšle aveugle et peu discret de mes amis, qui, cherchant Ă me rĂ©duire, incommodĂ© comme j'Ă©tais, Ă la plus triste solitude, travaillaient dans leur idĂ©e Ă me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet Ă me rendre misĂ©rable. Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut jouĂ© Ă Paris, et j'eus le temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le divertissement. Ce divertissement, tel qu'il est gravĂ©, devait ĂÂȘtre en action d'un bout Ă l'autre et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissait des tableaux trĂšs agrĂ©ables. Mais quand je proposai cette idĂ©e Ă l'OpĂ©ra, on ne m'entendit seulement pas, et il fallut coudre des chants et des danses Ă l'ordinaire cela fit que ce divertissement, quoique plein d'idĂ©es charmantes, qui ne dĂ©parent point les scĂšnes, rĂ©ussit trĂšs mĂ©diocrement. J'ĂÂŽtai le rĂ©citatif de Jelyotte, et je rĂ©tablis le mien, tel que je l'avais fait d'abord et qu'il est gravĂ©; et ce rĂ©citatif, un peu francisĂ©, je l'avoue, c'est-Ă -dire traĂnĂ© par les acteurs, loin de choquer personne, n'a pas moins rĂ©ussi que les airs, et a paru, mĂÂȘme au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je dĂ©diai ma piĂšce Ă M. Duclos qui l'avait protĂ©gĂ©e, et je dĂ©clarai que ce serait ma seule dĂ©dicace. J'en ai pourtant fait une seconde avec son consentement; mais il a dĂ» se tenir encore plus honorĂ© de cette exception, que si je n'en avais fait aucune. J'ai sur cette piĂšce beaucoup d'anecdotes, sur lesquelles des choses plus importantes Ă dire ne me laissent pas le loisir de m'Ă©tendre ici. J'y reviendrai peut-ĂÂȘtre un jour dans le supplĂ©ment. Je n'en saurais pourtant omettre une, qui peut avoir trait Ă tout ce qui suit. Je visitais un jour dans le cabinet du baron d'Holbach sa musique; aprĂšs en avoir parcouru de beaucoup d'espĂšces, il me dit, en me montrant un recueil de piĂšces de clavecin VoilĂ des piĂšces qui ont Ă©tĂ© composĂ©es pour moi; elles sont pleines de goĂ»t, bien chantantes; personne ne les connaĂt ni ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu'une pour l'insĂ©rer dans votre divertissement. Ayant dans la tĂÂȘte des sujets d'airs et des symphonies beaucoup plus que je n'en pouvais employer, je me souciais trĂšs peu des siens. Cependant il me pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle que j'abrĂ©geai, et que je mis en trio pour l'entrĂ©e des compagnes de Colette. Quelques mois aprĂšs, et tandis qu'on reprĂ©sentait le Devin, entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de son clavecin, d'oĂÂč il se leva brusquement Ă mon arrivĂ©e. En regardant machinalement sur son pupitre, j'y vis ce mĂÂȘme recueil du baron d'Holbach, ouvert prĂ©cisĂ©ment Ă cette mĂÂȘme piĂšce qu'il m'avait pressĂ© de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortirait jamais de ses mains. Quelque temps aprĂšs je vis encore ce mĂÂȘme recueil ouvert sur le clavecin de M. d'Ăâ°pinay, un jour qu'il avait musique chez lui. Grimm ni personne n'a jamais parlĂ© de cet air, et je n'en parle ici moi-mĂÂȘme que parce qu'il se rĂ©pandit quelque temps aprĂšs un bruit que je n'Ă©tais pas l'auteur du Devin du village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis persuadĂ© que sans mon Dictionnaire de musique on aurait dit Ă la fin que je ne la savais pas. Quelque temps avant qu'on donnĂÂąt le Devin du village, il Ă©tait arrivĂ© Ă Paris des bouffons italiens, qu'on fit jouer sur le thĂ©ĂÂątre de l'OpĂ©ra, sans prĂ©voir l'effet qu'ils y allaient faire. Quoiqu'ils fussent dĂ©testables, et que l'orchestre, alors trĂšs ignorant, estropiĂÂąt Ă plaisir les piĂšces qu'ils donnĂšrent, elles ne laissĂšrent pas de faire Ă l'OpĂ©ra français un tort qu'il n'a jamais rĂ©parĂ©. La comparaison de ces deux musiques, entendues le mĂÂȘme jour sur le mĂÂȘme thĂ©ĂÂątre, dĂ©boucha les oreilles françaises; il n'y en eut point qui pĂ»t endurer la traĂnerie de leur musique, aprĂšs l'accent vif et marquĂ© de l'italienne sitĂÂŽt que les bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forcĂ© de changer l'ordre, et de mettre les bouffons Ă la fin. On donnait Ăâ°glĂ©, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenait. Le seul Devin du village soutint la comparaison, et plut encore aprĂšs la Serva padrona. Quand je composai mon intermĂšde, j'avais l'esprit rempli de ceux-lĂ ; ce furent eux qui m'en donnĂšrent l'idĂ©e, et j'Ă©tais bien Ă©loignĂ© de prĂ©voir qu'on les passerait en revue Ă cĂÂŽtĂ© de lui. Si j'eusse Ă©tĂ© un pillard, que de vols seraient alors devenus manifestes, et combien on eĂ»t pris soin de les faire sentir! Mais rien on a eu beau faire, on n'a pas trouvĂ© dans ma musique la moindre rĂ©miniscence d'aucune autre; et tous mes chants, comparĂ©s aux prĂ©tendus originaux, se sont trouvĂ©s aussi neufs que le caractĂšre de musique que j'avais créé. Si l'on eĂ»t mis Mondonville ou Rameau Ă pareille Ă©preuve, ils n'en seraient sortis qu'en lambeaux. Les bouffons firent Ă la musique italienne des sectateurs trĂšs ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus Ă©chauffĂ©s que s'il se fĂ»t agi d'une affaire d'Ăâ°tat ou de religion. L'un plus puissant, plus nombreux, composĂ© des grands, des riches et des femmes, soutenait la musique française; l'autre, plus vif, plus fier, plus enthousiaste, Ă©tait composĂ© des vrais connaisseurs, des gens Ă talents, des hommes de gĂ©nie. Son petit peloton se rassemblait Ă l'OpĂ©ra, sous la loge de la reine. L'autre parti remplissait tout le reste du parterre et de la salle; mais son foyer principal Ă©tait sous la loge du roi. VoilĂ d'oĂÂč vinrent ces noms de partis cĂ©lĂšbres dans ce temps-lĂ , de coin du roi et de coin de la reine. La dispute, en s'animant, produisit des brochures. Le coin du roi voulut plaisanter; il fut moquĂ© par le Petit ProphĂšte il voulut se mĂÂȘler de raisonner; il fut Ă©crasĂ© par la Lettre sur la musique française. Ces deux petits Ă©crits, l'un de Grimm, et l'autre de moi, sont les seuls qui survivent Ă cette querelle; tous les autres sont dĂ©jĂ morts. Mais le Petit ProphĂšte, qu'on s'obstina longtemps Ă m'attribuer malgrĂ© moi, fut pris en plaisanterie, et ne fit pas la moindre peine Ă son auteur, au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sĂ©rieux, et souleva contre moi toute la nation, qui se crut offensĂ©e dans sa musique. La description de l'incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de Tacite. C'Ă©tait le temps de la grande querelle du parlement et du clergĂ©. Le parlement venait d'ĂÂȘtre exilĂ©; la fermentation Ă©tait au comble tout menaçait d'un prochain soulĂšvement. La brochure parut; Ă l'instant toutes les autres querelles furent oubliĂ©es; on ne songea qu'au pĂ©ril de la musique française, et il n'y eut plus de soulĂšvement que contre moi. Il fut tel, que la nation n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre la Bastille et l'exil; et la lettre de cachet allait ĂÂȘtre expĂ©diĂ©e, si M. de Voyer n'en eĂ»t fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-ĂÂȘtre empĂÂȘchĂ© une rĂ©volution dans l'Ăâ°tat, on croira rĂÂȘver. C'est pourtant une vĂ©ritĂ© bien rĂ©elle, que tout Paris peut encore attester, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui plus de quinze ans de cette singuliĂšre anecdote. Si l'on n'attenta pas Ă ma libertĂ©, l'on ne m'Ă©pargna pas du moins les insultes; ma vie mĂÂȘme fut en danger. L'orchestre de l'OpĂ©ra fit l'honnĂÂȘte complot de m'assassiner quand j'en sortirais. On me le dit, je n'en fus que plus assidu Ă l'OpĂ©ra, et je ne sus que longtemps aprĂšs que M. Ancelet, officier des mousquetaires, qui avait de l'amitiĂ© pour moi, avait dĂ©tournĂ© l'effet du complot en me faisant escorter Ă mon insu Ă la sortie du spectacle. La ville venait d'avoir la direction de l'OpĂ©ra. Le premier exploit du prĂ©vĂÂŽt des marchands fut de me faire ĂÂŽter mes entrĂ©es, et cela de la façon la plus malhonnĂÂȘte qu'il fĂ»t possible, c'est-Ă -dire en me les faisant refuser publiquement Ă mon passage; de sorte que je fus obligĂ© de prendre un billet d'amphithĂ©ĂÂątre, pour n'avoir pas l'affront de m'en retourner ce jour-lĂ . L'injustice Ă©tait d'autant plus criante, que le seul prix que j'avais mis Ă ma piĂšce, en la leur cĂ©dant, Ă©tait mes entrĂ©es Ă perpĂ©tuitĂ©; car quoique ce fĂ»t un droit pour tous les auteurs, et que j'eusse ce droit Ă double titre, je ne laissai pas de le stipuler expressĂ©ment en prĂ©sence de M. Duclos. Il est vrai qu'on m'envoya pour mes honoraires, par le caissier de l'OpĂ©ra, cinquante louis que je n'avais pas demandĂ©s; mais outre que ces cinquante louis ne faisaient pas mĂÂȘme la somme qui me revenait dans les rĂšgles, ce payement n'avait rien de commun avec le droit d'entrĂ©es formellement stipulĂ©, et qui en Ă©tait entiĂšrement indĂ©pendant. Il y avait dans ce procĂ©dĂ© une telle complication d'iniquitĂ© et de brutalitĂ©, que le public, alors dans sa plus grande animositĂ© contre moi, ne laissa pas d'en ĂÂȘtre unanimement choquĂ©; et tel qui m'avait insultĂ© la veille criait le lendemain tout haut, dans la salle, qu'il Ă©tait honteux d'ĂÂŽter ainsi les entrĂ©es Ă un auteur qui les avait si bien mĂ©ritĂ©es et qui pouvait mĂÂȘme les rĂ©clamer pour deux. Tant est juste le proverbe italien, qu'ognun ama la giustizia in casa d'altrui! Je n'avais lĂ -dessus qu'un parti Ă prendre, c'Ă©tait de rĂ©clamer mon ouvrage, puisqu'on m'en ĂÂŽtait le prix convenu. J'Ă©crivis pour cet effet Ă M. d'Argenson qui avait le dĂ©partement de l'OpĂ©ra; et je joignis Ă ma lettre un mĂ©moire qui Ă©tait sans rĂ©plique, et qui demeura sans rĂ©ponse et sans effet, ainsi que ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le coeur, et ne contribua pas Ă augmenter l'estime trĂšs mĂ©diocre que j'eus toujours pour son caractĂšre et pour ses talents. C'est ainsi qu'on a gardĂ© ma piĂšce Ă l'OpĂ©ra, en me frustrant du prix pour lequel je l'avais cĂ©dĂ©e. Du faible au fort, ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'approprier le bien d'autrui. Quant au produit pĂ©cuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne m'ait pas rapportĂ© le quart de ce qu'il aurait rapportĂ© dans les mains d'un autre, il ne laissa pas d'ĂÂȘtre assez grand pour me mettre en Ă©tat de subsister plusieurs annĂ©es, et supplĂ©er Ă la copie, qui allait toujours assez mal. J'eus cent louis du roi, cinquante de madame de Pompadour pour la reprĂ©sentation de Belle-Vue, oĂÂč elle fit elle-mĂÂȘme le rĂÂŽle de Colin, cinquante de l'OpĂ©ra, et cinq cents francs de Pissot pour la gravure; en sorte que cet intermĂšde, qui ne me coĂ»ta que cinq ou six semaines de travail, me rapporta presque autant d'argent, malgrĂ© mon malheur et ma balourdise, que m'en a rapportĂ© depuis l'Ăâ°mile, qui m'avait coĂ»tĂ© vingt ans de mĂ©ditation et trois ans de travail. Mais je payai bien l'aisance pĂ©cuniaire oĂÂč me mit cette piĂšce, par les chagrins infinis qu'elle m'attira elle fut le germe des secrĂštes jalousies qui n'ont Ă©clatĂ© que longtemps aprĂšs. Depuis son succĂšs, je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni dans presque aucun des gens de lettres de ma connaissance, cette cordialitĂ©, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais cru trouver en eux jusqu'alors. DĂšs que je paraissais chez le baron, la conversation cessait d'ĂÂȘtre gĂ©nĂ©rale. On se rassemblait par petits pelotons, on se chuchotait Ă l'oreille, et je restais seul sans savoir Ă qui parler. J'endurai longtemps ce choquant abandon; et voyant que madame d'Holbach, qui Ă©tait douce et aimable, me recevait toujours bien, je supportais les grossiĂšretĂ©s de son mari, tant qu'elles furent supportables mais un jour il m'entreprit sans sujet, sans prĂ©texte, et avec une telle brutalitĂ©, devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir admirĂ© la douceur et la modĂ©ration de mes rĂ©ponses, qu'enfin chassĂ© de chez lui par ce traitement indigne, je sortis, rĂ©solu de n'y plus rentrer. Cela ne m'empĂÂȘcha pas de parler toujours honorablement de lui et de sa maison; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte qu'en termes outrageants, mĂ©prisants, sans me dĂ©signer autrement que par ce petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d'aucune espĂšce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec personne Ă qui il prĂt intĂ©rĂÂȘt. VoilĂ comment il finit par vĂ©rifier mes prĂ©dictions et mes craintes. Pour moi, je crois que mesdits amis m'auraient pardonnĂ© de faire des livres, et d'excellents livres, parce que cette gloire ne leur Ă©tait pas Ă©trangĂšre; mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir fait un opĂ©ra, ni les succĂšs brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun d'eux n'Ă©tait en Ă©tat de courir la mĂÂȘme carriĂšre, ni d'aspirer aux mĂÂȘmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut mĂÂȘme augmenter d'amitiĂ© pour moi, et m'introduisit chez mademoiselle Quinault, oĂÂč je trouvai autant d'attentions, d'honnĂÂȘtetĂ©s, de caresses, que j'avais peu trouvĂ© tout cela chez M. d'Holbach. Tandis qu'on jouait le Devin du village Ă l'OpĂ©ra, il Ă©tait aussi question de son auteur Ă la ComĂ©die française, mais un peu moins heureusement. N'ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse aux Italiens, je m'Ă©tais dĂ©goĂ»tĂ© de ce thĂ©ĂÂątre, par le mauvais jeu des acteurs dans le français; et j'aurais bien voulu avoir fait passer ma piĂšce aux Français, plutĂÂŽt que chez eux. Je parlai de ce dĂ©sir au comĂ©dien la Noue, avec lequel j'avais fait connaissance, et qui, comme on sait, Ă©tait homme de mĂ©rite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme; et en attendant il me procura les entrĂ©es, qui me furent d'un grand agrĂ©ment, car j'ai toujours prĂ©fĂ©rĂ© le ThĂ©ĂÂątre-Français aux deux autres. La piĂšce fut reçue avec applaudissement, et reprĂ©sentĂ©e sans qu'on en nommĂÂąt l'auteur; mais j'ai lieu de croire que les comĂ©diens et bien d'autres ne l'ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval jouaient les rĂÂŽles d'amoureuses; et quoique l'intelligence du tout fĂ»t manquĂ©e Ă mon avis, on ne pouvait pas appeler cela une piĂšce absolument mal jouĂ©e. Toutefois je fus surpris et touchĂ© de l'indulgence du public, qui eut la patience de l'entendre tranquillement d'un bout Ă l'autre, et d'en souffrir mĂÂȘme une seconde reprĂ©sentation, sans donner le moindre signe d'impatience. Pour moi, je m'ennuyai tellement Ă la premiĂšre, que je ne pus tenir jusqu'Ă la fin; et, sortant du spectacle, j'entrai au cafĂ© de Procope, oĂÂč je trouvai Boissy et quelques autres, qui probablement s'Ă©taient ennuyĂ©s comme moi. LĂ , je dis hautement mon peccavi, m'avouant humblement ou fiĂšrement l'auteur de la piĂšce et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet aveu public de l'auteur d'une mauvaise piĂšce qui tombe fut fort admirĂ©, et me parut trĂšs peu pĂ©nible. J'y trouvai mĂÂȘme un dĂ©dommagement d'amour-propre dans le courage avec lequel il fut fait; et je crois qu'il y eut en cette occasion plus d'orgueil Ă parler, qu'il n'y aurait eu de sotte honte Ă se taire. Cependant, comme il Ă©tait sĂ»r que la piĂšce, quoique glacĂ©e Ă la reprĂ©sentation, soutenait la lecture, je la fis imprimer; et dans la prĂ©face, qui est un de mes bons Ă©crits, je commençai de mettre Ă dĂ©couvert mes principes, un peu plus que je n'avais fait jusqu'alors. J'eus bientĂÂŽt occasion de les dĂ©velopper tout Ă fait dans un ouvrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette annĂ©e 1753, que parut le programme de l'AcadĂ©mie de Dijon sur l'Origine de l'inĂ©galitĂ© parmi les hommes. FrappĂ© de cette grande question, je fus surpris que cette acadĂ©mie eĂ»t osĂ© la proposer; mais puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter, et je l'entrepris. Pour mĂ©diter Ă mon aise ce grand sujet, je fis Ă Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec ThĂ©rĂšse, notre hĂÂŽtesse, qui Ă©tait une bonne femme, et une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des plus agrĂ©ables de ma vie. Il faisait trĂšs beau; ces bonnes femmes se chargĂšrent des soins et de la dĂ©pense; ThĂ©rĂšse s'amusait avec elles; et moi, sans souci de rien, je venais m'Ă©gayer sans gĂÂȘne aux heures des repas. Tout le reste du jour, enfoncĂ© dans la forĂÂȘt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fiĂšrement l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes; j'osais dĂ©voiler Ă nu leur nature, suivre le progrĂšs du temps et des choses qui l'ont dĂ©figurĂ©e, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prĂ©tendu la vĂ©ritable source de ses misĂšres. Mon ĂÂąme, exaltĂ©e par ces contemplations sublimes, s'Ă©levait auprĂšs de la DivinitĂ©; et voyant de lĂ mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs prĂ©jugĂ©s, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre InsensĂ©s, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous! De ces mĂ©ditations rĂ©sulta le Discours sur l'InĂ©galitĂ©, ouvrage qui fut plus du goĂ»t de Diderot que tous mes autres Ă©crits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles, mais qui ne trouva dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent, et aucun de ceux-lĂ qui voulĂ»t en parler. Il avait Ă©tĂ© fait pour concourir au prix je l'envoyai donc, mais sĂ»r d'avance qu'il ne l'aurait pas, et sachant bien que ce n'est pas pour des piĂšces de cette Ă©toffe que sont fondĂ©s les prix des acadĂ©mies. Cette promenade et cette occupation firent du bien Ă mon humeur et Ă ma santĂ©. Il y avait dĂ©jĂ plusieurs annĂ©es que, tourmentĂ© de ma rĂ©tention d'urine, je m'Ă©tais livrĂ© tout Ă fait aux mĂ©decins, qui, sans allĂ©ger mon mal, avaient Ă©puisĂ© mes forces et dĂ©truit mon tempĂ©rament. Au retour de Saint-Germain, je me trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indication, et, rĂ©solu de guĂ©rir ou mourir sans mĂ©decins et sans remĂšdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis Ă vivre au jour la journĂ©e, restant coi quand je ne pouvais aller, et marchant sitĂÂŽt que j'en avais la force. Le train de Paris parmi les gens Ă prĂ©tentions Ă©tait si peu de mon goĂ»t; les cabales des gens de lettres, leurs honteuses querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le monde m'Ă©taient si odieux, si antipathiques, je trouvais si peu de douceur, d'ouverture de coeur, de franchise dans le commerce mĂÂȘme de mes amis, que, rebutĂ© de cette vie tumultueuse, je commençais Ă soupirer ardemment aprĂšs le sĂ©jour de la campagne; et, ne voyant pas que mon mĂ©tier me permĂt de m'y Ă©tablir, j'y courais du moins passer les heures que j'avais de libres. Pendant plusieurs mois, d'abord aprĂšs mon dĂner j'allais me promener seul au bois de Boulogne, mĂ©ditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenais qu'Ă la nuit. Gauffecourt, avec lequel j'Ă©tais alors extrĂÂȘmement liĂ©, se voyant obligĂ© d'aller Ă GenĂšve pour son emploi, me proposa ce voyage j'y consentis. Je n'Ă©tais pas assez bien pour me passer des soins de la gouverneuse il fut dĂ©cidĂ© qu'elle serait du voyage, que sa mĂšre garderait la maison; et, tous nos arrangements pris, nous partĂmes tous trois ensemble le 1er juin 1754. Je dois noter ce voyage comme l'Ă©poque de la premiĂšre expĂ©rience qui, jusqu'Ă l'ĂÂąge de quarante-deux ans que j'avais alors, ait portĂ© atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'Ă©tais nĂ©, et auquel je m'Ă©tais toujours livrĂ© sans rĂ©serve et sans inconvĂ©nient. Nous avions un carrosse bourgeois qui nous menait, avec les mĂÂȘmes chevaux, Ă trĂšs petites journĂ©es. Je descendais et marchais souvent Ă pied. A peine Ă©tions-nous Ă la moitiĂ© de notre route, que ThĂ©rĂšse marqua la plus grande rĂ©pugnance Ă rester seule dans la voiture avec Gauffecourt, et que quand, malgrĂ© ses priĂšres, je voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je la grondai longtemps de ce caprice, et mĂÂȘme je m'y opposai tout Ă fait, jusqu'Ă ce qu'elle se vĂt forcĂ©e enfin Ă m'en dĂ©clarer la cause. Je crus rĂÂȘver, je tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt, ĂÂągĂ© de plus de soixante ans, podagre, impotent, usĂ© de plaisirs et de jouissances, travaillait depuis notre dĂ©part Ă corrompre une personne qui n'Ă©tait plus ni belle ni jeune, qui appartenait Ă son ami; et cela par les moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu'Ă lui prĂ©senter sa bourse, jusqu'Ă tenter de l'Ă©mouvoir par la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures infĂÂąmes dont il Ă©tait plein. ThĂ©rĂšse, indignĂ©e, lui lança une fois son vilain livre par la portiĂšre; et j'appris que, le premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller coucher sans souper, il avait employĂ© tout le temps de ce tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte Ă des tentatives et des manoeuvres plus dignes d'un satyre et d'un bouc que d'un honnĂÂȘte homme auquel j'avais confiĂ© ma compagne et moi-mĂÂȘme. Quelle surprise! quel serrement de coeur tout nouveau pour moi! Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitiĂ© insĂ©parable de tous les sentiments aimables et nobles qui font tout son charme, pour la premiĂšre fois de ma vie je me vois forcĂ© de l'allier au dĂ©dain, et d'ĂÂŽter ma confiance et mon estime Ă un homme que j'aime et dont je me crois aimĂ©! Le malheureux me cachait sa turpitude. Pour ne pas exposer ThĂ©rĂšse, je me vis forcĂ© de lui cacher mon mĂ©pris, et de recĂ©ler au fond de mon coeur des sentiments qu'il ne devait pas connaĂtre. Douce et sainte illusion de l'amitiĂ©! Gauffecourt leva le premier ton voile Ă mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empĂÂȘchĂ© depuis lors de retomber! A Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me rĂ©soudre Ă passer derechef si prĂšs de maman sans la revoir. Je la revis... Dans quel Ă©tat, mon Dieu! Quel avilissement! Que lui restait-il de sa vertu premiĂšre? Ăâ°tait-ce la mĂÂȘme madame de Warens, jadis si brillante, Ă qui le curĂ© Pontverre m'avait adressĂ©? Que mon coeur fut navrĂ©! Je ne vis plus pour elle d'autres ressources que de se dĂ©payser. Je lui rĂ©itĂ©rai vivement et vainement les instances que je lui avais faites plusieurs fois dans mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours et ceux de ThĂ©rĂšse Ă rendre les siens heureux. AttachĂ©e Ă sa pension, dont cependant, quoique exactement payĂ©e, elle ne tirait plus rien depuis longtemps, elle ne m'Ă©couta pas. Je lui fis encore quelque lĂ©gĂšre part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dĂ», bien moins que je n'aurais fait, si je n'eusse Ă©tĂ© parfaitement sĂ»r qu'elle n'en profiterait pas d'un sou. Durant mon sĂ©jour Ă GenĂšve elle fit un voyage en Chablais, et vint me voir Ă Grange-Canal. Elle manquait d'argent pour achever son voyage; je n'avais pas sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui envoyai une heure aprĂšs par ThĂ©rĂšse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de son coeur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une petite bague; elle l'ĂÂŽta de son doigt pour la mettre Ă celui de ThĂ©rĂšse, qui la remit Ă l'instant au sien, en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'Ă©tait alors le moment d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m'attacher Ă elle jusqu'Ă sa derniĂšre heure, et partager son sort, quel qu'il fĂ»t. Je n'en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relĂÂącher le mien pour elle, faute d'espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gĂ©mis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilĂ le plus vif et le plus permanent. Je mĂ©ritai par lĂ les chĂÂątiments terribles qui depuis lors n'ont cessĂ© de m'accabler; puissent-ils avoir expiĂ© mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle a trop dĂ©chirĂ© mon coeur pour que jamais ce coeur ait Ă©tĂ© celui d'un ingrat. Avant mon dĂ©part de Paris, j'avais esquissĂ© la dĂ©dicace de mon Discours sur l'InĂ©galitĂ©. Je l'achevai Ă ChambĂ©ri, et la datai du mĂÂȘme lieu, jugeant qu'il Ă©tait mieux, pour Ă©viter toute chicane, de ne la dater ni de France ni de GenĂšve. ArrivĂ© dans cette ville, je me livrai Ă l'enthousiasme rĂ©publicain qui m'y avait amenĂ©. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y reçus. FĂÂȘtĂ©, caressĂ© dans tous les Ă©tats, je me livrai tout entier au zĂšle patriotique, et, honteux d'ĂÂȘtre exclu de mes droits de citoyen par la profession d'un autre culte que celui de mes pĂšres, je rĂ©solus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensais que l'Ăâ°vangile Ă©tant le mĂÂȘme pour tous les chrĂ©tiens, et le fond du dogme n'Ă©tant diffĂ©rent qu'en ce qu'on se mĂÂȘlait d'expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appartenait en chaque pays au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme inintelligible, et qu'il Ă©tait par consĂ©quent du devoir du citoyen d'admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la loi. La frĂ©quentation des encyclopĂ©distes, loin d'Ă©branler ma foi, l'avait affermie par mon aversion naturelle pour la dispute et pour les partis. L'Ă©tude de l'homme et de l'univers m'avait montrĂ© partout les causes finales et l'intelligence qui les dirigeait. La lecture de la Bible, et surtout de l'Ăâ°vangile, Ă laquelle je m'appliquais depuis quelques annĂ©es, m'avait fait mĂ©priser les basses et sottes interprĂ©tations que donnaient Ă JĂ©sus-Christ les gens les moins dignes de l'entendre. En un mot, la philosophie, en m'attachant Ă l'essentiel de la religion, m'avait dĂ©tachĂ© de ce fatras de petites formules dont les hommes l'ont offusquĂ©e. Jugeant qu'il n'y avait pas pour un homme raisonnable deux maniĂšres d'ĂÂȘtre chrĂ©tien, je jugeais aussi que tout ce qui est forme et discipline Ă©tait, dans chaque pays, du ressort des lois. De ce principe si sensĂ©, si social, si pacifique, qui m'a attirĂ© de si cruelles persĂ©cutions, il s'ensuivait que, voulant ĂÂȘtre citoyen, je devais ĂÂȘtre protestant, et rentrer dans le culte Ă©tabli dans mon pays. Je m'y dĂ©terminai; je me soumis mĂÂȘme aux instructions du pasteur de la paroisse oĂÂč je logeais, laquelle Ă©tait hors de la ville. Je dĂ©sirai seulement de n'ĂÂȘtre pas obligĂ© de paraĂtre en consistoire. L'Ă©dit ecclĂ©siastique cependant y Ă©tait formel; on voulut bien y dĂ©roger en ma faveur, et l'on nomma une commission de cinq ou six membres pour recevoir en particulier ma profession de foi. Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable et doux, avec qui j'Ă©tais liĂ©, s'avisa de me dire qu'on se rĂ©jouissait de m'entendre parler dans cette petite assemblĂ©e. Cette attente m'effraya si fort, qu'ayant Ă©tudiĂ© jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j'avais prĂ©parĂ©, je me troublai lorsqu'il fallut le rĂ©citer, au point de n'en pouvoir pas dire un seul mot, et je fis dans cette confĂ©rence le rĂÂŽle du plus sot Ă©colier. Les commissaires parlaient pour moi; je rĂ©pondais bĂÂȘtement oui et non; ensuite je fus admis Ă la communion et rĂ©intĂ©grĂ© dans mes droits de citoyen je fus inscrit comme tel dans le rĂÂŽle des gardes que payent les seuls citoyens et bourgeois, et j'assistais Ă un conseil gĂ©nĂ©ral extraordinaire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touchĂ© des bontĂ©s que me tĂ©moignĂšrent en cette occasion le conseil, le consistoire, et des procĂ©dĂ©s obligeants et honnĂÂȘtes de tous les magistrats, ministres et citoyens, que, pressĂ© par le bonhomme Deluc, qui m'obsĂ©dait sans cesse, et encore plus par mon propre penchant, je ne songeai Ă retourner Ă Paris que pour dissoudre mon mĂ©nage, mettre en rĂšgle mes petites affaires, placer madame le Vasseur et son mari, ou pourvoir Ă leur subsistance, et revenir avec ThĂ©rĂšse m'Ă©tablir Ă GenĂšve pour le reste de mes jours. Cette rĂ©solution prise, je fis trĂÂȘve aux affaires sĂ©rieuses pour m'amuser avec mes amis jusqu'au temps de mon dĂ©part. De tous ces amusements, celui qui me plut davantage fut une promenade autour du lac, que je fis en bateau avec Deluc pĂšre, sa bru, ses deux fils et ma ThĂ©rĂšse. Nous mĂmes sept jours Ă cette tournĂ©e, par le plus beau temps du monde. J'en gardai le vif souvenir des sites qui m'avaient frappĂ© Ă l'autre extrĂ©mitĂ© du lac, et dont je fis la description quelques annĂ©es aprĂšs dans la Nouvelle HĂ©loĂÂŻse. Les principales liaisons que je fis Ă GenĂšve, outre les Deluc, dont j'ai parlĂ©, furent le jeune ministre Vernes, que j'avais dĂ©jĂ connu Ă Paris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a valu dans la suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd'hui professeur de belles-lettres, dont la sociĂ©tĂ© pleine de douceur et d'amĂ©nitĂ© me sera toujours regrettable, quoiqu'il ait cru du bel air de se dĂ©tacher de moi; M. Jalabert, alors professeur de physique, depuis conseiller et syndic, auquel je lus mon Discours sur l'InĂ©galitĂ©, mais non pas la dĂ©dicace, et qui en parut transportĂ©; le professeur Lullin, avec lequel, jusqu'Ă sa mort, je suis restĂ© en correspondance, et qui m'avait mĂÂȘme chargĂ© d'emplettes de livres pour la BibliothĂšque; le professeur Vernet, qui me tourna le dos, comme tout le monde, aprĂšs que je lui eus donnĂ© des preuves d'attachement et de confiance qui l'auraient dĂ» toucher, si un thĂ©ologien pouvait ĂÂȘtre touchĂ© de quelque chose; Chappuis, commis et successeur de Gauffecourt, qu'il voulut supplanter, et qui bientĂÂŽt fut supplantĂ© lui-mĂÂȘme; Marcet de MĂ©ziĂšres, ancien ami de mon pĂšre, et qui s'Ă©tait montrĂ© le mien; mais qui, aprĂšs avoir jadis bien mĂ©ritĂ© de la patrie, s'Ă©tant fait auteur dramatique et prĂ©tendant aux deux-cents, changea de maximes et devint ridicule avant sa mort. Mais celui de tous dont j'attendis davantage fut Moultou, jeune homme de la plus grande espĂ©rance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j'ai toujours aimĂ©, quoique sa conduite Ă mon Ă©gard ait Ă©tĂ© souvent Ă©quivoque, et qu'il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela je ne puis m'empĂÂȘcher de regarder encore comme appelĂ© Ă ĂÂȘtre un jour le dĂ©fenseur de ma mĂ©moire, et le vengeur de son ami. Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goĂ»t ni l'habitude de mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent d'assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tĂÂȘte, accoutumĂ©e au travail, ne demeurait pas oisive. Je digĂ©rais le plan dĂ©jĂ formĂ© de mes Institutions politiques, dont j'aurai bientĂÂŽt Ă parler; je mĂ©ditais une Histoire du Valais, un plan de tragĂ©die en prose, dont le sujet, qui n'Ă©tait pas moins que LucrĂšce, ne m'ĂÂŽtait pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique j'osasse laisser paraĂtre encore cette infortunĂ©e, quand elle ne le peut plus, sur aucun thĂ©ĂÂątre français. Je m'essayais en mĂÂȘme temps sur Tacite, et je traduisis le premier livre de son Histoire, qu'on trouvera parmi mes papiers. AprĂšs quatre mois de sĂ©jour Ă GenĂšve, je retournai au mois d'octobre Ă Paris, et j'Ă©vitai de passer par Lyon, pour ne pas me retrouver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes arrangements de ne revenir Ă GenĂšve que le printemps prochain, je repris pendant l'hiver mes habitudes et mes occupations, dont la principale fut de voir les Ă©preuves de mon Discours sur l'InĂ©galitĂ©, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont je venais de faire la connaissance Ă GenĂšve. Comme cet ouvrage Ă©tait dĂ©diĂ© Ă la rĂ©publique, et que cette dĂ©dicace pouvait ne pas plaire au conseil, je voulais attendre l'effet qu'elle ferait Ă GenĂšve, avant que d'y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable; et cette dĂ©dicace, que le plus pur patriotisme m'avait dictĂ©e, ne fit que m'attirer des ennemis dans le conseil, et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic, m'Ă©crivit une lettre honnĂÂȘte, mais froide, qu'on trouvera dans mes recueils, liasse A, no 3. Je reçus des particuliers, entre autres de Deluc et de Jalabert, quelques compliments; et ce fut lĂ tout je ne vis point qu'aucun Genevois me sĂ»t un vrai grĂ© du zĂšle de coeur qu'on sentait dans cet ouvrage. Cette indiffĂ©rence scandalisa tous ceux qui la remarquĂšrent. Je me souviens que, dĂnant un jour Ă Clichy chez madame Dupin, avec Crommelin, rĂ©sident de la rĂ©publique, et avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le conseil me devait un prĂ©sent et des honneurs publics pour cet ouvrage, et qu'il se dĂ©shonorait s'il y manquait. Crommelin, qui Ă©tait un petit homme noir et bassement mĂ©chant, n'osa rien rĂ©pondre en ma prĂ©sence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d'avoir satisfait mon coeur, fut le titre de citoyen, qui me fut donnĂ© par mes amis, puis par le public Ă leur exemple, et que j'ai perdu dans la suite, pour l'avoir trop bien mĂ©ritĂ©. Ce mauvais succĂšs ne m'aurait pas dĂ©tournĂ© d'exĂ©cuter ma retraite Ă GenĂšve, si des motifs plus puissants sur mon coeur n'y avaient pas concouru. M. d'Ăâ°pinay, voulant ajouter une aile qui manquait au chĂÂąteau de la Chevrette, faisait une dĂ©pense immense pour l'achever. Ăâ°tant allĂ© voir un jour, avec madame d'Ăâ°pinay, ces ouvrages, nous poussĂÂąmes notre promenade un quart de lieue plus loin, jusqu'au rĂ©servoir des eaux du parc, qui touchait la forĂÂȘt de Montmorency, et oĂÂč Ă©tait un joli potager, avec une petite loge fort dĂ©labrĂ©e, qu'on appelait l'Ermitage. Ce lieu solitaire et trĂšs agrĂ©able m'avait frappĂ© quand je le vis pour la premiĂšre fois, avant mon voyage Ă GenĂšve. Il m'Ă©tait Ă©chappĂ© de dire dans mon transport Ah! madame, quelle habitation dĂ©licieuse! VoilĂ un asile tout fait pour moi. Madame d'Ăâ°pinay ne releva pas beaucoup mon discours; mais Ă ce second voyage je fus tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entiĂšrement neuve, fort bien distribuĂ©e, et trĂšs logeable pour un petit mĂ©nage de trois personnes. Madame d'Ăâ°pinay avait fait faire cet ouvrage en silence et Ă trĂšs peu de frais, en dĂ©tachant quelques matĂ©riaux et quelques ouvriers de ceux du chĂÂąteau. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma surprise Mon ours, voilĂ votre asile; c'est vous qui l'avez choisi, c'est l'amitiĂ© qui vous l'offre; j'espĂšre qu'elle vous ĂÂŽtera la cruelle idĂ©e de vous Ă©loigner de moi. Je ne crois pas avoir Ă©tĂ© de mes jours plus vivement, plus dĂ©licieusement Ă©mu; je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie, et si je ne fus pas vaincu dĂšs cet instant mĂÂȘme, je fus extrĂÂȘmement Ă©branlĂ©. Madame d'Ăâ°pinay, qui ne voulait pas en avoir le dĂ©menti, devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu'Ă gagner pour cela madame le Vasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha de mes rĂ©solutions. Renonçant au sĂ©jour de ma patrie, je rĂ©solus, je promis d'habiter l'Ermitage; et, en attendant que le bĂÂątiment fĂ»t sec, elle prit le soin d'en prĂ©parer les meubles, en sorte que tout fut prĂÂȘt pour y entrer le printemps suivant. Une chose qui aida beaucoup Ă me dĂ©terminer fut l'Ă©tablissement de Voltaire auprĂšs de GenĂšve. Je compris que cet homme y ferait rĂ©volution; que j'irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les moeurs qui me chassaient de Paris; qu'il me faudrait batailler sans cesse, et que je n'aurais d'autre choix dans ma conduite que celui d'ĂÂȘtre un pĂ©dant insupportable ou un lĂÂąche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m'Ă©crivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d'insinuer mes craintes dans ma rĂ©ponse; l'effet qu'elle produisit les confirma. DĂšs lors je tins GenĂšve perdue, et je ne me trompai pas. J'aurais dĂ» peut-ĂÂȘtre aller faire tĂÂȘte Ă l'orage, si je m'en Ă©tais senti le talent. Mais qu'eussĂ©-je fait seul, timide et parlant trĂšs mal, contre un homme arrogant, opulent, Ă©tayĂ© du crĂ©dit des grands, d'une brillante faconde, et dĂ©jĂ l'idole des femmes et des jeunes gens? Je craignis d'exposer inutilement au pĂ©ril mon courage je n'Ă©coutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s'il me trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le mĂÂȘme article. En me retirant Ă GenĂšve, j'aurais pu m'Ă©pargner de grands malheurs Ă moi-mĂÂȘme; mais je doute qu'avec tout mon zĂšle ardent et patriotique j'eusse fait rien de grand et d'utile pour mon pays. Tronchin, qui, dans le mĂÂȘme temps Ă peu prĂšs, fut s'Ă©tablir Ă GenĂšve, vint quelque temps aprĂšs Ă Paris faire le saltimbanque, et en emporta des trĂ©sors. A son arrivĂ©e, il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt. Madame d'Ăâ°pinay souhaitait fort de le consulter en particulier, mais la presse n'Ă©tait pas facile Ă percer. Elle eut recours Ă moi. J'engageai Tronchin Ă l'aller voir. Ils commencĂšrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu'ils resserrĂšrent ensuite Ă mes dĂ©pens. Telle a toujours Ă©tĂ© ma destinĂ©e sitĂÂŽt que j'ai rapprochĂ© l'un de l'autre deux amis que j'avais sĂ©parĂ©ment, ils n'ont jamais manquĂ© de s'unir contre moi. Quoique, dans le complot que formaient dĂšs lors les Tronchin d'asservir leur patrie, ils dussent tous me haĂÂŻr mortellement, le docteur pourtant continua longtemps Ă me tĂ©moigner de la bienveillance. Il m'Ă©crivit mĂÂȘme aprĂšs mon retour Ă GenĂšve, pour m'y proposer la place de bibliothĂ©caire honoraire. Mais mon parti Ă©tait pris, et cette offre ne m'Ă©branla pas. Je retournai dans ce temps-lĂ chez M. d'Holbach. L'occasion en avait Ă©tĂ© la mort de sa femme, arrivĂ©e, ainsi que celle de madame Francueil, durant mon sĂ©jour Ă GenĂšve. Diderot, en me la marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur Ă©mut mon coeur. Je regrettais moi-mĂÂȘme cette aimable femme. J'Ă©crivis sur ce sujet Ă M. d'Holbach. Ce triste Ă©vĂ©nement me fit oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour de GenĂšve, et qu'il fut de retour lui-mĂÂȘme d'un tour de France qu'il avait fait pour se distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir, et je continuai, jusqu'Ă mon dĂ©part pour l'Ermitage. Quand on sut dans sa coterie que madame d'Ăâ°pinay, qu'il ne voyait point encore, m'y prĂ©parait un logement, les sarcasmes tombĂšrent sur moi comme la grĂÂȘle, fondĂ©s sur ce qu'ayant besoin de l'encens et des amusements de la ville, je ne soutiendrais pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en Ă©tait, je laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas de m'ĂÂȘtre utile pour placer le vieux bonhomme le Vasseur, qui avait plus de quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentait surchargĂ©e, ne cessait de me prier de la dĂ©barrasser. Il fut mis dans une maison de charitĂ©, oĂÂč l'ĂÂąge et le regret de se voir loin de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme et ses autres enfants le regrettĂšrent peu; mais ThĂ©rĂšse, qui l'aimait tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et d'avoir souffert que, si prĂšs de son terme, il allĂÂąt loin d'elle achever ses jours. J'eus Ă peu prĂšs dans le mĂÂȘme temps une visite Ă laquelle je ne m'attendais guĂšre, quoique ce fĂ»t une bien ancienne connaissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin, lorsque je ne pensais Ă rien moins. Un autre homme Ă©tait avec lui. Qu'il me parĂ»t changĂ©! Au lieu de ses anciennes grĂÂąces, je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux qui m'empĂÂȘcha de m'Ă©panouir avec lui. Ou mes yeux n'Ă©taient plus les mĂÂȘmes, ou la dĂ©bauche avait abruti son esprit, ou tout son premier Ă©clat tenait Ă celui de la jeunesse, qu'il n'avait plus. Je le vis presque avec indiffĂ©rence, et nous nous sĂ©parĂÂąmes assez froidement. Mais quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si doucement, si sagement consacrĂ©s Ă cette femme angĂ©lique qui maintenant n'Ă©tait guĂšre moins changĂ©e que lui, les petites anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journĂ©e de Toune, passĂ©e avec tant d'innocence et de jouissance entre ces deux charmantes filles dont une main baisĂ©e avait Ă©tĂ© l'unique faveur, et qui, malgrĂ© cela, m'avait laissĂ© des regrets si vifs, si touchants, si durables; tous ces ravissants dĂ©lires d'un jeune coeur, que j'avais sentis alors dans toute leur force, et dont je croyais le temps passĂ© pour jamais; toutes ces tendres rĂ©miniscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse Ă©coulĂ©e et sur ses transports dĂ©sormais perdus pour moi. Ah! combien j'en aurais versĂ© sur leur retour tardif et funeste, si j'avais prĂ©vu les maux qu'il m'allait coĂ»ter! Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui prĂ©cĂ©da ma retraite, un plaisir bien selon mon coeur, et que je goĂ»tai dans toute sa puretĂ©. Palissot, acadĂ©micien de Nanci, connu par quelques drames, venait d'en donner un Ă LunĂ©ville, devant le roi de Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant, dans ce drame, un homme qui avait osĂ© se mesurer avec le roi la plume Ă la main. Stanislas, qui Ă©tait gĂ©nĂ©reux et qui n'aimait pas la satire, fut indignĂ© qu'on osĂÂąt ainsi personnaliser en sa prĂ©sence. M. le comte de Tressan Ă©crivit, par l'ordre de ce prince, Ă d'Alembert et Ă moi, pour m'informer que l'intention de Sa MajestĂ© Ă©tait que le sieur Palissot fĂ»t chassĂ© de son acadĂ©mie. Ma rĂ©ponse fut une vive priĂšre Ă M. de Tressan d'intercĂ©der auprĂšs du roi de Pologne pour obtenir la grĂÂące du sieur Palissot. La grĂÂące fut accordĂ©e; et M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce fait serait inscrit sur les registres de l'acadĂ©mie. Je rĂ©pliquai que c'Ă©tait moins accorder une grĂÂące que perpĂ©tuer un chĂÂątiment. Enfin j'obtins, Ă force d'instances, qu'il ne serait fait mention de rien dans les registres, et qu'il ne resterait aucune trace publique de cette affaire. Tout cela fut accompagnĂ©, tant de la part du roi que de celle de M. de Tressan, de tĂ©moignages d'estime et de considĂ©ration dont je fus extrĂÂȘmement flattĂ©; et je sentis en cette occasion que l'estime des hommes qui en sont si dignes eux-mĂÂȘmes produit dans l'ĂÂąme un sentiment bien plus doux et plus noble que celui de la vanitĂ©. J'ai transcrit dans mon recueil les lettres de M. de Tressan avec mes rĂ©ponses, et l'on en trouvera les originaux dans la liasse A, nos 9, 10 et 11. Je sens bien que si jamais ces mĂ©moires parviennent Ă voir le jour, je perpĂ©tue ici moi-mĂÂȘme le souvenir d'un fait dont je voulais effacer la trace; mais j'en transmets bien d'autres malgrĂ© moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours prĂ©sent Ă mes yeux, l'indispensable devoir de la remplir dans toute son Ă©tendue, ne m'en laisseront point dĂ©tourner par de plus faibles considĂ©rations qui m'Ă©carteraient de mon but. Dans l'Ă©trange, dans l'unique situation oĂÂč je me trouve, je me dois trop Ă la vĂ©ritĂ© pour devoir rien de plus Ă autrui. Pour me bien connaĂtre, il faut me connaĂtre dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes confessions sont nĂ©cessairement liĂ©es avec celles de beaucoup de gens je fais les unes et les autres avec la mĂÂȘme franchise en tout ce qui se rapporte Ă moi, ne croyant devoir Ă qui que ce soit plus de mĂ©nagements que je n'en ai pour moi-mĂÂȘme, et voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux ĂÂȘtre toujours juste et vrai, dire d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui me regarde, et qu'autant que j'y suis forcĂ©. Qui est-ce qui, dans l'Ă©tat oĂÂč l'on m'a mis, a droit d'exiger de moi davantage? Mes Confessions ne sont point faites pour paraĂtre de mon vivant, ni de celui des personnes intĂ©ressĂ©es. Si j'Ă©tais le maĂtre de ma destinĂ©e et de celle de cet Ă©crit, il ne verrait le jour que longtemps aprĂšs ma mort et la leur. Mais les efforts que la terreur de la vĂ©ritĂ© fait faire Ă mes puissants oppresseurs pour en effacer les traces me forcent Ă faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit le plus exact et la plus sĂ©vĂšre justice. Si ma mĂ©moire devait s'Ă©teindre avec moi, plutĂÂŽt que de compromettre personne, je souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure; mais puisque enfin mon nom doit vivre, je dois tĂÂącher de transmettre avec lui le souvenir de l'homme infortunĂ© qui le porta, tel qu'il fut rĂ©ellement, et non tel que d'injustes ennemis travaillent sans relĂÂąche Ă le peindre. LIVRE NEUVIĂËME 1756 L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas d'attendre le retour de la belle saison; et sitĂÂŽt que mon logement fut prĂÂȘt, je me hĂÂątai de m'y rendre, aux grandes huĂ©es de la coterie holbachique, qui prĂ©disait hautement que je ne supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux Ă Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon Ă©lĂ©ment, me voyais prĂšs d'y rentrer, je ne faisais pas mĂÂȘme attention Ă leurs plaisanteries. Depuis que je m'Ă©tais, malgrĂ© moi, jetĂ© dans le monde, je n'avais cessĂ© de regretter mes chĂšres Charmettes, et la douce vie que j'y avais menĂ©e. Je me sentais fait pour la retraite et la campagne; il m'Ă©tait impossible de vivre heureux ailleurs Ă Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignitĂ© d'une espĂšce de reprĂ©sentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; Ă Paris, dans le tourbillon de la grande sociĂ©tĂ©, dans la sensualitĂ© des soupers, dans l'Ă©clat des spectacles, dans la fumĂ©e de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des dĂ©sirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir, tous les projets d'ambition, qui, par accĂšs, avaient animĂ© mon zĂšle, n'avaient d'autre but que d'arriver un jour Ă ces bienheureux loisirs champĂÂȘtres, auxquels en ce moment je me flattais de toucher. Sans m'ĂÂȘtre mis dans l'honnĂÂȘte aisance que j'avais cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma situation particuliĂšre, ĂÂȘtre en Ă©tat de m'en passer, et pouvoir arriver au mĂÂȘme but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas un sou de rente mais j'avais un nom, des talents; j'Ă©tais sobre, et je m'Ă©tais ĂÂŽtĂ© les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'Ă©tais laborieux cependant quand je voulais l'ĂÂȘtre; et ma paresse Ă©tait moins celle d'un fainĂ©ant, que celle d'un homme indĂ©pendant, qui n'aime Ă travailler qu'Ă son heure. Mon mĂ©tier de copiste de musique n'Ă©tait ni brillant ni lucratif; mais il Ă©tait sĂ»r. On me savait grĂ© dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du produit du Devin du village et de mes autres Ă©crits, me faisaient une avance pour n'ĂÂȘtre pas Ă l'Ă©troit; et plusieurs ouvrages que j'avais sur le mĂ©tier me promettaient, sans rançonner les libraires, des supplĂ©ments suffisants pour travailler Ă mon aise, sans m'excĂ©der, et mĂÂȘme en mettant Ă profit les loisirs de la promenade. Mon petit mĂ©nage, composĂ© de trois personnes, qui toutes s'occupaient utilement, n'Ă©tait pas d'un entretien fort coĂ»teux. Enfin mes ressources, proportionnĂ©es Ă mes besoins et Ă mes dĂ©sirs, pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon inclination m'avait fait choisir. J'aurais pu me jeter tout Ă fait du cĂÂŽtĂ© le plus lucratif; et au lieu d'asservir ma plume Ă la copie, la dĂ©vouer entiĂšre Ă des Ă©crits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en Ă©tat de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et mĂÂȘme dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manoeuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais qu'Ă©crire pour avoir du pain eĂ»t bientĂÂŽt Ă©touffĂ© mon gĂ©nie et tuĂ© mon talent, qui Ă©tait moins dans ma plume que dans mon coeur, et nĂ© uniquement d'une façon de penser Ă©levĂ©e et fiĂšre, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vĂ©nale. La nĂ©cessitĂ©, l'aviditĂ© peut-ĂÂȘtre, m'eĂ»t fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succĂšs ne m'eĂ»t pas plongĂ© dans les cabales, il m'eĂ»t fait chercher Ă dire moins des choses utiles et vraies, que des choses qui plussent Ă la multitude; et d'un auteur distinguĂ© que je pouvais ĂÂȘtre, je n'aurais Ă©tĂ© qu'un barbouilleur de papier. Non, non j'ai toujours senti que l'Ă©tat d'auteur n'Ă©tait, ne pouvait ĂÂȘtre illustre et respectable, qu'autant qu'il n'Ă©tait pas un mĂ©tier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vĂ©ritĂ©s, il ne faut pas dĂ©pendre de son succĂšs. Je jetais mes livres dans le public avec la certitude d'avoir parlĂ© pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage Ă©tait rebutĂ©, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon mĂ©tier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et voilĂ prĂ©cisĂ©ment ce qui les faisait vendre. Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts sĂ©jours que j'ai faits depuis, tant Ă Paris qu'Ă Londres et dans d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgrĂ© moi. Madame d'Ăâ°pinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installĂ© dĂšs le mĂÂȘme jour. Je trouvai ma petite retraite arrangĂ©e et meublĂ©e simplement, mais proprement, et mĂÂȘme avec goĂ»t. La main qui avait donnĂ© ses soins Ă cet ameublement le rendait Ă mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais dĂ©licieux d'ĂÂȘtre l'hĂÂŽte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait bĂÂątie exprĂšs pour moi. Quoiqu'il fĂt froid et qu'il y eĂ»t mĂÂȘme encore de la neige, la terre commençait Ă vĂ©gĂ©ter; on voyait des violettes et des primevĂšres, les bourgeons des arbres commençaient Ă poindre, et la nuit mĂÂȘme de mon arrivĂ©e fut marquĂ©e par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque Ă ma fenĂÂȘtre, dans un bois qui touchait la maison. AprĂšs un lĂ©ger sommeil, oubliant Ă mon rĂ©veil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de Grenelle, quand tout Ă coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'Ă©criai dans mon transport Enfin tous mes voeux sont accomplis. Mon premier soin fut de me livrer Ă l'impression des objets champĂÂȘtres dont j'Ă©tais entourĂ©. Au lieu de commencer Ă m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un rĂ©duit autour de ma demeure que je n'eusse parcouru dĂšs le lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutĂÂŽt que sauvage me transportait en idĂ©e au bout du monde. Il avait de ces beautĂ©s touchantes qu'on ne trouve guĂšre auprĂšs des villes; et jamais, en s'y trouvant transportĂ© tout d'un coup, on n'eĂ»t pu se croire Ă quatre lieues de Paris. AprĂšs quelques jours livrĂ©s Ă mon dĂ©lire champĂÂȘtre, je songeai Ă ranger mes paperasses et Ă rĂ©gler mes occupations. Je destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinĂ©es Ă la copie, et mes aprĂšs-dĂnĂ©es Ă la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon car n'ayant jamais pu Ă©crire et penser Ă mon aise que sub dio, je n'Ă©tais pas tentĂ© de changer de mĂ©thode, et je comptais bien que la forĂÂȘt de Montmorency, qui Ă©tait presque Ă ma porte, serait dĂ©sormais mon cabinet de travail. J'avais plusieurs Ă©crits commencĂ©s; j'en fis la revue. J'Ă©tais assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville, l'exĂ©cution jusqu'alors avait marchĂ© lentement. J'y comptais mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un homme souvent malade, souvent Ă la Chevrette, Ă Ăâ°pinay, Ă Eaubonne, au chĂÂąteau de Montmorency, souvent obsĂ©dĂ© chez lui de curieux dĂ©soeuvrĂ©s, et toujours occupĂ© la moitiĂ© de la journĂ©e Ă la copie, si l'on compte et mesure les Ă©crits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passĂ©s tant Ă l'Ermitage qu'Ă Montmorency, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas Ă©tĂ© du moins dans l'oisivetĂ©. Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je mĂ©ditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goĂ»t, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le sceau Ă ma rĂ©putation, Ă©tait mes Institutions politiques. Il y avait treize Ă quatorze ans que j'en avais conçu la premiĂšre idĂ©e, lorsque, Ă©tant Ă Venise, j'avais eu quelque occasion de remarquer les dĂ©fauts de ce gouvernement si vantĂ©. Depuis lors mes vues s'Ă©taient beaucoup Ă©tendues par l'Ă©tude historique de la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement Ă la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prĂt, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouvernement le ferait ĂÂȘtre; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se rĂ©duire Ă celle-ci Quelle est la nature du gouvernement propre Ă former le peuple le plus vertueux, le plus Ă©clairĂ©, le plus sage, le meilleur enfin, Ă prendre ce mot dans son plus grand sens? J'avais cru voir que cette question tenait de bien prĂšs Ă cette autre-ci, si mĂÂȘme elle en Ă©tait diffĂ©rente Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus prĂšs de la loi? De lĂ , qu'est-ce que la loi? et une chaĂne de questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait Ă de grandes vĂ©ritĂ©s, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout Ă celui de ma patrie, oĂÂč je n'avais pas trouvĂ©, dans le voyage que je venais d'y faire, les notions des lois et de la libertĂ© assez justes ni assez nettes, Ă mon grĂ©; et j'avais cru cette maniĂšre indirecte de les leur donner la plus propre Ă mĂ©nager l'amour-propre de ses membres, et Ă me faire pardonner d'avoir pu voir lĂ -dessus un peu plus loin qu'eux. Quoiqu'il y eĂ»t dĂ©jĂ cinq ou six ans que je travaillais Ă cet ouvrage, il n'Ă©tait encore guĂšre avancĂ©. Les livres de cette espĂšce demandent de la mĂ©ditation, du loisir, de la tranquillitĂ©. De plus, je faisais celui-lĂ , comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu communiquer mon projet Ă personne, pas mĂÂȘme Ă Diderot. Je craignais qu'il ne parĂ»t trop hardi pour le siĂšcle et le pays oĂÂč j'Ă©crivais, et que l'effroi de mes amis ne me gĂÂȘnĂÂąt dans l'exĂ©cution. J'ignorais encore s'il serait fait Ă temps, et de maniĂšre Ă pouvoir paraĂtre de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, donner Ă mon sujet tout ce qu'il me demandait; bien sĂ»r que, n'ayant point l'humeur satirique, et ne voulant jamais chercher d'application, je serais toujours irrĂ©prĂ©hensible en toute Ă©quitĂ©. Je voulais user pleinement sans doute du droit de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j'avais Ă vivre, sans jamais dĂ©sobĂ©ir Ă ses lois; et, trĂšs attentif Ă ne pas violer le droit des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte Ă ses avantages. J'avoue mĂÂȘme qu'Ă©tranger et vivant en France, je trouvais ma position trĂšs favorable pour oser dire la vĂ©ritĂ©; sachant bien que, continuant comme je voulais faire Ă ne rien imprimer dans l'Ăâ°tat sans permission, je n'y devais compte Ă personne de mes maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais Ă©tĂ© bien moins libre Ă GenĂšve mĂÂȘme, oĂÂč, dans quelque lieu que mes livres fussent imprimĂ©s, le magistrat avait droit d'Ă©piloguer sur leur contenu. Cette considĂ©ration avait beaucoup contribuĂ© Ă me faire cĂ©der aux instances de madame d'Ăâ°pinay, et renoncer au projet d'aller m'Ă©tablir Ă GenĂšve. Je sentais, comme je l'ai dit dans l'Ăâ°mile, qu'Ă moins d'ĂÂȘtre homme d'intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les composer dans son sein. Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse Ă©tait la persuasion oĂÂč j'Ă©tais que le gouvernement de France, sans peut-ĂÂȘtre me voir de fort bon oeil, se ferait un honneur, sinon de me protĂ©ger, au moins de me laisser tranquille. C'Ă©tait, ce me semblait, un trait de politique trĂšs simple, et cependant trĂšs adroite, de se faire un mĂ©rite de tolĂ©rer ce qu'on ne pouvait empĂÂȘcher; puisque si l'on m'eĂ»t chassĂ© de France, ce qui Ă©tait tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres n'auraient pas moins Ă©tĂ© faits, et peut-ĂÂȘtre avec moins de retenue; au lieu qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de ses ouvrages, et de plus, on effaçait des prĂ©jugĂ©s bien enracinĂ©s dans le reste de l'Europe, en se donnant la rĂ©putation d'avoir un respect Ă©clairĂ© pour le droit des gens. Ceux qui jugeront sur l'Ă©vĂ©nement que ma confiance m'a trompĂ© pourraient bien se tromper eux-mĂÂȘmes. Dans l'orage qui m'a submergĂ©, mes livres ont servi de prĂ©texte, mais c'Ă©tait Ă ma personne qu'on en voulait. On se souciait trĂšs peu de l'auteur, mais on voulait perdre Jean-Jacques; et le plus grand mal qu'on ait trouvĂ© dans mes Ă©crits Ă©tait l'honneur qu'ils pouvaient me faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystĂšre, qui en est encore un pour moi, s'Ă©claircira dans la suite aux yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestĂ©s avaient dĂ» m'attirer les traitements que j'ai soufferts, j'aurais tardĂ© moins longtemps Ă en ĂÂȘtre la victime, puisque celui de tous mes Ă©crits oĂÂč ces principes sont manifestĂ©s avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru avoir fait son effet, mĂÂȘme avant ma retraite Ă l'Ermitage, sans que personne eĂ»t songĂ©, je ne dis pas Ă me chercher querelle, mais Ă empĂÂȘcher seulement la publication de l'ouvrage en France, oĂÂč il se vendait aussi publiquement qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle HĂ©loĂÂŻse parut encore avec la mĂÂȘme facilitĂ©, j'ose dire avec le mĂÂȘme applaudissement; et, ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette mĂÂȘme HĂ©loĂÂŻse mourante est exactement la mĂÂȘme que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi dans le Contrat social Ă©tait auparavant dans le Discours sur l'InĂ©galitĂ©; tout ce qu'il y a de hardi dans l'Ăâ°mile Ă©tait auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies n'excitĂšrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l'excitĂšrent contre les derniers. Une autre entreprise Ă peu prĂšs du mĂÂȘme genre, mais dont le projet Ă©tait plus rĂ©cent, m'occupait davantage en ce moment c'Ă©tait l'extrait des ouvrages de l'abbĂ© de Saint-Pierre, dont, entraĂnĂ© par le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idĂ©e m'en avait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e, depuis mon retour de GenĂšve, par l'abbĂ© de Mably, non pas immĂ©diatement, mais par l'entremise de madame Dupin, qui avait une sorte d'intĂ©rĂÂȘt Ă me la faire adopter. Elle Ă©tait une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbĂ© de Saint-Pierre avait Ă©tĂ© l'enfant gĂÂątĂ©; et si elle n'avait pas eu dĂ©cidĂ©ment la prĂ©fĂ©rence, elle l'avait partagĂ©e au moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservait pour la mĂ©moire du bonhomme un respect et une affection qui faisaient honneur Ă tous deux, et son amour-propre eĂ»t Ă©tĂ© flattĂ© de voir ressusciter par son secrĂ©taire les ouvrages mort-nĂ©s de son ami. Ces mĂÂȘmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture en Ă©tait difficile Ă soutenir; et il est Ă©tonnant que l'abbĂ© de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs comme de grands enfants, leur parlĂÂąt cependant comme Ă des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de s'en faire Ă©couter. C'Ă©tait pour cela qu'on m'avait proposĂ© ce travail comme utile en lui-mĂÂȘme, et comme trĂšs convenable Ă un homme laborieux en manoeuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser trĂšs fatigante, aimait mieux, en choses de son goĂ»t, Ă©claircir et pousser les idĂ©es d'un autre que d'en crĂ©er. D'ailleurs, en ne me bornant pas Ă la fonction de traducteur, il ne m'Ă©tait pas dĂ©fendu de penser quelquefois par moi-mĂÂȘme; et je pouvais donner telle forme Ă mon ouvrage, que bien d'importantes vĂ©ritĂ©s y passeraient sous le manteau de l'abbĂ© de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le mien. L'entreprise, au reste, n'Ă©tait pas lĂ©gĂšre; il ne s'agissait de rien moins que de lire, de mĂ©diter, d'extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en fallait pĂÂȘcher quelques-unes, grandes, belles, et qui donnaient le courage de supporter ce pĂ©nible travail. Je l'aurais moi-mĂÂȘme souvent abandonnĂ©, si j'eusse honnĂÂȘtement pu m'en dĂ©dire, mais en recevant les manuscrits de l'abbĂ©, qui me furent donnĂ©s par son neveu le comte de Saint-Pierre, Ă la sollicitation de Saint-Lambert, je m'Ă©tais en quelque sorte engagĂ© d'en faire usage, et il fallait ou les rendre, ou tĂÂącher d'en tirer parti. C'Ă©tait dans cette derniĂšre intention que j'avais apportĂ© ces manuscrits Ă l'Ermitage, et c'Ă©tait lĂ le premier ouvrage auquel je comptais donner mes loisirs. J'en mĂ©ditais un troisiĂšme, dont je devais l'idĂ©e Ă des observations faites sur moi-mĂÂȘme; et je me sentais d'autant plus de courage Ă l'entreprendre, que j'avais lieu d'espĂ©rer de faire un livre vraiment utile aux hommes, et mĂÂȘme un des plus utiles qu'on pĂ»t leur offrir, si l'exĂ©cution rĂ©pondait dignement au plan que je m'Ă©tais tracĂ©. L'on a remarquĂ© que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables Ă eux-mĂÂȘmes, et semblent se transformer en des hommes tout diffĂ©rents. Ce n'Ă©tait pas pour Ă©tablir une chose aussi connue que je voulais faire un livre; j'avais un objet plus neuf et mĂÂȘme plus important c'Ă©tait de chercher les causes de ces variations, et de m'attacher Ă celles qui dĂ©pendaient de nous, pour montrer comment elles pouvaient ĂÂȘtre dirigĂ©es par nous-mĂÂȘmes, pour nous rendre meilleurs et plus sĂ»rs de nous. Car il est, sans contredit, plus pĂ©nible Ă l'honnĂÂȘte homme de rĂ©sister Ă des dĂ©sirs dĂ©jĂ tout formĂ©s qu'il doit vaincre, que de prĂ©venir, changer ou modifier ces mĂÂȘmes dĂ©sirs dans leur source, s'il Ă©tait en Ă©tat d'y remonter. Un homme tentĂ© rĂ©siste une fois parce qu'il est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est faible; s'il eĂ»t Ă©tĂ© le mĂÂȘme qu'auparavant, il n'aurait pas succombĂ©. En sondant en moi-mĂÂȘme, et en recherchant dans les autres Ă quoi tenaient ces diverses maniĂšres d'ĂÂȘtre, je trouvai qu'elles dĂ©pendaient en grande partie de l'impression antĂ©rieure des objets extĂ©rieurs, et que, modifiĂ©s continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idĂ©es, dans nos sentiments, dans nos actions mĂÂȘmes, l'effet de ces modifications. Les frappantes et nombreuses observations que j'avais recueillies Ă©taient au-dessus de toute dispute; et par leurs principes physiques elles me paraissaient propres Ă fournir un rĂ©gime extĂ©rieur, qui, variĂ© selon les circonstances, pouvait mettre ou maintenir l'ĂÂąme dans l'Ă©tat le plus favorable Ă la vertu. Que d'Ă©carts on sauverait Ă la raison, que de vices on empĂÂȘcherait de naĂtre, si l'on savait forcer l'Ă©conomie animale Ă favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscuritĂ©, la lumiĂšre, les Ă©lĂ©ments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre ĂÂąme par consĂ©quent; tout nous offre mille prises presque assurĂ©es, pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons dominer. Telle Ă©tait l'idĂ©e fondamentale dont j'avais dĂ©jĂ jetĂ© l'esquisse sur le papier, et dont j'espĂ©rais un effet d'autant plus sĂ»r pour les gens bien nĂ©s, qui, aimant sincĂšrement la vertu, se dĂ©fient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisĂ© d'en faire un livre agrĂ©able Ă lire, comme il l'Ă©tait Ă composer. J'ai cependant bien peu travaillĂ© Ă cet ouvrage, dont le titre Ă©tait la Morale sensitive ou le MatĂ©rialisme du sage. Des distractions dont on apprendra bientĂÂŽt la cause m'empĂÂȘchĂšrent de m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus prĂšs qu'il ne semblerait. Outre tout cela, je mĂ©ditais depuis quelque temps un systĂšme d'Ă©ducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari faisait trembler pour son fils, m'avait priĂ© de m'occuper. L'autoritĂ© de l'amitiĂ© faisait que cet objet, quoique moins de mon goĂ»t en lui-mĂÂȘme, me tenait au coeur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler, celui-lĂ est-il le seul que j'aie conduit Ă sa fin. Celle que je m'Ă©tais proposĂ©e en y travaillant mĂ©ritait, ce me semble, Ă l'auteur, une autre destinĂ©e. Mais n'anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop forcĂ© d'en parler dans la suite de cet Ă©crit. Tous ces divers projets m'offraient des sujets de mĂ©ditation pour mes promenades car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis mĂ©diter qu'en marchant; sitĂÂŽt que je m'arrĂÂȘte, je ne pense plus, et ma tĂÂȘte ne va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la prĂ©caution de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les jours de pluie. C'Ă©tait mon Dictionnaire de musique, dont les matĂ©riaux Ă©pars, mutilĂ©s, informes, rendaient l'ouvrage nĂ©cessaire Ă reprendre presque Ă neuf. J'apportais quelques livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais passĂ© deux mois Ă faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prĂÂȘtait Ă la bibliothĂšque du Roi, et dont on me permit mĂÂȘme d'emporter quelques-uns Ă l'Ermitage. VoilĂ mes provisions pour compiler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que j'en tirai parti tant Ă l'Ermitage qu'Ă Montmorency, et mĂÂȘme ensuite Ă Motiers, oĂÂč j'achevai ce travail tout en en faisant d'autres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un vĂ©ritable dĂ©lassement. Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que je m'Ă©tais prescrite, et je m'en trouvais trĂšs bien; mais quand la belle saison ramena plus frĂ©quemment madame d'Ăâ°pinay Ă Ăâ°pinay ou Ă la Chevrette, je trouvai que des soins qui d'abord ne me coĂ»taient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne de compte, dĂ©rangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai dĂ©jĂ dit que madame d'Ăâ°pinay avait des qualitĂ©s trĂšs aimables elle aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zĂšle; et, n'Ă©pargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle mĂ©ritait assurĂ©ment bien qu'en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce devoir sans songer que c'en Ă©tait un; mais enfin je compris que je m'Ă©tais chargĂ© d'une chaĂne, dont l'amitiĂ© seule m'empĂÂȘchait de sentir le poids j'avais aggravĂ© ce poids par ma rĂ©pugnance pour les sociĂ©tĂ©s nombreuses. Madame d'Ăâ°pinay s'en prĂ©valut pour me faire une proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait davantage c'Ă©tait de me faire avertir toutes les fois qu'elle serait seule, ou Ă peu prĂšs. J'y consentis, sans voir Ă quoi je m'engageais. Il s'ensuivit de lĂ que je ne lui faisais plus de visite Ă mon heure, mais Ă la sienne et que je n'Ă©tais jamais sĂ»r de pouvoir disposer de moi-mĂÂȘme un seul jour. Cette gĂÂȘne altĂ©ra beaucoup le plaisir que j'avais pris jusqu'alors Ă l'aller voir. Je trouvai que cette libertĂ© qu'elle m'avait tant promise ne m'Ă©tait donnĂ©e qu'Ă condition de ne m'en prĂ©valoir jamais; et pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santĂ© que je vis bien qu'il n'y avait que l'excuse d'ĂÂȘtre Ă plat de lit qui pĂ»t me dispenser de courir Ă son premier mot. Il fallait me soumettre Ă ce joug; je le fis, et mĂÂȘme assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la dĂ©pendance, l'attachement sincĂšre que j'avais pour elle m'empĂÂȘchant en grande partie de sentir le lien qui s'y joignait. Elle remplissait ainsi tant bien que mal les vides que l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements. C'Ă©tait pour elle un supplĂ©ment bien mince, mais qui valait encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait supporter. Elle avait cependant de quoi la remplir bien plus aisĂ©ment depuis qu'elle avait voulu tĂÂąter de la littĂ©rature, et qu'elle s'Ă©tait fourrĂ© dans la tĂÂȘte de faire bon grĂ© mal grĂ© des romans, des lettres, des comĂ©dies, des contes, et d'autres fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'Ă©tait pas tant de les Ă©crire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle fĂ»t sĂ»re au moins de deux ou trois auditeurs bĂ©nĂ©voles, au bout de cet immense travail. Je n'avais guĂšre l'honneur d'ĂÂȘtre au nombre des Ă©lus, qu'Ă la faveur de quelque autre. Seul, j'Ă©tais presque toujours comptĂ© pour rien en toute chose; et cela non seulement dans la sociĂ©tĂ© de madame d'Ăâ°pinay, mais dans celle de M. d'Holbach, et partout oĂÂč M. Grimm donnait le ton. Cette nullitĂ© m'accommodait fort partout ailleurs que dans le tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte, oĂÂč je ne savais quelle contenance tenir, n'osant parler de littĂ©rature, dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de galanterie, Ă©tant trop timide, et craignant plus que la mort le ridicule d'un vieux galant, outre que cette idĂ©e ne me vint jamais prĂšs de madame d'Ăâ°pinay, et ne m'y serait peut-ĂÂȘtre pas venue une seule fois en ma vie, quand je l'aurais passĂ©e entiĂšre auprĂšs d'elle non que j'eusse pour sa personne aucune rĂ©pugnance; au contraire, je l'aimais peut-ĂÂȘtre trop comme ami, pour pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir Ă la voir, Ă causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agrĂ©able en cercle, Ă©tait aride en particulier; la mienne, qui n'Ă©tait pas plus fleurie, n'Ă©tait pas pour elle d'un grand secours. Honteux d'un trop long silence, je m'Ă©vertuais pour relever l'entretien; et quoiqu'il me fatiguĂÂąt souvent, il ne m'ennuyait jamais. J'Ă©tais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de petits baisers bien fraternels, qui ne me paraissaient pas plus sensuels pour elle c'Ă©tait lĂ tout. Elle Ă©tait fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce dĂ©faut seul eĂ»t suffi pour me glacer jamais mon coeur ni mes sens n'ont su voir une femme dans quelqu'un qui n'eĂ»t pas des tĂ©tons; et d'autres causes inutiles Ă dire m'ont toujours fait oublier son sexe auprĂšs d'elle. Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nĂ©cessaire, je m'y livrai sans rĂ©sistance, et le trouvai, du moins la premiĂšre annĂ©e, moins onĂ©reux que je ne m'y serais attendu. Madame d'Ăâ°pinay, qui d'ordinaire passait l'Ă©tĂ© presque entier Ă la campagne, n'y passa qu'une partie de celui-ci, soit que ses affaires la retinssent davantage Ă Paris, soit que l'absence de Grimm lui rendĂt moins agrĂ©able le sĂ©jour de la Chevrette. Je profitai des intervalles qu'elle n'y passait pas, ou durant lesquels elle y avait beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne ThĂ©rĂšse et sa mĂšre, de maniĂšre Ă m'en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques annĂ©es j'allasse assez frĂ©quemment Ă la campagne, c'Ă©tait presque sans la goĂ»ter; et ces voyages, toujours faits avec des gens Ă prĂ©tentions, toujours gĂÂątĂ©s par la gĂÂȘne, ne faisaient qu'aiguiser en moi le goĂ»t des plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyais de plus prĂšs l'image que pour mieux sentir leur privation. J'Ă©tais si ennuyĂ© de salons, de jets d'eau, de bosquets, de parterres, et des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'Ă©tais si excĂ©dĂ© de brochures, de clavecin, de tri, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que quand je lorgnais du coin de l'oeil un simple pauvre buisson d'Ă©pines, une haie, une grange, un prĂ©; quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil; quand j'entendais de loin le rustique refrain de la chanson des bisquiĂšres, je donnais au diable et le rouge, et les falbalas, et l'ambre; et, regrettant le dĂner de la mĂ©nagĂšre et le vin du cru, j'aurais de bon coeur paumĂ© la gueule Ă monsieur le chef et Ă monsieur le maĂtre, qui me faisaient dĂner Ă l'heure oĂÂč je soupe, souper Ă l'heure oĂÂč je dors; mais surtout Ă messieurs les laquais, qui dĂ©voraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin droguĂ© de leur maĂtre dix fois plus cher que je n'en aurais payĂ© de meilleur au cabaret. Me voilĂ donc enfin chez moi, dans un asile agrĂ©able et solitaire, maĂtre d'y couler mes jours dans cette vie indĂ©pendante, Ă©gale et paisible, pour laquelle je me sentais nĂ©. Avant de dire l'effet que cet Ă©tat, si nouveau pour moi, fit sur mon coeur, il convient d'en rĂ©capituler les affections secrĂštes, afin qu'on suive mieux dans ses causes le progrĂšs de ces nouvelles modifications. J'ai toujours regardĂ© le jour qui m'unit Ă ThĂ©rĂšse comme celui qui fixa mon ĂÂȘtre moral. J'avais besoin d'un attachement, puisque enfin celui qui devait me suffire avait Ă©tĂ© si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s'Ă©teint point dans le coeur de l'homme. Maman vieillissait et s'avilissait! Il m'Ă©tait prouvĂ© qu'elle ne pouvait plus ĂÂȘtre heureuse ici-bas. Restait Ă chercher un bonheur qui me fĂ»t propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai quelque temps d'idĂ©e en idĂ©e et de projet en projet. Mon voyage de Venise m'eĂ»t jetĂ© dans les affaires publiques, si l'homme avec qui j'allai me fourrer avait eu le sens commun. Je suis facile Ă dĂ©courager, surtout dans les entreprises pĂ©nibles et de longue haleine. Le mauvais succĂšs de celle-ci me dĂ©goĂ»ta de toute autre; et regardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me dĂ©terminai Ă vivre dĂ©sormais au jour la journĂ©e, ne voyant plus rien dans la vie qui me tentĂÂąt de m'Ă©vertuer. Ce fut prĂ©cisĂ©ment alors que se fit notre connaissance. Le doux caractĂšre de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je m'unis Ă elle d'un attachement Ă l'Ă©preuve du temps et des torts, et que tout ce qui l'aurait dĂ» rompre n'a jamais fait que l'augmenter. On connaĂtra la force de cet attachement dans la suite, quand je dĂ©couvrirai les plaies, les dĂ©chirures dont elle a navrĂ© mon coeur dans le fort de mes misĂšres, sans que, jusqu'au moment oĂÂč j'Ă©cris ceci, il m'en soit Ă©chappĂ© jamais un seul mot de plainte Ă personne. Quand on saura qu'aprĂšs avoir tout fait, tout bravĂ© pour ne m'en point sĂ©parer, qu'aprĂšs vingt-cinq ans passĂ©s avec elle, en dĂ©pit du sort et des hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par l'Ă©pouser, sans attente et sans sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse de la mienne, on croira qu'un amour forcenĂ©, m'ayant dĂšs le premier jour tournĂ© la tĂÂȘte, n'a fait que m'amener par degrĂ©s Ă la derniĂšre extravagance; et on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particuliĂšres et fortes qui devaient m'empĂÂȘcher d'en jamais venir lĂ . Que pensera donc le lecteur quand je lui dirai, dans toute la vĂ©ritĂ© qu'il doit maintenant me connaĂtre, que du premier moment que je la vis jusqu'Ă ce jour, je n'ai jamais senti la moindre Ă©tincelle d'amour pour elle; que je n'ai pas plus dĂ©sirĂ© de la possĂ©der que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai satisfaits auprĂšs d'elle, ont uniquement Ă©tĂ© pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre Ă l'individu? Il croira qu'autrement constituĂ© qu'un autre homme, je fus incapable de sentir l'amour, puisqu'il n'entrait point dans les sentiments qui m'attachaient aux femmes qui m'ont Ă©tĂ© les plus chĂšres. Patience, ĂÂŽ mon lecteur! le moment funeste approche, oĂÂč vous ne serez que trop bien dĂ©sabusĂ©. Je me rĂ©pĂšte, on le sait; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, Ă©tait tout entier dans mon coeur c'Ă©tait le besoin d'une sociĂ©tĂ© intime, et aussi intime qu'elle pouvait l'ĂÂȘtre; c'Ă©tait surtout pour cela qu'il me fallait une femme plutĂÂŽt qu'un homme, une amie plutĂÂŽt qu'un ami. Ce besoin singulier Ă©tait tel, que la plus Ă©troite union des corps ne pouvait encore y suffire il m'aurait fallu deux ĂÂąmes dans le mĂÂȘme corps; sans cela, je sentais toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualitĂ©s, et mĂÂȘme alors par la figure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eĂ»t bornĂ© dans elle seule mon existence, si j'avais pu borner la sienne en moi, comme je l'avais espĂ©rĂ©. Je n'avais rien Ă craindre de la part des hommes; je suis sĂ»r d'ĂÂȘtre le seul qu'elle ait vĂ©ritablement aimĂ©, et ses tranquilles sens ne lui en ont guĂšre demandĂ© d'autres, mĂÂȘme quand j'ai cessĂ© d'en ĂÂȘtre un pour elle Ă cet Ă©gard. Je n'avais point de famille, elle en avait une; et cette famille, dont tous les naturels diffĂ©raient trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. LĂ fut la premiĂšre cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donnĂ© pour me faire l'enfant de sa mĂšre! Je fis tout pour y parvenir, et n'en pus venir Ă bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intĂ©rĂÂȘts, cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un diffĂ©rent du mien, contraire au mien, et mĂÂȘme Ă celui de sa fille, qui dĂ©jĂ n'en Ă©tait plus sĂ©parĂ©. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu'ils fissent Ă ThĂ©rĂšse Ă©tait de la voler. La pauvre fille, accoutumĂ©e Ă flĂ©chir, mĂÂȘme sous ses niĂšces, se laissait dĂ©valiser et gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur qu'Ă©puisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pĂ»t profiter. J'essayai de la dĂ©tacher de sa mĂšre; elle y rĂ©sista toujours. Je respectai sa rĂ©sistance, et l'en estimai davantage mais son refus n'en tourna pas moins Ă son prĂ©judice et au mien. LivrĂ©e Ă sa mĂšre et aux siens, elle fut Ă eux plus qu'Ă moi, plus qu'Ă elle-mĂÂȘme; leur aviditĂ© lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si, grĂÂące Ă son amour pour moi, si, grĂÂące Ă son bon naturel, elle ne fut pas tout Ă fait subjuguĂ©e, c'en fut assez du moins pour empĂÂȘcher, en grande partie, l'effet des bonnes maximes que je m'efforçais de lui inspirer; c'en fut assez pour que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours continuĂ© d'ĂÂȘtre deux. VoilĂ comment, dans un attachement sincĂšre et rĂ©ciproque, oĂÂč j'avais mis toute la tendresse de mon coeur, le vide de ce coeur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l'eĂ»t Ă©tĂ©, vinrent; ce fut encore pis. Je frĂ©mis de les livrer Ă cette famille mal Ă©levĂ©e, pour en ĂÂȘtre Ă©levĂ©s encore plus mal. Les risques de l'Ă©ducation des Enfants-TrouvĂ©s Ă©taient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j'Ă©nonçai dans ma lettre Ă madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimais mieux ĂÂȘtre moins disculpĂ© d'un blĂÂąme aussi grave, et mĂ©nager la famille d'une personne que j'aimais. Mais on peut juger, par les moeurs de son malheureux frĂšre, si jamais, quoi qu'on en pĂ»t dire, je devais exposer mes enfants Ă recevoir une Ă©ducation semblable Ă la sienne. Ne pouvant goĂ»ter dans sa plĂ©nitude cette intime sociĂ©tĂ© dont je sentais le besoin, j'y cherchais des supplĂ©ments qui n'en remplissaient pas le vide, mais qui me le laissaient moins sentir. Faute d'un ami qui fĂ»t Ă moi tout entier, il me fallait des amis dont l'impulsion surmontĂÂąt mon inertie c'est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l'abbĂ© de Condillac; que j'en fis avec Grimm une nouvelle plus Ă©troite encore; et qu'enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont j'ai racontĂ© l'histoire, rejetĂ©, sans y songer, dans la littĂ©rature, dont je me croyais sorti pour toujours. Mon dĂ©but me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la simple et fiĂšre Ă©conomie. BientĂÂŽt, Ă force de m'en occuper, je ne vis plus qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages, qu'oppression et misĂšre dans notre ordre social. Dans l'illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges; et jugeant que, pour me faire Ă©couter, il fallait mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure singuliĂšre qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prĂ©tendus amis ne m'ont pu pardonner l'exemple, qui d'abord me rendit ridicule, et qui m'eĂ»t enfin rendu respectable, s'il m'eĂ»t Ă©tĂ© possible d'y persĂ©vĂ©rer. Jusque-lĂ j'avais Ă©tĂ© bon; dĂšs lors je devins vertueux, ou du moins enivrĂ© de la vertu. Cette ivresse avait commencĂ© dans ma tĂÂȘte, mais elle avait passĂ© dans mon coeur. Le plus noble orgueil y germa sur les dĂ©bris de la vanitĂ© dĂ©racinĂ©e. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus; et pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et de beau ne peut entrer dans un coeur d'homme, dont je ne fusse capable entre le ciel et moi. VoilĂ d'oĂÂč naquit ma subite Ă©loquence, voilĂ d'oĂÂč se rĂ©pandit dans mes premiers livres ce feu vraiment cĂ©leste qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il ne s'Ă©tait pas Ă©chappĂ© la moindre Ă©tincelle, parce qu'il n'Ă©tait pas encore allumĂ©. J'Ă©tais vraiment transformĂ©; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissaient plus. Je n'Ă©tais plus cet homme timide et plutĂÂŽt honteux que modeste, qui n'osait ni se prĂ©senter, ni parler, qu'un mot badin dĂ©concertait, qu'un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier, intrĂ©pide, je portais partout une assurance d'autant plus ferme qu'elle Ă©tait simple, et rĂ©sidait dans mon ĂÂąme plus que dans mon maintien. Le mĂ©pris que mes profondes mĂ©ditations m'avaient inspirĂ© pour les moeurs, les maximes et les prĂ©jugĂ©s de mon siĂšcle me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j'Ă©crasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j'Ă©craserais un insecte entre mes doigts. Quel changement! Tout Paris rĂ©pĂ©tait les ĂÂącres et mordants sarcasmes de ce mĂÂȘme homme qui, dix ans auparavant et dix ans aprĂšs, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait Ă dire, ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche l'Ă©tat du monde le plus contraire Ă mon naturel; on trouvera celui-lĂ . Qu'on se rappelle un de ces courts moments de ma vie oĂÂč je devenais un autre et cessais d'ĂÂȘtre moi; on le trouve encore dans le temps dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura prĂšs de six ans, et durerait peut-ĂÂȘtre encore, sans les circonstances particuliĂšres qui le firent cesser, et me rendirent Ă la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'Ă©lever. Ce changement commença sitĂÂŽt que j'eus quittĂ© Paris, et que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l'indignation qu'il m'avait inspirĂ©e. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mĂ©priser; quand je ne vis plus les mĂ©chants, je cessai de les haĂÂŻr. Mon coeur, peu fait pour la haine, ne fit plus que dĂ©plorer leur misĂšre, et n'en distinguait pas leur mĂ©chancetĂ©. Cet Ă©tat plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientĂÂŽt l'ardent enthousiasme qui m'avait transportĂ© si longtemps et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en apercevoir moi-mĂÂȘme, je redevins craintif, complaisant, timide; en un mot, le mĂÂȘme Jean-Jacques que j'avais Ă©tĂ© auparavant. Si la rĂ©volution n'eĂ»t fait que me rendre Ă moi-mĂÂȘme et s'arrĂÂȘter lĂ , tout Ă©tait bien; mais malheureusement elle alla plus loin, et m'emporta rapidement Ă l'autre extrĂÂȘme. DĂšs lors mon ĂÂąme en branle n'a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelĂ©es ne lui ont jamais permis d'y rester. Entrons dans le dĂ©tail de cette seconde rĂ©volution Ă©poque terrible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez les mortels. N'Ă©tant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude devaient naturellement resserrer notre intimitĂ©. C'est aussi ce qu'ils firent entre ThĂ©rĂšse et moi. Nous passions tĂÂȘte Ă tĂÂȘte sous les ombrages des heures charmantes, dont je n'avais jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goĂ»ter elle-mĂÂȘme encore plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle m'ouvrit son coeur sans rĂ©serve, et m'apprit de sa mĂšre et de sa famille des choses qu'elle avait eu la force de me taire pendant longtemps. L'une et l'autre avaient reçu de madame Dupin des multitudes de prĂ©sents faits Ă mon intention, mais que la vieille madrĂ©e, pour ne pas me fĂÂącher, s'Ă©tait appropriĂ©s pour elle et pour ses autres enfants, sans en rien laisser Ă ThĂ©rĂšse, et avec trĂšs sĂ©vĂšres dĂ©fenses de m'en parler; ordre que la pauvre fille avait suivi avec une obĂ©issance incroyable. Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d'apprendre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et Grimm avaient eus souvent avec l'une et l'autre pour les dĂ©tacher de moi, et qui n'avaient pas rĂ©ussi par la rĂ©sistance de ThĂ©rĂšse, tous deux avaient eu depuis lors de frĂ©quents et secrets colloques avec sa mĂšre, sans qu'elle eĂ»t pu rien savoir de ce qui se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits prĂ©sents s'en Ă©taient mĂÂȘlĂ©s, et qu'il y avait de petites allĂ©es et venues dont on tĂÂąchait de lui faire mystĂšre, et dont elle ignorait absolument le motif. Quand nous partĂmes de Paris, il y avait dĂ©jĂ longtemps que madame le Vasseur Ă©tait dans l'usage d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d'y passer quelques heures Ă des conversations si secrĂštes, que le laquais de Grimm Ă©tait toujours renvoyĂ©. Je jugeai que ce motif n'Ă©tait autre que le mĂÂȘme projet dans lequel on avait tĂÂąchĂ© de faire entrer la fille, en promettant de leur procurer, par madame d'Ăâ°pinay, un regrat de sel, un bureau Ă tabac, et les tentant, en un mot, par l'appĂÂąt du gain. On leur avait reprĂ©sentĂ© qu'Ă©tant hors d'Ă©tat de rien faire pour elles, je ne pouvais pas mĂÂȘme, Ă cause d'elles, parvenir Ă rien faire pour moi. Comme je ne voyais Ă tout cela que de la bonne intention, je ne leur en savais pas absolument mauvais grĂ©. Il n'y avait que le mystĂšre qui me rĂ©voltĂÂąt, surtout de la part de la vieille, qui, de plus, devenait de jour en jour plus flagorneuse et plus pateline avec moi; ce qui ne l'empĂÂȘchait pas de reprocher sans cesse en secret Ă sa fille qu'elle m'aimait trop, qu'elle me disait tout, qu'elle n'Ă©tait qu'une bĂÂȘte, et qu'elle en serait la dupe. Cette femme possĂ©dait au suprĂÂȘme degrĂ© l'art de tirer d'un sac dix moutures, de cacher Ă l'un ce qu'elle recevait de l'autre, et Ă moi ce qu'elle recevait de tous. J'aurais pu lui pardonner son aviditĂ©, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir Ă me cacher, Ă moi, qu'elle savait si bien qui faisais mon bonheur presque unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avais fait pour sa fille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais fait pour elle mĂ©ritait de sa part quelque reconnaissance; elle en aurait dĂ» savoir grĂ© du moins Ă sa fille, et m'aimer pour l'amour d'elle, qui m'aimait. Je l'avais tirĂ©e de la plus complĂšte misĂšre; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait toutes les connaissances dont elle tirait si bon parti. ThĂ©rĂšse l'avait longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle n'avait rien fait; et ses autres enfants qu'elle avait dotĂ©s, pour lesquels elle s'Ă©tait ruinĂ©e, loin de lui aider Ă subsister, dĂ©voraient encore sa subsistance et la mienne. Je trouvais que dans une pareille situation elle devait me regarder comme son unique ami, son plus sĂ»r protecteur, et, loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m'avertir fidĂšlement de tout ce qui pouvait m'intĂ©resser, quand elle l'apprenait plus tĂÂŽt que moi. De quel oeil pouvais-je donc voir sa conduite fausse et mystĂ©rieuse; Que devais-je penser surtout des sentiments qu'elle s'efforçait de donner Ă sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devait ĂÂȘtre la sienne, quand elle cherchait Ă lui en inspirer? Toutes ces rĂ©flexions aliĂ©nĂšrent enfin mon coeur de cette femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dĂ©dain. Cependant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mĂšre de ma compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les Ă©gards et la considĂ©ration d'un fils; mais il est vrai que je n'aimais pas Ă rester longtemps avec elle, et il n'est guĂšre en moi de savoir me gĂÂȘner. C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie oĂÂč j'ai vu le bonheur de bien prĂšs, sans pouvoir l'atteindre, et sans qu'il y ait eu de ma faute Ă l'avoir manquĂ©. Si cette femme se fĂ»t trouvĂ©e d'un bon caractĂšre, nous Ă©tions heureux tous les trois jusqu'Ă la fin de nos jours; le dernier vivant seul fĂ»t restĂ© Ă plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer. Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagnĂ© du terrain sur le coeur de sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le reprendre; et, au lieu de revenir Ă moi par elle, tenta de me l'aliĂ©ner tout Ă fait. Un des moyens qu'elle employa fut d'appeler sa famille Ă son aide. J'avais priĂ© ThĂ©rĂšse de n'en faire venir personne Ă l'Ermitage; elle me le promit. On les fit venir en mon absence, sans la consulter; et puis on lui fit promettre de ne m'en rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile; quand une fois on a fait Ă quelqu'un qu'on aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientĂÂŽt plus guĂšre de scrupule de lui en faire sur tout. SitĂÂŽt que j'Ă©tais Ă la Chevrette, l'Ermitage Ă©tait plein de monde qui s'y rĂ©jouissait assez bien. Une mĂšre est toujours bien forte sur une fille d'un bon naturel; cependant, de quelque façon que s'y prĂt la vieille, elle ne put jamais faire entrer ThĂ©rĂšse dans ses vues, et l'engager Ă se liguer contre moi. Pour elle, elle se dĂ©cida sans retour et voyant d'un cĂÂŽtĂ© sa fille et moi, chez qui l'on pouvait vivre, et puis c'Ă©tait tout; de l'autre, Diderot, Grimm, d'Holbach, madame d'Ăâ°pinay, qui promettaient beaucoup et donnaient quelque chose, elle n'estima pas qu'on pĂ»t jamais avoir tort dans le parti d'une fermiĂšre gĂ©nĂ©rale et d'un baron. Si j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu dĂšs lors que je nourrissais un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance, que rien encore n'avait altĂ©rĂ©e, Ă©tait telle, que je n'imaginais pas mĂÂȘme qu'on pĂ»t vouloir nuire Ă quelqu'un qu'on devait aimer. En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me plaindre que de la tyrannie de ceux que j'appelais mes amis, et qui voulaient, selon moi, me forcer d'ĂÂȘtre heureux Ă leur mode, plutĂÂŽt qu'Ă la mienne. Quoique ThĂ©rĂšse refusĂÂąt d'entrer dans la ligue avec sa mĂšre, elle lui garda derechef le secret son motif Ă©tait louable; je ne dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment Ă babiller ensemble cela les rapprochait; et ThĂ©rĂšse, en se partageant, me laissait sentir quelquefois que j'Ă©tais seul; car je ne pouvais plus compter pour sociĂ©tĂ© celle que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis vivement le tort que j'avais eu durant nos premiĂšres liaisons, de ne pas profiter de la docilitĂ© que lui donnait son amour, pour l'orner de talents et de connaissances qui, nous tenant plus rapprochĂ©s dans notre retraite, aurait agrĂ©ablement rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Ce n'Ă©tait pas que l'entretien tarĂt entre nous, et qu'elle parĂ»t s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous n'avions pas assez d'idĂ©es communes pour nous faire un grand magasin nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets, bornĂ©s dĂ©sormais Ă celui de jouir. Les objets qui se prĂ©sentaient m'inspiraient des rĂ©flexions qui n'Ă©taient pas Ă sa portĂ©e. Un attachement de douze ans n'avait plus besoin de paroles; nous nous connaissions trop pour avoir plus rien Ă nous apprendre. Restait la ressource des caillettes, mĂ©dire, et dire des quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage de vivre avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis Ă©tait qu'il fallait avec cela prendre nos tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte en bonne fortune sa mĂšre, qui m'Ă©tait devenue importune, me forçait Ă les Ă©pier. J'Ă©tais gĂÂȘnĂ© chez moi, c'est tout dire, l'air de l'amour gĂÂątait la bonne amitiĂ©. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l'intimitĂ©. DĂšs que je crus voir que ThĂ©rĂšse cherchait quelquefois des prĂ©textes pour Ă©luder les promenades que je lui proposais, je cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais grĂ© de ne pas s'y plaire autant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui dĂ©pende de la volontĂ©. J'Ă©tais sĂ»r de son coeur, ce m'Ă©tait assez. Tant que mes plaisirs Ă©taient les siens, je les goĂ»tais avec elle; quand cela n'Ă©tait pas, je prĂ©fĂ©rais son contentement au mien. VoilĂ comment, Ă demi trompĂ© dans mon attente, menant une vie de mon goĂ»t, dans un sĂ©jour de mon choix, avec une personne qui m'Ă©tait chĂšre, je parvins pourtant Ă me sentir presque isolĂ©. Ce qui me manquait m'empĂÂȘchait de goĂ»ter ce que j'avais. En fait de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On verra pourquoi ce dĂ©tail m'a paru nĂ©cessaire. Je reprends Ă prĂ©sent le fil de mon rĂ©cit. Je croyais avoir des trĂ©sors dans les manuscrits que m'avait donnĂ©s le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce n'Ă©tait presque que le recueil des ouvrages imprimĂ©s de son oncle, annotĂ©s et corrigĂ©s de sa main, avec quelques autres petites piĂšces qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par ses Ă©crits de morale, dans l'idĂ©e que m'avaient donnĂ©e quelques lettres de lui, que madame de CrĂ©qui m'avait montrĂ©es, qu'il avait beaucoup plus d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par l'idĂ©e dont l'auteur n'a jamais pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumiĂšres plutĂÂŽt que par leurs passions. La haute opinion qu'il avait des connaissances modernes lui avait fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnĂ©e, base de tous les Ă©tablissements qu'il proposait, et source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l'honneur de son siĂšcle et de son espĂšce, et le seul peut-ĂÂȘtre, depuis l'existence du genre humain, qui n'eut d'autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous ses systĂšmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables Ă lui, au lieu de les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d'ĂÂȘtre. Il n'a travaillĂ© que pour des ĂÂȘtres imaginaires, en pensant travailler pour ses contemporains. Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme Ă donner Ă mon ouvrage. Passer Ă l'auteur ses visions, c'Ă©tait ne rien faire d'utile; les rĂ©futer Ă la rigueur Ă©tait faire une chose malhonnĂÂȘte, puisque le dĂ©pĂÂŽt de ses manuscrits, que j'avais acceptĂ© et mĂÂȘme demandĂ©, m'imposait l'obligation d'en traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus dĂ©cent, le plus judicieux et le plus utile ce fut de donner sĂ©parĂ©ment les idĂ©es de l'auteur et les miennes, et pour cela, d'entrer dans ses vues, de les Ă©claircir, de les Ă©tendre, et de ne rien Ă©pargner pour leur faire valoir tout leur prix. Mon ouvrage devait donc ĂÂȘtre composĂ© de deux parties absolument sĂ©parĂ©es l'une, destinĂ©e Ă exposer de la façon que je viens de dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui ne devait paraĂtre qu'aprĂšs que la premiĂšre aurait fait son effet, j'aurais portĂ© mon jugement sur ces mĂÂȘmes projets ce qui, je l'avoue, eĂ»t pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du Misanthrope. A la tĂÂȘte de tout l'ouvrage devait ĂÂȘtre une vie de l'auteur, pour laquelle j'avais ramassĂ© d'assez bons matĂ©riaux que je me flattais de ne pas gĂÂąter en les employant. J'avais un peu vu l'abbĂ© de Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la vĂ©nĂ©ration que j'avais pour sa mĂ©moire m'Ă©tait garant qu'Ă tout prendre M. le comte ne serait pas mĂ©content de la maniĂšre dont j'aurais traitĂ© son parent. Je fis mon essai sur la Paix perpĂ©tuelle, le plus considĂ©rable et le plus travaillĂ© de tous les ouvrages qui composaient ce recueil; et, avant de me livrer Ă mes rĂ©flexions, j'eus le courage de lire absolument tout ce que l'abbĂ© avait Ă©crit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai rien Ă en dire. Quant au jugement que j'en ai portĂ©, il n'a point Ă©tĂ© imprimĂ©, et j'ignore s'il le sera jamais; mais il fut fait en mĂÂȘme temps que l'extrait. Je passai de lĂ Ă la Polysynodie, ou pluralitĂ© des conseils, ouvrage fait sous le rĂ©gent, pour favoriser l'administration qu'il avait choisie, et qui fit chasser de l'AcadĂ©mie française l'abbĂ© de Saint-Pierre, pour quelques traits contre l'administration prĂ©cĂ©dente, dont la duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fĂÂąchĂ©s. J'achevai ce travail comme le prĂ©cĂ©dent, tant le jugement que l'extrait mais je m'en tins lĂ , sans vouloir continuer cette entreprise, que je n'aurais pas dĂ» commencer. La rĂ©flexion qui m'y fit renoncer se prĂ©sente d'elle-mĂÂȘme, et il Ă©tait Ă©tonnant qu'elle ne me fĂ»t pas venue plus tĂÂŽt. La plupart des Ă©crits de l'abbĂ© de Saint-Pierre Ă©taient ou contenaient des observations critiques sur quelques parties du gouvernement de France, et il y en avait mĂÂȘme de si libres, qu'il Ă©tait heureux pour lui de les avoir faites impunĂ©ment. Mais dans les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardĂ© l'abbĂ© de Saint-Pierre comme une espĂšce de prĂ©dicateur plutĂÂŽt que comme un vrai politique, et on le laissait dire tout Ă son aise, parce qu'on voyait bien que personne ne l'Ă©coutait. Si j'Ă©tais parvenu Ă le faire Ă©couter, le cas eĂ»t Ă©tĂ© diffĂ©rent. Il Ă©tait Français, je ne l'Ă©tais pas; et en m'avisant de rĂ©pĂ©ter ses censures, quoique sous son nom, je m'exposais Ă me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mĂÂȘlais. Heureusement, avant d'aller plus loin, je vis la prise que j'allais donner sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des hommes, et d'hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de quelque façon que je m'y prisse, me mettre Ă l'abri du mal qu'ils voudraient me faire. Il n'y avait qu'une chose, en cela, qui dĂ©pendĂt de moi c'Ă©tait de faire en sorte au moins que quand ils m'en voudraient faire, ils ne le pussent qu'injustement. Cette maxime, qui me fit abandonner l'abbĂ© de Saint-Pierre, m'a fait souvent renoncer Ă des projets beaucoup plus chĂ©ris. Ces gens, toujours prompts Ă faire un crime de l'adversitĂ©, seraient bien surpris s'ils savaient tous les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pĂ»t jamais me dire avec vĂ©ritĂ©, dans mes malheurs Tu les as mĂ©ritĂ©s. Cet ouvrage abandonnĂ© me laissa quelque temps incertain sur celui que j'y ferais succĂ©der; et cet intervalle de dĂ©soeuvrement fut ma perte, en me laissant tourner mes rĂ©flexions sur moi-mĂÂȘme, faute d'objet Ă©tranger qui m'occupĂÂąt. Je n'avais plus de projet pour l'avenir qui pĂ»t amuser mon imagination; il ne m'Ă©tait pas mĂÂȘme possible d'en faire, puisque la situation oĂÂč j'Ă©tais Ă©tait prĂ©cisĂ©ment celle oĂÂč s'Ă©taient rĂ©unis tous mes dĂ©sirs je n'en avais plus Ă former, et j'avais encore le coeur vide. Cet Ă©tat Ă©tait d'autant plus cruel, que je n'en voyais point Ă lui prĂ©fĂ©rer. J'avais rassemblĂ© mes plus tendres affections dans une personne selon mon coeur, qui me les rendait. Je vivais avec elle sans gĂÂȘne, et pour ainsi dire Ă discrĂ©tion. Cependant un secret serrement de coeur ne me quittait ni prĂšs ni loin d'elle. En la possĂ©dant, je sentais qu'elle me manquait encore; et la seule idĂ©e que je n'Ă©tais pas tout pour elle, faisait qu'elle n'Ă©tait presque rien pour moi. J'avais des amis des deux sexes, auxquels j'Ă©tais attachĂ© par la plus pure amitiĂ©, par la plus parfaite estime; je comptais sur le plus vrai retour de leur part, et il ne m'Ă©tait pas mĂÂȘme venu dans l'esprit de douter une seule fois de leur sincĂ©ritĂ©. Cependant cette amitiĂ© m'Ă©tait plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation mĂÂȘme Ă contrarier tous mes goĂ»ts, mes penchants, ma maniĂšre de vivre tellement qu'il me suffisait de paraĂtre dĂ©sirer une chose qui n'intĂ©ressait que moi seul, et qui ne dĂ©pendait pas d'eux, pour les voir tous se liguer Ă l'instant mĂÂȘme pour me contraindre d'y renoncer. Cette obstination de me contrĂÂŽler en tout dans mes fantaisies, d'autant plus injuste que, loin de contrĂÂŽler les leurs, je ne m'en informais pas mĂÂȘme, me devint si cruellement onĂ©reuse, qu'enfin je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en l'ouvrant, un certain effroi qui n'Ă©tait que trop justifiĂ© par sa lecture. Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mĂÂȘmes des leçons qu'ils me prodiguaient, c'Ă©tait aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime; et, du reste, ne vous mĂÂȘlez pas plus de mes affaires que je ne me mĂÂȘle des vĂÂŽtres voilĂ tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m'en ont accordĂ© une, ce n'a pas Ă©tĂ© du moins la derniĂšre. J'avais une demeure isolĂ©e, dans une solitude charmante maĂtre chez moi, j'y pouvais vivre Ă ma mode, sans que personne eĂ»t Ă m'y contrĂÂŽler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs doux Ă remplir, mais indispensables. Toute ma libertĂ© n'Ă©tait que prĂ©caire; plus asservi que par des ordres, je devais l'ĂÂȘtre par ma volontĂ© je n'avais pas un seul jour dont en me levant je pusse dire J'emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dĂ©pendance des arrangements de madame d'Ăâ°pinay, j'en avais une autre bien plus importune, du public et des survenants. La distance oĂÂč j'Ă©tais de Paris n'empĂÂȘchait pas qu'il ne me vĂnt journellement des tas de dĂ©soeuvrĂ©s qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y pensais le moins, j'Ă©tais impitoyablement assailli; et rarement j'ai fait un joli projet pour ma journĂ©e, sans le voir renverser par quelque arrivant. Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoitĂ©s, ne trouvant point de pure jouissance, je revenais par Ă©lan aux jours sereins de ma jeunesse, et je m'Ă©criais quelquefois en soupirant Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes! Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenĂšrent Ă rĂ©flĂ©chir sur le point oĂÂč j'Ă©tais parvenu, et je me vis dĂ©jĂ sur le dĂ©clin de l'ĂÂąge, en proie Ă des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carriĂšre sans avoir goĂ»tĂ© dans sa plĂ©nitude presque aucun des plaisirs dont mon coeur Ă©tait avide, sans avoir donnĂ© l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en rĂ©serve, sans avoir savourĂ©, sans avoir effleurĂ© du moins cette enivrante voluptĂ© que je sentais dans mon ĂÂąme en puissance, et qui, faute d'objet, s'y trouvait toujours comprimĂ©e, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes soupirs. Comment se pouvait-il qu'avec une ĂÂąme naturellement expansive, pour qui vivre c'Ă©tait aimer, je n'eusse pas trouvĂ© jusqu'alors un ami tout Ă moi, un vĂ©ritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l'ĂÂȘtre? Comment se pouvait-il qu'avec des sens si combustibles, avec un coeur tout pĂ©tri d'amour, je n'eusse pas du moins une fois brĂ»lĂ© de sa flamme pour un objet dĂ©terminĂ©? DĂ©vorĂ© du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vĂ©cu. Ces rĂ©flexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier sur moi-mĂÂȘme avec un regret qui n'Ă©tait pas sans douceur. Il me semblait que la destinĂ©e me devait quelque chose qu'elle ne m'avait pas donnĂ©. A quoi bon m'avoir fait naĂtre avec des facultĂ©s exquises, pour les laisser jusqu'Ă la fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m'en dĂ©dommageait en quelque sorte, et me faisait verser des larmes que j'aimais Ă laisser couler. Je faisais ces mĂ©ditations dans la plus belle saison de l'annĂ©e, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut Ă me replonger dans cette mollesse trop sĂ©duisante, pour laquelle j'Ă©tais nĂ©, mais dont le ton dur et sĂ©vĂšre, oĂÂč venait de me monter une longue effervescence, m'aurait dĂ» dĂ©livrer pour toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dĂner du chĂÂąteau de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans la mĂÂȘme saison et dans des lieux Ă peu prĂšs semblables Ă ceux oĂÂč j'Ă©tais dans ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la mĂÂȘme espĂšce. BientĂÂŽt je vis rassemblĂ©s autour de moi tous les objets qui m'avaient donnĂ© de l'Ă©motion dans ma jeunesse, mademoiselle Gallay, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies Ă©coliĂšres, et jusqu'Ă la piquante Zulietta, que mon coeur ne peut oublier. Je me vis entourĂ© d'un sĂ©rail de houris, de mes anciennes connaissances, pour qui le goĂ»t le plus vif ne m'Ă©tait pas un sentiment nouveau. Mon sang s'allume et pĂ©tille, la tĂÂȘte me tourne malgrĂ© mes cheveux dĂ©jĂ grisonnants, et voilĂ le brave citoyen de GenĂšve, voilĂ l'austĂšre Jean-Jacques, Ă prĂšs de quarante-cinq ans, redevenu tout Ă coup le berger extravagant. L'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut si durable et si forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en guĂ©rir, que la crise imprĂ©vue et terrible des malheurs oĂÂč elle m'a prĂ©cipitĂ©. Cette ivresse, Ă quelque point qu'elle fĂ»t portĂ©e, n'alla pourtant pas jusqu'Ă me faire oublier mon ĂÂąge et ma situation, jusqu'Ă me flatter de pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'Ă tenter de communiquer enfin ce feu dĂ©vorant, mais stĂ©rile, dont depuis mon enfance je sentais en vain consumer mon coeur. Je ne l'espĂ©rai point, et je ne le dĂ©sirai pas mĂÂȘme. Je savais que le temps d'aimer Ă©tait passĂ©; je sentais trop le ridicule des galants surannĂ©s pour y tomber, et je n'Ă©tais pas homme Ă devenir avantageux et confiant sur mon dĂ©clin, aprĂšs l'avoir Ă©tĂ© si peu durant mes belles annĂ©es. D'ailleurs, ami de la paix, j'aurais craint les orages domestiques; et j'aimais trop sincĂšrement ma ThĂ©rĂšse pour l'exposer au chagrin de me voir porter Ă d'autres des sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait. Que fis-je en cette occasion? DĂ©jĂ mon lecteur l'a devinĂ©, pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilitĂ© d'atteindre aux ĂÂȘtres rĂ©els me jeta dans le pays des chimĂšres; et ne voyant rien d'existant qui fĂ»t digne de mon dĂ©lire, je le nourris dans un monde idĂ©al que mon imagination crĂ©atrice eut bientĂÂŽt peuplĂ© d'ĂÂȘtres selon mon coeur. Jamais cette ressource ne vint plus Ă propos et ne se trouva si fĂ©conde. Dans mes continuelles extases, je m'enivrais Ă torrents des plus dĂ©licieux sentiments qui jamais soient entrĂ©s dans un coeur d'homme. Oubliant tout Ă fait la race humaine, je me fis des sociĂ©tĂ©s de crĂ©atures parfaites, aussi cĂ©lestes par leurs vertus que par leurs beautĂ©s, d'amis sĂ»rs, tendres, fidĂšles, tel que je n'en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goĂ»t Ă planer ainsi dans l'empyrĂ©e, au milieu des objets charmants dont je m'Ă©tais entourĂ©, que j'y passais les heures, les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de toute autre chose, Ă peine avais-je mangĂ© un morceau Ă la hĂÂąte, que je brĂ»lais de m'Ă©chapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prĂÂȘt Ă partir pour le monde enchantĂ©, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais modĂ©rer ni cacher mon dĂ©pit; et, n'Ă©tant plus maĂtre de moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma rĂ©putation de misanthropie, par tout ce qui m'en eĂ»t acquis une bien contraire, si l'on eĂ»t mieux lu dans mon coeur. Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retirĂ© tout d'un coup par le cordon, comme un cerf-volant, et remis Ă ma place par la nature, Ă l'aide d'une attaque assez vive de mon mal. J'employai le seul remĂšde qui m'eĂ»t soulagĂ©, savoir, les bougies, et cela fit trĂÂȘve Ă mes angĂ©liques amours car, outre qu'on n'est guĂšre amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s'anime Ă la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives d'un plancher. J'ai souvent regrettĂ© qu'il n'existĂÂąt pas de Dryades; c'eĂ»t infailliblement Ă©tĂ© parmi elles que j'aurais fixĂ© mon attachement. D'autres tracas domestiques vinrent en mĂÂȘme temps augmenter mes chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux compliments du monde, aliĂ©nait de moi sa fille tant qu'elle pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m'apprirent que la bonne vieille avait fait Ă mon insu plusieurs dettes au nom de ThĂ©rĂšse, qui le savait, et qui ne m'en avait rien dit. Les dettes Ă payer me fĂÂąchaient beaucoup moins que le secret qu'on m'en avait fait. Eh! comment celle pour qui je n'eus jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu'on aime? La coterie holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage Ă Paris, commençait Ă craindre tout de bon que je ne me plusse Ă la campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. LĂ commencĂšrent les tracasseries par lesquelles on cherchait Ă me rappeler indirectement Ă la ville. Diderot, qui ne voulait pas se montrer sitĂÂŽt lui-mĂÂȘme, commença par me dĂ©tacher Deleyre, Ă qui j'avais procurĂ© sa connaissance, lequel recevait et me transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans que lui Deleyre en vit le vrai but. Tout semblait concourir Ă me tirer de ma douce et folle rĂÂȘverie. Je n'Ă©tais pas guĂ©ri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poĂšme sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m'ĂÂȘtre envoyĂ© par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui Ă©crire, et de lui parler de sa piĂšce. Je le fis par une lettre qui a Ă©tĂ© imprimĂ©e longtemps aprĂšs sans mon aveu, comme il sera dit ci-aprĂšs. FrappĂ© de voir ce pauvre homme, accablĂ©, pour ainsi dire, de prospĂ©ritĂ©s et de gloire, dĂ©clamer toutefois amĂšrement contre les misĂšres de cette vie et trouver toujours que tout Ă©tait mal, je formai l'insensĂ© projet de le faire rentrer en lui-mĂÂȘme, et de lui prouver que tout Ă©tait bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a rĂ©ellement jamais cru qu'au diable, puisque son dieu prĂ©tendu n'est qu'un ĂÂȘtre malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu'Ă nuire. L'absurditĂ© de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout rĂ©voltante dans un homme comblĂ© des biens de toute espĂšce, qui, du sein du bonheur, cherche Ă dĂ©sespĂ©rer ses semblables par l'image affreuse et cruelle de toutes les calamitĂ©s dont il est exempt. AutorisĂ© plus que lui Ă compter et Ă peser les maux de la vie humaine, j'en fis l'Ă©quitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il n'y en avait pas un dont la Providence ne fĂ»t disculpĂ©e, et qui n'eĂ»t sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultĂ©s, plus que dans la nature elle-mĂÂȘme. Je le traitai dans cette lettre avec tous les Ă©gards, toute la considĂ©ration, tout le mĂ©nagement, et je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre extrĂÂȘmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre Ă lui-mĂÂȘme, mais au docteur Tronchin, son mĂ©decin et son ami, avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu'il trouverait le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me rĂ©pondit, en peu de lignes, qu'Ă©tant malade et garde-malade lui-mĂÂȘme, il remettait Ă un autre temps sa rĂ©ponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m'envoyant cette lettre, en joignit une, oĂÂč il marquait peu d'estime pour celui qui la lui avait remise. Je n'ai jamais publiĂ© ni mĂÂȘme montrĂ© ces deux lettres, n'aimant point Ă faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en originaux dans mes recueils liasse A, no 20 et 21. Depuis lors, Voltaire a publiĂ© cette rĂ©ponse qu'il m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyĂ©e. Elle n'est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu. Toutes ces distractions m'auraient dĂ» guĂ©rir radicalement de mes fantasques amours, et c'Ă©tait peut-ĂÂȘtre un moyen que le ciel m'offrait d'en prĂ©venir les suites funestes mais ma mauvaise Ă©toile fut la plus forte; et Ă peine recommençai-je Ă sortir, que mon coeur, ma tĂÂȘte et mes pieds reprirent les mĂÂȘmes routes. Je dis les mĂÂȘmes, Ă certains Ă©gards; car mes idĂ©es, un peu moins exaltĂ©es, restĂšrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui pouvait s'y trouver d'aimable en tout genre, que cette Ă©lite n'Ă©tait guĂšre moins chimĂ©rique que le monde imaginaire que j'avais abandonnĂ©. Je me figurai l'amour, l'amitiĂ©, les deux idoles de mon coeur, sous les plus ravissantes images. Je me plus Ă les orner de tous les charmes du sexe que j'avais toujours adorĂ©. J'imaginai deux amies, plutĂÂŽt que deux amis, parce que si l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractĂšres analogues, mais diffĂ©rents; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goĂ»t, qu'animaient la bienveillance et la sensibilitĂ©. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner. Je donnai Ă l'une des deux un amant dont l'autre fĂ»t la tendre amie, et mĂÂȘme quelque chose de plus; mais je n'admis ni rivalitĂ©, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pĂ©nible me coĂ»te Ă imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dĂ©gradĂÂąt la nature. Ăâ°pris de mes deux charmants modĂšles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami autant qu'il m'Ă©tait possible; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les dĂ©fauts que je me sentais. Pour placer mes personnages dans un sĂ©jour qui leur convĂnt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant Ă mon grĂ©. Les vallĂ©es de la Thessalie m'auraient pu contenter, si je les avais vues; mais mon imagination, fatiguĂ©e Ă inventer, voulait quelque lieu rĂ©el qui pĂ»t lui servir de point d'appui, et me faire illusion sur la rĂ©alitĂ© des habitants que j'y voulais mettre. Je songeai longtemps aux Ăles BorromĂ©es, dont l'aspect dĂ©licieux m'avait transportĂ©; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon coeur n'a jamais cessĂ© d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, Ă laquelle depuis longtemps mes voeux ont placĂ© ma rĂ©sidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m'a bornĂ©. Le lieu natal de ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prĂ©dilection. Le contraste des positions, la richesse et la variĂ©tĂ© des sites, la magnificence, la majestĂ© de l'ensemble qui ravit les sens, Ă©meut le coeur, Ă©lĂšve l'ĂÂąme, achevĂšrent de me dĂ©terminer, et j'Ă©tablis Ă Vevai mes jeunes pupilles. VoilĂ tout ce que j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajoutĂ© que dans la suite. Je me bornai longtemps Ă un plan si vague, parce qu'il suffisait pour remplir mon imagination d'objets agrĂ©ables, et mon coeur de sentiments dont il aime Ă se nourrir. Ces fictions, Ă force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixĂšrent dans mon cerveau sous une forme dĂ©terminĂ©e. Ce fut alors que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu'elles m'offraient; et, rappelant tout ce que j'avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en quelque sorte au dĂ©sir d'aimer, que je n'avais pu satisfaire, et dont je me sentais dĂ©vorĂ©. Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres Ă©parses, sans suite et sans liaison; et lorsque je m'avisai de les vouloir coudre, j'y fus souvent fort embarrassĂ©. Ce qu'il y a de peu croyable et de trĂšs vrai est que les deux premiĂšres parties ont Ă©tĂ© Ă©crites presque en entier de cette maniĂšre, sans que j'eusse aucun plan bien formĂ©, et mĂÂȘme sans prĂ©voir qu'un jour je serais tentĂ© d'en faire un ouvrage en rĂšgle. Aussi voit-on que ces deux parties, formĂ©es aprĂšs coup de matĂ©riaux qui n'ont pas Ă©tĂ© taillĂ©s pour la place qu'ils occupent, sont pleines d'un remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les autres. Au plus fort de mes rĂÂȘveries, j'eus une visite de madame d'Houdetot, la premiĂšre qu'elle m'eĂ»t faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas la derniĂšre, comme on verra ci-aprĂšs. La comtesse d'Houdetot Ă©tait fille de feu M. de Bellegarde, fermier gĂ©nĂ©ral, soeur de M. d'Ăâ°pinay et de MM. de Lalive et de la Briche, qui depuis ont Ă©tĂ© tous deux introducteurs des ambassadeurs. J'ai parlĂ© de la connaissance que je fis avec elle Ă©tant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu'aux fĂÂȘtes de la Chevrette, chez madame d'Ăâ°pinay, sa belle-soeur. Ayant souvent passĂ© plusieurs jours avec elle, tant Ă la Chevrette qu'Ă Ăâ°pinay, non seulement je la trouvai toujours trĂšs aimable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimait assez Ă se promener avec moi; nous Ă©tions marcheurs l'un et l'autre, et l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai jamais la voir Ă Paris, quoiqu'elle m'en eĂ»t priĂ© et mĂÂȘme sollicitĂ© plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert, avec qui je commençais d'en avoir, me la rendirent encore plus intĂ©ressante; et c'Ă©tait pour m'apporter des nouvelles de cet ami, qui pour lors Ă©tait, je crois, Ă Mahon, qu'elle vint me voir Ă l'Ermitage. Cette visite eut un peu l'air d'un dĂ©but de roman. Elle s'Ă©gara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut traverser en droiture, du moulin de Clairvaux Ă l'Ermitage son carrosse s'embourba dans le fond du vallon; elle voulut descendre, et faire le reste du trajet Ă pied. Sa mignonne chaussure fut bientĂÂŽt percĂ©e; elle enfonçait dans la crotte; ses gens eurent toutes les peines du monde Ă la dĂ©gager, et enfin elle arriva Ă l'Ermitage en bottes, et perçant l'air d'Ă©clats de rire, auxquels je mĂÂȘlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout; ThĂ©rĂšse y pourvut, et je l'engageai d'oublier la dignitĂ©, pour faire une collation rustique, dont elle se trouva fort bien. Il Ă©tait tard, elle resta peu; mais l'entrevue fut si gaie qu'elle y prit goĂ»t, et parut disposĂ©e Ă revenir. Elle n'exĂ©cuta pourtant ce projet que l'annĂ©e suivante; mais, hĂ©las! ce retard ne me garantit de rien. Je passai l'automne Ă une occupation dont on ne se douterait pas, Ă la garde du fruit de M. d'Ăâ°pinay. L'Ermitage Ă©tait le rĂ©servoir des eaux du parc de la Chevrette il y avait un jardin clos de murs, et garni d'espaliers et d'autres arbres, qui donnaient plus de fruits Ă M. d'Ăâ°pinay que son potager de la Chevrette, quoiqu'on lui en volĂÂąt les trois quarts. Pour n'ĂÂȘtre pas un hĂÂŽte absolument inutile, je me chargeai de la direction du jardin et de l'inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu'au temps des fruits; mais Ă mesure qu'ils mĂ»rissaient, je les voyais disparaĂtre, sans savoir ce qu'ils Ă©taient devenus. Le jardinier m'assura que c'Ă©taient les loirs qui mangeaient tout. Je fis la guerre aux loirs, j'en dĂ©truisis beaucoup, et le fruit n'en disparaissait pas moins. Je guettai si bien, qu'enfin je trouvai que le jardinier lui-mĂÂȘme Ă©tait le grand loir. Il logeait Ă Montmorency, d'oĂÂč il venait les nuits, avec sa femme et ses enfants, enlever les dĂ©pĂÂŽts de fruits qu'il avait faits pendant la journĂ©e, et qu'il faisait vendre Ă la halle de Paris, aussi publiquement que s'il eĂ»t eu un jardin Ă lui. Ce misĂ©rable, que je comblais de bienfaits, dont ThĂ©rĂšse habillait les enfants, et dont je nourrissais presque le pĂšre, qui Ă©tait mendiant, nous dĂ©valisait aussi aisĂ©ment qu'effrontĂ©ment, aucun des trois n'Ă©tant assez vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule nuit, il parvint Ă vider ma cave, oĂÂč je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne parut s'adresser qu'Ă moi, j'endurai tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligĂ© d'en dĂ©noncer le voleur. Madame d'Ăâ°pinay me pria de le payer, de le mettre dehors, et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce grand coquin rĂÂŽdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armĂ© d'un gros bĂÂąton ferrĂ© qui avait l'air d'une massue, et suivi d'autres vauriens de son espĂšce; pour rassurer les gouverneuses, que cet homme effrayait terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits Ă l'Ermitage; et cela ne les tranquillisant pas encore, je fis demander Ă madame d'Ăâ°pinay un fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge Ă lui de ne s'en servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la porte ou d'escalader le jardin, et de ne tirer qu'Ă poudre uniquement pour effrayer les voleurs. C'Ă©tait assurĂ©ment la moindre prĂ©caution que pĂ»t prendre, pour la sĂ»retĂ© commune, un homme incommodĂ©, ayant Ă passer l'hiver au milieu des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un petit chien pour servir de sentinelle. Deleyre m'Ă©tant venu voir dans ce temps-lĂ , je lui contai mon cas, et ris avec lui de mon appareil militaire. De retour Ă Paris, il en voulut amuser Diderot Ă son tour; et voilĂ comment la coterie holbachique apprit que je voulais tout de bon passer l'hiver Ă l'Ermitage. Cette constance, qu'ils n'avaient pu se figurer, les dĂ©sorienta; et en attendant qu'ils imaginassent quelque autre tracasserie pour me rendre mon sĂ©jour dĂ©plaisant, ils me dĂ©tachĂšrent, par Diderot, le mĂÂȘme Deleyre, qui d'abord ayant trouvĂ© mes prĂ©cautions toutes simples, finit par les trouver inconsĂ©quentes Ă mes principes, et pis que ridicules, dans des lettres oĂÂč il m'accablait de plaisanteries amĂšres, et assez piquantes pour m'offenser, si mon humeur eĂ»t Ă©tĂ© tournĂ©e de ce cĂÂŽtĂ©-lĂ . Mais alors saturĂ© de sentiments affectueux et tendres, et n'Ă©tant susceptible d'aucun autre, je ne voyais dans ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le trouvais que folĂÂątre, oĂÂč tout autre l'eĂ»t trouvĂ© extravagant. A force de vigilance et de soins, je parvins si bien Ă garder le jardin, que, quoique la rĂ©colte du fruit eĂ»t presque manquĂ© cette annĂ©e, le produit fut triple de celui des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes; et il est vrai que je ne m'Ă©pargnais point pour le prĂ©server, jusqu'Ă escorter les envois que je faisais Ă la Chevrette et Ă Ăâ°pinay, jusqu'Ă porter des paniers moi-mĂÂȘme; et je me souviens que nous en portĂÂąmes un si lourd, la tante et moi, que, prĂÂȘts Ă succomber sous le faix, nous fĂ»mes contraints de nous reposer de dix en dix pas, et n'arrivĂÂąmes que tout en nage. Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus reprendre mes occupations casaniĂšres; il ne me fut pas possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'Ă©tais plus un moment Ă moi-mĂÂȘme, le dĂ©lire ne me quittait plus. AprĂšs beaucoup d'efforts inutiles pour Ă©carter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout Ă fait sĂ©duit par elles, et je ne m'occupai plus qu'Ă tĂÂącher d'y mettre quelque ordre et quelque suite, pour en faire une espĂšce de roman. Mon grand embarras Ă©tait la honte de me dĂ©mentir ainsi moi-mĂÂȘme si nettement et si hautement. AprĂšs les principes sĂ©vĂšres que je venais d'Ă©tablir avec tant de fracas, aprĂšs les maximes austĂšres que j'avais si fortement prĂÂȘchĂ©es, aprĂšs tant d'invectives mordantes contre les livres effĂ©minĂ©s qui respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d'un coup m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j'avais si durement censurĂ©s? Je sentais cette inconsĂ©quence dans toute sa force, je me la reprochais, j'en rougissais, je m'en dĂ©pitais mais tout cela ne put suffire pour me ramener Ă la raison. SubjuguĂ© complĂštement, il fallut me soumettre Ă tout risque, et me rĂ©soudre Ă braver le qu'en dira-t-on; sauf Ă dĂ©libĂ©rer dans la suite si je me rĂ©soudrais Ă montrer mon ouvrage ou non car je ne supposais pas encore que j'en vinsse Ă le publier. Ce parti pris, je me jette Ă plein collier dans mes rĂÂȘveries; et Ă force de les tourner et retourner dans ma tĂÂȘte, j'en forme enfin l'espĂšce de plan dont on a vu l'exĂ©cution. C'Ă©tait assurĂ©ment le meilleur parti qui se pĂ»t tirer de mes folies l'amour du bien, qui n'est jamais sorti de mon coeur, les tourna vers des objets utiles, et dont la morale eĂ»t pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs grĂÂąces, si le doux coloris de l'innocence y eĂ»t manquĂ©. Une fille faible est un objet de pitiĂ© que l'amour peut rendre intĂ©ressant, et qui souvent n'est pas moins aimable mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des moeurs Ă la mode? et qu'y a-t-il de plus rĂ©voltant que l'orgueil d'une femme infidĂšle, qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prĂ©tend que son mari soit pĂ©nĂ©trĂ© de reconnaissance de la grĂÂące qu'elle lui accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les ĂÂȘtres parfaits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez prĂšs de nous. Mais qu'une jeune personne, nĂ©e avec un coeur aussi tendre qu'honnĂÂȘte, se laisse vaincre Ă l'amour Ă©tant fille, et retrouve Ă©tant femme des forces pour le vaincre Ă son tour et redevenir vertueuse quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalitĂ© est scandaleux et n'est pas utile, est un menteur et un hypocrite; ne l'Ă©coutez pas. Outre cet objet de moeurs et d'honnĂÂȘtetĂ© conjugale, qui tient radicalement Ă tout l'ordre social, je m'en fis un plus grand secret de concorde et de paix publique; objet plus grand, plus important peut-ĂÂȘtre en lui-mĂÂȘme, et du moins pour le moment oĂÂč l'on se trouvait. L'orage excitĂ© par l'EncyclopĂ©die, loin de se calmer, Ă©tait alors dans sa plus grande force. Les deux partis, dĂ©chaĂnĂ©s l'un contre l'autre avec la derniĂšre fureur, ressemblaient plutĂÂŽt Ă des loups enragĂ©s, acharnĂ©s Ă s'entre-dĂ©chirer, qu'Ă des chrĂ©tiens et des philosophes qui veulent rĂ©ciproquement s'Ă©clairer, se convaincre, et se ramener dans la voie de la vĂ©ritĂ©. Il ne manquait peut-ĂÂȘtre Ă l'un et Ă l'autre que des chefs remuants qui eussent du crĂ©dit, pour dĂ©gĂ©nĂ©rer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eĂ»t produit une guerre civile de religion, oĂÂč l'intolĂ©rance la plus cruelle Ă©tait au fond la mĂÂȘme des deux cĂÂŽtĂ©s. Ennemi nĂ© de tout esprit de parti, j'avais dit franchement aux uns et aux autres des vĂ©ritĂ©s dures qu'ils n'avaient pas Ă©coutĂ©es. Je m'avisai d'un autre expĂ©dient, qui, dans ma simplicitĂ©, me parut admirable c'Ă©tait d'adoucir leur haine rĂ©ciproque en dĂ©truisant leurs prĂ©jugĂ©s, et de montrer Ă chaque parti le mĂ©rite et la vertu dans l'autre, dignes de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet peu sensĂ©, qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par lequel je tombais dans le dĂ©faut que je reprochais Ă l'abbĂ© de Saint-Pierre, eut le succĂšs qu'il devait avoir; il ne rapprocha point les partis, et ne les rĂ©unit que pour m'accabler. En attendant que l'expĂ©rience m'eĂ»t fait sentir ma folie, je m'y livrai, j'ose le dire, avec un zĂšle digne du motif qui me l'inspirait, et je dessinai les deux caractĂšres de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui me faisait espĂ©rer de les rendre aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre. Content d'avoir grossiĂšrement esquissĂ© mon plan, je revins aux situations de dĂ©tail que j'avais tracĂ©es; et de l'arrangement que je leur donnai rĂ©sultĂšrent les deux premiĂšres parties de la Julie, que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le plus beau papier dorĂ©, de la poudre d'azur et d'argent pour sĂ©cher l'Ă©criture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien d'assez galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles dont je raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au coin de mon feu, je lisais et relisais ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotait avec moi d'attendrissement; la mĂšre, qui ne trouvant point lĂ de compliments, n'y comprenait rien, restait tranquille, et se contentait, dans les moments de silence, de me rĂ©pĂ©ter toujours Monsieur, cela est bien beau. Madame d'Ăâ°pinay, inquiĂšte de me savoir seul en hiver au milieu des bois, dans une maison isolĂ©e, envoyait trĂšs souvent savoir de mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais tĂ©moignages de son amitiĂ© pour moi, et jamais la mienne n'y rĂ©pondit plus vivement. J'aurais tort de ne pas spĂ©cifier parmi ces tĂ©moignages, qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda des instructions pour avoir le mien peint par Latour, et qui avait Ă©tĂ© exposĂ© au salon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui paraĂtra risible, mais qui fait trait Ă l'histoire de mon caractĂšre, par l'impression qu'elle fit sur moi. Un jour qu'il gelait trĂšs fort, en ouvrant un paquet qu'elle m'envoyait de plusieurs commissions dont elle s'Ă©tait chargĂ©e, j'y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre, qu'elle me marquait avoir portĂ©, et dont elle voulait que je me fisse un gilet. Le tour de son billet Ă©tait charmant, plein de caresse et de naĂÂŻvetĂ©. Ce soin, plus qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se fĂ»t dĂ©pouillĂ©e pour me vĂÂȘtir, que, dans mon Ă©motion, je baisai vingt fois en pleurant le billet et le jupon. ThĂ©rĂšse me croyait devenu fou. Il est singulier que, de toutes les marques d'amitiĂ© que madame d'Ăâ°pinay m'a prodiguĂ©es, aucune ne m'a jamais touchĂ© comme celle-lĂ ; et que mĂÂȘme, depuis notre rupture, je n'y ai jamais repensĂ© sans attendrissement. J'ai longtemps conservĂ© son petit billet; et je l'aurais encore, s'il n'eĂ»t eu le sort de mes autres lettres du mĂÂȘme temps. Quoique mes rĂ©tentions me laissassent alors peu de relĂÂąche en hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse rĂ©duit Ă l'usage des sondes, ce fut pourtant, Ă tout prendre, la saison que depuis ma demeure en France j'ai passĂ©e avec le plus de douceur et de tranquillitĂ©. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint davantage Ă l'abri des survenants, je savourai, plus que je n'ai fait avant et depuis, cette vie indĂ©pendante, Ă©gale et simple, dont la jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en rĂ©alitĂ©, et celle des deux cousines en idĂ©e. C'est alors surtout que je me fĂ©licitais chaque jour davantage du parti que j'avais eu le bon sens de prendre, sans Ă©gard aux clameurs de mes amis, fĂÂąchĂ©s de me voir affranchi de leur tyrannie; et quand j'appris l'attentat d'un forcenĂ©, quand Deleyre et madame d'Ăâ°pinay me parlaient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui rĂ©gnaient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir Ă©loignĂ© de ces spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eussent fait que nourrir, qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des dĂ©sordres publics m'avait donnĂ©e; tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des objets riants et doux, mon coeur ne se livrait qu'Ă des sentiments aimables. Je note ici avec complaisance le cours des derniers moments paisibles qui m'ont Ă©tĂ© laissĂ©s. Le printemps qui suivit cet hiver si calme vit Ă©clore le germe des malheurs qui me restent Ă dĂ©crire, et dans le tissu desquels on ne verra plus d'intervalle semblable, oĂÂč j'aie eu le loisir de respirer. Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix, et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout Ă fait tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita quelque tracasserie, et je suis fort trompĂ© si ce n'est durant cet hiver que parut le Fils naturel, dont j'aurai bientĂÂŽt Ă parler. Outre que, par des causes qu'on saura dans la suite, il m'est restĂ© peu de monuments sĂ»rs de cette Ă©poque, ceux mĂÂȘme qu'on m'a laissĂ©s sont trĂšs peu prĂ©cis quant aux dates. Diderot ne datait jamais ses lettres. Madame d'Ăâ°pinay, madame d'Houdetot ne dataient guĂšre les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre faisait comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu supplĂ©er, en tĂÂątonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j'aime mieux rapporter ci-aprĂšs, dans un seul article, tout ce que je m'en puis rappeler. Le retour du printemps avait redoublĂ© mon tendre dĂ©lire, et dans mes Ă©rotiques transports j'avais composĂ© pour les derniĂšres parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les Ă©crivis. Je puis citer entre autres celle de l'Ăâ°lysĂ©e, et de la promenade sur le lac, qui, si je m'en souviens bien, sont Ă la fin de la quatriĂšme partie. Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir et fondre son coeur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre il n'est pas fait pour juger des choses de sentiment. PrĂ©cisĂ©ment dans le mĂÂȘme temps, j'eus de madame d'Houdetot une seconde visite imprĂ©vue. En l'absence de son mari qui Ă©tait capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle Ă©tait venue Ă Eaubonne, au milieu de la vallĂ©e de Montmorency, oĂÂč elle avait louĂ© une assez jolie maison. Ce fut de lĂ qu'elle vint faire Ă l'Ermitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle Ă©tait Ă cheval et en homme. Quoique je n'aime guĂšre ces sortes de mascarades, je fus pris Ă l'air romanesque de celle-lĂ , et pour cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie, et que ses suites le rendront Ă jamais mĂ©morable et terrible Ă mon souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans quelque dĂ©tail sur cet article. Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et n'Ă©tait point belle; son visage Ă©tait marquĂ© de petite vĂ©role; son teint manquait de finesse; elle avait la vue basse et les yeux un peu ronds, mais elle avait l'air jeune avec tout cela; et sa physionomie, Ă la fois vive et douce, Ă©tait caressante; elle avait une forĂÂȘt de grands cheveux noirs, naturellement bouclĂ©s, qui lui tombaient au jarret; sa taille Ă©tait mignonne, et elle mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la grĂÂące tout Ă la fois. Elle avait l'esprit trĂšs naturel et trĂšs agrĂ©able; la gaietĂ©, l'Ă©tourderie et la naĂÂŻvetĂ© s'y mariaient heureusement elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne recherchait point, et qui partaient quelquefois malgrĂ© elle. Elle avait plusieurs talents agrĂ©ables, jouait du clavecin, dansait bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractĂšre, il Ă©tait angĂ©lique; la douceur d'ĂÂąme en faisait le fond; mais hors la prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle Ă©tait surtout d'une telle sĂ»retĂ© dans le commerce, d'une telle fidĂ©litĂ© dans la sociĂ©tĂ©, que ses ennemis mĂÂȘme n'avaient pas besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou plutĂÂŽt celles qui la haĂÂŻssaient; car pour elle, elle n'avait pas un coeur qui pĂ»t haĂÂŻr, et je crois que cette conformitĂ© contribua beaucoup Ă me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitiĂ©, je ne lui ai jamais ouĂÂŻ parler mal des absents, pas mĂÂȘme de sa belle-soeur. Elle ne pouvait ni dĂ©guiser ce qu'elle pensait Ă personne, ni mĂÂȘme contraindre aucun de ses sentiments; et je suis persuadĂ© qu'elle parlait de son amant Ă son mari mĂÂȘme, comme elle en parlait Ă ses amis, Ă ses connaissances et Ă tout le monde indiffĂ©remment. Enfin, ce qui prouve sans rĂ©plique la puretĂ© et la sincĂ©ritĂ© de son excellent naturel, c'est qu'Ă©tant sujette aux plus Ă©normes distractions et aux plus risibles Ă©tourderies, il lui en Ă©chappait souvent de trĂšs imprudentes pour elle-mĂÂȘme, mais jamais d'offensantes pour qui que ce fĂ»t. On l'avait mariĂ©e trĂšs jeune et malgrĂ© elle au comte d'Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, trĂšs peu aimable, et qu'elle n'a jamais aimĂ©. Elle trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mĂ©rites de son mari, avec les qualitĂ©s plus agrĂ©ables, de l'esprit, des vertus, des talents. S'il faut pardonner quelque chose aux moeurs du siĂšcle, c'est sans doute un attachement que sa durĂ©e Ă©pure, que ses effets honorent, et qui ne s'est cimentĂ© que par une estime rĂ©ciproque. C'Ă©tait un peu par goĂ»t, Ă ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire Ă Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. Il l'y avait exhortĂ©e, et il avait raison de croire que l'amitiĂ© qui commençait Ă s'Ă©tablir entre nous rendrait cette sociĂ©tĂ© agrĂ©able Ă tous les trois. Elle savait que j'Ă©tais instruit de leurs liaisons; et pouvant me parler de lui sans gĂÂȘne, il Ă©tait naturel qu'elle se plĂ»t avec moi. Elle vint; je la vis; j'Ă©tais ivre d'amour sans objet cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle; je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientĂÂŽt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revĂÂȘtue de toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon coeur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnĂ©e. Force contagieuse de l'amour! en l'Ă©coutant, en me sentant auprĂšs d'elle, j'Ă©tais saisi d'un frĂ©missement dĂ©licieux, que je n'avais Ă©prouvĂ© jamais auprĂšs de personne. Elle parlait, et je me sentais Ă©mu; je croyais ne faire que m'intĂ©resser Ă ses sentiments, quand j'en prenais de semblables; j'avalais Ă longs traits la coupe empoisonnĂ©e, dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en aperçût, elle m'inspira pour elle-mĂÂȘme tout ce qu'elle exprimait pour son amant. HĂ©las! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brĂ»ler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le coeur Ă©tait plein d'un autre amour! MalgrĂ© les mouvements extraordinaires que j'avais Ă©prouvĂ©s auprĂšs d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'Ă©tait arrivĂ© ce ne fut qu'aprĂšs son dĂ©part que, voulant penser Ă Julie, je fus frappĂ© de ne pouvoir plus penser qu'Ă madame d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillĂšrent; je sentis mon malheur, j'en gĂ©mis, mais je n'en prĂ©vis pas les suites. J'hĂ©sitai longtemps sur la maniĂšre dont je me conduirais avec elle, comme si l'amour vĂ©ritable laissait assez de raison pour suivre des dĂ©libĂ©rations. Je n'Ă©tais pas dĂ©terminĂ© quand elle revint me prendre au dĂ©pourvu. Pour lors j'Ă©tais instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle; je n'osais ouvrir la bouche ni lever les yeux; j'Ă©tais dans un trouble inexprimable, qu'il Ă©tait impossible qu'elle ne vĂt pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la cause c'Ă©tait la lui dire assez clairement. Si j'eusse Ă©tĂ© jeune et aimable, et que dans la suite madame d'Houdetot eĂ»t Ă©tĂ© faible, je blĂÂąmerais ici sa conduite; mais tout cela n'Ă©tant pas, je ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit Ă©tait Ă©galement celui de la gĂ©nĂ©rositĂ© et de la prudence. Elle ne pouvait s'Ă©loigner brusquement de moi sans en dire la cause Ă Saint-Lambert, qui l'avait lui-mĂÂȘme engagĂ©e Ă me voir c'Ă©tait exposer deux amis Ă une rupture, et peut-ĂÂȘtre Ă un Ă©clat qu'elle voulait Ă©viter. Elle avait pour moi de l'estime et de la bienveillance. Elle eut pitiĂ© de ma folie; sans la flatter, elle la plaignit, et tĂÂącha de m'en guĂ©rir. Elle Ă©tait bien aise de conserver Ă son amant et Ă elle-mĂÂȘme un ami dont elle faisait cas elle ne me parlait de rien avec plus de plaisir que de l'intime et douce sociĂ©tĂ© que nous pourrions former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle ne se bornait pas toujours Ă ces exhortations amicales, et ne m'Ă©pargnait pas au besoin les reproches plus durs que j'avais bien mĂ©ritĂ©s. Je me les Ă©pargnais encore moins moi-mĂÂȘme; sitĂÂŽt que je fus seul, je revins Ă moi; j'Ă©tais plus calme aprĂšs avoir parlĂ© l'amour connu de celle qui l'inspire en devient plus supportable. La force avec laquelle je me reprochais le mien m'en eĂ»t dĂ» guĂ©rir, si la chose eĂ»t Ă©tĂ© possible. Quels puissants motifs n'appelai-je point Ă mon aide pour l'Ă©touffer! Mes moeurs, mes sentiments, mes principes, la honte, l'infidĂ©litĂ©, le crime, l'abus d'un dĂ©pĂÂŽt confiĂ© par l'amitiĂ©, le ridicule enfin de brĂ»ler Ă mon ĂÂąge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le coeur prĂ©occupĂ© ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir passion de plus, qui, loin d'avoir rien Ă gagner par la constance, devenait moins souffrable de jour en jour. Qui croirait que cette derniĂšre considĂ©ration, qui devait ajouter du poids Ă toutes les autres, fut celle qui les Ă©luda? Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible Ă moi seul? Suis-je donc un jeune cavalier fort Ă craindre pour madame d'Houdetot? Ne dirait-on pas, Ă mes prĂ©somptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la sĂ©duire? Eh! pauvre Jean-Jacques, aime Ă ton aise, en sĂ»retĂ© de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent Ă Saint-Lambert. On a vu que jamais je ne fus avantageux, mĂÂȘme dans ma jeunesse. Cette façon de penser Ă©tait dans mon tour d'esprit, elle flattait ma passion; c'en fut assez pour m'y livrer sans rĂ©serve, et rire mĂÂȘme de l'impertinent scrupule que je croyais m'ĂÂȘtre fait par vanitĂ© plus que par raison. Grande leçon pour les ĂÂąmes honnĂÂȘtes, que le vice n'attaque jamais Ă dĂ©couvert, mais qu'il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque sophisme, et souvent de quelque vertu. Coupable sans remords, je le fus bientĂÂŽt sans mesure; et, de grĂÂące, qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon naturel, pour m'entraĂner enfin dans l'abĂme. D'abord elle prit un air humble pour me rassurer; et, pour me rendre entreprenant, elle poussa cette humilitĂ© jusqu'Ă la dĂ©fiance. Madame d'Houdetot, sans cesser de me rappeler Ă mon devoir, Ă la raison, sans jamais flatter un moment ma folie, me traitait au reste avec la plus grande douceur, et prit avec moi le ton de l'amitiĂ© la plus tendre. Cette amitiĂ© m'eĂ»t suffi, je le proteste, si je l'avais crue sincĂšre; mais la trouvant trop vive pour ĂÂȘtre vraie, n'allai-je pas me fourrer dans la tĂÂȘte que l'amour, dĂ©sormais si peu convenable Ă mon ĂÂąge, Ă mon maintien, m'avait avili aux yeux de madame d'Houdetot; que cette jeune folle ne voulait que se divertir de moi et de mes douceurs surannĂ©es; qu'elle en avait fait confidence Ă Saint-Lambert, et que l'indignation de mon infidĂ©litĂ© ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils s'entendaient tous les deux pour achever de me faire tourner la tĂÂȘte et me persifler? Cette bĂÂȘtise, qui m'avait fait extravaguer, Ă vingt-six ans, auprĂšs de madame de Larnage, que je ne connaissais pas, m'eĂ»t Ă©tĂ© pardonnable Ă quarante-cinq, auprĂšs de madame d'Houdetot, si j'eusse ignorĂ© qu'elle et son amant Ă©taient trop honnĂÂȘtes gens l'un et l'autre pour se faire un aussi barbare amusement. Madame d'Houdetot continuait Ă me faire des visites que je ne tardai pas Ă lui rendre. Elle aimait Ă marcher, ainsi que moi nous faisions de longues promenades dans un pays enchantĂ©. Content d'aimer et de l'oser dire, j'aurais Ă©tĂ© dans la plus douce situation, si mon extravagance n'en eĂ»t dĂ©truit tout le charme. Elle ne comprit rien d'abord Ă la sotte humeur avec laquelle je recevais ses caresses mais mon coeur, incapable de savoir jamais rien cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet expĂ©dient ne rĂ©ussit pas; des transports de rage en auraient Ă©tĂ© l'effet elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut invincible; elle me fit des reproches qui me pĂ©nĂ©trĂšrent; elle me tĂ©moigna, sur mes injustes craintes, des inquiĂ©tudes dont j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi. Elle vit qu'il n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins pressant; le pas Ă©tait dĂ©licat. Il est Ă©tonnant, il est unique peut-ĂÂȘtre qu'une femme ayant pu venir jusqu'Ă marchander, s'en soit tirĂ©e Ă si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitiĂ© pouvait accorder. Elle ne m'accorda rien qui pĂ»t la rendre infidĂšle, et j'eus l'humiliation de voir que l'embrasement dont ses lĂ©gĂšres faveurs allumaient mes sens n'en porta jamais aux siens la moindre Ă©tincelle. J'ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connaĂtre combien cette maxime se trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien elle eut raison de compter sur elle-mĂÂȘme, il faudrait entrer dans les dĂ©tails de nos longs et frĂ©quents tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte, et les suivre dans toute leur vivacitĂ© durant quatre mois que nous passĂÂąmes ensemble, dans une intimitĂ© presque sans exemple entre deux amis de diffĂ©rents sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne sortĂmes jamais. Ah! si j'avais tardĂ© si longtemps Ă sentir le vĂ©ritable amour, qu'alors mon coeur et mes sens lui payĂšrent bien l'arrĂ©rage! et quels sont donc les transports qu'on doit Ă©prouver auprĂšs d'un objet aimĂ© qui nous aime, si mĂÂȘme un amour non partagĂ© peut en inspirer de pareils! Mais j'ai tort de dire un amour non partagĂ©; le mien l'Ă©tait en quelque sorte; il Ă©tait Ă©gal des deux cĂÂŽtĂ©s, quoiqu'il ne fĂ»t pas rĂ©ciproque. Nous Ă©tions ivres d'amour l'un et l'autre; elle pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos dĂ©licieuses larmes se confondaient. Tendres confidents l'un de l'autre, nos sentiments avaient tant de rapport qu'il Ă©tait impossible qu'ils ne se mĂÂȘlassent pas en quelque chose et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s'est oubliĂ©e un moment; et moi je proteste, je jure que si, quelquefois Ă©garĂ© par mes sens, j'ai tentĂ© de la rendre infidĂšle, jamais je ne l'ai vĂ©ritablement dĂ©sirĂ©. La vĂ©hĂ©mence de ma passion la contenait par elle-mĂÂȘme. Le devoir des privations avait exaltĂ© mon ĂÂąme. L'Ă©clat de toutes les vertus ornait Ă mes yeux l'idole de mon coeur; en souiller la divine image eĂ»t Ă©tĂ© l'anĂ©antir. J'aurais pu commettre le crime; il a cent fois Ă©tĂ© commis dans mon coeur mais avilir ma Sophie! ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non, je le lui ai cent fois dit Ă elle-mĂÂȘme; eussĂ©-je Ă©tĂ© le maĂtre de me satisfaire, sa propre volontĂ© l'eĂ»t-elle mise Ă ma discrĂ©tion, hors quelques courts moments de dĂ©lire, j'aurais refusĂ© d'ĂÂȘtre heureux Ă ce prix. Je l'aimais trop pour vouloir la possĂ©der. Il y a prĂšs d'une lieue de l'Ermitage Ă Eaubonne; dans mes frĂ©quents voyages, il m'est arrivĂ© quelquefois d'y coucher; un soir, aprĂšs avoir soupĂ© tĂÂȘte Ă tĂÂȘte, nous allĂÂąmes nous promener au jardin, par un trĂšs beau clair de lune. Au fond de ce jardin Ă©tait un assez grand taillis, par oĂÂč nous fĂ»mes chercher un joli bosquet, ornĂ© d'une cascade dont je lui avais donnĂ© l'idĂ©e, et qu'elle avait fait exĂ©cuter. Souvenir immortel d'innocence et de jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargĂ© de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvements de mon coeur, un langage vraiment digne d'eux. Ce fut la premiĂšre et l'unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de sĂ©duisant dans un coeur d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai sur ses genoux! que je lui en fis verser malgrĂ© elle! Enfin, dans un transport involontaire, elle s'Ă©cria Non, jamais homme ne fut si aimable; et jamais amant n'aima comme vous! Mais votre ami Saint-Lambert nous Ă©coute, et mon coeur ne saurait aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l'embrassai... Quel embrassement! Mais ce fut tout. Il y avait six mois qu'elle vivait seule, c'est-Ă -dire loin de son amant et de son mari; il y en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et toujours l'amour en tiers entre elle et moi. Nous avions soupĂ© tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte, nous Ă©tions seuls, dans un bosquet au clair de lune; et aprĂšs deux heures de l'entretien le plus vif et le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de coeur qu'elle y Ă©tait entrĂ©e. Lecteur, pesez toutes ces circonstances, je n'ajouterai rien de plus. Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me laissaient tranquille, comme auprĂšs de ThĂ©rĂšse et de maman. Je l'ai dĂ©jĂ dit, c'Ă©tait de l'amour cette fois, et l'amour dans toute son Ă©nergie et dans toutes ses fureurs. Je ne dĂ©crirai ni les agitations, ni les frĂ©missements, ni les palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni les dĂ©faillances de coeur que j'Ă©prouvais continuellement; on en pourra juger par l'effet que sa seule image faisait sur moi. J'ai dit qu'il y avait loin de l'Ermitage Ă Eaubonne je passais par les coteaux d'Andilly, qui sont charmants. Je rĂÂȘvais en marchant Ă celle que j'allais voir, Ă l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait Ă mon arrivĂ©e. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant mĂÂȘme de le recevoir, m'embrasait le sang Ă tel point, que ma tĂÂȘte se troublait; un Ă©blouissement m'aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir; j'Ă©tais forcĂ© de m'arrĂÂȘter, de m'asseoir; toute ma machine Ă©tait dans un dĂ©sordre inconcevable j'Ă©tais prĂÂȘt Ă m'Ă©vanouir. Instruit du danger, je tĂÂąchais, en partant, de me distraire et de penser Ă autre chose. Je n'avais pas fait vingt pas, que les mĂÂȘmes souvenirs et tous les accidents qui en Ă©taient la suite revenaient m'assaillir sans qu'il me fĂ»t possible de m'en dĂ©livrer; et, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit arrivĂ© de faire seul ce trajet impunĂ©ment. J'arrivais Ă Eaubonne, faible, Ă©puisĂ©, rendu, me soutenant Ă peine. A l'instant que je la voyais, tout Ă©tait rĂ©parĂ©; je ne sentais plus auprĂšs d'elle que l'importunitĂ© d'une vigueur inĂ©puisable et toujours inutile. Il y avait sur ma route, Ă la vue d'Eaubonne, une terrasse agrĂ©able, appelĂ©e le mont Olympe, oĂÂč nous nous rendions quelquefois, chacun de notre cĂÂŽtĂ©. J'arrivais le premier j'Ă©tais fait pour l'attendre; mais que cette attente me coĂ»tait cher! Pour me distraire, j'essayais d'Ă©crire avec mon crayon des billets que j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang je n'en ai jamais pu achever un qui fĂ»t lisible. Quand elle en trouvait un dans la niche dont nous Ă©tions convenus, elle n'y pouvait voir autre chose que l'Ă©tat vraiment dĂ©plorable oĂÂč j'Ă©tais en l'Ă©crivant. Cet Ă©tat, et surtout sa durĂ©e pendant trois mois d'irritation continuelle et de privations, me jeta dans un Ă©puisement dont je n'ai pu me tirer de plusieurs annĂ©es, et finit par me donner une descente que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau. Telle a Ă©tĂ© la seule jouissance amoureuse de l'homme du tempĂ©rament le plus combustible, mais le plus timide en mĂÂȘme temps, que peut-ĂÂȘtre la nature ait jamais produit. Tels ont Ă©tĂ© les derniers beaux jours qui m'aient Ă©tĂ© comptĂ©s sur la terre ici commence le long tissu des malheurs de ma vie, oĂÂč l'on verra peu d'interruption. On a vu dans tout le cours de ma vie que mon coeur, transparent comme le cristal, n'a jamais su cacher, durant une minute entiĂšre, un sentiment un peu vif qui s'y fĂ»t rĂ©fugiĂ©. Qu'on juge s'il me fĂ»t possible de cacher longtemps mon amour pour madame d'Houdetot. Notre intimitĂ© frappait tous les yeux, nous n'y mettions ni secret ni mystĂšre. Elle n'Ă©tait pas de nature Ă en avoir besoin; et comme madame d'Houdetot avait pour moi l'amitiĂ© la plus tendre, qu'elle ne se reprochait point; que j'avais pour elle une estime dont personne ne connaissait mieux que moi toute la justice; elle, franche, distraite, Ă©tourdie; moi, vrai, maladroit, fier, impatient, emportĂ©, nous donnions encore sur nous, dans notre trompeuse sĂ©curitĂ©, beaucoup plus de prise que nous n'aurions fait, si nous eussions Ă©tĂ© coupables. Nous allions l'un et l'autre Ă la Chevrette, nous nous y trouvions souvent ensemble, quelquefois mĂÂȘme par rendez-vous. Nous y vivions Ă notre ordinaire, nous promenant tous les jours tĂÂȘte Ă tĂÂȘte, en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre ami, de nos innocents projets, dans le parc, vis-Ă -vis l'appartement de madame d'Ăâ°pinay, sous ses fenĂÂȘtres, d'oĂÂč, ne cessant de nous examiner, et se croyant bravĂ©e, elle assouvissait son coeur par ses yeux, de rage et d'indignation. Les femmes ont toutes l'art de cacher leur fureur, surtout quand elle est vive; madame d'Ăâ°pinay, violente, mais rĂ©flĂ©chie, possĂšde surtout cet art Ă©minemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçonner; et dans le mĂÂȘme temps qu'elle redoublait avec moi d'attentions, de soins, et presque d'agaceries, elle affectait d'accabler sa belle-soeur de procĂ©dĂ©s malhonnĂÂȘtes et de marques d'un dĂ©dain qu'elle semblait vouloir me communiquer. On juge bien qu'elle ne rĂ©ussissait pas; mais j'Ă©tais au supplice. DĂ©chirĂ© de sentiments contraires, en mĂÂȘme temps que j'Ă©tais touchĂ© de ses caresses, j'avais peine Ă contenir ma colĂšre, quand je la voyais manquer Ă madame d'Houdetot. La douceur angĂ©lique de celle-ci lui faisait tout endurer sans se plaindre, et mĂÂȘme sans lui en savoir plus mauvais grĂ©. Elle Ă©tait d'ailleurs souvent si distraite, et toujours si peu sensible Ă ces choses-lĂ , que la moitiĂ© du temps elle ne s'en apercevait pas. J'Ă©tais si prĂ©occupĂ© de ma passion, que, ne voyant rien que Sophie c'Ă©tait un des noms de madame d'Houdetot, je ne remarquais pas mĂÂȘme que j'Ă©tais devenu la fable de toute la maison et des survenants. Le baron d'Holbach, qui n'Ă©tait jamais venu, que je sache, Ă la Chevrette, fut au nombre de ces derniers. Si j'eusse Ă©tĂ© aussi dĂ©fiant que je le suis devenu dans la suite, j'aurais fort soupçonnĂ© madame d'Ăâ°pinay d'avoir arrangĂ© ce voyage, pour lui donner l'amusant cadeau de voir le citoyen amoureux. Mais j'Ă©tais alors si bĂÂȘte, que je ne voyais pas mĂÂȘme ce qui crevait les yeux Ă tout le monde. Toute ma stupiditĂ© ne m'empĂÂȘcha pourtant pas de trouver au baron l'air plus content, plus jovial qu'Ă son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir selon sa coutume, il me lĂÂąchait cent propos goguenards, auxquels je ne comprenais rien. J'ouvrais de grands yeux sans rien rĂ©pondre; madame d'Ăâ°pinay se tenait les cĂÂŽtĂ©s de rire; je ne savais sur quelle herbe ils avaient marchĂ©. Comme rien ne passait encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j'aurais eu de mieux Ă faire, si je m'en Ă©tais aperçu, eĂ»t Ă©tĂ© de m'y prĂÂȘter. Mais il est vrai qu'Ă travers la railleuse gaietĂ© du baron l'on voyait briller dans ses yeux une maligne joie, qui m'aurait peut-ĂÂȘtre inquiĂ©tĂ©, si je l'eusse aussi bien remarquĂ©e alors, que je me la rappelai dans la suite. Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot Ă Eaubonne, au retour d'un de ses voyages Ă Paris, je la trouvai triste, et je vis qu'elle avait pleurĂ©. Je fus obligĂ© de me contraindre, parce que madame de Blainville, soeur de son mari, Ă©tait lĂ ; mais sitĂÂŽt que je pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiĂ©tude. Ah! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coĂ»tent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et mal instruit. Il me rend justice; mais il a de l'humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres Ă©taient pleines de vous, ainsi que mon coeur je ne lui ai cachĂ© que votre amour insensĂ©, dont j'espĂ©rais vous guĂ©rir, et dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous a desservis, on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons tout Ă fait, ou soyez tel que vous devez ĂÂȘtre. Je ne veux plus rien avoir Ă cacher Ă mon amant. Ce fut lĂ le premier moment oĂÂč je fus sensible Ă la honte de me voir humiliĂ©, par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme, dont j'Ă©prouvais les justes reproches, et dont j'aurais dĂ» ĂÂȘtre le mentor. L'indignation que j'en ressentis contre moi-mĂÂȘme eĂ»t suffi peut-ĂÂȘtre pour surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m'inspirait la victime n'eĂ»t encore amolli mon coeur. HĂ©las! Ă©tait-ce le moment de pouvoir l'endurcir, lorsqu'il Ă©tait inondĂ© par des larmes qui le pĂ©nĂ©traient de toutes parts? Cet attendrissement se changea bientĂÂŽt en colĂšre contre les vils dĂ©lateurs, qui n'avaient vu que le mal d'un sentiment criminel, mais involontaire, sans croire, sans imaginer mĂÂȘme la sincĂšre honnĂÂȘtetĂ© de coeur qui le rachetait. Nous ne restĂÂąmes pas longtemps en doute sur la main dont partait le coup. Nous savions l'un et l'autre que madame d'Ăâ°pinay Ă©tait en commerce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n'Ă©tait pas le premier orage qu'elle avait suscitĂ© Ă madame d'Houdetot, dont elle avait fait mille efforts pour le dĂ©tacher, et que les succĂšs de quelques-uns de ces efforts faisaient trembler pour la suite. D'ailleurs, Grimm, qui, ce me semble, avait suivi M. de Castries Ă l'armĂ©e, Ă©tait en Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert; ils se voyaient quelquefois. Grimm avait fait, auprĂšs de madame d'Houdetot, quelques tentatives qui n'avaient pas rĂ©ussi; Grimm, trĂšs piquĂ©, cessa tout Ă fait de la voir. Qu'on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on sait qu'il l'est, il lui supposait des prĂ©fĂ©rences pour un homme plus ĂÂągĂ© que lui, et dont lui, Grimm, depuis qu'il frĂ©quentait les grands, ne parlait plus que comme de son protĂ©gĂ©. Mes soupçons sur madame d'Ăâ°pinay se changĂšrent en certitude, quand j'appris ce qui s'Ă©tait passĂ© chez moi. Quand j'Ă©tais Ă la Chevrette, ThĂ©rĂšse y venait souvent, soit pour m'apporter mes lettres, soit pour me rendre des soins nĂ©cessaires Ă ma mauvaise santĂ©. Madame d'Ăâ°pinay lui avait demandĂ© si nous ne nous Ă©crivions pas, madame d'Houdetot et moi. Sur son aveu, madame d'Ăâ°pinay la pressa de lui remettre les lettres de madame d'Houdetot, l'assurant qu'elle les recachetterait si bien qu'il n'y paraĂtrait pas. ThĂ©rĂšse, sans montrer combien cette proposition la scandalisait, et mĂÂȘme sans m'avertir, se contenta de mieux cacher les lettres qu'elle m'apportait prĂ©caution trĂšs heureuse; car madame d'Ăâ°pinay la faisait guetter Ă son arrivĂ©e; et, l'attendant au passage, poussa plusieurs fois l'audace jusqu'Ă chercher dans sa bavette. Elle fit plus s'Ă©tant un jour invitĂ©e Ă venir, avec M. de Margency, dĂner Ă l'Ermitage pour la premiĂšre fois depuis que j'y demeurais, elle prit le temps que je me promenais avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec la mĂšre et la fille, et les presser de lui montrer les lettres de madame d'Houdetot. Si la mĂšre eĂ»t su oĂÂč elles Ă©taient, les lettres Ă©taient livrĂ©es; mais heureusement la fille seule le savait, et nia que j'en eusse conservĂ© aucune. Mensonge assurĂ©ment plein d'honnĂÂȘtetĂ©, de fidĂ©litĂ©, de gĂ©nĂ©rositĂ©, tandis que la vĂ©ritĂ© n'eĂ»t Ă©tĂ© qu'une perfidie. Madame d'Ăâ°pinay, voyant qu'elle ne pouvait la sĂ©duire, s'efforça de l'irriter par la jalousie, en lui reprochant sa facilitĂ© et son aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu'ils ont entre eux un commerce criminel? Si, malgrĂ© tout ce qui frappe vos yeux, vous avez besoin d'autres preuves, prĂÂȘtez-vous donc Ă ce qu'il faut faire pour les avoir vous dites qu'il dĂ©chire les lettres de madame d'Houdetot aussitĂÂŽt qu'il les a lues. Eh bien! recueillez avec soin les piĂšces, et donnez-les-moi; je me charge de les rassembler. Telles Ă©taient les leçons que mon amie donnait Ă ma compagne. ThĂ©rĂšse eut la discrĂ©tion de me taire assez longtemps toutes ces tentatives; mais voyant mes perplexitĂ©s, elle se crut obligĂ©e Ă me tout dire, afin que, sachant Ă qui j'avais affaire, je prisse mes mesures pour me garantir des trahisons qu'on me prĂ©parait. Mon indignation, ma fureur ne peut se dĂ©crire. Au lieu de dissimuler avec madame d'Ăâ°pinay, Ă son exemple, et de me servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure Ă l'impĂ©tuositĂ© de mon naturel, et, avec mon Ă©tourderie ordinaire, j'Ă©clatai tout ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres suivantes, qui montrent suffisamment la maniĂšre de procĂ©der de l'un et de l'autre en cette occasion. Billet de madame d'Ăâ°pinay, liasse A, no 44. "Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis inquiĂšte de vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller et venir de l'Ermitage ici. Sur cela, je vous ai laissĂ© libre; et, point du tout, vous laissez passer huit jours. Si l'on ne m'avait pas dit que vous Ă©tiez en bonne santĂ©, je vous croirais malade. Je vous attendais avant-hier ou hier, et je ne vous vois point arriver. Mon Dieu! qu'avez-vous donc? Vous n'avez point d'affaires; vous n'avez pas non plus de chagrins; car je me flatte que vous seriez venu sur-le-champ me les confier. Vous ĂÂȘtes donc malade! tirez-moi d'inquiĂ©tude bien vite, je vous en prie. Adieu, mon cher ami; que cet adieu me donne un bonjour de vous." RĂâ°PONSE. "Ce mercredi matin. Je ne puis rien vous dire encore. J'attends d'ĂÂȘtre mieux instruit, et je le serai tĂÂŽt ou tard. En attendant, soyez sĂ»re que l'innocence accusĂ©e trouvera un dĂ©fenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu'ils soient." Second billet de la mĂÂȘme, liasse A, no 45. "Savez-vous que votre lettre m'effraye? Qu'est-ce qu'elle veut donc dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vĂ©ritĂ©, je n'y comprends rien. J'y vois seulement que vous ĂÂȘtes inquiet et tourmentĂ©, et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour m'en parler. Mon cher ami, est-ce lĂ ce dont nous Ă©tions convenus! Qu'est donc devenue cette amitiĂ©, cette confiance? et comment l'ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©? Quoi qu'il en soit, venez dĂšs ce soir, je vous en conjure; souvenez-vous que vous m'avez promis, il n'y a pas huit jours, de ne rien garder sur le coeur, et de me parler sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance... Tenez, je viens encore de lire votre lettre je n'y conçois pas davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous ĂÂȘtes cruellement agitĂ©. Je voudrais vous calmer; mais comme j'ignore le sujet de vos inquiĂ©tudes, je ne sais que vous dire, sinon que me voilĂ tout aussi malheureuse que vous, jusqu'Ă ce que je vous aie vu. Si vous n'ĂÂȘtes pas ici ce soir Ă six heures, je pars demain pour l'Ermitage, quelque temps qu'il fasse et dans quelque Ă©tat que je sois; car je ne saurais tenir Ă cette inquiĂ©tude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tĂÂącher de prendre garde, et d'arrĂÂȘter les progrĂšs que fait l'inquiĂ©tude dans la solitude. Une mouche devient un monstre, je l'ai souvent Ă©prouvĂ©." RĂâ°PONSE. "Ce mercredi soir. Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que durera l'inquiĂ©tude oĂÂč je suis. La confiance dont vous parlez n'est plus, et il ne vous sera pas aisĂ© de la recouvrer. Je ne vois Ă prĂ©sent, dans votre empressement, que le dĂ©sir de tirer des aveux d'autrui quelque avantage qui convienne Ă vos vues; et mon coeur, si prompt Ă s'Ă©pancher dans un coeur qui s'ouvre pour le recevoir, se ferme Ă la ruse et Ă la finesse. Je reconnais votre adresse ordinaire dans la difficultĂ© que vous trouvez Ă comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l'ayez pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos subtilitĂ©s Ă force de franchise. Je vais m'expliquer plus clairement, afin que vous m'entendiez encore moins. Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers je m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, Ă moins que je ne vous les nomme. Je prĂ©sume qu'on a tentĂ© de les dĂ©sunir, et que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la jalousie Ă l'un des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il a paru commode Ă la mĂ©chancetĂ© et cette mĂ©chancetĂ©, c'est vous que j'en soupçonne. J'espĂšre que ceci devient plus clair. Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su, l'infamie de partager son coeur et sa personne entre deux amants, et moi celle d'ĂÂȘtre un de ces deux lĂÂąches? Si je savais qu'un seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi, je vous haĂÂŻrais jusqu'Ă la mort. Mais c'est de l'avoir dit, et non de l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en pareil cas, auquel c'est des trois que vous avez voulu nuire; mais si vous aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de rĂ©ussir. Je n'ai cachĂ© ni Ă vous, ni Ă elle, tout le mal que je pense de certaines liaisons; mais je veux qu'elles finissent par un moyen aussi honnĂÂȘte que sa cause, et qu'un amour illĂ©gitime se change en une Ă©ternelle amitiĂ©. Moi, qui ne fis jamais de mal Ă personne, servirais-je innocemment Ă en faire Ă mes amis? Non; je ne vous le pardonnerais jamais, je deviendrais votre irrĂ©conciliable ennemi. Vos secrets seuls seraient respectĂ©s; car je ne serai jamais un homme sans foi. Je n'imagine pas que les perplexitĂ©s oĂÂč je suis puissent durer bien longtemps. Je ne tarderai pas Ă savoir si je me suis trompĂ©. Alors j'aurai peut-ĂÂȘtre de grands torts Ă rĂ©parer, et je n'aurai rien fait en ma vie de si bon coeur. Mais savez-vous comment je rachĂšterai mes fautes durant le peu de temps qui me reste Ă passer prĂšs de vous! En faisant ce que nul autre ne fera que moi; en vous disant franchement ce qu'on pense de vous dans le monde, et les brĂšches que vous avez Ă rĂ©parer Ă votre rĂ©putation. MalgrĂ© tous les prĂ©tendus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez vu partir, vous pourrez dire adieu Ă la vĂ©ritĂ©; vous ne trouverez plus personne qui vous la dise." TroisiĂšme billet de la mĂÂȘme, liasse A, no 46. "Je n'entendais pas votre lettre de ce matin je vous l'ai dit, parce que cela Ă©tait. J'entends celle de ce soir, n'ayez pas peur que j'y rĂ©ponde jamais je suis trop pressĂ©e de l'oublier; et quoique vous me fassiez pitiĂ©, je n'ai pu me dĂ©fendre de l'amertume dont elle me remplit l'ĂÂąme. Moi, user de ruses, de finesses avec vous! moi! accusĂ©e de la plus noire des infamies! Adieu; je regrette que vous ayez la... Adieu je ne sais ce que je dis... adieu je serai bien pressĂ©e de vous pardonner. Vous viendrez quand vous voudrez; vous serez mieux reçu que ne l'exigeraient vos soupçons. Dispensez-vous seulement de vous mettre en peine de ma rĂ©putation. Peu m'importe celle qu'on me donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus, j'ignorais absolument ce qui est arrivĂ© aux deux personnes qui me sont aussi chĂšres qu'Ă vous." Cette derniĂšre lettre me tira d'un terrible embarras, et me replongea dans un autre qui n'Ă©tait guĂšre moindre. Quoique toutes ces lettres et rĂ©ponses fussent allĂ©es et venues dans l'espace d'un jour avec une extrĂÂȘme rapiditĂ©, cet intervalle avait suffi pour en mettre entre mes transports de fureur, et pour me laisser rĂ©flĂ©chir sur l'Ă©normitĂ© de mon imprudence. Madame d'Houdetot ne m'avait rien tant recommandĂ© que de rester tranquille, de lui laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, et d'Ă©viter, surtout dans le moment mĂÂȘme, toute rupture et tout Ă©clat; et moi, par les insultes les plus ouvertes et les plus atroces, j'allais achever de porter la rage dans le coeur d'une femme qui n'y Ă©tait dĂ©jĂ que trop disposĂ©e. Je ne devais naturellement attendre, de sa part, qu'une rĂ©ponse si fiĂšre, si dĂ©daigneuse, si mĂ©prisante, que je n'aurais pu, sans la plus indigne lĂÂąchetĂ©, m'abstenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore que je n'Ă©tais emportĂ©, elle Ă©vita, par le tour de sa rĂ©ponse, de me rĂ©duire Ă cette extrĂ©mitĂ©. Mais il fallait ou sortir, ou l'aller voir sur-le-champ; l'alternative Ă©tait inĂ©vitable. Je pris le dernier parti, fort embarrassĂ© de ma contenance, dans l'explication que je prĂ©voyais. Car comment m'en tirer, sans compromettre ni madame d'Houdetot, ni ThĂ©rĂšse? Et malheur Ă celle que j'aurais nommĂ©e! Il n'y avait rien que la vengeance d'une femme implacable et intrigante ne me fĂt craindre pour celle qui en serait l'objet. C'Ă©tait pour prĂ©venir ce malheur que je n'avais parlĂ© que de soupçons dans mes lettres, afin d'ĂÂȘtre dispensĂ© d'Ă©noncer mes preuves. Il est vrai que cela rendait mes emportements plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant m'autoriser Ă traiter une femme, et surtout une amie, comme je venais de traiter madame d'Ăâ°pinay. Mais ici commence la grande et noble tĂÂąche que j'ai dignement remplie, d'expier mes fautes et mes faiblesses cachĂ©es, en me chargeant de fautes plus graves, dont j'Ă©tais incapable, et que je ne commis jamais. Je n'eus pas Ă soutenir la prise que j'avais redoutĂ©e, et j'en fus quitte pour la peur. A mon abord, madame d'Ăâ°pinay me sauta au cou, en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part d'une ancienne amie, m'Ă©mut extrĂÂȘmement; je pleurai beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n'avaient pas grand sens; elle m'en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et tout finit lĂ . On avait servi; nous allĂÂąmes Ă table, oĂÂč dans l'attente de l'explication, que je croyais remise aprĂšs le souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement subjuguĂ© par la moindre inquiĂ©tude qui m'occupe, que je ne saurais la cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassĂ© devait lui donner du courage; cependant elle ne risqua point l'aventure il n'y eut pas plus d'explication aprĂšs le souper qu'avant. Il n'y en eut pas plus le lendemain; et nos silencieux tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte ne furent remplis que de choses indiffĂ©rentes ou de quelques propos honnĂÂȘtes de ma part, par lesquels, lui tĂ©moignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vĂ©ritĂ© que s'ils se trouvaient mal fondĂ©s, ma vie entiĂšre serait employĂ©e Ă rĂ©parer leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiositĂ© de savoir prĂ©cisĂ©ment quels Ă©taient ces soupçons, ni comment ils m'Ă©taient venus; et tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle Ă©tait seule offensĂ©e, au moins dans la forme, il me parut que ce n'Ă©tait pas Ă moi de chercher un Ă©claircissement qu'elle ne cherchait pas elle-mĂÂȘme, et je m'en retournai comme j'Ă©tais venu. Continuant au reste Ă vivre avec elle comme auparavant, j'oubliai bientĂÂŽt presque entiĂšrement cette querelle, et je crus bĂÂȘtement qu'elle l'oubliait elle-mĂÂȘme, parce qu'elle paraissait ne s'en plus souvenir. Ce ne fut pas lĂ , comme on verra bientĂÂŽt, le seul chagrin que m'attira ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins sensibles, que je ne m'Ă©tais point attirĂ©s, et qui n'avaient pour cause que le dĂ©sir de m'arracher de ma solitude, Ă force de m'y tourmenter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des holbachiens. Depuis mon Ă©tablissement Ă l'Ermitage, Diderot n'avait cessĂ© de m'y harceler, soit par lui-mĂÂȘme, soit par Deleyre; et je vis bientĂÂŽt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti l'ermite en galant berger. Mais il n'Ă©tait pas question de cela dans mes prises avec Diderot; elles avaient des causes plus graves. AprĂšs la publication du Fils naturel, il m'en avait envoyĂ© un exemplaire, que j'avais lu avec l'intĂ©rĂÂȘt et l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espĂšce de poĂ©tique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et mĂÂȘme un peu contristĂ©, d'y trouver, parmi plusieurs choses dĂ©sobligeantes mais tolĂ©rables, contre les solitaires, cette ĂÂąpre et dure sentence, sans aucun adoucissement Il n'y a que le mĂ©chant qui soit seul. Cette sentence est Ă©quivoque, et prĂ©sente deux sens, ce me semble l'un trĂšs vrai, l'autre trĂšs faux puisqu'il est mĂÂȘme impossible qu'un homme qui est et veut ĂÂȘtre seul puisse et veuille nuire Ă personne, et par consĂ©quent qu'il soit un mĂ©chant. La sentence en elle-mĂÂȘme exigeait donc une interprĂ©tation; elle l'exigeait bien plus encore de la part d'un auteur qui, lorsqu'il imprimait cette sentence, avait un ami retirĂ© dans une solitude. Il me paraissait choquant et malhonnĂÂȘte, ou d'avoir oubliĂ© en la publiant cet ami solitaire, ou, s'il s'en Ă©tait souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime gĂ©nĂ©rale, l'honorable et juste exception qu'il devait non seulement Ă cet ami, mais Ă tant de sages respectĂ©s, qui dans tous les temps ont cherchĂ© le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la premiĂšre fois depuis que le monde existe, un Ă©crivain s'avise, avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scĂ©lĂ©rats. J'aimais tendrement Diderot, je l'estimais sincĂšrement, et je comptais avec une entiĂšre confiance sur les mĂÂȘmes sentiments de sa part. Mais, excĂ©dĂ© de son infatigable obstination Ă me contrarier Ă©ternellement sur mes goĂ»ts, mes penchants, ma maniĂšre de vivre, sur tout ce qui n'intĂ©ressait que moi seul; rĂ©voltĂ© de voir un homme plus jeune que moi vouloir Ă toute force me gouverner comme un enfant; rebutĂ© de sa facilitĂ© Ă promettre, et de sa nĂ©gligence Ă tenir; ennuyĂ© de tant de rendez-vous donnĂ©s et manquĂ©s de sa part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de nouveaux, pour y manquer derechef; gĂÂȘnĂ© de l'attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours marquĂ©s par lui-mĂÂȘme, et de dĂner seul le soir, aprĂšs ĂÂȘtre allĂ© au-devant de lui jusqu'Ă Saint-Denis, et l'avoir attendu toute la journĂ©e j'avais dĂ©jĂ le coeur plein de ses torts multipliĂ©s. Ce dernier me parut plus grave, et me navra davantage. Je lui Ă©crivis pour m'en plaindre, mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes; et ma lettre Ă©tait assez touchante pour avoir dĂ» lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut sa rĂ©ponse sur cet article la voici mot pour mot liasse A, no 33 "Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu'il vous ait touchĂ©. Vous n'ĂÂȘtes pas de mon avis sur les ermites; dites-en tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j'en penserai encore y aurait-il bien Ă dire lĂ -dessus, si l'on pouvait vous parler sans vous fĂÂącher Une femme de quatre-vingts ans! etc. On m'a dit une phrase d'une lettre du fils de madame d'Ăâ°pinay, qui a dĂ» vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre ĂÂąme." Il faut expliquer les deux derniĂšres phrases de cette lettre. Au commencement de mon sĂ©jour Ă l'Ermitage, madame le Vasseur parut s'y dĂ©plaire, et trouver l'habitation trop seule. Ses propos lĂ -dessus m'Ă©tant revenus, je lui offris de la renvoyer Ă Paris, si elle s'y plaisait davantage; d'y payer son loyer, et d'y prendre le mĂÂȘme soin d'elle que si elle Ă©tait encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu'elle se plaisait fort Ă l'Ermitage, que l'air de la campagne lui faisait du bien; et l'on voyait que cela Ă©tait vrai; car elle y rajeunissait pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux qu'Ă Paris. Sa fille m'assura mĂÂȘme qu'elle eĂ»t Ă©tĂ© dans le fond trĂšs fĂÂąchĂ©e que nous quittassions l'Ermitage, qui rĂ©ellement Ă©tait un sĂ©jour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin et des fruits, dont elle avait le maniement; mais qu'elle avait dit ce qu'on lui avait fait dire, pour tĂÂącher de m'engager Ă retourner Ă Paris. Cette tentative n'ayant pas rĂ©ussi, ils tĂÂąchĂšrent d'obtenir, par le scrupule, l'effet que la complaisance n'avait pas produit, et me firent un crime de garder lĂ cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvait avoir besoin Ă son ĂÂąge; sans songer qu'elle et beaucoup d'autres vieilles gens, dont l'excellent air du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces secours de Montmorency, que j'avais Ă ma porte; et comme s'il n'y avait des vieillards qu'Ă Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors d'Ă©tat de vivre. Madame le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec une extrĂÂȘme voracitĂ©, Ă©tait sujette Ă des dĂ©bordements de bile et Ă de fortes diarrhĂ©es, qui lui duraient quelques jours, et lui servaient de remĂšde. A Paris, elle n'y faisait jamais rien, et laissait agir la nature. Elle en usait de mĂÂȘme Ă l'Ermitage, sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux Ă faire. N'importe; parce qu'il n'y avait pas des mĂ©decins et des apothicaires Ă la campagne, c'Ă©tait vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle s'y portĂÂąt trĂšs bien. Diderot aurait dĂ» dĂ©terminer Ă quel ĂÂąge il n'est plus permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris. C'Ă©tait lĂ une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le mĂ©chant qui fĂ»t seul; et c'Ă©tait ce que signifiait son exclamation pathĂ©tique et l'et coetera qu'il y avait bĂ©nignement ajoutĂ© Une femme de quatre-vingts ans! etc. Je crus ne pouvoir mieux rĂ©pondre Ă ce reproche qu'en m'en rapportant Ă madame le Vasseur elle-mĂÂȘme. Je la priai d'Ă©crire naturellement son sentiment Ă madame d'Ăâ°pinay. Pour la mettre plus Ă son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui montrai celle que je vais transcrire, et que j'Ă©crivais Ă madame d'Ăâ°pinay, au sujet d'une rĂ©ponse que j'avais voulu faire Ă une autre lettre de Diderot encore plus dure, et qu'elle m'avait empĂÂȘchĂ© d'envoyer. "Ce jeudi. Madame le Vasseur doit vous Ă©crire, ma bonne amie; je l'ai priĂ©e de vous dire sincĂšrement ce qu'elle pense. Pour la mettre bien Ă son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa lettre, et je vous prie de ne me rien dire de ce qu'elle contient. Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez; mais, me sentant trĂšs griĂšvement offensĂ©, il y aurait, Ă convenir que j'ai tort, une bassesse et une faussetĂ© que je ne saurais me permettre. L'Ăâ°vangile ordonne bien Ă celui qui reçoit un soufflet d'offrir l'autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous souvenez vous de cet homme de la comĂ©die, qui crie, en donnant des coups de bĂÂąton? VoilĂ le rĂÂŽle du philosophe. Ne vous flattez pas de l'empĂÂȘcher de venir par le mauvais temps qu'il fait. Sa colĂšre lui donnera le temps et les forces que l'amitiĂ© lui refuse, et ce sera la premiĂšre fois de sa vie qu'il sera venu le jour qu'il avait promis. Il s'excĂ©dera pour venir me rĂ©pĂ©ter de bouche les injures qu'il me dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en retournera ĂÂȘtre malade Ă Paris; et moi je serai, selon l'usage, un homme fort odieux. Que faire? Il faut souffrir. Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait me venir prendre Ă Saint-Denis en fiacre, y dĂner, me ramener en fiacre; et Ă qui, huit jours aprĂšs liasse A, no 34, sa fortune ne permet plus d'aller Ă l'Ermitage autrement qu'Ă pied? Il n'est pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit lĂ le ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu'en huit jours il soit arrivĂ© d'Ă©tranges changements dans sa fortune. Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de madame votre mĂšre; mais vous voyez que votre peine n'approche pas de la mienne. On souffre moins encore Ă voir malades les personnes qu'on aime, qu'injustes et cruelles. Adieu, ma bonne amie voici la derniĂšre fois que je vous parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller Ă Paris, avec un sang-froid qui me rĂ©jouirait dans un autre temps." J'Ă©crivis Ă Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame le Vasseur, sur la proposition de madame d'Ăâ°pinay elle-mĂÂȘme; et madame le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester Ă l'Ermitage, oĂÂč elle se portait trĂšs bien, oĂÂč elle avait toujours compagnie, et oĂÂč elle vivait trĂšs agrĂ©ablement, Diderot, ne sachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette prĂ©caution de ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre de la continuation du sĂ©jour de madame le Vasseur Ă l'Ermitage, quoique cette continuation fĂ»t de son choix, et qu'il n'eĂ»t tenu et ne tĂnt toujours qu'Ă elle de retourner vivre Ă Paris, avec les mĂÂȘmes secours de ma part qu'elle avait auprĂšs de moi. VoilĂ l'explication du premier reproche de la lettre de Diderot, no 33. Celle du second est dans sa lettre no 34. "Le LettrĂ© c'Ă©tait un nom de plaisanterie donnĂ© par Grimm au fils de madame d'Ăâ°pinay, le LettrĂ© a dĂ» vous Ă©crire qu'il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un Ă©chantillon de notre petit babil... et si vous entendiez le reste, il vous amuserait comme cela." Voici ma rĂ©ponse Ă ce terrible argument, dont Diderot paraissait si fier. "Je crois avoir rĂ©pondu au LettrĂ©, c'est-Ă -dire au fils d'un fermier gĂ©nĂ©ral, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait aperçus sur le rempart attendant mon liard; qu'apparemment il les en avait amplement dĂ©dommagĂ©s; que je l'Ă©tablissais mon substitut; que les pauvres de Paris n'auraient pas Ă se plaindre de cet Ă©change; que je n'en trouverais pas aisĂ©ment un aussi bon pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, aprĂšs avoir passĂ© sa vie Ă travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis, que des cent liards que j'aurais distribuĂ©s Ă tous les gueux du rempart. Vous ĂÂȘtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C'est Ă la campagne qu'on apprend Ă aimer et Ă servir l'humanitĂ©; on n'apprend qu'Ă la mĂ©priser dans les villes." Tels Ă©taient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d'esprit avait l'imbĂ©cillitĂ© de me faire sĂ©rieusement un crime de mon Ă©loignement de Paris, et prĂ©tendait me prouver, par mon propre exemple, qu'on ne pouvait vivre hors de la capitale sans ĂÂȘtre un mĂ©chant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment j'eus la bĂÂȘtise de lui rĂ©pondre et de me fĂÂącher, au lieu de lui rire au nez pour toute rĂ©ponse. Cependant les dĂ©cisions de madame d'Ăâ°pinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient tellement fascinĂ© les esprits en sa faveur, que je passais gĂ©nĂ©ralement pour avoir tort dans cette affaire, et que madame d'Houdetot elle-mĂÂȘme, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j'allasse le voir Ă Paris, et que je fisse toutes les avances d'un raccommodement qui, tout sincĂšre et entier qu'il fĂ»t de ma part, se trouva pourtant peu durable. L'argument victorieux sur mon coeur, dont elle se servit, fut qu'en ce moment Diderot Ă©tait malheureux. Outre l'orage excitĂ© contre l'EncyclopĂ©die, il en essuyait alors un trĂšs violent au sujet de sa piĂšce, que, malgrĂ© la petite histoire qu'il avait mise Ă la tĂÂȘte, on l'accusait d'avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en Ă©tait alors accablĂ©. Madame de Graffigny avait mĂÂȘme eu la mĂ©chancetĂ© de faire courir le bruit que j'avais rompu avec lui Ă cette occasion. Je trouvai qu'il y avait de la justice et de la gĂ©nĂ©rositĂ© de prouver publiquement le contraire; et j'allai passer deux jours, non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon Ă©tablissement Ă l'Ermitage, mon second voyage Ă Paris. J'avais fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d'apoplexie dont il n'a jamais Ă©tĂ© bien remis, et durant laquelle je ne quittai pas son chevet qu'il ne fĂ»t hors d'affaire. Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un ami peut effacer de torts! Quel ressentiment peut, aprĂšs cela, rester dans le coeur? Nous eĂ»mes peu d'explications. Il n'en est pas besoin pour des invectives rĂ©ciproques. Il n'y a qu'une chose Ă faire, savoir, de les oublier. Il n'y avait point eu de procĂ©dĂ©s souterrains, du moins qui fussent Ă ma connaissance ce n'Ă©tait pas comme avec madame d'Ăâ°pinay. Il me montra le plan du PĂšre de famille. VoilĂ , lui dis-je, la meilleure dĂ©fense du Fils naturel. Gardez le silence, travaillez cette piĂšce avec soin, et puis jetez-la tout d'un coup au nez de vos ennemis pour toute rĂ©ponse. Il le fit, et s'en trouva bien. Il y avait prĂšs de six mois que je lui avais envoyĂ© les deux premiĂšres parties de la Julie, pour m'en dire son avis. Il ne les avait pas encore lues. Nous en lĂ»mes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme; c'est-Ă -dire chargĂ© de paroles et redondant. Je l'avais dĂ©jĂ bien senti moi-mĂÂȘme mais c'Ă©tait le bavardage de la fiĂšvre; je ne l'ai jamais pu corriger. Les derniĂšres parties ne sont pas comme cela. La quatriĂšme surtout, et la sixiĂšme, sont des chefs-d'oeuvre de diction. Le second jour de mon arrivĂ©e, il voulut absolument me mener souper chez M. d'Holbach. Nous Ă©tions loin de compte; car je voulais mĂÂȘme rompre l'accord du manuscrit de chimie, dont je m'indignais d'avoir l'obligation Ă cet homme-lĂ . Diderot l'emporta sur tout. Il me jura que M. d'Holbach m'aimait de tout son coeur; qu'il fallait lui pardonner un ton qu'il prenait avec tout le monde, et dont ses amis avaient plus Ă souffrir que personne. Il me reprĂ©senta que refuser le produit de ce manuscrit, aprĂšs l'avoir acceptĂ© deux ans auparavant, Ă©tait un affront au donateur, qu'il n'avait pas mĂ©ritĂ©; et que ce refus pourrait mĂÂȘme ĂÂȘtre mĂ©sinterprĂ©tĂ©, comme un secret reproche d'avoir attendu si longtemps d'en conclure le marchĂ©. Je vois d'Holbach tous les jours, ajouta-t-il; je connais mieux que vous l'Ă©tat de son ĂÂąme. Si vous n'aviez pas lieu d'en ĂÂȘtre content, croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec ma faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et nous allĂÂąmes souper chez le baron, qui me reçut Ă son ordinaire. Mais sa femme me reçut froidement, et presque malhonnĂÂȘtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquait avoir pour moi tant de bienveillance Ă©tant fille. J'avais cru sentir, dĂšs longtemps auparavant, que, depuis que Grimm frĂ©quentait la maison d'Aine, on ne m'y voyait plus d'aussi bon oeil. Tandis que j'Ă©tais Ă Paris, Saint-Lambert y arriva de l'armĂ©e. Comme je n'en savais rien, je ne le vis qu'aprĂšs mon retour en campagne, d'abord Ă la Chevrette, et ensuite Ă l'Ermitage, oĂÂč il vint avec madame d'Houdetot me demander Ă dĂner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! Mais j'en pris bien plus encore Ă voir leur bonne intelligence. Content de n'avoir pas troublĂ© leur bonheur, j'en Ă©tais heureux moi-mĂÂȘme; et je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais surtout en ce moment, quand j'aurais pu lui ĂÂŽter madame d'Houdetot, je ne l'aurais pas voulu faire, et je n'en aurais pas mĂÂȘme Ă©tĂ© tentĂ©. Je la trouvais si aimable, aimant Saint-Lambert, que je m'imaginais Ă peine qu'elle eĂ»t pu l'ĂÂȘtre autant en m'aimant moi-mĂÂȘme; et, sans vouloir troubler leur union, tout ce que j'ai le plus vĂ©ritablement dĂ©sirĂ© d'elle dans mon dĂ©lire, Ă©tait qu'elle se laissĂÂąt aimer. Enfin, de quelque violente passion que j'aie brĂ»lĂ© pour elle, je trouvais aussi doux d'ĂÂȘtre le confident que l'objet de ses amours, et je n'ai jamais un moment regardĂ© son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n'Ă©tait pas encore lĂ de l'amour soit; mais c'Ă©tait donc plus. Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnĂÂȘte homme et judicieux comme j'Ă©tais le seul coupable, je fus aussi le seul puni, et mĂÂȘme avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement; et je vis que j'avais perdu quelque chose dans son estime, mais rien dans son amitiĂ©. Je m'en consolai, sachant que l'une me serait bien plus facile Ă recouvrer que l'autre, et qu'il Ă©tait trop sensĂ© pour confondre une faiblesse involontaire et passagĂšre avec un vice de caractĂšre. S'il y avait de ma faute dans tout ce qui s'Ă©tait passĂ©, il y en avait bien peu. Ăâ°tait-ce moi qui avais recherchĂ© sa maĂtresse? N'Ă©tait-ce pas lui qui me l'avait envoyĂ©e? N'Ă©tait-ce pas elle qui m'avait cherchĂ©? Pouvais-je Ă©viter de la recevoir? Que pouvais-je faire? Eux seuls avaient fait le mal, et c'Ă©tait moi qui l'avais souffert. A ma place, il en eĂ»t fait autant que moi, peut-ĂÂȘtre pis car enfin, quelque fidĂšle, quelque estimable que fĂ»t madame d'Houdetot, elle Ă©tait femme; il Ă©tait absent, les occasions Ă©taient frĂ©quentes, les tentations Ă©taient vives, et il lui eĂ»t Ă©tĂ© bien difficile de se dĂ©fendre toujours avec le mĂÂȘme succĂšs contre un homme plus entreprenant. C'Ă©tait assurĂ©ment beaucoup pour elle et pour moi, dans une pareille situation, d'avoir pu poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de passer. Quoique je me rendisse, au fond de mon coeur, un tĂ©moignage assez honorable, tant d'apparences Ă©taient contre moi, que l'invincible honte qui me domina toujours me donnait devant lui tout l'air d'un coupable, et il en abusait souvent pour m'humilier. Un seul trait peindra cette position rĂ©ciproque. Je lui lisais, aprĂšs le dĂner, la lettre que j'avais Ă©crite l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente Ă Voltaire, et dont lui, Saint-Lambert, avait entendu parler. Il s'endormit durant la lecture; et moi, jadis si fier, aujourd'hui si sot, je n'osai jamais interrompre ma lecture, et continuai de lire tandis qu'il continuait de ronfler. Telles Ă©taient mes indignitĂ©s, et telles Ă©taient ses vengeances; mais sa gĂ©nĂ©rositĂ© ne lui permit jamais de les exercer qu'entre nous trois. Quand il fut reparti, je trouvai madame d'Houdetot fort changĂ©e Ă mon Ă©gard. J'en fus surpris comme si je n'avais pas dĂ» m'y attendre; j'en fus touchĂ© plus que je n'aurais dĂ» l'ĂÂȘtre, et cela me fit beaucoup de mal. Il semblait que tout ce dont j'attendais ma guĂ©rison ne fit qu'enfoncer dans mon coeur davantage le trait qu'enfin j'ai plutĂÂŽt brisĂ© qu'arrachĂ©. J'Ă©tais dĂ©terminĂ© tout Ă fait Ă me vaincre, et Ă ne rien Ă©pargner pour changer ma folle passion en une amitiĂ© pure et durable. J'avais fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour l'exĂ©cution desquels j'avais besoin du concours de madame d'Houdetot. Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassĂ©e; je sentis qu'elle avait cessĂ© de se plaire avec moi, et je vis clairement qu'il s'Ă©tait passĂ© quelque chose qu'elle ne voulait pas me dire, et que je n'ai jamais su. Ce changement, dont il me fut impossible d'obtenir l'explication, me navra. Elle me redemanda ses lettres; je les lui rendis toutes avec une fidĂ©litĂ© dont elle me fit l'injure de douter un moment. Ce doute fut encore un dĂ©chirement inattendu pour mon coeur, qu'elle devait si bien connaĂtre. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas sur-le-champ; je compris que l'examen du paquet que je lui avais rendu lui avait fait sentir son tort je vis mĂÂȘme qu'elle se le reprochait, et cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvait retirer ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me dit qu'elle les avait brĂ»lĂ©es; j'en osai douter Ă mon tour, et j'avoue que j'en doute encore. Non, l'on ne met point au feu de pareilles lettres. On a trouvĂ© brĂ»lantes celles de la Julie eh Dieu! qu'aurait-on donc dit de celles-lĂ ? Non, non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n'aura le courage d'en brĂ»ler les preuves. Mais je ne crains pas non plus qu'elle en ait abusĂ© je ne l'en crois pas capable; et de plus, j'y avais mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte d'ĂÂȘtre persiflĂ© m'avait fait commencer cette correspondance sur un ton qui mĂt mes lettres Ă l'abri des communications. Je portai jusqu'Ă la tutoyer la familiaritĂ© que j'y pris dans mon ivresse mais quel tutoiement! elle n'en devait sĂ»rement pas ĂÂȘtre offensĂ©e. Cependant elle s'en plaignit plusieurs fois, mais sans succĂšs ses plaintes ne faisaient que rĂ©veiller mes craintes, et d'ailleurs je ne pouvais me rĂ©soudre Ă rĂ©trograder. Si ces lettres sont encore en ĂÂȘtre, et qu'un jour elles soient vues, on connaĂtra comment j'ai aimĂ©. La douleur que me causa le refroidissement de madame d'Houdetot, et la certitude de ne l'avoir pas mĂ©ritĂ©, me firent prendre le singulier parti de m'en plaindre Ă Saint-Lambert mĂÂȘme. En attendant l'effet de la lettre que je lui Ă©crivis Ă ce sujet, je me jetai dans les distractions que j'aurais dĂ» chercher plus tĂÂŽt. Il y eut des fĂÂȘtes Ă la Chevrette, pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de me faire honneur auprĂšs de madame d'Houdetot d'un talent qu'elle aimait excita ma verve; et un autre objet contribuait encore Ă l'animer, savoir, le dĂ©sir de montrer que l'auteur du Devin du village savait la musique; car je m'apercevais depuis longtemps que quelqu'un travaillait en secret Ă rendre cela douteux, du moins quant Ă la composition. Mon dĂ©but Ă Paris, les Ă©preuves oĂÂč j'y avais Ă©tĂ© mis Ă diverses fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la PopliniĂšre; quantitĂ© de musique que j'y avais composĂ©e pendant quatorze ans au milieu des plus cĂ©lĂšbres artistes, et sous leurs yeux; enfin l'opĂ©ra des Muses galantes, celui mĂÂȘme du Devin, un motet que j'avais fait pour mademoiselle Fel, et qu'elle avait chantĂ© au Concert spirituel; tant de confĂ©rences que j'avais eues sur ce bel art avec les plus grands maĂtres, tout semblait devoir prĂ©venir ou dissiper un pareil doute. Il existait cependant, mĂÂȘme Ă la Chevrette, et je voyais que M. d'Ăâ°pinay n'en Ă©tait pas exempt. Sans paraĂtre m'apercevoir de cela, je me chargeai de lui composer un motet pour la dĂ©dicace de la chapelle de la Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix. Il chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles convenables au sujet; et huit jours aprĂšs qu'elles m'eurent Ă©tĂ© donnĂ©es, le motet fut achevĂ©. Pour cette fois, le dĂ©pit fut mon Apollon, et jamais musique plus Ă©toffĂ©e ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces mots Ecce sedes hic tonantis. La pompe du dĂ©but rĂ©pond aux paroles, et toute la suite du motet est d'une beautĂ© de chant qui frappa tout le monde. J'avais travaillĂ© en grand orchestre. D'Ăâ°pinay rassembla les meilleurs symphonistes. Madame Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet, et fut bien accompagnĂ©e. Le motet eut un si grand succĂšs, qu'on l'a donnĂ© dans la suite au Concert spirituel, oĂÂč, malgrĂ© les sourdes cabales et l'indigne exĂ©cution, il y a eu deux fois les mĂÂȘmes applaudissements. Je donnai, pour la fĂÂȘte de M. d'Ăâ°pinay, l'idĂ©e d'une espĂšce de piĂšce, moitiĂ© drame, moitiĂ© pantomime, que madame d'Ăâ°pinay composa, et dont je fis encore la musique. Grimm, en arrivant, entendit parler de mes succĂšs harmoniques. Une heure aprĂšs on n'en parla plus mais du moins on ne mit plus en question, que je sache, si je savais la composition. A peine Grimm fut-il Ă la Chevrette, oĂÂč dĂ©jĂ je ne me plaisais pas trop, qu'il acheva de m'en rendre le sĂ©jour insupportable, par des airs que je ne vis jamais Ă personne, et dont je n'avais pas mĂÂȘme l'idĂ©e. La veille de son arrivĂ©e, on me dĂ©logea de la chambre de faveur que j'occupais, contiguĂ Ă celle de madame d'Ăâ°pinay; on la prĂ©para pour M. Grimm, et on m'en donna une autre plus Ă©loignĂ©e. VoilĂ , dis-je en riant Ă madame d'Ăâ°pinay, comment les nouveaux venus dĂ©placent les anciens. Elle parut embarrassĂ©e. J'en compris mieux la raison dĂšs le mĂÂȘme soir, en apprenant qu'il y avait entre sa chambre et celle que je quittais une porte masquĂ©e de communication, qu'elle avait jugĂ© inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm n'Ă©tait ignorĂ© de personne, ni chez elle, ni dans le public, pas mĂÂȘme de son mari cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de secrets qui lui importaient beaucoup davantage, et dont elle Ă©tait bien sĂ»re, elle s'en dĂ©fendit toujours trĂšs fortement. Je compris que cette rĂ©serve venait de Grimm, qui, dĂ©positaire de tous mes secrets, ne voulait pas que je le fusse d'aucun des siens. Quelques prĂ©ventions que mes anciens sentiments, qui n'Ă©taient pas Ă©teints, et le mĂ©rite rĂ©el de cet homme-lĂ , me donnassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu'il prit pour la dĂ©truire. Son abord fut celui du comte de TuffiĂšre; Ă peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne m'adressa pas une seule fois la parole, et me corrigea bientĂÂŽt de la lui adresser, en ne me rĂ©pondant point du tout. Il passait partout le premier, prenait partout la premiĂšre place, sans jamais faire aucune attention Ă moi. Passe pour cela, s'il n'y eĂ»t pas mis une affectation choquante mais on en jugera par un seul trait pris entre mille. Un soir madame d'Ăâ°pinay, se trouvant un peu incommodĂ©e, dit qu'on lui portĂÂąt un morceau dans sa chambre, et monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter avec elle; je le fis. Grimm vint ensuite. La petite table Ă©tait dĂ©jĂ mise; il n'y avait que deux couverts. On sert madame d'Ăâ°pinay prend sa place Ă l'un des coins du feu. M. Grimm prend un fauteuil, s'Ă©tablit Ă l'autre coin, tire la petite table entre eux deux, dĂ©plie sa serviette, et se met en devoir de manger, sans me dire un seul mot. Madame d'Ăâ°pinay rougit, et, pour l'engager Ă rĂ©parer sa grossiĂšretĂ©, m'offre sa propre place. Il ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu'on m'apportĂÂąt un couvert. Il me laissa souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire la moindre honnĂÂȘtetĂ©, Ă moi incommodĂ©, son aĂnĂ©, son ancien dans la maison, qui l'y avais introduit, et Ă qui mĂÂȘme, comme favori de la dame, il eĂ»t dĂ» faire les honneurs. Toutes ses maniĂšres avec moi rĂ©pondaient fort bien Ă cet Ă©chantillon. Il ne me traitait pas prĂ©cisĂ©ment comme son infĂ©rieur; il me regardait comme nul. J'avais peine Ă reconnaĂtre lĂ l'ancien cuistre qui, chez le prince de Saxe-Gotha, se tenait honorĂ© de mes regards. J'en avais encore plus Ă concilier ce profond silence, et cette morgue insultante, avec la tendre amitiĂ© qu'il se vantait d'avoir pour moi, prĂšs de tous ceux qu'il savait en avoir eux-mĂÂȘmes. Il est vrai qu'il ne la tĂ©moignait guĂšre que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignais point, pour compatir Ă mon triste sort, dont j'Ă©tais content, et pour se lamenter de me voir me refuser durement aux soins bienfaisants qu'il disait vouloir me rendre. C'Ă©tait avec cet art qu'il faisait admirer sa tendre gĂ©nĂ©rositĂ©, blĂÂąmer mon ingrate misanthropie, et qu'il accoutumait insensiblement tout le monde Ă n'imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel que moi, que des liaisons de bienfaits d'une part, et d'obligations de l'autre, sans y supposer, mĂÂȘme dans les possibles, une amitiĂ© d'Ă©gal Ă Ă©gal. Pour moi, j'ai cherchĂ© vainement en quoi je pouvais ĂÂȘtre obligĂ© Ă ce nouveau patron. Je lui avais prĂÂȘtĂ© de l'argent, il ne m'en prĂÂȘta jamais; je l'avais gardĂ© dans sa maladie; Ă peine me venait-il voir dans les miennes; je lui avais donnĂ© tous mes amis, il ne m'en donna jamais aucun des siens; je l'avais prĂÂŽnĂ© de tout mon pouvoir, et lui,... s'il m'a prĂÂŽnĂ©, c'est moins publiquement, et c'est d'une autre maniĂšre. Jamais il ne m'a rendu ni mĂÂȘme offert aucun service d'aucune espĂšce. Comment Ă©tait-il donc mon MĂ©cĂšne? Comment Ă©tais-je son protĂ©gĂ©? Cela me passait et me passe encore. Il est vrai que, du plus au moins, il Ă©tait arrogant avec tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi. Je me souviens qu'une fois Saint-Lambert faillit Ă lui jeter son assiette Ă la tĂÂȘte, sur une espĂšce de dĂ©menti qu'il lui donna en pleine table, en lui disant grossiĂšrement Cela n'est pas vrai. A son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d'un parvenu, et devint mĂÂȘme ridicule, Ă force d'ĂÂȘtre impertinent. Le commerce des grands l'avait sĂ©duit au point de se donner Ă lui-mĂÂȘme des airs qu'on ne voit qu'aux moins sensĂ©s d'entre eux. Il n'appelait jamais son laquais que par eh! comme si, sur le nombre de ses gens, monseigneur n'eĂ»t pas su lequel Ă©tait de garde. Quand il lui donnait des commissions, il lui jetait l'argent par terre, au lieu de le lui donner dans la main. Enfin, oubliant tout Ă fait qu'il Ă©tait homme, il le traitait avec un mĂ©pris si choquant, avec un dĂ©dain si dur en toute chose, que ce pauvre garçon, qui Ă©tait un fort bon sujet, que madame d'Ăâ°pinay lui avait donnĂ©, quitta son service, sans autre grief que l'impossibilitĂ© d'endurer de pareils traitements c'Ă©tait le Lafleur de ce nouveau Glorieux. Aussi fat qu'il Ă©tait vain, avec ses gros yeux troubles et sa figure dĂ©gingandĂ©e, il avait des prĂ©tentions prĂšs des femmes; et depuis sa farce avec mademoiselle Fel, il passait auprĂšs de plusieurs d'entre elles pour un homme Ă grands sentiments. Cela l'avait mis Ă la mode, et lui avait donnĂ© du goĂ»t pour la propretĂ© de femme; il se mit Ă faire le beau; sa toilette devint une grande affaire; tout le monde sut qu'il mettait du blanc, et moi, qui n'en croyais rien, je commençai de le croire, non seulement par l'embellissement de son teint, et pour avoir trouvĂ© des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu'entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprĂšs; ouvrage qu'il continua fiĂšrement devant moi. Je jugeai qu'un homme qui passe deux heures tous les matins Ă brosser ses ongles peut bien passer quelques instants Ă remplir de blanc les creux de sa peau. Le bonhomme Gauffecourt, qui n'Ă©tait pas sac Ă diable, l'avait assez plaisamment surnommĂ© Tiran le Blanc. Tout cela n'Ă©tait que des ridicules, mais bien antipathiques Ă mon caractĂšre. Ils achevĂšrent de me rendre suspect le sien. J'eus peine Ă croire qu'un homme Ă qui la tĂÂȘte tournait de cette façon pĂ»t conserver un coeur bien placĂ©. Il ne se piquait de rien tant que de sensibilitĂ© d'ĂÂąme et d'Ă©nergie de sentiment. Comment cela s'accordait-il avec des dĂ©fauts qui sont propres aux petites ĂÂąmes? Comment les vifs et continuels Ă©lans que fait hors de lui-mĂÂȘme un coeur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon Dieu, celui qui sent embraser son coeur de ce feu cĂ©leste cherche Ă l'exhaler, et veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son coeur sur son visage; il n'imaginera jamais d'autre fard. Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Ăâ°pinay m'avait dit, et qu'elle avait adoptĂ©. Ce sommaire consistait en un seul article, savoir, que l'unique devoir de l'homme est de suivre en tout les penchants de son coeur. Cette morale, quand je l'appris, me donna terriblement Ă penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d'esprit. Mais je vis bientĂÂŽt que ce principe Ă©tait rĂ©ellement la rĂšgle de sa conduite, et je n'en eus que trop, dans la suite, la preuve Ă mes dĂ©pens. C'est la doctrine intĂ©rieure dont Diderot m'a tant parlĂ©, mais qu'il ne m'a jamais expliquĂ©e. Je me rappelai les frĂ©quents avis qu'on m'avait donnĂ©s, il y a plusieurs annĂ©es, que cet homme Ă©tait faux, qu'il jouait le sentiment, et surtout qu'il ne m'aimait pas. Je me souvins de plusieurs petites anecdotes que m'avaient lĂ -dessus racontĂ©es M. de Francueil et madame de Chenonceaux, qui ne l'estimaient ni l'un ni l'autre, et qui devaient le connaĂtre, puisque madame de Chenonceaux Ă©tait fille de madame de Rochechouart, intime amie du feu comte de Friese, et que M. de Francueil, trĂšs liĂ© alors avec le vicomte de Polignac, avait beaucoup vĂ©cu au Palais-Royal, prĂ©cisĂ©ment quand Grimm commençait Ă s'y introduire. Tout Paris fut instruit de son dĂ©sespoir aprĂšs la mort du comte de Friese. Il s'agissait de soutenir la rĂ©putation qu'il s'Ă©tait donnĂ©e aprĂšs les rigueurs de mademoiselle de Fel, et dont j'aurais vu la forfanterie mieux que personne, si j'eusse alors Ă©tĂ© moins aveuglĂ©. Il fallut l'entraĂner Ă l'hĂÂŽtel de Castries, oĂÂč il joua dignement son rĂÂŽle, livrĂ© Ă la plus mortelle affliction. LĂ , tous les matins il allait dans le jardin pleurer Ă son aise, tenant sur ses yeux son mouchoir baignĂ© de larmes, tant qu'il Ă©tait en vue de l'hĂÂŽtel; mais au dĂ©tour d'une certaine allĂ©e, des gens auxquels il ne songeait pas le virent mettre Ă l'instant son mouchoir dans sa poche et tirer un livre. Cette observation, qu'on rĂ©pĂ©ta, fut bientĂÂŽt publique dans tout Paris, et presque aussitĂÂŽt oubliĂ©e. Je l'avais oubliĂ©e moi-mĂÂȘme un fait qui me regardait servit Ă me la rappeler. J'Ă©tais Ă l'extrĂ©mitĂ© dans mon lit, rue de Grenelle il Ă©tait Ă la campagne; il vint un matin me voir tout essoufflĂ©, disant qu'il venait d'arriver Ă l'instant mĂÂȘme; je sus un moment aprĂšs qu'il Ă©tait arrivĂ© de la veille, et qu'on l'avait vu au spectacle le mĂÂȘme jour. Il me revint mille faits de cette espĂšce; mais une observation que je fus surpris de faire si tard, me frappa plus que tout cela. J'avais donnĂ© Ă Grimm tous mes amis sans exception; ils Ă©taient tous devenus les siens. Je pouvais si peu me sĂ©parer de lui, que j'aurais Ă peine voulu me conserver l'entrĂ©e d'une maison oĂÂč il ne l'aurait pas eue. Il n'y eut que madame de CrĂ©qui qui refusa de l'admettre, et qu'aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-lĂ . Grimm, de son cĂÂŽtĂ©, se fit d'autres amis, tant de son estoc que de celui du comte de Friese. De tous ces amis-lĂ , jamais un seul n'est devenu le mien; jamais il ne m'a dit un mot, pour m'engager de faire au moins leur connaissance; et de tous ceux que j'ai quelquefois rencontrĂ©s chez lui, jamais un seul ne m'a marquĂ© la moindre bienveillance, pas mĂÂȘme le comte de Friese, chez lequel il demeurait, et avec lequel il m'eĂ»t par consĂ©quent Ă©tĂ© trĂšs agrĂ©able de former quelque liaison; ni le comte de Schomberg, son parent, avec lequel Grimm Ă©tait encore plus familier. Voici plus mes propres amis, dont je fis les siens, et qui tous m'Ă©taient tendrement attachĂ©s avant sa connaissance, changĂšrent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m'a jamais donnĂ© aucun des siens, je lui ai donnĂ© tous les miens, et il a fini par me les tous ĂÂŽter. Si ce sont lĂ des effets de l'amitiĂ©, quels seront donc ceux de la haine? Diderot mĂÂȘme, au commencement, m'avertit plusieurs fois que Grimm, Ă qui je donnais tant de confiance, n'Ă©tait pas mon ami. Dans la suite il changea de langage, quand lui-mĂÂȘme eut cessĂ© d'ĂÂȘtre le mien. La maniĂšre dont j'avais disposĂ© de mes enfants n'avait besoin du concours de personne. J'en instruisis cependant mes amis, uniquement pour les en instruire, pour ne pas paraĂtre Ă leurs yeux meilleur que je n'Ă©tais. Ces amis Ă©taient au nombre de trois Diderot, Grimm, madame d'Ăâ°pinay; Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le seul Ă qui je ne la fis pas. Il la sut cependant; par qui? je l'ignore. Il n'est guĂšre probable que cette infidĂ©litĂ© soit venue de madame d'Ăâ°pinay, qui savait qu'en l'imitant, si j'en eusse Ă©tĂ© capable, j'avais de quoi m'en venger cruellement. Restent Grimm et Diderot, alors si unis en tant de choses, surtout contre moi, qu'il est plus que probable que ce crime leur fut commun. Je parierais que Duclos, Ă qui je n'ai pas dit mon secret, et qui par consĂ©quent en Ă©tait le maĂtre, est le seul qui me l'ait gardĂ©. Grimm et Diderot, dans leur projet de m'ĂÂŽter les gouverneuses, avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues il s'y refusa toujours avec dĂ©dain. Ce ne fut que dans la suite que j'appris de lui tout ce qui s'Ă©tait passĂ© entre eux Ă cet Ă©gard; mais j'en appris dĂšs lors assez par ThĂ©rĂšse, pour voir qu'il y avait Ă tout cela quelque dessein secret, et qu'on voulait disposer de moi, sinon contre mon grĂ©, du moins Ă mon insu; ou bien qu'on voulait faire servir ces deux personnes d'instrument Ă quelque dessein cachĂ©. Tout cela n'Ă©tait assurĂ©ment pas de la droiture. L'opposition de Duclos le prouve sans rĂ©plique. Croira qui voudra que c'Ă©tait de l'amitiĂ©. Cette prĂ©tendue amitiĂ© m'Ă©tait aussi fatale au dedans qu'au dehors. Les longs et frĂ©quents entretiens avec madame le Vasseur depuis plusieurs annĂ©es avaient changĂ© sensiblement cette femme Ă mon Ă©gard, et ce changement ne m'Ă©tait assurĂ©ment pas favorable. De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte? Pourquoi ce profond mystĂšre? La conversation de cette vieille femme Ă©tait-elle donc assez agrĂ©able pour la prendre ainsi en bonne fortune, et assez importante pour en faire un si grand secret? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duraient, ils m'avaient paru risibles; en y repensant alors, je commençai de m'en Ă©tonner. Cet Ă©tonnement eĂ»t Ă©tĂ© jusqu'Ă l'inquiĂ©tude, si j'avais su dĂšs lors ce que cette femme me prĂ©parait. MalgrĂ© le prĂ©tendu zĂšle pour moi dont Grimm se targuait au dehors, et difficile Ă concilier avec le ton qu'il prenait vis-Ă -vis de moi-mĂÂȘme, il ne me revenait rien de lui d'aucun cĂÂŽtĂ© qui fĂ»t Ă mon avantage, et la commisĂ©ration qu'il feignait d'avoir pour moi tendait bien moins Ă me servir qu'Ă m'avilir. Il m'ĂÂŽtait mĂÂȘme, autant qu'il Ă©tait en lui, la ressource du mĂ©tier que je m'Ă©tais choisi, en me dĂ©criant comme un mauvais copiste; et je conviens qu'il disait en cela la vĂ©ritĂ©; mais ce n'Ă©tait pas Ă lui de la dire. Il prouvait que ce n'Ă©tait pas plaisanterie, en se servant d'un autre copiste et en ne me laissant aucune des pratiques qu'il pouvait m'ĂÂŽter. On eĂ»t dit que son projet Ă©tait de me faire dĂ©pendre de lui et de son crĂ©dit pour ma subsistance, et d'en tarir la source jusqu'Ă ce que j'en fusse rĂ©duit lĂ . Tout cela rĂ©sumĂ©, ma raison fit taire enfin mon ancienne prĂ©vention qui parlait encore. Je jugeai son caractĂšre au moins trĂšs suspect; et quant Ă son amitiĂ©, je la dĂ©cidai fausse. Puis, rĂ©solu de ne le plus voir, j'en avertis madame d'Ăâ°pinay, appuyant ma rĂ©solution de plusieurs faits sans rĂ©plique, mais que j'ai maintenant oubliĂ©s. Elle combattit fortement cette rĂ©solution, sans savoir trop que dire aux raisons sur lesquelles elle Ă©tait fondĂ©e. Elle ne s'Ă©tait pas encore concertĂ©e avec lui; mais le lendemain, au lieu de s'expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre trĂšs adroite, qu'ils avaient minutĂ©e ensemble, et par laquelle, sans entrer dans aucun dĂ©tail des faits, elle le justifiait par son caractĂšre concentrĂ©, et, me faisant un crime de l'avoir soupçonnĂ© de perfidie envers son ami, m'exhortait Ă me raccommoder avec lui. Cette lettre m'Ă©branla. Dans une conversation que nous eĂ»mes ensuite, et oĂÂč je la trouvai mieux prĂ©parĂ©e qu'elle n'Ă©tait la premiĂšre fois, j'achevai de me laisser vaincre j'en vins Ă croire que je pouvais avoir mal jugĂ©, et qu'en ce cas j'avais rĂ©ellement, envers un ami, des torts graves que je devais rĂ©parer. Bref, comme j'avais dĂ©jĂ fait plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d'Holbach, moitiĂ© grĂ©, moitiĂ© faiblesse, je fis toutes les avances que j'avais droit d'exiger; j'allai chez Grimm comme un autre George Dandin, lui faire des excuses des offenses qu'il m'avait faites; toujours dans cette fausse persuasion, qui m'a fait faire en ma vie mille bassesses auprĂšs de mes feints amis, qu'il n'y a point de haine qu'on ne dĂ©sarme Ă force de douceur et de bons procĂ©dĂ©s; au lieu qu'au contraire la haine des mĂ©chants ne fait que s'animer davantage par l'impossibilitĂ© de trouver sur quoi la fonder; et le sentiment de leur propre injustice n'est qu'un grief de plus contre celui qui en est l'objet. J'ai, sans sortir de ma propre histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans Grimm et dans Tronchin, devenus mes deux plus incapables ennemis par goĂ»t, par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir allĂ©guer aucun tort d'aucune espĂšce que j'aie eu jamais avec aucun des deux, et dont la rage s'accroĂt de jour en jour, comme celle des tigres, par la facilitĂ© qu'ils trouvent Ă l'assouvir. Je m'attendais que, confus de ma condescendance et de mes avances, Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus tendre amitiĂ©. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je n'avais jamais vue Ă personne. Je n'Ă©tais point du tout prĂ©parĂ© Ă cet accueil. Quand, dans l'embarras d'un rĂÂŽle si peu fait pour moi, j'eus rempli en peu de mots et d'un air timide l'objet qui m'amenait prĂšs de lui, avant de me recevoir en grĂÂące, il prononça, avec beaucoup de majestĂ©, une longue harangue qu'il avait prĂ©parĂ©e, et qui contenait la nombreuse Ă©numĂ©ration de ses rares vertus, et surtout dans l'amitiĂ©. Il appuya sur une chose qui d'abord me frappa beaucoup c'est qu'on lui voyait toujours conserver les mĂÂȘmes amis. Tandis qu'il parlait, je me disais tout bas qu'il serait bien cruel pour moi de faire seul exception Ă cette rĂšgle. Il y revint si souvent et avec tant d'affectation, qu'il me fit penser que, s'il ne suivait en cela que les sentiments de son coeur, il serait moins frappĂ© de cette maxime, et qu'il s'en faisait un art utile Ă ses vues dans les moyens de parvenir. Jusqu'alors j'avais Ă©tĂ© dans le mĂÂȘme cas, j'avais conservĂ© toujours tous mes amis; depuis ma plus tendre enfance, je n'en avais pas perdu un seul, si ce n'est par la mort, et cependant je n'en avais pas fait jusqu'alors la rĂ©flexion ce n'Ă©tait pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque c'Ă©tait un avantage alors commun Ă l'un et Ă l'autre, pourquoi donc s'en targuait-il par prĂ©fĂ©rence, si ce n'est qu'il songeait d'avance Ă me l'ĂÂŽter. Il s'attacha ensuite Ă m'humilier par des preuves de la prĂ©fĂ©rence que nos amis communs lui donnaient sur moi. Je connaissais aussi bien que lui cette prĂ©fĂ©rence; la question Ă©tait Ă quel titre il l'avait obtenue; si c'Ă©tait Ă force de mĂ©rite ou d'adresse, en s'Ă©levant lui-mĂÂȘme, ou en cherchant Ă me rabaisser. Enfin, quand il eut mis Ă son grĂ©, entre lui et moi, toute la distance qui pouvait donner du prix Ă la grĂÂące qu'il m'allait faire, il m'accorda le baiser de paix dans un lĂ©ger embrassement qui ressemblait Ă l'accolade que le roi donne aux nouveaux chevaliers. Je tombais des nues, j'Ă©tais Ă©bahi, je ne savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scĂšne eut l'air de la rĂ©primande qu'un prĂ©cepteur fait Ă son disciple, en lui faisant grĂÂące du fouet. Je n'y pense jamais sans sentir combien sont trompeurs les jugements fondĂ©s sur l'apparence, auxquels le vulgaire donne tant de poids, combien souvent l'audace et la fiertĂ© sont du cĂÂŽtĂ© du coupable, la honte et l'embarras du cĂÂŽtĂ© de l'innocent. Nous Ă©tions rĂ©conciliĂ©s; c'Ă©tait toujours un soulagement pour mon coeur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se doute bien qu'une pareille rĂ©conciliation ne changea pas ses maniĂšres; elle m'ĂÂŽta seulement le droit de m'en plaindre. Aussi pris-je le parti d'endurer tout, et de ne dire plus rien. Tant de chagrins coup sur coup me jetĂšrent dans un accablement qui ne me laissait guĂšre la force de reprendre l'empire de moi-mĂÂȘme. Sans rĂ©ponse de Saint-Lambert, nĂ©gligĂ© de madame d'Houdetot, n'osant plus m'ouvrir Ă personne, je commençai de craindre qu'en faisant de l'amitiĂ© l'idole de mon coeur, je n'eusse employĂ© ma vie qu'Ă sacrifier Ă des chimĂšres. Ăâ°preuve faite, il ne restait de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent conservĂ© toute mon estime, et Ă qui mon coeur pĂ»t donner toute sa confiance Duclos, que depuis ma retraite Ă l'Ermitage j'avais perdu de vue, et Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bien rĂ©parer mes torts envers ce dernier qu'en lui dĂ©chargeant mon coeur sans rĂ©serve, et je rĂ©solus de lui faire pleinement mes confessions, en tout ce qui ne compromettait pas sa maĂtresse. Je ne doute pas que ce choix ne fĂ»t encore un piĂšge de ma passion, pour me tenir plus rapprochĂ© d'elle; mais il est certain que je me serais jetĂ© dans les bras de son amant sans rĂ©serve, que je me serais mis pleinement sous sa conduite, et que j'aurais poussĂ© la franchise aussi loin qu'elle pouvait aller. J'Ă©tais prĂÂȘt Ă lui Ă©crire une seconde lettre, Ă laquelle j'Ă©tais sĂ»r qu'il aurait rĂ©pondu, quand j'appris la triste cause de son silence sur la premiĂšre. Il n'avait pu soutenir jusqu'au bout les fatigues de cette campagne. Madame d'Ăâ°pinay m'apprit qu'il venait d'avoir une attaque de paralysie; et madame d'Houdetot, que son affliction finit par rendre malade elle-mĂÂȘme, et qui fut hors d'Ă©tat de m'Ă©crire sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours aprĂšs, de Paris, oĂÂč elle Ă©tait alors, qu'il se faisait porter Ă Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que cette triste nouvelle m'affligea comme elle; mais je doute que le serrement de coeur qu'elle me donna fĂ»t moins pĂ©nible que sa douleur et ses larmes. Le chagrin de le savoir dans cet Ă©tat, augmentĂ© par la crainte que l'inquiĂ©tude n'eĂ»t contribuĂ© Ă l'y mettre, me toucha plus que tout ce qui m'Ă©tait arrivĂ© jusqu'alors; et je sentis cruellement qu'il me manquait, dans ma propre estime, la force dont j'avais besoin pour supporter tant de dĂ©plaisir. Heureusement, ce gĂ©nĂ©reux ami ne me laissa pas longtemps dans cet accablement; il ne m'oublia pas, malgrĂ© son attaque, et je ne tardai pas d'apprendre par lui-mĂÂȘme que j'avais trop mal jugĂ© de ses sentiments et de son Ă©tat. Mais il est temps d'en venir Ă la grande rĂ©volution de ma destinĂ©e, Ă la catastrophe qui a partagĂ© ma vie en deux parties si diffĂ©rentes, et qui, d'une bien lĂ©gĂšre cause, a tirĂ© de si terribles effets. Un jour que je ne songeais Ă rien moins, madame d'Ăâ°pinay m'envoya chercher. En entrant, j'aperçus dans ses yeux et dans toute sa contenance un air de trouble dont je fus d'autant plus frappĂ© que cet air ne lui Ă©tait point ordinaire, personne au monde ne sachant mieux qu'elle gouverner son visage et ses mouvements. Mon ami, me dit-elle, je pars pour GenĂšve; ma poitrine est en mauvais Ă©tat, ma santĂ© se dĂ©labre au point que, toute chose cessante, il faut que j'aille voir et consulter Tronchin. Cette rĂ©solution, si brusquement prise, et Ă l'entrĂ©e de la mauvaise saison, m'Ă©tonna d'autant plus que je l'avais quittĂ©e trente-six heures auparavant sans qu'il en fĂ»t question. Je lui demandai qui elle emmĂšnerait avec elle. Elle me dit qu'elle emmĂšnerait son fils avec M. de Linant, et puis elle ajouta nĂ©gligemment Et vous, mon ours, ne viendrez-vous pas aussi? Comme je ne crus pas qu'elle parlĂÂąt sĂ©rieusement, sachant que dans la saison oĂÂč nous entrions j'Ă©tais Ă peine en Ă©tat de sortir de ma chambre, je plaisantai sur l'utilitĂ© du cortĂšge d'un malade pour un autre malade; elle parut elle-mĂÂȘme n'en avoir pas fait tout de bon la proposition, et il n'en fut plus question. Nous ne parlĂÂąmes plus que des prĂ©paratifs de son voyage, dont elle s'occupait avec beaucoup de vivacitĂ©, Ă©tant rĂ©solue Ă partir dans quinze jours. Je n'avais pas besoin de beaucoup de pĂ©nĂ©tration pour comprendre qu'il y avait Ă ce voyage un motif secret qu'on me taisait. Ce secret, qui n'en Ă©tait un dans toute la maison que pour moi, fut dĂ©couvert dĂšs le lendemain par ThĂ©rĂšse, Ă qui Teissier, le maĂtre d'hĂÂŽtel, qui le savait de la femme de chambre, le rĂ©vĂ©la. Quoique je ne doive pas ce secret Ă madame d'Ăâ°pinay, puisque je ne le tiens pas d'elle, il est trop liĂ© avec ceux que j'en tiens, pour que je puisse l'en sĂ©parer ainsi je me tairai sur cet article. Mais ces secrets, qui jamais ne sont sortis ni ne sortiront de ma bouche ni de ma plume, ont Ă©tĂ© sus de trop de gens pour pouvoir ĂÂȘtre ignorĂ©s dans tous les entours de madame d'Ăâ°pinay. Instruit du vrai motif de ce voyage, j'aurais reconnu la secrĂšte impulsion d'une main ennemie, dans la tentative de m'y faire le chaperon de madame d'Ăâ°pinay; mais elle avait si peu insistĂ©, que je persistai Ă ne point regarder cette tentative comme sĂ©rieuse, et je ris seulement du beau personnage que j'aurais fait lĂ , si j'eusse eu la sottise de m'en charger. Au reste, elle gagna beaucoup Ă mon refus, car elle vint Ă bout d'engager son mari mĂÂȘme Ă l'accompagner. Quelques jours aprĂšs je reçus de Diderot le billet que je vais transcrire. Ce billet, seulement pliĂ© en deux, de maniĂšre que tout le dedans se lisait sans peine, me fut adressĂ© chez madame d'Ăâ°pinay, et recommandĂ© Ă M. de Linant, le gouverneur du fils et le confident de la mĂšre. Billet de Diderot, liasse A, no 52. "Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin. J'apprends que madame d'Ăâ°pinay va Ă GenĂšve, et je n'entends point dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de madame d'Ăâ°pinay, il faut partir avec elle; mĂ©content, il faut partir beaucoup plus vite. ĂĆ tes-vous surchargĂ© du poids des obligations que vous lui avez? VoilĂ une occasion de vous acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui tĂ©moigner votre reconnaissance? Elle va dans un pays oĂÂč elle sera comme tombĂ©e des nues. Elle est malade elle aura besoin d'amusement et de distraction. L'hiver! voyez, mon ami. L'objection de votre santĂ© peut ĂÂȘtre beaucoup plus forte que je ne la crois. Mais ĂÂȘtes-vous plus mal aujourd'hui que vous ne l'Ă©tiez il y a un mois, et que vous ne le serez au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois d'ici le voyage plus commodĂ©ment qu'aujourd'hui? Pour moi, je vous avoue que si je ne pouvais supporter la chaise, je prendrais un bĂÂąton et je la suivrais. Et puis ne craignez-vous point qu'on ne mĂ©sinterprĂšte votre conduite? On vous soupçonnera, ou d'ingratitude, ou d'un autre motif secret. Je sais bien que, quoi que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous le tĂ©moignage de votre conscience; mais ce tĂ©moignage suffit-il seul, et est-il permis de nĂ©gliger jusqu'Ă certain point celui des autres hommes? Au reste, mon ami, c'est pour m'acquitter avec vous et avec moi que je vous Ă©cris ce billet. S'il vous dĂ©plaĂt, jetez-le au feu, et qu'il n'en soit non plus question que s'il n'eĂ»t jamais Ă©tĂ© Ă©crit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse." Le tremblement de colĂšre, l'Ă©blouissement qui me gagnaient en lisant ce billet, et qui me permirent Ă peine de l'achever, ne m'empĂÂȘchĂšrent pas d'y remarquer l'adresse avec laquelle Diderot y affectait un ton plus doux, plus caressant, plus honnĂÂȘte que dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitait tout au plus de mon cher, sans daigner m'y donner le nom d'ami. Je vis aisĂ©ment le ricochet par lequel me venait ce billet, dont la suscription, la forme et la marche dĂ©celaient mĂÂȘme assez maladroitement le dĂ©tour car nous nous Ă©crivions ordinairement par la poste ou par le messager de Montmorency, et ce fut la premiĂšre et l'unique fois qu'il se servit de cette voie-lĂ . Quand le premier transport de mon indignation me permit d'Ă©crire, je lui traçai prĂ©cipitamment la rĂ©ponse suivante, que je portai sur-le-champ, de l'Ermitage oĂÂč j'Ă©tais pour lors, Ă la Chevrette, pour la montrer Ă madame d'Ăâ°pinay, Ă qui, dans mon aveugle colĂšre, je la voulus lire moi-mĂÂȘme, ainsi que le billet de Diderot. "Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obligations que je puis avoir Ă madame d'Ăâ°pinay, ni jusqu'Ă quel point elles me lient, ni, si elle a rĂ©ellement besoin de moi dans son voyage, ni si elle dĂ©sire que je l'accompagne, ni s'il m'est possible de le faire, ni les raisons que je puis avoir de m'en abstenir. Je ne refuse pas de discuter avec vous tous ces points; mais, en attendant, convenez que me prescrire si affirmativement ce que je dois faire, sans vous ĂÂȘtre mis en Ă©tat d'en juger, c'est, mon cher philosophe, opiner en franc Ă©tourdi. Ce que je vois de pis Ă cela, est que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu d'humeur Ă me laisser mener sous votre nom par le tiers et le quart, je trouve Ă ces ricochets certains dĂ©tours qui ne vont pas Ă votre franchise, et dont vous ferez bien, pour vous et pour moi, de vous abstenir dĂ©sormais. Vous craignez qu'on n'interprĂšte mal ma conduite; mais je dĂ©fie un coeur comme le vĂÂŽtre d'oser mal penser du mien. D'autres peut-ĂÂȘtre parleraient mieux de moi, si je leur ressemblais davantage. Que Dieu me prĂ©serve de me faire approuver d'eux! que les mĂ©chants m'Ă©pient et m'interprĂštent Rousseau n'est pas fait pour les craindre, ni Diderot pour les Ă©couter. Si votre billet m'a dĂ©plu, vous voulez que je le jette au feu, et qu'il n'en soit plus question. Pensez-vous qu'on oublie ainsi ce qui vient de vous? Mon cher, vous faites aussi bon marchĂ© de mes larmes dans les peines que vous me donnez, que de ma vie et de ma santĂ© dans les soins que vous m'exhortez Ă prendre. Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitiĂ© m'en serait plus douce, et j'en deviendrais moins Ă plaindre." En entrant dans la chambre de madame d'Ăâ°pinay, je trouvai Grimm avec elle, et j'en fus charmĂ©. Je leur lus Ă haute et claire voix mes deux lettres avec une intrĂ©piditĂ© dont je ne me serais pas cru capable, et j'y ajoutai, en finissant, quelques discours qui ne la dĂ©mentaient pas. A cette audace inattendue dans un homme ordinairement si craintif, je les vis l'un et l'autre atterrĂ©s, abasourdis, ne rĂ©pondant pas un mot; je vis surtout cet homme arrogant baisser les yeux Ă terre, et n'oser soutenir les Ă©tincelles de mes regards; mais dans le mĂÂȘme instant, au fond de son coeur, il jurait ma perte, et je suis sĂ»r qu'ils la concertĂšrent avant de se sĂ©parer. Ce fut Ă peu prĂšs dans ce temps-lĂ que je reçus enfin, par madame d'Houdetot, la rĂ©ponse de Saint-Lambert liasse A, no 57 datĂ©e encore de Wolfenbuttel, peu de jours aprĂšs son accident, Ă ma lettre, qui avait tardĂ© longtemps en route. Cette rĂ©ponse m'apporta des consolations, dont j'avais grand besoin dans ce moment-lĂ , par les tĂ©moignages d'estime et d'amitiĂ© dont elle Ă©tait pleine, et qui me donnĂšrent le courage et la force de les mĂ©riter. DĂšs ce moment, je fis mon devoir; mais il est constant que si Saint-Lambert se fĂ»t trouvĂ© moins sensĂ©, moins gĂ©nĂ©reux, moins honnĂÂȘte homme, j'Ă©tais perdu sans retour. La saison devenait mauvaise, et l'on commençait Ă quitter la campagne. Madame d'Houdetot me marqua le jour oĂÂč elle comptait venir faire ses adieux Ă la vallĂ©e, et me donna rendez-vous Ă Eaubonne. Ce jour se trouva, par hasard, le mĂÂȘme oĂÂč madame d'Ăâ°pinay quittait la Chevrette pour aller Ă Paris achever les prĂ©paratifs de son voyage. Heureusement elle partit le matin, et j'eus le temps encore, en la quittant, d'aller dĂner avec sa belle-soeur. J'avais la lettre de Saint-Lambert dans ma poche; je la lus plusieurs fois en marchant. Cette lettre me servit d'Ă©gide contre ma faiblesse. Je fis et tins la rĂ©solution de ne plus voir en madame d'Houdetot que mon amie et la maĂtresse de mon ami; et je passai tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec elle quatre ou cinq heures dans un calme dĂ©licieux, prĂ©fĂ©rable infiniment, mĂÂȘme quant Ă la jouissance, Ă ces accĂšs de fiĂšvre ardente que jusqu'alors j'avais eus auprĂšs d'elle. Comme elle savait trop que mon coeur n'Ă©tait pas changĂ©, elle fut sensible aux efforts que j'avais faits pour me vaincre; elle m'en estima davantage, et j'eus le plaisir de voir que son amitiĂ© pour moi n'Ă©tait point Ă©teinte. Elle m'annonça le prochain retour de Saint-Lambert, qui, quoique assez bien rĂ©tabli de son attaque, n'Ă©tait plus en Ă©tat de soutenir les fatigues de la guerre, et quittait le service pour venir vivre paisiblement auprĂšs d'elle. Nous formĂÂąmes le projet charmant d'une Ă©troite sociĂ©tĂ© entre nous trois, et nous pouvions espĂ©rer que l'exĂ©cution de ce projet serait durable, vu que tous les sentiments qui peuvent unir des coeurs sensibles et droits en faisaient la base, et que nous rassemblions Ă nous trois assez de talents et de connaissances pour nous suffire Ă nous-mĂÂȘmes, et n'avoir besoin d'aucun supplĂ©ment Ă©tranger. HĂ©las! en me livrant Ă l'espoir d'une si douce vie, je ne songeais guĂšre Ă celle qui m'attendait. Nous parlĂÂąmes ensuite de ma situation prĂ©sente avec madame d'Ăâ°pinay. Je lui montrai la lettre de Diderot, avec ma rĂ©ponse; je lui dĂ©taillai tout ce qui s'Ă©tait passĂ© Ă ce sujet, et je lui dĂ©clarai la rĂ©solution oĂÂč j'Ă©tais de quitter l'Ermitage. Elle s'y opposa vivement, et par des raisons toutes-puissantes sur mon coeur. Elle me tĂ©moigna combien elle aurait dĂ©sirĂ© que j'eusse fait le voyage de GenĂšve, prĂ©voyant qu'on ne manquerait pas de la compromettre dans mon refus ce que la lettre de Diderot semblait annoncer d'avance. Cependant, comme elle savait mes raisons aussi bien que moi-mĂÂȘme, elle n'insista pas sur cet article, mais elle me conjura d'Ă©viter tout Ă©clat Ă quelque prix que ce pĂ»t ĂÂȘtre, et de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour Ă©loigner l'injuste soupçon qu'elle pĂ»t y avoir part. Je lui dis qu'elle ne m'imposait pas une tĂÂąche aisĂ©e; mais que, rĂ©solu d'expier mes torts au prix mĂÂȘme de ma rĂ©putation, je voulais donner la prĂ©fĂ©rence Ă la sienne, en tout ce que l'honneur me permettrait d'endurer. On connaĂtra bientĂÂŽt si j'ai su remplir cet engagement. Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eĂ»t rien perdu de sa force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je fis ce jour-lĂ . Mais telle fut l'impression que firent sur moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du devoir et l'horreur de la perfidie, que, durant toute cette entrevue, mes sens me laissĂšrent pleinement en paix auprĂšs d'elle, et que je ne fus pas mĂÂȘme tentĂ© de lui baiser la main. En partant, elle m'embrassa devant ses gens. Ce baiser, si diffĂ©rent de ceux que je lui avais dĂ©robĂ©s quelquefois sous les feuillages, me fut garant que j'avais repris l'empire sur moi-mĂÂȘme je suis presque assurĂ© que si mon coeur avait eu le temps de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas trois mois pour ĂÂȘtre guĂ©ri radicalement. Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame d'Houdetot... liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences selon les dispositions de son propre coeur, mais dans lesquelles la passion que m'inspira cette aimable femme, passion la plus vive peut-ĂÂȘtre qu'aucun homme ait jamais sentie, s'honorera toujours, entre le ciel et nous, des rares et pĂ©nibles sacrifices faits par tous deux au devoir, Ă l'honneur, Ă l'amour et Ă l'amitiĂ©. Nous nous Ă©tions trop Ă©levĂ©s aux yeux l'un de l'autre, pour pouvoir nous avilir aisĂ©ment. Il faudrait ĂÂȘtre indigne de toute estime, pour se rĂ©soudre Ă en perdre une de si haut prix; et l'Ă©nergie mĂÂȘme des sentiments qui pouvaient nous rendre coupables fut ce qui nous empĂÂȘcha de le devenir. C'est ainsi qu'aprĂšs une si longue amitiĂ© pour l'une de ces deux femmes, et un si vif amour pour l'autre, je leur fis sĂ©parĂ©ment mes adieux en un mĂÂȘme jour, Ă l'une pour ne la revoir de ma vie, Ă l'autre pour ne la revoir que deux fois dans les occasions que je dirai ci-aprĂšs. AprĂšs leur dĂ©part, je me trouvai dans un grand embarras pour remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suites de mes imprudences. Si j'eusse Ă©tĂ© dans mon Ă©tat naturel, aprĂšs la proposition et le refus du voyage de GenĂšve, je n'avais qu'Ă rester tranquille, et tout Ă©tait dit. Mais j'en avais sottement fait une affaire qui ne pouvait rester dans l'Ă©tat oĂÂč elle Ă©tait, et je ne pouvais me dispenser de toute ultĂ©rieure explication qu'en quittant l'Ermitage; ce que je venais de promettre Ă madame d'Houdetot de ne pas faire, au moins pour le moment prĂ©sent. De plus, elle avait exigĂ© que j'excusasse auprĂšs de mes soi-disant amis le refus de ce voyage, afin qu'on ne lui imputĂÂąt pas ce refus. Cependant je n'en pouvais allĂ©guer la vĂ©ritable cause sans outrager madame d'Ăâ°pinay, Ă qui je devais certainement de la reconnaissance, aprĂšs tout ce qu'elle avait fait pour moi. Tout bien considĂ©rĂ©, je me trouvais dans la dure mais indispensable alternative de manquer Ă madame d'Ăâ°pinay, Ă madame d'Houdetot, ou Ă moi-mĂÂȘme, et je pris le dernier parti. Je le pris hautement, pleinement, sans tergiverser, et avec une gĂ©nĂ©rositĂ© digne assurĂ©ment de laver les fautes qui m'avaient rĂ©duit Ă cette extrĂ©mitĂ©. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont su tirer parti, et qu'ils attendaient peut-ĂÂȘtre, a fait la ruine de ma rĂ©putation, et m'a ĂÂŽtĂ©, par leurs soins, l'estime publique; mais il m'a rendu la mienne, et m'a consolĂ© dans mes malheurs. Ce n'est pas la derniĂšre fois, comme on verra, que j'ai fait de pareils sacrifices, ni la derniĂšre aussi qu'on s'en est prĂ©valu pour m'accabler. Grimm Ă©tait le seul qui parĂ»t n'avoir pris aucune part dans cette affaire, et ce fut Ă lui que je rĂ©solus de m'adresser. Je lui Ă©crivis une longue lettre, dans laquelle j'exposai le ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de GenĂšve, l'inutilitĂ©, l'embarras mĂÂȘme dont j'y aurais Ă©tĂ© Ă madame d'Ăâ°pinay, et les inconvĂ©nients qui en auraient rĂ©sultĂ© pour moi-mĂÂȘme. Je ne rĂ©sistai pas, dans cette lettre, Ă la tentation de lui laisser voir que j'Ă©tais instruit, et qu'il me paraissait singulier qu'on prĂ©tendĂt que c'Ă©tait Ă moi de faire ce voyage, tandis que lui-mĂÂȘme s'en dispensait, et qu'on ne faisait pas mention de lui. Cette lettre, oĂÂč, faute de pouvoir dire nettement mes raisons, je fus forcĂ© de battre souvent la campagne, m'aurait donnĂ© dans le public l'apparence de bien des torts; mais elle Ă©tait un exemple de retenue et de discrĂ©tion pour les gens qui, comme Grimm, Ă©taient au fait des choses que j'y taisais, et qui justifiaient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas mĂÂȘme de mettre un prĂ©jugĂ© de plus contre moi, en prĂÂȘtant l'avis de Diderot Ă mes autres amis, pour insinuer que madame d'Houdetot avait pensĂ© de mĂÂȘme, comme il Ă©tait vrai, et taisant que, sur mes raisons, elle avait changĂ© d'avis. Je ne pouvais mieux la disculper du soupçon de conniver avec moi, qu'en paraissant, sur ce point, mĂ©content d'elle. Cette lettre finissait par un acte de confiance, dont tout autre homme aurait Ă©tĂ© touchĂ©; car en exhortant Grimm Ă peser mes raisons et Ă me marquer aprĂšs cela son avis, je lui marquais que cet avis serait suivi, quel qu'il pĂ»t ĂÂȘtre et c'Ă©tait mon intention, eĂ»t-il mĂÂȘme opinĂ© pour mon dĂ©part; car M. d'Ăâ°pinay s'Ă©tant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien prenait alors un coup d'oeil tout diffĂ©rent au lieu que c'Ă©tait moi d'abord qu'on voulut charger de cet emploi, et qu'il ne fut question de lui qu'aprĂšs mon refus. La rĂ©ponse de Grimm se fit attendre; elle fut singuliĂšre. Je vais la transcrire ici voyez liasse A, no 59. "Le dĂ©part de madame d'Ăâ°pinay est reculĂ©; son fils est malade; il faut attendre qu'il soit rĂ©tabli. Je rĂÂȘverai Ă votre lettre. Tenez-vous tranquille Ă votre Ermitage. Je vous ferai passer mon avis Ă temps. Comme elle ne partira sĂ»rement pas de quelques jours, rien ne presse. En attendant, si vous le jugez Ă propos, vous pouvez lui faire vos offres, quoique cela me paraisse encore assez Ă©gal. Car, connaissant votre position aussi bien que vous-mĂÂȘme, je ne doute point qu'elle ne rĂ©ponde Ă vos offres comme elle le doit; et tout ce que je vois Ă gagner Ă cela, c'est que vous pourrez dire Ă ceux qui vous pressent, que si vous n'avez pas Ă©tĂ©, ce n'est pas faute de vous ĂÂȘtre offert. Au reste, je ne vois pas pourquoi vous voulez absolument que le philosophe soit le porte-voix de tout le monde; et parce que son avis est que vous partiez, pourquoi vous vous imaginez que tous vos amis prĂ©tendent la mĂÂȘme chose. Si vous Ă©crivez Ă madame d'Ăâ°pinay, sa rĂ©ponse peut vous servir de rĂ©plique Ă tous ses amis, puisqu'il vous tient tant Ă coeur de leur rĂ©pliquer. Adieu je salue madame le Vasseur et le Criminel." FrappĂ© d'Ă©tonnement en lisant cette lettre, je cherchais avec inquiĂ©tude ce qu'elle pouvait signifier, et je ne trouvais rien. Comment! au lieu de me rĂ©pondre avec simplicitĂ© sur la mienne, il prend du temps pour y rĂÂȘver, comme si celui qu'il avait dĂ©jĂ pris ne lui avait pas suffi! Il m'avertit mĂÂȘme de la suspension dans laquelle il me veut tenir, comme s'il s'agissait d'un problĂšme Ă rĂ©soudre, ou comme s'il importait Ă ses vues de m'ĂÂŽter tout moyen de pĂ©nĂ©trer son sentiment jusqu'au moment qu'il voudrait me le dĂ©clarer! Que signifient donc ces prĂ©cautions, ces retardements, ces mystĂšres? Est-ce ainsi qu'on rĂ©pond Ă la confiance? Cette allure est-elle celle de la droiture et de la bonne foi? Je cherchais en vain quelque interprĂ©tation favorable Ă cette conduite; je n'en trouvais point. Quel que fĂ»t son dessein, s'il m'Ă©tait contraire, sa position en facilitait l'exĂ©cution, sans que, par la mienne, il me fĂ»t possible d'y mettre obstacle. En faveur dans la maison d'un grand prince, rĂ©pandu dans le monde, donnant le ton Ă nos communes sociĂ©tĂ©s, dont il Ă©tait l'oracle, il pouvait, avec son adresse ordinaire, disposer Ă son aise de toutes ses machines; et moi, seul dans mon Ermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans aucune communication, je n'avais d'autre parti que d'attendre et rester en paix; seulement j'Ă©crivis Ă madame d'Ăâ°pinay, sur la maladie de son fils, une lettre aussi honnĂÂȘte qu'elle pouvait l'ĂÂȘtre, mais oĂÂč je ne donnai pas dans le piĂšge de lui offrir de partir avec elle. AprĂšs des siĂšcles d'attente dans la cruelle incertitude oĂÂč cet homme barbare m'avait plongĂ©, j'appris au bout de huit ou dix jours que madame d'Ăâ°pinay Ă©tait partie, et je reçus de lui une seconde lettre. Elle n'Ă©tait que de sept Ă huit lignes, que je n'achevai pas de lire.... C'Ă©tait une rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale haine les peut dicter, et qui mĂÂȘme devenaient bĂÂȘtes Ă force de vouloir ĂÂȘtre offensants. Il me dĂ©fendait sa prĂ©sence comme il m'aurait dĂ©fendu ses Ăâ°tats. Il ne manquait Ă sa lettre, pour faire rire, que d'ĂÂȘtre lue avec plus de sang-froid. Sans la transcrire, sans mĂÂȘme en achever la lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ avec celle-ci "Je me refusais Ă ma juste dĂ©fiance, j'achĂšve trop tard de vous connaĂtre. VoilĂ donc la lettre que vous vous ĂÂȘtes donnĂ© le loisir de mĂ©diter je vous la renvoie; elle n'est pas pour moi. Vous pouvez montrer la mienne Ă toute la terre, et me haĂÂŻr ouvertement; ce sera de votre part une faussetĂ© de moins." Ce que je lui disais, qu'il pouvait montrer ma prĂ©cĂ©dente lettre, se rapportait Ă un article de la sienne sur lequel on pourra juger de la profonde adresse qu'il mit Ă toute cette affaire. J'ai dit que, pour des gens qui n'Ă©taient pas au fait, ma lettre pouvait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie; mais comment se prĂ©valoir de cet avantage sans se compromettre? En montrant cette lettre, il s'exposait au reproche d'abuser de la confiance de son ami. Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la façon la plus piquante qu'il fĂ»t possible, et de me faire valoir dans sa lettre la grĂÂące qu'il me faisait de ne pas montrer la mienne. Il Ă©tait bien sĂ»r que, dans l'indignation de ma colĂšre, je me refuserais Ă sa feinte discrĂ©tion, et lui permettrais de montrer ma lettre Ă tout le monde c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce qu'il voulait, et tout arriva comme il l'avait arrangĂ©. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des commentaires de sa façon, qui pourtant n'eurent pas tout le succĂšs qu'il s'en Ă©tait promis. On ne trouva pas que la permission de montrer ma lettre, qu'il avait su m'extorquer, l'exemptĂÂąt du blĂÂąme de m'avoir si lĂ©gĂšrement pris au mot pour me nuire. On demandait toujours quels torts personnels j'avais avec lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin l'on trouvait que, quand j'aurais eu de tels torts qui l'auraient obligĂ© de rompre, l'amitiĂ©, mĂÂȘme Ă©teinte, avait encore des droits qu'il aurait dĂ» respecter. Mais malheureusement Paris est frivole; ces remarques du moment s'oublient; l'absent infortunĂ© se nĂ©glige; l'homme qui prospĂšre en impose par sa prĂ©sence; le jeu de l'intrigue et de la mĂ©chancetĂ© se soutient, se renouvelle, et bientĂÂŽt son effet, sans cesse renaissant, efface tout ce qui l'a prĂ©cĂ©dĂ©. VoilĂ comment, aprĂšs m'avoir si longtemps trompĂ©, cet homme enfin quitta pour moi son masque, persuadĂ© que, dans l'Ă©tat oĂÂč il avait amenĂ© les choses, il cessait d'en avoir besoin. SoulagĂ© de la crainte d'ĂÂȘtre injuste envers ce misĂ©rable, je l'abandonnai Ă son propre coeur, et cessai de penser Ă lui. Huit jours aprĂšs avoir reçu cette lettre, je reçus de madame d'Ăâ°pinay sa rĂ©ponse, datĂ©e de GenĂšve, Ă ma prĂ©cĂ©dente liasse B, no 10. Je compris, au ton qu'elle y prenait pour la premiĂšre fois de sa vie, que l'un et l'autre, comptant sur le succĂšs de leurs mesures, agissaient de concert, et que, me regardant comme un homme perdu sans ressource, ils se livraient dĂ©sormais sans risque au plaisir d'achever de m'Ă©craser. Mon Ă©tat, en effet, Ă©tait des plus dĂ©plorables. Je voyais s'Ă©loigner de moi tous mes amis, sans qu'il me fĂ»t possible de savoir ni comment ni pourquoi. Diderot, qui se vantait de me rester, de me rester seul, et qui depuis trois mois me promettait une visite, ne venait point. L'hiver commençait Ă se faire sentir, et avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon tempĂ©rament, quoique vigoureux, n'avait pu soutenir les combats de tant de passions contraires. J'Ă©tais dans un Ă©puisement qui ne me laissait ni force ni courage pour rĂ©sister Ă rien; quand mes engagements, quand les continuelles reprĂ©sentations de Diderot et de madame d'Houdetot m'auraient permis en ce moment de quitter l'Ermitage, je ne savais ni oĂÂč aller ni comment me traĂner. Je restais immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser. La seule idĂ©e d'un pas Ă faire, d'une lettre Ă Ă©crire, d'un mot Ă dire, me faisait frĂ©mir. Je ne pouvais cependant laisser la lettre de madame d'Ăâ°pinay sans rĂ©plique, Ă moins de m'avouer digne des traitements dont elle et son ami m'accablaient. Je pris le parti de lui notifier mes sentiments et mes rĂ©solutions, ne doutant pas un moment que, par humanitĂ©, par gĂ©nĂ©rositĂ©, par biensĂ©ance, par les bons sentiments que j'avais cru voir en elle malgrĂ© les mauvais, elle ne s'empressĂÂąt d'y souscrire. Voici ma lettre. "A l'Ermitage, le 23 novembre 1757. Si l'on mourait de douleur, je ne serais pas en vie. Mais enfin j'ai pris mon parti. L'amitiĂ© est Ă©teinte entre nous, madame; mais celle qui n'est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je n'ai point oubliĂ© vos bontĂ©s pour moi, et vous pouvez compter de ma part sur toute la reconnaissance qu'on peut avoir pour quelqu'un qu'on ne doit plus aimer. Toute autre explication serait inutile j'ai pour moi ma conscience, et vous renvoie Ă la vĂÂŽtre. J'ai voulu quitter l'Ermitage, et je le devais. Mais on prĂ©tend qu'il faut que j'y reste jusqu'au printemps; et puisque mes amis le veulent, j'y resterai jusqu'au printemps, si vous y consentez." Cette lettre Ă©crite et partie, je ne pensai plus qu'Ă me tranquilliser Ă l'Ermitage, en y soignant ma santĂ©, tĂÂąchant de recouvrer des forces, et de prendre des mesures pour en sortir au printemps, sans bruit et sans afficher une rupture. Mais ce n'Ă©tait pas lĂ le compte de monsieur Grimm et de madame d'Ăâ°pinay, comme on verra dans un moment. Quelques jours aprĂšs, j'eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot cette visite si souvent promise et manquĂ©e. Elle ne pouvait venir plus Ă propos; c'Ă©tait mon plus ancien ami; c'Ă©tait presque le seul qui me restĂÂąt on peut juger du plaisir que j'eus Ă le voir dans ces circonstances. J'avais le coeur plein, je l'Ă©panchai dans le sien. Je l'Ă©clairai sur beaucoup de faits qu'on lui avait tus, dĂ©guisĂ©s ou supposĂ©s. Je lui appris, de tout ce qui s'Ă©tait passĂ©, ce qui m'Ă©tait permis de lui dire. Je n'affectai point de lui taire ce qu'il ne savait que trop, qu'un amour aussi malheureux qu'insensĂ© avait Ă©tĂ© l'instrument de ma perte; mais je ne convins jamais que madame d'Houdetot en fĂ»t instruite, ou du moins que je le lui eusse dĂ©clarĂ©. Je lui parlai des indignes manoeuvres de madame d'Ăâ°pinay pour surprendre les lettres trĂšs innocentes que sa belle-soeur m'Ă©crivait. Je voulus qu'il apprĂt ces dĂ©tails de la bouche mĂÂȘme des personnes qu'elle avait tentĂ© de sĂ©duire. ThĂ©rĂšse le lui fit exactement mais que devins-je quand ce fut le tour de la mĂšre, et que je l'entendis dĂ©clarer et soutenir que rien de cela n'Ă©tait Ă sa connaissance! Ce furent ses termes, et jamais elle ne s'en dĂ©partit. Il n'y avait pas quatre jours qu'elle m'en avait rĂ©pĂ©tĂ© le rĂ©cit Ă moi-mĂÂȘme, et elle me dĂ©ment en face devant mon ami! Ce trait me parut dĂ©cisif, et je sentis alors vivement mon imprudence d'avoir gardĂ© si longtemps une pareille femme auprĂšs de moi. Je ne m'Ă©tendis point en invectives contre elle; Ă peine daignai-je lui dire quelques mots de mĂ©pris. Je sentis ce que je devais Ă la fille, dont l'inĂ©branlable droiture contrastait avec l'indigne lĂÂąchetĂ© de la mĂšre. Mais dĂšs lors mon parti fut pris sur le compte de la vieille, et je n'attendis que le moment de l'exĂ©cuter. Ce moment vint plus tĂÂŽt que je ne l'avais attendu. Le 10 dĂ©cembre, je reçus de madame d'Ăâ°pinay rĂ©ponse Ă ma prĂ©cĂ©dente lettre. En voici le contenu "A GenĂšve, le 1er dĂ©cembre 1757. Liasse B, no 11. AprĂšs vous avoir donnĂ©, pendant plusieurs annĂ©es, toutes les marques possibles d'amitiĂ© et d'intĂ©rĂÂȘt, il ne me reste qu'Ă vous plaindre. Vous ĂÂȘtes bien malheureux. Je dĂ©sire que votre conscience soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourrait ĂÂȘtre nĂ©cessaire au repos de votre vie. Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage, et que vous le deviez, je suis Ă©tonnĂ©e que vos amis vous aient retenu. Pour moi, je ne consulte point les miens sur mes devoirs, et je n'ai plus rien Ă vous dire sur les vĂÂŽtres." Un congĂ© si imprĂ©vu, mais si nettement prononcĂ©, ne me laissa pas un instant Ă balancer. Il fallait sortir sur-le-champ, quelque temps qu'il fĂt, en quelque Ă©tat que je fusse, dussĂ©-je coucher dans les bois et sur la neige, dont la terre Ă©tait alors couverte, et quoi que pĂ»t dire et faire madame d'Houdetot; car je voulais bien lui complaire en tout, mais non pas jusqu'Ă l'infamie. Je me trouvai dans le plus terrible embarras oĂÂč j'aie Ă©tĂ© de mes jours; mais ma rĂ©solution Ă©tait prise je jurai, quoi qu'il arrivĂÂąt, de ne pas coucher Ă l'Ermitage le huitiĂšme jour. Je me mis en devoir de sortir mes effets, dĂ©terminĂ© Ă les laisser en plein champ, plutĂÂŽt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine; car je voulais surtout que tout fĂ»t fait avant qu'on pĂ»t Ă©crire Ă GenĂšve, et recevoir rĂ©ponse. J'Ă©tais d'un courage que je ne m'Ă©tais jamais senti; toutes mes forces Ă©taient revenues. L'honneur et l'indignation m'en rendirent sur lesquelles madame d'Ăâ°pinay n'avait pas comptĂ©. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de CondĂ©, entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite maison qu'il avait Ă son jardin de Mont-Louis, Ă Montmorency. J'acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marchĂ© fut bientĂÂŽt fait; je fis en hĂÂąte acheter quelques meubles, avec ceux que j'avais dĂ©jĂ , pour nous coucher ThĂ©rĂšse et moi. Je fis charrier mes effets Ă grand'peine et Ă grands frais malgrĂ© la glace et la neige, mon dĂ©mĂ©nagement fut fait dans deux jours, et le 15 dĂ©cembre je rendis les clefs de l'Ermitage, aprĂšs avoir payĂ© les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer. Quant Ă madame le Vasseur, je lui dĂ©clarai qu'il fallait nous sĂ©parer sa fille voulut m'Ă©branler; je fus inflexible. Je la fis partir pour Paris, dans la voiture du messager, avec tous les effets et meubles que sa fille et elle avaient en commun. Je lui donnai quelque argent, et je m'engageai Ă lui payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs, Ă pourvoir Ă sa subsistance autant qu'il me serait possible, et Ă ne jamais la laisser manquer de pain, tant que j'en aurais moi-mĂÂȘme. Enfin le surlendemain de mon arrivĂ©e Ă Mont-Louis, j'Ă©crivis Ă madame d'Ăâ°pinay la lettre suivante "A Montmorency, le 17 dĂ©cembre 1757. Rien n'est si simple et si nĂ©cessaire, madame, que de dĂ©loger de votre maison, quand vous n'approuvez pas que j'y reste. Sur votre refus de consentir que je passasse Ă l'Ermitage le reste de l'hiver, je l'ai donc quittĂ© le 15 dĂ©cembre. Ma destinĂ©e Ă©tait d'y entrer malgrĂ© moi, et d'en sortir de mĂÂȘme. Je vous remercie du sĂ©jour que vous m'avez engagĂ© d'y faire, et je vous en remercierais davantage si je l'avais payĂ© moins cher. Au reste, vous avez raison de me croire malheureux; personne au monde ne sait mieux que vous combien je dois l'ĂÂȘtre. Si c'est un malheur de se tromper sur le choix de ses amis, c'en est un autre non moins cruel de revenir d'une erreur si douce." Tel est le narrĂ© fidĂšle de ma demeure Ă l'Ermitage, et des raisons qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce rĂ©cit, et il importait de le suivre avec la plus grande exactitude, cette Ă©poque de ma vie ayant eu sur la suite une influence qui s'Ă©tendra jusqu'Ă mon dernier jour. LIVRE DIXIĂËME 1758 La force extraordinaire qu'une effervescence passagĂšre m'avait donnĂ©e pour quitter l'Ermitage m'abandonna sitĂÂŽt que j'en fus dehors. A peine fus-je Ă©tabli dans ma nouvelle demeure, que de vives et frĂ©quentes attaques de mes rĂ©tentions se compliquĂšrent avec l'incommoditĂ© nouvelle d'une descente qui me tourmentait depuis quelque temps, sans que je susse que c'en Ă©tait une. Je tombai bientĂÂŽt dans les plus cruels accidents. Le mĂ©decin Thierry, mon ancien ami, vint me voir, et m'Ă©claira sur mon Ă©tat. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l'appareil des infirmitĂ©s de l'ĂÂąge rassemblĂ© autour de moi me fit durement sentir qu'on n'a plus le coeur jeune impunĂ©ment, quand le corps a cessĂ© de l'ĂÂȘtre. La belle saison ne me rendit point mes forces, et je passai toute l'annĂ©e 1758 dans un Ă©tat de langueur qui me fit croire que je touchais Ă la fin de ma carriĂšre. J'en voyais approcher le terme avec une sorte d'empressement. Revenu des chimĂšres de l'amitiĂ©, dĂ©tachĂ© de tout ce qui m'avait fait aimer la vie, je n'y voyais plus rien qui pĂ»t me la rendre agrĂ©able je n'y voyais plus que des maux et des misĂšres qui m'empĂÂȘchaient de jouir de moi. J'aspirais au moment d'ĂÂȘtre libre et d'Ă©chapper Ă mes ennemis. Mais reprenons le fil des Ă©vĂ©nements. Il paraĂt que ma retraite Ă Montmorency dĂ©concerta madame d'Ăâ°pinay vraisemblablement elle ne s'y Ă©tait pas attendue. Mon triste Ă©tat, la rigueur de la saison, l'abandon gĂ©nĂ©ral oĂÂč je me trouvais, tout leur faisait croire, Ă Grimm et Ă elle, qu'en me poussant Ă la derniĂšre extrĂ©mitĂ© ils me rĂ©duiraient Ă crier merci, et Ă m'avilir aux derniĂšres bassesses pour ĂÂȘtre laissĂ© dans l'asile dont l'honneur m'ordonnait de sortir. Je dĂ©logeai si brusquement, qu'ils n'eurent pas le temps de prĂ©venir le coup; et il ne leur resta plus que le choix de jouer Ă quitte ou double, et d'achever de me perdre, ou de tĂÂącher de me ramener. Grimm prit le premier parti mais je crois que madame d'Ăâ°pinay eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© l'autre; et j'en juge par sa rĂ©ponse Ă ma derniĂšre lettre, oĂÂč elle radoucit beaucoup le ton qu'elle avait pris dans les prĂ©cĂ©dentes, et oĂÂč elle semblait ouvrir la porte Ă un raccommodement. Le long retard de cette rĂ©ponse, qu'elle me fit attendre un mois entier, indique assez l'embarras oĂÂč elle se trouvait pour lui donner un tour convenable, et les dĂ©libĂ©rations dont elle la fit prĂ©cĂ©der. Elle ne pouvait s'avancer plus loin sans se commettre mais aprĂšs ses lettres prĂ©cĂ©dentes, et aprĂšs ma brusque sortie de sa maison, l'on ne peut qu'ĂÂȘtre frappĂ© du soin qu'elle prend, dans cette lettre, de n'y pas laisser glisser un seul mot dĂ©sobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu'on en juge. "A GenĂšve, le 17 janvier 1758 Liasse B, no 23. Je n'ai reçu votre lettre du 17 dĂ©cembre, monsieur, qu'hier. On me l'a envoyĂ©e dans une caisse remplie de diffĂ©rentes choses, qui a Ă©tĂ© tout ce temps en chemin. Je ne rĂ©pondrai qu'Ă l'apostille quant Ă la lettre, je ne l'entends pas bien, et si nous Ă©tions dans le cas de nous expliquer, je voudrais bien mettre tout ce qui s'est passĂ© sur le compte d'un malentendu. Je reviens Ă l'apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que nous Ă©tions convenus que les gages du jardinier de l'Ermitage passeraient par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu'il dĂ©pendait de vous, et pour vous Ă©viter des scĂšnes aussi ridicules et indĂ©centes qu'en avait fait son prĂ©dĂ©cesseur. La preuve en est que les premiers quartiers de ses gages vous ont Ă©tĂ© remis, et que j'Ă©tais convenue avec vous, peu de jours avant mon dĂ©part, de vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fĂtes d'abord difficultĂ© mais ces avances, je vous avais priĂ© de les faire; il Ă©tait simple de m'acquitter, et nous en convĂnmes. Cahouet m'a marquĂ© que vous n'avez point voulu recevoir cet argent. Il y a assurĂ©ment du quiproquo lĂ -dedans. Je donne ordre qu'on vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi vous voudriez payer mon jardinier, malgrĂ© nos conventions, et au delĂ mĂÂȘme du terme que vous avez habitĂ© l'Ermitage. Je compte donc, monsieur, que, vous rappelant tout ce que j'ai l'honneur de vous dire, vous ne refuserez pas d'ĂÂȘtre remboursĂ© de l'avance que vous avez bien voulu faire pour moi." AprĂšs tout ce qui s'Ă©tait passĂ©, ne pouvant plus prendre de confiance en madame d'Ăâ°pinay, je ne voulus point renouer avec elle; je ne rĂ©pondis point Ă cette lettre, et notre correspondance finit lĂ . Voyant mon parti pris, elle prit le sien; et entrant alors dans toutes les vues de Grimm et de la coterie holbachique, elle unit ses efforts aux leurs pour me couler Ă fond. Tandis qu'ils travaillaient Ă Paris, elle travaillait Ă GenĂšve. Grimm, qui dans la suite alla l'y joindre, acheva ce qu'elle avait commencĂ©. Tronchin, qu'ils n'eurent pas de peine Ă gagner, les seconda puissamment, et devint le plus furieux de mes persĂ©cuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non plus que Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois d'accord semĂšrent sourdement dans GenĂšve le germe qu'on y vit Ă©clore quatre ans aprĂšs. Ils eurent plus de peine Ă Paris oĂÂč j'Ă©tais plus connu, et oĂÂč les coeurs, moins disposĂ©s Ă la haine, n'en reçurent pas si aisĂ©ment les impressions. Pour porter leurs coups avec plus d'adresse, ils commencĂšrent par dĂ©biter que c'Ă©tait moi qui les avais quittĂ©s Voyez la lettre de Deleyre, liasse B, no 30. De lĂ , feignant d'ĂÂȘtre toujours mes amis, ils semaient adroitement leurs accusations malignes, comme des plaintes de l'injustice de leur ami. Cela faisait que, moins en garde, on Ă©tait plus portĂ© Ă les Ă©couter et Ă me blĂÂąmer. Les sourdes accusations de perfidie et d'ingratitude se dĂ©bitaient avec plus de prĂ©caution, et par lĂ mĂÂȘme avec plus d'effet. Je sus qu'ils m'imputaient des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient consister. Tout ce que je pus dĂ©duire de la rumeur publique fut qu'elle se rĂ©duisait Ă ces quatre crimes capitaux 1ð. ma retraite Ă la campagne; 2ð. mon amour pour madame d'Houdetot; 3ð. refus d'accompagner Ă GenĂšve madame d'Ăâ°pinay; 4ð. sortie de l'Ermitage. S'ils y ajoutĂšrent d'autres griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu'il m'a Ă©tĂ© parfaitement impossible d'apprendre jamais quel en Ă©tait le sujet. C'est donc ici que je crois pouvoir fixer l'Ă©tablissement d'un systĂšme adoptĂ© depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrĂšs et un succĂšs si rapides, qu'il tiendrait du prodige, pour qui ne saurait pas quelle facilitĂ© tout ce qui favorise la malignitĂ© des hommes trouve Ă s'Ă©tablir. Il faut tĂÂącher d'expliquer en peu de mots ce que cet obscur et profond systĂšme a de visible Ă mes yeux. Avec un nom dĂ©jĂ cĂ©lĂšbre et connu dans toute l'Europe, j'avais conservĂ© la simplicitĂ© de mes premiers goĂ»ts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s'appelait parti, faction, cabale, m'avait maintenu libre, indĂ©pendant, sans autre chaĂne que les attachements de mon coeur. Seul, Ă©tranger, isolĂ©, sans appui, sans famille, ne tenant qu'Ă mes principes et Ă mes devoirs, je suivais avec intrĂ©piditĂ© les routes de la droiture, ne flattant, ne mĂ©nageant jamais personne aux dĂ©pens de la justice et de la vĂ©ritĂ©. De plus, retirĂ© depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde, sans ĂÂȘtre instruit ni curieux de rien, je vivais Ă quatre lieues de Paris, aussi sĂ©parĂ© de cette capitale par mon incurie, que je l'aurais Ă©tĂ© par les mers dans l'Ăle de Tinian. Grimm, Diderot, d'Holbach, au contraire, au centre du tourbillon, vivaient rĂ©pandus dans le plus grand monde, et s'en partageaient presque entre eux toutes les sphĂšres. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de concert se faire Ă©couter partout. On doit voir dĂ©jĂ l'avantage que cette position donne Ă trois hommes bien unis contre un quatriĂšme, dans celle oĂÂč je me trouvais. Il est vrai que Diderot et d'Holbach n'Ă©taient pas du moins je ne puis le croire gens Ă tramer des complots bien noirs; l'un n'en avait pas la mĂ©chancetĂ©, ni l'autre l'habiletĂ© mais c'Ă©tait en cela mĂÂȘme que la partie Ă©tait mieux liĂ©e. Grimm seul formait son plan dans sa tĂÂȘte, et n'en montrait aux deux autres que ce qu'ils avaient besoin de voir pour concourir Ă l'exĂ©cution. L'ascendant qu'il avait pris sur eux rendait ce concours facile, et l'effet du tout rĂ©pondait Ă la supĂ©rioritĂ© de son talent. Ce fut avec ce talent supĂ©rieur que, sentant l'avantage qu'il pouvait tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renverser ma rĂ©putation de fond en comble, et de m'en faire une tout opposĂ©e, sans se compromettre, en commençant par Ă©lever autour de moi un Ă©difice de tĂ©nĂšbres qu'il me fĂ»t impossible de percer pour Ă©clairer ses manoeuvres, et pour le dĂ©masquer. Cette entreprise Ă©tait difficile, en ce qu'il en fallait pallier l'iniquitĂ© aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il fallait tromper les honnĂÂȘtes gens; il fallait Ă©carter de moi tout le monde, ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je! il ne fallait pas laisser percer un seul mot de vĂ©ritĂ© jusqu'Ă moi. Si un seul homme gĂ©nĂ©reux me fĂ»t venu dire Vous faites le vertueux, cependant voilĂ comme on vous traite, et voilĂ sur quoi l'on vous juge qu'avez-vous Ă dire? La vĂ©ritĂ© triomphait, et Grimm Ă©tait perdu. Il le savait; mais il a sondĂ© son propre coeur, et n'a estimĂ© les hommes que ce qu'ils valent. Je suis fĂÂąchĂ©, pour l'honneur de l'humanitĂ©, qu'il ait calculĂ© si juste. En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour ĂÂȘtre sĂ»rs, devaient ĂÂȘtre lents. Il y a douze ans qu'il suit son plan, et le plus difficile reste encore Ă faire c'est d'abuser le public entier. Il y reste des yeux qui l'ont suivi de plus prĂšs qu'il ne pense. Il le craint, et n'ose encore exposer sa trame au grand jour. Mais il a trouvĂ© le peu difficile moyen d'y faire entrer la puissance, et cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la puissance se piquant peu de droiture pour l'ordinaire, et beaucoup moins de franchise, il n'a plus guĂšre Ă craindre l'indiscrĂ©tion de quelque homme de bien; car il a besoin surtout que je sois environnĂ© de tĂ©nĂšbres impĂ©nĂ©trables, et que son complot me soit toujours cachĂ©, sachant bien qu'avec quelque art qu'il en ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait jamais mes regards. Sa grande adresse est de paraĂtre me mĂ©nager en me diffamant, et de donner encore Ă sa perfidie l'air de la gĂ©nĂ©rositĂ©. Je sentis les premiers effets de ce systĂšme par les sourdes accusations de la coterie holbachique, sans qu'il me fĂ»t possible de savoir ni de conjecturer mĂÂȘme en quoi consistaient ces accusations. Deleyre me disait dans ses lettres qu'on m'imputait des noirceurs; Diderot me disait plus mystĂ©rieusement la mĂÂȘme chose; et quand j'entrais en explication avec l'un et l'autre, tout se rĂ©duisait aux chefs d'accusation ci-devant notĂ©s. Je sentais un refroidissement graduel dans les lettres de madame d'Houdetot. Je ne pouvais attribuer ce refroidissement Ă Saint-Lambert, qui continuait Ă m'Ă©crire avec la mĂÂȘme amitiĂ©, et qui me vint mĂÂȘme voir aprĂšs son retour. Je ne pouvais non plus m'en imputer la faute, puisque nous nous Ă©tions sĂ©parĂ©s trĂšs contents l'un de l'autre, et qu'il ne s'Ă©tait rien passĂ© de ma part, depuis ce temps-lĂ , que mon dĂ©part de l'Ermitage, dont elle avait elle-mĂÂȘme senti la nĂ©cessitĂ©. Ne sachant donc Ă quoi m'en prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon coeur ne prenait pas le change, j'Ă©tais inquiet de tout. Je savais qu'elle mĂ©nageait extrĂÂȘmement sa belle-soeur et Grimm, Ă cause de leurs liaisons avec Saint-Lambert; je craignais leurs oeuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, et rendit ma correspondance orageuse, au point de l'en dĂ©goĂ»ter tout Ă fait. J'entrevoyais mille choses cruelles, sans rien voir distinctement. J'Ă©tais dans la position la plus insupportable pour un homme dont l'imagination s'allume aisĂ©ment. Si j'eusse Ă©tĂ© tout Ă fait isolĂ©, si je n'avais rien su du tout, je serais devenu plus tranquille; mais mon coeur tenait encore Ă des attachements par lesquels mes ennemis avaient sur moi mille prises; et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne servaient qu'Ă me laisser voir la noirceur des mystĂšres qu'on me cachait. J'aurais succombĂ©, je n'en doute point, Ă ce tourment trop cruel, trop insupportable Ă mon naturel ouvert et franc, qui, par l'impossibilitĂ© de cacher mes sentiments, me fait tout craindre de ceux qu'on me cache, si trĂšs heureusement il ne se fĂ»t prĂ©sentĂ© des objets assez intĂ©ressants Ă mon coeur pour faire une diversion salutaire Ă ceux qui m'occupaient malgrĂ© moi. Dans la derniĂšre visite que Diderot m'avait faite Ă l'Ermitage, il m'avait parlĂ© de l'article GenĂšve, que d'Alembert avait mis dans l'EncyclopĂ©die il m'avait appris que cet article, concertĂ© avec des Genevois du haut Ă©tage, avait pour but l'Ă©tablissement de la comĂ©die Ă GenĂšve; qu'en consĂ©quence les mesures Ă©taient prises, et que cet Ă©tablissement ne tarderait pas d'avoir lieu. Comme Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutait pas du succĂšs, et que j'avais avec lui trop d'autres dĂ©bats pour disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais, indignĂ© de tout ce manĂšge de sĂ©duction dans ma patrie, j'attendais avec impatience le volume de l'EncyclopĂ©die oĂÂč Ă©tait cet article, pour voir s'il n'y aurait pas moyen d'y faire quelque rĂ©ponse qui pĂ»t parer ce malheureux coup. Je reçus le volume peu aprĂšs mon Ă©tablissement Ă Mont-Louis, et je trouvai l'article fait avec beaucoup d'adresse et d'art, et digne de la plume dont il Ă©tait parti. Cela ne me dĂ©tourna pourtant pas de vouloir y rĂ©pondre; et, malgrĂ© l'abattement oĂÂč j'Ă©tais, malgrĂ© mes chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et l'incommoditĂ© de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avais pas encore eu le temps de m'arranger, je me mis Ă l'ouvrage avec un zĂšle qui surmonta tout. Pendant un hiver assez rude, au mois de fĂ©vrier, et dans l'Ă©tat que j'ai dĂ©crit ci-devant, j'allais tous les jours passer deux heures le matin, et autant l'aprĂšs-dĂnĂ©e, dans un donjon tout ouvert, que j'avais au bout du jardin oĂÂč Ă©tait mon habitation. Ce donjon, qui terminait une allĂ©e en terrasse, donnait sur la vallĂ©e et l'Ă©tang de Montmorency, et m'offrait, pour terme de point de vue, le simple mais respectable chĂÂąteau de Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacĂ©, que, sans abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que celui de mon coeur, je composai, dans l'espace de trois semaines, ma lettre Ă d'Alembert sur les spectacles. C'est ici car la Julie n'Ă©tait pas Ă moitiĂ© faite le premier de mes Ă©crits oĂÂč j'aie trouvĂ© des charmes dans le travail. Jusqu'alors l'indignation de la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon; la tendresse et la douceur d'ĂÂąme m'en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n'avais Ă©tĂ© que spectateur m'avaient irritĂ©; celles dont j'Ă©tais devenu l'objet m'attristĂšrent; et cette tristesse sans fiel n'Ă©tait que celle d'un coeur trop aimant, trop tendre, qui, trompĂ© par ceux qu'il avait crus de sa trempe, Ă©tait forcĂ© de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce qui venait de m'arriver, encore Ă©mu de tant de violents mouvements, le mien mĂÂȘlait le sentiment de ses peines aux idĂ©es que la mĂ©ditation de mon sujet m'avait fait naĂtre; mon travail se sentit de ce mĂ©lange. Sans m'en apercevoir, j'y dĂ©crivis ma situation actuelle; j'y peignis Grimm, madame d'Ăâ°pinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-mĂÂȘme. En l'Ă©crivant, que je versai de dĂ©licieuses larmes! HĂ©las! on y sent trop que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guĂ©rir, n'Ă©tait pas encore sorti de mon coeur. A tout cela se mĂÂȘlait un certain attendrissement sur moi-mĂÂȘme, qui me sentais mourant, et qui croyais faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyais approcher avec joie; mais j'avais regret de quitter mes semblables sans qu'ils sentissent tout ce que je valais, sans qu'ils sussent combien j'aurais mĂ©ritĂ© d'ĂÂȘtre aimĂ© d'eux s'ils m'avaient connu davantage. VoilĂ les secrĂštes causes du ton singulier qui rĂšgne dans cet ouvrage, et qui tranche si prodigieusement avec celui du prĂ©cĂ©dent. Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me disposais Ă la faire imprimer, quand, aprĂšs un long silence, j'en reçus une de madame d'Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle, la plus sensible que j'eusse encore Ă©prouvĂ©e. Elle m'apprenait dans cette lettre liasse B, no 34 que ma passion pour elle Ă©tait connue de tout Paris; que j'en avais parlĂ© Ă des gens qui l'avaient rendue publique; que ces bruits, parvenus Ă son amant, avaient failli lui coĂ»ter la vie; qu'enfin il lui rendait justice, et que leur paix Ă©tait faite; mais qu'elle lui devait, ainsi qu'Ă elle-mĂÂȘme et au soin de sa rĂ©putation, de rompre avec moi tout commerce m'assurant, au reste, qu'ils ne cesseraient jamais l'un et l'autre de s'intĂ©resser Ă moi, qu'ils me dĂ©fendraient dans le public, et qu'elle enverrait de temps en temps savoir de mes nouvelles. Et toi aussi, Diderot! m'Ă©criai-je. Indigne ami! Je ne pus cependant me rĂ©soudre Ă le juger encore. Ma faiblesse Ă©tait connue d'autres gens qui pouvaient l'avoir fait parler. Je voulus douter... mais bientĂÂŽt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu aprĂšs un acte digne de sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Il jugeait, connaissant assez mon ĂÂąme, en quel Ă©tat je devais ĂÂȘtre, trahi d'une partie de mes amis, et dĂ©laissĂ© des autres. Il vint me voir. La premiĂšre fois il avait peu de temps Ă me donner. Il revint. Malheureusement, ne l'attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. ThĂ©rĂšse, qui s'y trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m'importait que lui et moi fussions informĂ©s. La surprise avec laquelle j'appris par lui que personne ne doutait dans le monde que je n'eusse vĂ©cu avec madame d'Ăâ°pinay comme Grimm y vivait maintenant, ne peut ĂÂȘtre Ă©galĂ©e que par celle qu'il eut lui-mĂÂȘme en apprenant combien ce bruit Ă©tait faux. Saint-Lambert, au grand dĂ©plaisir de la dame, Ă©tait dans le mĂÂȘme cas que moi; et tous les Ă©claircissements qui rĂ©sultĂšrent de cet entretien achevĂšrent d'Ă©teindre en moi tout regret d'avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport Ă madame d'Houdetot, il dĂ©tailla Ă ThĂ©rĂšse plusieurs circonstances qui n'Ă©taient connues ni d'elle, ni mĂÂȘme de madame d'Houdetot, que je savais seul, que je n'avais dites qu'au seul Diderot sous le sceau de l'amitiĂ©; et c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment Saint-Lambert qu'il avait choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me dĂ©cida; et, rĂ©solu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne dĂ©libĂ©rai plus que sur la maniĂšre; car je m'Ă©tais aperçu que les ruptures secrĂštes tournaient Ă mon prĂ©judice, en ce qu'elles laissaient le masque de l'amitiĂ© Ă mes plus cruels ennemis. Les rĂšgles de biensĂ©ance Ă©tablies dans le monde sur cet article semblent dictĂ©es par l'esprit de mensonge et de trahison. ParaĂtre encore l'ami d'un homme dont on a cessĂ© de l'ĂÂȘtre, c'est se rĂ©server des moyens de lui nuire en surprenant les honnĂÂȘtes gens. Je me rappelai que quand l'illustre Montesquieu rompit avec le P. de Tournemine, il se hĂÂąta de le dĂ©clarer hautement, en disant Ă tout le monde N'Ă©coutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant l'un de l'autre; car nous avons cessĂ© d'ĂÂȘtre amis. Cette conduite fut trĂšs applaudie, et tout le monde en loua la franchise et la gĂ©nĂ©rositĂ©. Je rĂ©solus de suivre avec Diderot le mĂÂȘme exemple mais comment de ma retraite publier cette rupture authentiquement, et pourtant sans scandale? Je m'avisai d'insĂ©rer par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l'EcclĂ©siastique, qui dĂ©clarait cette rupture et mĂÂȘme le sujet assez clairement pour quiconque Ă©tait au fait, et ne signifiait rien pour le reste du monde, m'attachant, au surplus, Ă ne dĂ©signer dans l'ouvrage l'ami auquel je renonçais qu'avec l'honneur qu'on doit toujours rendre Ă l'amitiĂ© mĂÂȘme Ă©teinte. On peut voir tout cela dans l'ouvrage mĂÂȘme. Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde; et il semble que tout acte de courage soit un crime dans l'adversitĂ©. Le mĂÂȘme trait qu'on avait admirĂ© dans Montesquieu ne m'attira que blĂÂąme et reproche. SitĂÂŽt que mon ouvrage fut imprimĂ© et que j'en eus des exemplaires, j'en envoyai un Ă Saint-Lambert, qui, la veille mĂÂȘme, m'avait Ă©crit, au nom de madame d'Houdetot et au sien, un billet plein de la plus tendre amitiĂ© liasse B, no 37. Voici la lettre qu'il m'Ă©crivit, en me renvoyant mon exemplaire "Eaubonne, 10 octobre 1758. Liasse B, no 38. En vĂ©ritĂ©, monsieur, je ne puis accepter le prĂ©sent que vous venez de me faire. A l'endroit de votre prĂ©face oĂÂč, Ă l'occasion de Diderot, vous citez un passage de l'EcclĂ©siaste Il se trompe, c'est de l'EcclĂ©siastique, le livre m'est tombĂ© des mains. AprĂšs les conversations de cet Ă©tĂ© vous m'avez paru convaincu que Diderot Ă©tait innocent des prĂ©tendues indiscrĂ©tions que vous lui imputiez. Il peut avoir des torts avec vous je l'ignore; mais je sais bien qu'ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une insulte publique. Vous n'ignorez pas les persĂ©cutions qu'il essuie, et vous allez mĂÂȘler la voix d'un ancien ami aux cris de l'envie. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocitĂ© me rĂ©volte. Je ne vis point avec Diderot, mais je l'honore, et je sens vivement le chagrin que vous donnez Ă un homme Ă qui, du moins vis-Ă -vis de moi, vous n'avez jamais reprochĂ© qu'un peu de faiblesse. Monsieur, nous diffĂ©rons trop de principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela ne doit pas ĂÂȘtre difficile. Je n'ai jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets, moi, monsieur, d'oublier votre personne, et de ne me souvenir que de vos talents." Je ne me sentis pas moins dĂ©chirĂ© qu'indignĂ© de cette lettre, et dans l'excĂšs de ma misĂšre retrouvant enfin ma fiertĂ©, je lui rĂ©pondis par le billet suivant "A Montmorency, le 11 octobre 1758. Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l'honneur d'en ĂÂȘtre surpris, et j'ai eu la bĂÂȘtise d'en ĂÂȘtre Ă©mu; mais je l'ai trouvĂ©e indigne de rĂ©ponse. Je ne veux point continuer les copies de madame d'Houdetot. S'il ne lui convient pas de garder ce qu'elle a, elle peut me le renvoyer; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujours qu'elle envoie chercher le reste de son papier et de son argent. Je la prie de me rendre en mĂÂȘme temps le prospectus dont elle est dĂ©positaire. Adieu, monsieur." Le courage dans l'infortune irrite les coeurs lĂÂąches, mais il plaĂt aux coeurs gĂ©nĂ©reux. Il paraĂt que ce billet fit rentrer Saint-Lambert en lui-mĂÂȘme, et qu'il eut regret Ă ce qu'il avait fait; mais, trop fier Ă son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prĂ©para peut-ĂÂȘtre le moyen d'amortir le coup qu'il m'avait portĂ©. Quinze jours aprĂšs, je reçus de M. d'Ăâ°pinay la lettre suivante "Ce jeudi, 26. Liasse B, no 10. J'ai reçu, monsieur, le livre que vous avez eu la bontĂ© de m'envoyer; je le lis avec le plus grand plaisir. C'est le sentiment que j'ai toujours Ă©prouvĂ© Ă la lecture de tous les ouvrages qui sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes remerciements. J'aurais Ă©tĂ© vous les faire moi-mĂÂȘme, si mes affaires m'eussent permis de demeurer quelque temps dans votre voisinage; mais j'ai bien peu habitĂ© la Chevrette cette annĂ©e. Monsieur et madame Dupin viennent m'y demander Ă dĂner dimanche prochain. Je compte que MM. de Saint-Lambert, de Francueil et madame d'Houdetot seront de la partie; vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez ĂÂȘtre des nĂÂŽtres. Toutes les personnes que j'aurai chez moi vous dĂ©sirent, et seront charmĂ©es de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de la journĂ©e. J'ai l'honneur d'ĂÂȘtre avec la plus parfaite considĂ©ration, etc." Cette lettre me donna d'horribles battements de coeur. AprĂšs avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l'idĂ©e de m'aller donner en spectacle vis-Ă -vis de madame d'Houdetot me faisait trembler, et j'avais peine Ă trouver assez de courage pour soutenir cette Ă©preuve. Cependant, puisqu'elle et Saint-Lambert le voulaient bien, puisque d'Ăâ°pinay parlait au nom de tous les conviĂ©s, et qu'il n'en nommait aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus point, aprĂšs tout, me compromettre en acceptant un dĂner oĂÂč j'Ă©tais en quelque sorte invitĂ© par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche il fit mauvais M. d'Ăâ°pinay m'envoya son carrosse, et j'allai. Mon arrivĂ©e fit sensation. Je n'ai jamais reçu d'accueil plus caressant. On eĂ»t dit que toute la compagnie sentait combien j'avais besoin d'ĂÂȘtre rassurĂ©. Il n'y a que les coeurs français qui connaissent ces sortes de dĂ©licatesses. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m'y Ă©tais attendu; entre autres, le comte d'Houdetot, que je ne connaissais point du tout, et sa soeur, madame de Blainville, dont je me serais bien passĂ©. Elle Ă©tait venue plusieurs fois l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente Ă Eaubonne et sa belle-soeur, dans nos promenades solitaires, l'avait souvent laissĂ©e s'ennuyer Ă garder le mulet. Elle avait nourri contre moi un ressentiment qu'elle satisfit durant ce dĂner tout Ă son aise; car on sent que la prĂ©sence du comte d'Houdetot et de Saint-Lambert ne mettait pas les rieurs de mon cĂÂŽtĂ©, et qu'un homme embarrassĂ© dans les entretiens les plus faciles n'Ă©tait pas fort brillant dans celui-lĂ . Je n'ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise contenance, ni reçu d'atteintes plus imprĂ©vues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m'Ă©loignai de cette mĂ©gĂšre; j'eus le plaisir de voir Saint-Lambert et madame d'Houdetot s'approcher de moi, et nous causĂÂąmes ensemble, une partie de l'aprĂšs-midi, de choses indiffĂ©rentes, Ă la vĂ©ritĂ©, mais avec la mĂÂȘme familiaritĂ© qu'avant mon Ă©garement. Ce procĂ©dĂ© ne fut pas perdu dans mon coeur; et si Saint-Lambert y eĂ»t pu lire, il en eĂ»t sĂ»rement Ă©tĂ© content. Je puis jurer que, quoique en arrivant, la vue de madame d'Houdetot m'eĂ»t donnĂ© des palpitations jusqu'Ă la dĂ©faillance, en m'en retournant je ne pensai presque pas Ă elle; je ne fus occupĂ© que de Saint-Lambert. MalgrĂ© les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce dĂner me fit grand bien, et je me fĂ©licitai fort de ne m'y ĂÂȘtre pas refusĂ©. J'y reconnus, non seulement que les intrigues de Grimm et des holbachiens n'avaient point dĂ©tachĂ© de moi mes anciennes connaissances; mais, ce qui me flatta davantage encore, c'est que les sentiments de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert Ă©taient moins changĂ©s que je n'avais cru; et je compris enfin qu'il y avait plus de jalousie que de mĂ©sestime dans l'Ă©loignement oĂÂč il la tenait de moi. Cela me consola et me tranquillisa. SĂ»r de n'ĂÂȘtre pas un objet de mĂ©pris pour ceux qui l'Ă©taient de mon estime, j'en travaillai sur mon propre coeur avec plus de courage et de succĂšs. Si je ne vins pas Ă bout d'y Ă©teindre entiĂšrement une passion coupable et malheureuse, j'en rĂ©glai du moins si bien les restes, qu'ils ne m'ont pas fait faire une seule faute depuis ce temps-lĂ . Les copies de madame d'Houdetot, qu'elle m'engagea de reprendre; mes ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissaient, m'attirĂšrent encore de sa part, de temps Ă autre, quelques messages et billets indiffĂ©rents, mais obligeants. Elle fit mĂÂȘme plus, comme on verra dans la suite et la conduite rĂ©ciproque de tous les trois, quand notre commerce eut cessĂ©, peut servir d'exemple de la maniĂšre dont les honnĂÂȘtes gens se sĂ©parent, quand il ne leur convient plus de se voir. Un autre avantage que me procura ce dĂner fut qu'on en parla dans Paris, et qu'il servit de rĂ©futation sans rĂ©plique au bruit que rĂ©pandaient partout mes ennemis, que j'Ă©tais brouillĂ© mortellement avec tous ceux qui s'y trouvĂšrent, et surtout avec M. d'Ăâ°pinay. En quittant l'Ermitage, je lui avais Ă©crit une lettre de remerciement trĂšs honnĂÂȘte, Ă laquelle il rĂ©pondit non moins honnĂÂȘtement; et les attentions mutuelles ne cessĂšrent point tant avec lui qu'avec M. de Lalive son frĂšre, qui mĂÂȘme vint me voir Ă Montmorency, et m'envoya ses gravures. Hors les deux belles-soeurs de madame d'Houdetot, je n'ai jamais Ă©tĂ© mal avec personne de sa famille. Ma lettre Ă d'Alembert eut un grand succĂšs. Tous mes ouvrages en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public Ă se dĂ©fier des insinuations de la coterie holbachique. Quand j'allai Ă l'Ermitage, elle prĂ©dit, avec sa suffisance ordinaire, que je n'y tiendrais pas trois mois. Quand elle vit que j'y en avais tenu vingt, et que, forcĂ© d'en sortir, je fixais encore ma demeure Ă la campagne, elle soutint que c'Ă©tait obstination pure; que je m'ennuyais Ă la mort dans ma retraite; mais que, rongĂ© d'orgueil, j'aimais mieux y pĂ©rir victime de mon opiniĂÂątretĂ©, que de m'en dĂ©dire et revenir Ă Paris. La lettre Ă d'Alembert respirait une douceur d'ĂÂąme qu'on sentait n'ĂÂȘtre point jouĂ©e. Si j'eusse Ă©tĂ© rongĂ© d'humeur dans ma retraite, mon ton s'en serait senti. Il en rĂ©gnait dans tous les Ă©crits que j'avais faits Ă Paris il n'en rĂ©gnait plus dans le premier que j'avais fait Ă la campagne. Pour ceux qui savent observer, cette remarque Ă©tait dĂ©cisive. On vit que j'Ă©tais rentrĂ© dans mon Ă©lĂ©ment. Cependant ce mĂÂȘme ouvrage, tout plein de douceur qu'il Ă©tait, me fit encore, par ma balourdise et par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J'avais fait connaissance avec Marmontel chez M. de la PopliniĂšre, et cette connaissance s'Ă©tait entretenue chez le baron. Marmontel faisait alors le Mercure de France. Comme j'avais la fiertĂ© de ne point envoyer mes ouvrages aux auteurs pĂ©riodiques, et que je voulais cependant lui envoyer celui-ci, sans qu'il crĂ»t que c'Ă©tait Ă ce titre, ni pour qu'il en parlĂÂąt dans le Mercure, j'Ă©crivis sur son exemplaire que ce n'Ă©tait point pour l'auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un trĂšs beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, et devint mon plus irrĂ©conciliable ennemi. Il Ă©crivit contre cette mĂÂȘme lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisĂ©ment, et depuis lors il n'a manquĂ© aucune occasion de me nuire dans la sociĂ©tĂ©, et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages tant le trĂšs irritable amour-propre des gens de lettres est difficile Ă mĂ©nager, et tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les compliments qu'on leur fait, qui puisse mĂÂȘme avoir la moindre apparence d'Ă©quivoque. Devenu tranquille de tous les cĂÂŽtĂ©s, je profitai du loisir et de l'indĂ©pendance oĂÂč je me trouvais pour reprendre mes travaux avec plus de suite. J'achevai cet hiver la Julie, et je l'envoyai Ă Rey, qui la fit imprimer l'annĂ©e suivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par une petite diversion, et mĂÂȘme assez dĂ©sagrĂ©able. J'appris qu'on prĂ©parait Ă l'OpĂ©ra une nouvelle remise du Devin du village. OutrĂ© de voir ces gens-lĂ disposer arrogamment de mon bien, je repris le mĂ©moire que j'avais envoyĂ© Ă M. d'Argenson, et qui Ă©tait demeurĂ© sans rĂ©ponse; et l'ayant retouchĂ©, je le fis remettre par M. Sellon, rĂ©sident de GenĂšve, avec une lettre dont il voulut bien se charger, Ă M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplacĂ© M. d'Argenson dans le dĂ©partement de l'OpĂ©ra. M. de Saint-Florentin promit une rĂ©ponse, et n'en fit aucune. Duclos, Ă qui j'Ă©crivis ce que j'avais fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon opĂ©ra, mais mes entrĂ©es dont je ne pouvais plus profiter. Voyant que je n'avais d'aucun cĂÂŽtĂ© aucune justice Ă espĂ©rer, j'abandonnai cette affaire; et la direction de l'OpĂ©ra, sans rĂ©pondre Ă mes raisons ni les Ă©couter, a continuĂ© de disposer, comme de son propre bien, et de faire son profit du Devin du village, qui trĂšs incontestablement n'appartient qu'Ă moi seul. Depuis que j'avais secouĂ© le joug de mes tyrans, je menais une vie assez Ă©gale et paisible privĂ© du charme des attachements trop vifs, j'Ă©tais libre aussi du poids de leurs chaĂnes. DĂ©goĂ»tĂ© des amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma destinĂ©e et m'asservir Ă leurs prĂ©tendus bienfaits malgrĂ© moi, j'Ă©tais rĂ©solu de m'en tenir dĂ©sormais aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans gĂÂȘner la libertĂ©, font l'agrĂ©ment de la vie, et dont une mise d'Ă©galitĂ© fait le fondement. J'en avais de cette espĂšce autant qu'il m'en fallait pour goĂ»ter les douceurs de la sociĂ©tĂ©, sans en souffrir la dĂ©pendance; et sitĂÂŽt que j'eus essayĂ© de ce genre de vie, je sentis que c'Ă©tait celui qui convenait Ă mon ĂÂąge, pour finir mes jours dans le calme, loin de l'orage, des brouilleries et des tracasseries, oĂÂč je venais d'ĂÂȘtre Ă demi submergĂ©. Durant mon sĂ©jour Ă l'Ermitage, et depuis mon Ă©tablissement Ă Montmorency, j'avais fait Ă mon voisinage quelques connaissances qui m'Ă©taient agrĂ©ables, et qui ne m'assujettissaient Ă rien. A leur tĂÂȘte Ă©tait le jeune Loyseau de MaulĂ©on, qui, dĂ©butant alors au barreau, ignorait quelle y serait sa place. Je n'eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientĂÂŽt la carriĂšre illustre qu'on le voit fournir aujourd'hui. Je lui prĂ©dis que, s'il se rendait sĂ©vĂšre sur le choix des causes, et qu'il ne fĂ»t jamais que le dĂ©fenseur de la justice et de la vertu, son gĂ©nie, Ă©levĂ© par ce sentiment sublime, Ă©galerait celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a senti l'effet. Sa dĂ©fense de M. de Portes est digne de DĂ©mosthĂšne. Il venait tous les ans Ă un quart de lieue de l'Ermitage passer les vacances Ă Saint-Brice, dans le fief de MaulĂ©on, appartenant Ă sa mĂšre, et oĂÂč jadis avait logĂ© le grand Bossuet. VoilĂ un fief dont une succession de pareils maĂtres rendrait la noblesse difficile Ă soutenir. J'avais, au mĂÂȘme village de Saint-Brice, le libraire GuĂ©rin, homme d'esprit, lettrĂ©, aimable, et de la haute volĂ©e dans son Ă©tat. Il me fit faire aussi connaissance avec Jean NĂ©aulme, libraire d'Amsterdam, son correspondant et son ami, qui dans la suite imprima l'Ăâ°mile. J'avais, plus prĂšs encore que Saint-Brice, M. Maltor, curĂ© de Grosley, plus fait pour ĂÂȘtre homme d'Ăâ°tat et ministre que curĂ© de village, et Ă qui l'on eĂ»t donnĂ© tout au moins un diocĂšse Ă gouverner, si les talents dĂ©cidaient des places. Il avait Ă©tĂ© secrĂ©taire du comte du Luc, et avait connu trĂšs particuliĂšrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d'estime pour la mĂ©moire de cet illustre banni que d'horreur pour celle du fourbe Saurin qui l'avait perdu, il savait sur l'un et sur l'autre beaucoup d'anecdotes curieuses, que Seguy n'avait pas mises dans la vie encore manuscrite du premier; et il m'assurait que le comte du Luc, loin d'avoir jamais eu Ă s'en plaindre, avait conservĂ© jusqu'Ă la fin de sa vie la plus ardente amitiĂ© pour lui. M. Maltor, Ă qui M. de Vintimille avait donnĂ© cette retraite assez bonne, aprĂšs la mort de son patron, avait Ă©tĂ© employĂ© jadis dans beaucoup d'affaires, dont il avait, quoique vieux, la mĂ©moire encore prĂ©sente, et dont il raisonnait trĂšs bien. Sa conversation, non moins instructive qu'amusante, ne sentait point son curĂ© de village il joignait le ton d'un homme du monde aux connaissances d'un homme de cabinet. Il Ă©tait, de tous mes voisins permanents, celui dont la sociĂ©tĂ© m'Ă©tait la plus agrĂ©able, et que j'ai eu le plus de regret de quitter. J'avais Ă Montmorency les oratoriens, et entre autres le P. Berthier, professeur de physique, auquel, malgrĂ© quelque lĂ©ger vernis de pĂ©danterie, je m'Ă©tais attachĂ© par un certain air de bonhomie que je lui trouvais. J'avais cependant peine Ă concilier cette grande simplicitĂ© avec le dĂ©sir et l'art qu'il avait de se fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les dĂ©vots, chez les philosophes. Il savait se faire tout Ă tous. Je me plaisais fort avec lui. J'en parlais Ă tout le monde apparemment ce que j'en disais lui revint. Il me remerciait un jour, en ricanant, de l'avoir trouvĂ© bonhomme. Je trouvai dans son souris je ne sais quoi de sardonique, qui changea totalement sa physionomie Ă mes yeux, et qui m'est souvent revenu depuis lors dans la mĂ©moire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris qu'Ă celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connaissance avait commencĂ© peu de temps aprĂšs mon arrivĂ©e Ă l'Ermitage, oĂÂč il me venait voir trĂšs souvent. J'Ă©tais dĂ©jĂ Ă©tabli Ă Montmorency, quand il en partit pour retourner demeurer Ă Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Un jour que je ne pensais Ă rien moins, il m'Ă©crivit de la part de cette femme, pour m'informer que M. Grimm offrait de se charger de son entretien, et pour me demander la permission d'accepter cette offre. J'appris qu'elle consistait en une pension de trois cents livres, et que madame le Vasseur devait venir demeurer Ă Deuil, entre la Chevrette et Montmorency. Je ne dirai pas l'impression que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait Ă©tĂ© moins surprenante si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation plus facile Ă comprendre avec cette femme, et qu'on ne m'eĂ»t pas fait un si grand crime de l'avoir amenĂ©e Ă la campagne, oĂÂč cependant il lui plaisait maintenant de la ramener, comme si elle Ă©tait rajeunie depuis ce temps-lĂ . Je compris que la bonne vieille ne me demandait cette permission, dont elle aurait bien pu se passer si je l'avais refusĂ©e, qu'afin de ne pas s'exposer Ă perdre ce que je lui donnais de mon cĂÂŽtĂ©. Quoique cette charitĂ© me parĂ»t trĂšs extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant qu'elle a fait dans la suite. Mais quand j'aurais su tout ce que j'ai pĂ©nĂ©trĂ© depuis, je n'en aurais pas moins donnĂ© mon consentement, comme je fis, et comme j'Ă©tais obligĂ© de faire, Ă moins de renchĂ©rir sur l'offre de M. Grimm. Depuis lors le P. Berthier me guĂ©rit un peu de l'imputation de bonhomie qui lui avait paru si plaisante, et dont je l'avais si Ă©tourdiment chargĂ©. Ce mĂÂȘme P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui recherchĂšrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi car il y avait assurĂ©ment peu de rapport entre leurs goĂ»ts et les miens. C'Ă©taient des enfants de MelchisĂ©dec, dont on ne connaissait ni le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils Ă©taient jansĂ©nistes, et passaient pour des prĂÂȘtres dĂ©guisĂ©s, peut-ĂÂȘtre Ă cause de leur façon ridicule de porter les rapiĂšres auxquelles ils Ă©taient attachĂ©s. Le mystĂšre prodigieux qu'ils mettaient Ă toutes leurs allures leur donnait un air de chefs de parti, et je n'ai jamais doutĂ© qu'ils ne fissent la Gazette ecclĂ©siastique. L'un, grand, bĂ©nin, patelin, s'appelait M. Ferraud; l'autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s'appelait M. Minard. Ils se traitaient de cousins. Ils logeaient Ă Paris, avec d'Alembert, chez sa nourrice, appelĂ©e madame Rousseau; et ils avaient pris Ă Montmorency un petit appartement pour y passer les Ă©tĂ©s. Ils faisaient leur mĂ©nage eux-mĂÂȘmes, sans domestique et sans commissionnaire. Ils avaient alternativement chacun sa semaine pour aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la maison. D'ailleurs ils se tenaient assez bien; nous mangions quelquefois les uns chez les autres. Je ne sais pas pourquoi ils se souciaient de moi; pour moi, je ne me souciais d'eux que parce qu'ils jouaient aux Ă©checs; et, pour obtenir une pauvre petite partie, j'endurais quatre heures d'ennui. Comme ils se fourraient partout et voulaient se mĂÂȘler de tout, ThĂ©rĂšse les appelait les commĂšres, et ce nom leur est demeurĂ© Ă Montmorency. Telles Ă©taient, avec mon hĂÂŽte M. Mathas, qui Ă©tait un bonhomme, mes principales connaissances de campagne. Il m'en restait assez Ă Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec agrĂ©ment, hors de la sphĂšre des gens de lettres, oĂÂč je ne comptais que le seul Duclos pour ami car Deleyre Ă©tait encore trop jeune; et quoique, aprĂšs avoir vu de prĂšs les manoeuvres de la clique philosophique Ă mon Ă©gard, il s'en fĂ»t tout Ă fait dĂ©tachĂ©, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvais encore oublier la facilitĂ© qu'il avait eue Ă se faire auprĂšs de moi le porte-voix de tous ces gens-lĂ . J'avais d'abord mon ancien et respectable ami M. Roguin. C'Ă©tait un ami du bon temps, que je ne devais point Ă mes Ă©crits, mais Ă moi-mĂÂȘme, et que pour cette raison j'ai toujours conservĂ©. J'avais le bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors vivante, madame Lambert. J'avais un jeune Genevois, appelĂ© Coindet, bon garçon, ce me semblait, soigneux, officieux, zĂ©lĂ©; mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m'Ă©tait venu voir dĂšs le commencement de ma demeure Ă l'Ermitage, et, sans autre introducteur que lui-mĂÂȘme, s'Ă©tait bientĂÂŽt Ă©tabli chez moi, malgrĂ© moi. Il avait quelque goĂ»t pour le dessin, et connaissait les artistes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie; il se chargea de la direction des dessins et des planches, et s'acquitta bien de cette commission. J'avais la maison de M. Dupin, qui, moins brillante que durant les beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d'ĂÂȘtre encore, par le mĂ©rite des maĂtres et par le choix du monde qui s'y rassemblait, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur avais prĂ©fĂ©rĂ© personne, que je ne les avais quittĂ©s que pour vivre libre, ils n'avaient point cessĂ© de me voir avec amitiĂ©, et j'Ă©tais sĂ»r d'ĂÂȘtre en tout temps bien reçu de madame Dupin. Je la pouvais mĂÂȘme compter pour une de mes voisines de campagne, depuis qu'ils s'Ă©taient fait un Ă©tablissement Ă Clichy, oĂÂč j'allais quelquefois passer un jour ou deux, et oĂÂč j'aurais Ă©tĂ© davantage, si madame Dupin et madame de Chenonceaux avaient vĂ©cu de meilleure intelligence. Mais la difficultĂ© de se partager dans la mĂÂȘme maison entre deux femmes qui ne sympathisaient pas me rendit Clichy trop gĂÂȘnant. AttachĂ© Ă madame de Chenonceaux d'une amitiĂ© plus Ă©gale et plus familiĂšre, j'avais le plaisir de la voir plus Ă mon aise Ă Deuil, presque Ă ma porte, oĂÂč elle avait louĂ© une petite maison, et mĂÂȘme chez moi, oĂÂč elle me venait voir assez souvent. J'avais madame de CrĂ©qui, qui, s'Ă©tant jetĂ©e dans la haute dĂ©votion, avait cessĂ© de voir les d'Alembert, les Marmontel, et la plupart des gens de lettres, exceptĂ©, je crois, l'abbĂ© Trublet, maniĂšre alors de demi-cafard, dont elle Ă©tait mĂÂȘme assez ennuyĂ©e. Pour moi, qu'elle avait recherchĂ©, je ne perdis pas sa bienveillance ni sa correspondance. Elle m'envoya des poulardes du Mans aux Ă©trennes; et sa partie Ă©tait faite pour venir me voir l'annĂ©e suivante, quand un voyage de madame de Luxembourg croisa le sien. Je lui dois ici une place Ă part; elle en aura toujours une distinguĂ©e dans mes souvenirs. J'avais un homme qu'exceptĂ© Roguin, j'aurais dĂ» mettre le premier en compte mon ancien confrĂšre et ami de Carrio, ci-devant secrĂ©taire titulaire de l'ambassade d'Espagne Ă Venise, puis en SuĂšde, oĂÂč il fut, par sa cour, chargĂ© des affaires, et enfin nommĂ© rĂ©ellement secrĂ©taire d'ambassade Ă Paris. Il me vint surprendre Ă Montmorency, lorsque je m'y attendais le moins. Il Ă©tait dĂ©corĂ© d'un ordre d'Espagne, dont j'ai oubliĂ© le nom, avec une belle croix en pierreries. Il avait Ă©tĂ© obligĂ©, dans ses preuves, d'ajouter une lettre Ă son nom de Carrio, et portait celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le mĂÂȘme, le mĂÂȘme excellent coeur, l'esprit de jour en jour plus aimable. J'aurais repris avec lui la mĂÂȘme intimitĂ© qu'auparavant, si Coindet, s'interposant entre nous Ă son ordinaire, n'eĂ»t profitĂ© de mon Ă©loignement pour s'insinuer Ă ma place et en mon nom dans sa confiance, et me supplanter, Ă force de zĂšle Ă me servir. La mĂ©moire de Carrion me rappelle celle d'un de mes voisins de campagne, dont j'aurais d'autant plus de tort de ne pas parler, que j'en ai Ă confesser un bien inexcusable envers lui. C'Ă©tait l'honnĂÂȘte M. le Blond, qui m'avait rendu service Ă Venise, et qui, Ă©tant venu faire un voyage en France avec sa famille, avait louĂ© une maison de campagne Ă la Briche, non loin de Montmorency. SitĂÂŽt que j'appris qu'il Ă©tait mon voisin, j'en fus dans la joie de mon coeur, et me fis encore plus une fĂÂȘte qu'un devoir d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dĂšs le lendemain. Je fus rencontrĂ© par des gens qui me venaient voir moi-mĂÂȘme, et avec lesquels il fallut retourner. Deux jours aprĂšs, je pars encore; il avait dĂnĂ© Ă Paris avec toute sa famille. Une troisiĂšme fois il Ă©tait chez lui; j'entendis des voix de femmes, je vis Ă la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulais du moins, pour la premiĂšre fois, le voir Ă mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite de jour Ă autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir fit que je ne le remplis point du tout. AprĂšs avoir osĂ© tant attendre, je n'osai plus me montrer. Cette nĂ©gligence, dont M. le Blond ne put qu'ĂÂȘtre justement indignĂ©, donna vis-Ă -vis de lui l'air de l'ingratitude Ă ma paresse; et cependant je sentais mon coeur si peu coupable, que si j'avais pu faire Ă M, le Blond quelque vrai plaisir, mĂÂȘme Ă son insu, je suis bien sĂ»r qu'il ne m'eĂ»t pas trouvĂ© paresseux. Mais l'indolence, la nĂ©gligence et les dĂ©lais dans les petits devoirs Ă remplir m'ont fait plus de tort que de grands vices. Mes pires fautes ont Ă©tĂ© d'omission j'ai rarement fait ce qu'il ne fallait pas faire, et malheureusement j'ai plus rarement encore fait ce qu'il fallait. Puisque me voilĂ revenu Ă mes connaissances de Venise, je n'en dois pas oublier une qui s'y rapporte, et que je n'avais interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C'est celle de M. de Jonville, qui avait continuĂ©, depuis son retour de GĂÂȘnes, Ă me faire beaucoup d'amitiĂ©s. Il aimait fort Ă me voir, et Ă causer avec moi des affaires d'Italie et des folies de M. de Montaigu, dont il savait, de son cĂÂŽtĂ©, bien des traits par les bureaux des affaires Ă©trangĂšres, dans lesquels il avait beaucoup de liaisons. J'eus le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avait achetĂ© une charge dans sa province, et dont les affaires le ramenaient quelquefois Ă Paris. M. de Jonville devint peu Ă peu si empressĂ© de m'avoir, qu'il en Ă©tait mĂÂȘme gĂÂȘnant; et quoique nous logeassions dans des quartiers fort Ă©loignĂ©s, il y avait du bruit entre nous quand je passais une semaine entiĂšre sans aller dĂner chez lui. Quand il allait Ă Jonville, il m'y voulait toujours emmener; mais y Ă©tant une fois allĂ© passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n'y voulus plus retourner. M. de Jonville Ă©tait assurĂ©ment un honnĂÂȘte et galant homme, aimable mĂÂȘme Ă certains Ă©gards; mais il avait peu d'esprit il Ă©tait beau, tant soit peu Narcisse, et passablement ennuyeux. Il avait un recueil singulier, et peut-ĂÂȘtre unique au monde, dont il s'occupait beaucoup, et dont il occupait aussi ses hĂÂŽtes, qui quelquefois s'en amusaient moins que lui. C'Ă©tait une collection trĂšs complĂšte de tous les vaudevilles de la cour et de Paris, depuis plus de cinquante ans, oĂÂč l'on trouvait beaucoup d'anecdotes, qu'on aurait inutilement cherchĂ©es ailleurs. VoilĂ des MĂ©moires pour l'histoire de France, dont on ne s'aviserait guĂšre chez toute autre nation. Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu'aprĂšs lui avoir donnĂ© occasion de s'expliquer, et mĂÂȘme l'en avoir priĂ©, je sortis de chez lui avec la rĂ©solution, que j'ai tenue, de n'y plus remettre les pieds; car on ne me revoit guĂšre oĂÂč j'ai Ă©tĂ© une fois mal reçu, et il n'y avait point ici de Diderot qui plaidĂÂąt pour M. de Jonville. Je cherchai vainement dans ma tĂÂȘte quel tort je pouvais avoir avec lui je ne trouvai guĂšre. J'Ă©tais sĂ»r de n'avoir jamais parlĂ© de lui ni des siens que de la façon la plus honorable; car je lui Ă©tais sincĂšrement attachĂ©; et, outre que je n'en avais que du bien Ă dire, ma plus inviolable maxime a toujours Ă©tĂ© de ne parler qu'avec honneur des maisons que je frĂ©quentais. Enfin, Ă force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La derniĂšre fois que nous nous Ă©tions vus, il m'avait donnĂ© Ă souper chez des filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des affaires Ă©trangĂšres, gens trĂšs aimables, et qui n'avaient point du tout l'air ni le ton libertin; et je puis jurer que de mon cĂÂŽtĂ© la soirĂ©e se passa Ă mĂ©diter assez tristement sur le malheureux sort de ces crĂ©atures. Je ne payai pas mon Ă©cot, parce que M. de Jonville nous donnait Ă souper; et je ne donnai rien Ă ces filles, parce que je ne leur fis point gagner, comme Ă la Padoana, le payement que j'aurais pu leur offrir. Nous sortĂmes tous assez gais, et de trĂšs bonne intelligence. Sans ĂÂȘtre retournĂ© chez ces filles, j'allai trois ou quatre jours aprĂšs dĂner chez M. de Jonville, que je n'avais pas revu depuis lors, et qui me fit l'accueil que j'ai dit. N'en pouvant imaginer d'autre cause que quelque malentendu relatif Ă ce souper, et voyant qu'il ne voulait pas s'expliquer, je pris mon parti et cessai de le voir; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages il me fit faire souvent des compliments; et l'ayant un jour rencontrĂ© au chauffoir de la ComĂ©die, il me fit, sur ce que je n'allais plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m'y ramenĂšrent pas. Ainsi cette affaire avait plus l'air d'une bouderie que d'une rupture. Toutefois ne l'ayant pas revu, et n'ayant plus ouĂÂŻ parler de lui depuis lors, il eĂ»t Ă©tĂ© trop tard pour y retourner au bout d'une interruption de plusieurs annĂ©es. VoilĂ pourquoi M. de Jonville n'entre point ici dans ma liste, quoique j'eusse assez longtemps frĂ©quentĂ© sa maison. Je n'enflerai point la mĂÂȘme liste de beaucoup d'autres connaissances moins familiĂšres, ou qui, par mon absence, avaient cessĂ© de l'ĂÂȘtre, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu'Ă mon voisinage, telles, par exemple, que les abbĂ©s de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive, de Boisgelou, Watelet, Ancelet, et d'autres qu'il serait trop long de nommer. Je passerai lĂ©gĂšrement aussi sur celle de M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holbachique, qu'il avait quittĂ©e ainsi que moi, et ancien ami de madame d'Ăâ°pinay, dont il s'Ă©tait dĂ©tachĂ© ainsi que moi; ni sur celle de son ami Desmahis, auteur cĂ©lĂšbre, mais Ă©phĂ©mĂšre, de la comĂ©die de l'Impertinent. Le premier Ă©tait mon voisin de campagne, sa terre de Margency Ă©tant prĂšs de Montmorency. Nous Ă©tions d'anciennes connaissances; mais le voisinage et une certaine conformitĂ© d'expĂ©riences nous rapprochĂšrent davantage. Le second mourut peu aprĂšs. Il avait du mĂ©rite et de l'esprit; mais il Ă©tait un peu l'original de sa comĂ©die, un peu fat auprĂšs des femmes, et n'en fut pas extrĂÂȘmement regrettĂ©. Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-lĂ , qui a trop influĂ© sur le reste de ma vie pour que je nĂ©glige d'en marquer le commencement. Il s'agit de M. de Lamoignon de Malesherbes, premier prĂ©sident de la cour des aides, chargĂ© pour lors de la librairie, qu'il gouvernait avec autant de lumiĂšres que de douceur et Ă la grande satisfaction des gens de lettres. Je ne l'avais pas Ă©tĂ© voir Ă Paris une seule fois; cependant j'avais toujours Ă©prouvĂ© de sa part les facilitĂ©s les plus obligeantes, quant Ă la censure; et je savais qu'en plus d'une occasion il avait fort malmenĂ© ceux qui Ă©crivaient contre moi. J'eus de nouvelles preuves de ses bontĂ©s au sujet de l'impression de la Julie; car les Ă©preuves d'un si grand ouvrage Ă©tant fort coĂ»teuses Ă faire venir d'Amsterdam par la poste, il permit, ayant ses ports francs, qu'elles lui fussent adressĂ©es; et il me les envoyait franches aussi, sous le contre-seing de M. le chancelier son pĂšre. Quand l'ouvrage fut imprimĂ©, il n'en permit le dĂ©bit dans le royaume qu'ensuite d'une Ă©dition qu'il en fit faire Ă mon profit, malgrĂ© moi-mĂÂȘme comme ce profit eĂ»t Ă©tĂ© de ma part un vol fait Ă Rey, Ă qui j'avais vendu mon manuscrit, non seulement je ne voulus point accepter le prĂ©sent qui m'Ă©tait destinĂ© pour cela, sans son aveu, qu'il accorda trĂšs gĂ©nĂ©reusement; mais je voulus partager avec lui les cent pistoles Ă quoi monta ce prĂ©sent, et dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j'eus le dĂ©sagrĂ©ment dont M. de Malesherbes ne m'avait pas prĂ©venu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, et empĂÂȘcher le dĂ©bit de la bonne Ă©dition jusqu'Ă ce que la mauvaise fĂ»t Ă©coulĂ©e. J'ai toujours regardĂ© M. Malesherbes comme un homme d'une droiture Ă toute Ă©preuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivĂ© ne m'a fait douter un moment de sa probitĂ© mais aussi faible qu'honnĂÂȘte, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s'intĂ©resse, Ă force de les vouloir prĂ©server. Non seulement il fit retrancher plus de cent pages dans l'Ă©dition de Paris, mais il fit un retranchement qui pouvait porter le nom d'infidĂ©litĂ© dans l'exemplaire de la bonne Ă©dition qu'il envoya Ă madame de Pompadour. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la femme d'un charbonnier est plus digne de respect que la maĂtresse d'un prince. Cette phrase m'Ă©tait venue dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le jure. En relisant l'ouvrage, je vis qu'on ferait cette application. Cependant, par la trĂšs imprudente maxime de ne rien ĂÂŽter par Ă©gard aux applications qu'on pouvait faire, quand j'avais dans ma conscience le tĂ©moignage de ne les avoir pas faites en Ă©crivant, je ne voulus point ĂÂŽter cette phrase, et je me contentai de substituer le mot prince au mot roi, que j'avais d'abord mis. Cet adoucissement ne parut pas suffisant Ă M. de Malesherbes il retrancha la phrase entiĂšre, dans un carton qu'il fit imprimer exprĂšs, et coller aussi proprement qu'il fut possible dans l'exemplaire de madame de Pompadour. Elle n'ignora pas ce tour de passe-passe il se trouva de bonnes ĂÂąmes qui l'en instruisirent. Pour moi, je ne l'appris que longtemps aprĂšs, lorsque je commençais d'en sentir les suites. N'est-ce point encore ici la premiĂšre origine de la haine couverte, mais implacable, d'une autre dame qui Ă©tait dans un cas pareil, sans que j'en susse rien, ni mĂÂȘme que je la connusse quand j'Ă©crivis ce passage? Quand le livre se publia, la connaissance Ă©tait faite, et j'Ă©tais trĂšs inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzi, qui se moqua de moi, et m'assura que cette dame en Ă©tait si peu offensĂ©e qu'elle n'y avait pas mĂÂȘme fait attention. Je le crus, un peu lĂ©gĂšrement peut-ĂÂȘtre et je me tranquillisai fort mal Ă propos. Je reçus, Ă l'entrĂ©e de l'hiver, une nouvelle marque des bontĂ©s de M. de Malesherbes, Ă laquelle je fus fort sensible, quoique je ne jugeasse pas Ă propos d'en profiter. Il y avait une place vacante dans le Journal des savants. Margency m'Ă©crivit pour me la proposer, comme de lui-mĂÂȘme. Mais il me fut aisĂ© de comprendre, par le tour de sa lettre liasse C, no 33, qu'il Ă©tait instruit et autorisĂ©; et lui-mĂÂȘme me marqua dans la suite liasse C, no 47 qu'il avait Ă©tĂ© chargĂ© de me faire cette offre. Le travail de cette place Ă©tait peu de chose. Il ne s'agissait que de deux extraits par mois, dont on m'apporterait les livres, sans ĂÂȘtre obligĂ© jamais Ă aucun voyage de Paris, pas mĂÂȘme pour faire au magistrat une visite de remerciement. J'entrais par lĂ dans une sociĂ©tĂ© de gens de lettres du premier mĂ©rite, MM. de Mairan, Clairaut, de Guignes et l'abbĂ© BarthĂ©lemy, dont la connaissance Ă©tait dĂ©jĂ faite avec les deux premiers, et trĂšs bonne Ă faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail si peu pĂ©nible, et que je pouvais faire si commodĂ©ment, il y avait un honoraire de huit cents francs attachĂ© Ă cette place. Je dĂ©libĂ©rai quelques heures avant que de me dĂ©terminer, et je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de fĂÂącher Margency et de dĂ©plaire Ă M. de Malesherbes. Mais enfin la gĂÂȘne insupportable de ne pouvoir travailler Ă mon heure et d'ĂÂȘtre commandĂ© par le temps, bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions dont il fallait me charger, l'emportĂšrent sur tout, et me dĂ©terminĂšrent Ă refuser une place pour laquelle je n'Ă©tais pas propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d'une certaine chaleur d'ĂÂąme sur les matiĂšres que j'avais Ă traiter, et qu'il n'y avait que l'amour du grand, du vrai, du beau, qui pĂ»t animer mon gĂ©nie. Et que m'auraient importĂ© les sujets de la plupart des livres que j'aurais Ă extraire, et les livres mĂÂȘmes? Mon indiffĂ©rence pour la chose eĂ»t glacĂ© ma plume et abruti mon esprit. On s'imaginait que je pouvais Ă©crire par mĂ©tier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais Ă©crire que par passion. Ce n'Ă©tait assurĂ©ment pas lĂ ce qu'il fallait au Journal des savants. J'Ă©crivis donc Ă Margency une lettre de remerciement, tournĂ©e avec toute l'honnĂÂȘtetĂ© possible, dans laquelle je lui fis si bien le dĂ©tail de mes raisons, qu'il ne se peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu'il entrĂÂąt ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l'approuvĂšrent-ils l'un et l'autre, sans m'en faire moins bon visage; et le secret fut si bien gardĂ© sur cette affaire, que le public n'en a jamais eu le moindre vent. Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable pour me la faire agrĂ©er; car depuis quelque temps je formais le projet de quitter tout Ă fait la littĂ©rature, et surtout le mĂ©tier d'auteur. Tout ce qui venait de m'arriver m'avait absolument dĂ©goĂ»tĂ© des gens de lettres, et j'avais Ă©prouvĂ© qu'il Ă©tait impossible de courir la mĂÂȘme carriĂšre, sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l'Ă©tais guĂšre moins des gens du monde, et en gĂ©nĂ©ral de la vie mixte que je venais de mener, moitiĂ© Ă moi-mĂÂȘme, et moitiĂ© Ă des sociĂ©tĂ©s pour lesquelles je n'Ă©tais point fait. Je sentais plus que jamais, et par une constante expĂ©rience, que toute association inĂ©gale est toujours dĂ©savantageuse au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et d'un autre Ă©tat que celui que j'avais choisi, sans tenir maison comme eux, j'Ă©tais obligĂ© de les imiter en bien des choses; et des menues dĂ©penses, qui n'Ă©taient rien pour eux, Ă©taient pour moi non moins ruineuses qu'indispensables. Qu'un autre homme aille dans une maison de campagne, il est servi par son laquais, tant Ă table que dans sa chambre il l'envoie chercher tout ce dont il a besoin; n'ayant rien Ă faire directement avec les gens de la maison, ne les voyant mĂÂȘme pas, il ne leur donne des Ă©trennes que quand et comme il lui plaĂt mais moi, seul, sans domestique, j'Ă©tais Ă la merci de ceux de la maison, dont il fallait nĂ©cessairement capter les bonnes grĂÂąces, pour n'avoir pas beaucoup Ă souffrir; et, traitĂ© comme l'Ă©gal de leur maĂtre, il en fallait aussi traiter les gens comme tel, et mĂÂȘme faire pour eux plus qu'un autre, parce qu'en effet j'en avais bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans les maisons oĂÂč j'allais il y en avait beaucoup, tous trĂšs rogues, trĂšs fripons, trĂšs alertes, j'entends pour leur intĂ©rĂÂȘt; et les coquins savaient faire en sorte que j'avais successivement besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d'esprit, n'ont aucune idĂ©e juste sur cet article; et, Ă force de vouloir Ă©conomiser ma bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j'envoyasse chercher un fiacre, la dame de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener; elle Ă©tait fort aise de m'Ă©pargner les vingt-quatre sous du fiacre quant Ă l'Ă©cu que je donnais au laquais et au cocher, elle n'y songeait pas. Une femme m'Ă©crivait-elle de Paris Ă l'Ermitage, ou Ă Montmorency ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m'aurait coĂ»tĂ©, elle me l'envoyait par un de ses gens, qui arrivait Ă pied tout en nage, et Ă qui je donnais Ă dĂner, et un Ă©cu qu'il avait assurĂ©ment bien gagnĂ©. Me proposait-elle d'aller passer huit ou quinze jours avec elle Ă sa campagne, elle se disait en elle-mĂÂȘme Ce sera toujours une Ă©conomie pour ce pauvre garçon; pendant ce temps-lĂ , sa nourriture ne lui coĂ»tera rien. Elle ne songeait pas qu'aussi, durant ce temps-lĂ , je ne travaillais point; que mon mĂ©nage, et mon loyer, et mon linge, et mes habits, n'en allaient pas moins; que je payais mon barbier Ă double, et qu'il ne laissait pas de m'en coĂ»ter chez elle plus qu'il ne m'en aurait coĂ»tĂ© chez moi. Quoique je bornasse mes petites largesses aux seules maisons oĂÂč je vivais d'habitude, elles ne laissaient pas de m'ĂÂȘtre ruineuses. Je puis assurer que j'ai bien versĂ© vingt-cinq Ă©cus chez madame d'Houdetot Ă Eaubonne, oĂÂč je n'ai couchĂ© que quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant Ă Ăâ°pinay qu'Ă la Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j'y fus le plus assidu. Ces dĂ©penses sont inĂ©vitables pour un homme de mon humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni s'ingĂ©nier sur rien, ni supporter l'aspect d'un valet qui grogne, et qui vous sert en rechignant. Chez madame Dupin mĂÂȘme, oĂÂč j'Ă©tais de la maison, et oĂÂč je rendais mille services aux domestiques, je n'ai jamais reçu les leurs qu'Ă la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout Ă fait Ă ces petites libĂ©ralitĂ©s, que ma situation ne m'a plus permis de faire; et c'est alors qu'on m'a fait sentir bien plus durement encore l'inconvĂ©nient de frĂ©quenter des gens d'un autre Ă©tat que le sien. Encore si cette vie eĂ»t Ă©tĂ© de mon goĂ»t, je me serais consolĂ© d'une dĂ©pense onĂ©reuse, consacrĂ©e Ă mes plaisirs mais se ruiner pour s'ennuyer est trop insupportable; et j'avais si bien senti le poids de ce train de vie, que, profitant de l'intervalle de libertĂ© oĂÂč je me trouvais pour lors, j'Ă©tais dĂ©terminĂ© Ă le perpĂ©tuer, Ă renoncer totalement Ă la grande sociĂ©tĂ©, Ă la composition des livres, Ă tout commerce de littĂ©rature, et Ă me renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphĂšre Ă©troite et paisible pour laquelle je me sentais nĂ©. Le produit de la Lettre Ă d'Alembert et de la Nouvelle HĂ©loĂÂŻse avait un peu remontĂ© mes finances, qui s'Ă©taient fort Ă©puisĂ©es Ă l'Ermitage. Je me voyais environ mille Ă©cus devant moi. L'Ăâ°mile, auquel je m'Ă©tais mis tout de bon quand j'eus achevĂ© l'HĂ©loĂÂŻse, Ă©tait fort avancĂ©, et son produit devait au moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds de maniĂšre Ă me faire une petite rente viagĂšre, qui pĂ»t, avec ma copie, me faire subsister sans plus Ă©crire. J'avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier Ă©tait mes Institutions politiques. J'examinai l'Ă©tat de ce livre, et je trouvai qu'il demandait encore plusieurs annĂ©es de travail. Je n'eus pas le courage de le poursuivre et d'attendre qu'il fĂ»t achevĂ©, pour exĂ©cuter ma rĂ©solution. Ainsi, renonçant Ă cet ouvrage, je rĂ©solus d'en tirer tout ce qui pouvait se dĂ©tacher, puis de brĂ»ler tout le reste; et, poussant ce travail avec zĂšle, sans interrompre celui de l'Ăâ°mile, je mis, en moins de deux ans, la derniĂšre main au Contrat social. Restait le Dictionnaire de musique. C'Ă©tait un travail de manoeuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait pour objet qu'un produit pĂ©cuniaire. Je me rĂ©servai de l'abandonner, ou de l'achever Ă mon aise, selon que mes autres ressources rassemblĂ©es me rendraient celle-lĂ nĂ©cessaire ou superflue. A l'Ă©gard de la Morale sensitive, dont l'entreprise Ă©tait restĂ©e en esquisse, je l'abandonnai totalement. Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout Ă fait de la copie, celui de m'Ă©loigner de Paris, oĂÂč l'affluence des survenants rendait ma subsistance coĂ»teuse, et m'ĂÂŽtait le temps d'y pourvoir, pour prĂ©venir dans ma retraite l'ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quittĂ© la plume, je me rĂ©servais une occupation qui pĂ»t remplir le vide de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis longtemps d'Ă©crire les MĂ©moires de ma vie. Quoiqu'ils ne fussent pas jusqu'alors fort intĂ©ressants par les faits, je sentis qu'ils pouvaient le devenir par la franchise que j'Ă©tais capable d'y mettre; et je rĂ©solus d'en faire un ouvrage unique, par une vĂ©racitĂ© sans exemple, afin qu'au moins une fois on pĂ»t voir un homme tel qu'il Ă©tait en dedans. J'avais toujours ri de la fausse naĂÂŻvetĂ© de Montaigne, qui, faisant semblant d'avouer ses dĂ©fauts, a grand soin de ne s'en donner que d'aimables; tandis que je sentais, moi qui me suis cru toujours, et qui me crois encore, Ă tout prendre, le meilleur des hommes, qu'il n'y a point d'intĂ©rieur humain, si pur qu'il puisse ĂÂȘtre, qui ne recĂšle quelque vice odieux. Je savais qu'on me peignait dans le public sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si difformes, que, malgrĂ© le mal dont je ne voulais rien taire, je ne pouvais que gagner encore Ă me montrer tel que j'Ă©tais. D'ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d'autres gens tels qu'ils Ă©taient, et par consĂ©quent cet ouvrage ne pouvant paraĂtre qu'aprĂšs ma mort et celle de beaucoup d'autres, cela m'enhardissait davantage Ă faire mes Confessions, dont jamais je n'aurais Ă rougir devant personne. Je rĂ©solus donc de consacrer mes loisirs Ă bien exĂ©cuter cette entreprise, et je me mis Ă recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider ou rĂ©veiller ma mĂ©moire, regrettant fort tout ce que j'avais dĂ©chirĂ©, brĂ»lĂ©, perdu jusqu'alors. Ce projet de retraite absolue, un des plus sensĂ©s que j'eusse jamais faits, Ă©tait fortement empreint dans mon esprit; et dĂ©jĂ je travaillais Ă son exĂ©cution, quand le ciel, qui me prĂ©parait une autre destinĂ©e, me jeta dans un nouveau tourbillon. Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l'illustre maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il a passĂ©, par la soeur du duc Henri, dans la maison de CondĂ©, qui a changĂ© le nom de Montmorency en celui d'Enghien; et ce duchĂ© n'a d'autre chĂÂąteau qu'une vieille tour, oĂÂč l'on tient les archives, et oĂÂč l'on reçoit les hommages des vassaux. Mais on voit Ă Montmorency ou Enghien une maison particuliĂšre bĂÂątie par Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus superbes chĂÂąteaux, en mĂ©rite et en porte le nom. L'aspect imposant de ce bel Ă©difice, la terrasse sur laquelle il est bĂÂąti, sa vue unique peut-ĂÂȘtre au monde, son vaste salon peint d'une excellente main, son jardin plantĂ© par le cĂ©lĂšbre Le NĂÂŽtre, tout cela forme un tout dont la majestĂ© frappante a pourtant je ne sais quoi de simple, qui soutient et nourrit l'admiration. M. le marĂ©chal duc de Luxembourg, qui occupait alors cette maison, venait tous les ans dans ce pays, oĂÂč jadis ses pĂšres Ă©taient les maĂtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple habitant, mais avec un Ă©clat qui ne dĂ©gĂ©nĂ©rait point de l'ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu'il y fit depuis mon Ă©tablissement Ă Montmorency, monsieur et madame la marĂ©chale envoyĂšrent un valet de chambre me faire compliment de leur part, et m'inviter Ă souper chez eux toutes les fois que cela me ferait plaisir. A chaque fois qu'ils revinrent, ils ne manquĂšrent point de rĂ©itĂ©rer le mĂÂȘme compliment et la mĂÂȘme invitation. Cela me rappelait madame de Beuzenval m'envoyant dĂner Ă l'office. Les temps Ă©taient changĂ©s, mais j'Ă©tais demeurĂ© le mĂÂȘme. Je ne voulais point qu'on m'envoyĂÂąt dĂner Ă l'office, et je me souciais peu de la table des grands. J'aurais mieux aimĂ© qu'ils me laissassent pour ce que j'Ă©tais, sans me fĂÂȘter et sans m'avilir. Je rĂ©pondis honnĂÂȘtement et respectueusement aux politesses de monsieur et de madame de Luxembourg, mais je n'acceptai point leurs offres; et, tant mes incommoditĂ©s que mon humeur timide et mon embarras Ă parler, me faisant frĂ©mir Ă la seule idĂ©e de me prĂ©senter dans une assemblĂ©e des gens de la cour, je n'allai pas mĂÂȘme au chĂÂąteau faire une visite de remerciement, quoique je comprisse assez que c'Ă©tait ce qu'on cherchait, et que tout cet empressement Ă©tait plutĂÂŽt une affaire de curiositĂ© que de bienveillance. Cependant les avances continuĂšrent et allĂšrent mĂÂȘme en augmentant. Madame la comtesse de Boufflers, qui Ă©tait fort liĂ©e avec madame la marĂ©chale, Ă©tant venue Ă Montmorency, envoya savoir de mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je rĂ©pondis comme je devais, mais je ne dĂ©marrai point. Au voyage de PĂÂąques de l'annĂ©e suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui Ă©tait de la cour de M. le prince de Conti et de la sociĂ©tĂ© de madame de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois nous fĂmes connaissance; il me pressa d'aller au chĂÂąteau je n'en fis rien. Enfin, une aprĂšs-midi que je ne songeais Ă rien moins, je vis arriver M. le marĂ©chal de Luxembourg, suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n'y eut plus moyen de m'en dĂ©dire; et je ne pus Ă©viter, sous peine d'ĂÂȘtre un arrogant et un malappris, de lui rendre sa visite, et d'aller faire ma cour Ă madame la marĂ©chale, de la part de laquelle il m'avait comblĂ© des choses les plus obligeantes. Ainsi commencĂšrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus longtemps me dĂ©fendre, mais qu'un pressentiment trop bien fondĂ© me fit redouter jusqu'Ă ce que j'y fusse engagĂ©. Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais qu'elle Ă©tait aimable. Je l'avais vue plusieurs fois au spectacle, et chez madame Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu'elle Ă©tait duchesse de Boufflers, et qu'elle brillait encore de sa premiĂšre beautĂ©. Mais elle passait pour mĂ©chante; et, dans une aussi grande dame, cette rĂ©putation me faisait trembler. A peine l'eus-je vue, que je fus subjuguĂ©. Je la trouvai charmante, de ce charme Ă l'Ă©preuve du temps, le plus fait pour agir sur mon coeur. Je m'attendais Ă lui trouver un entretien mordant et plein d'Ă©pigrammes. Ce n'Ă©tait point cela, c'Ă©tait beaucoup mieux. La conversation de madame de Luxembourg ne pĂ©tille pas d'esprit; ce ne sont pas des saillies, et ce n'est pas mĂÂȘme proprement de la finesse mais c'est une dĂ©licatesse exquise, qui ne frappe jamais, et qui plaĂt toujours. Ses flatteries sont d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus simples; on dirait qu'elles lui Ă©chappent sans qu'elle y pense, et que c'est son coeur qui s'Ă©panche, uniquement parce qu'il est trop rempli. Je crus m'apercevoir, dĂšs la premiĂšre visite, que, malgrĂ© mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui dĂ©plaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non; mais toutes ne savent pas, comme madame de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce qu'on ne s'avise plus d'en vouloir douter. DĂšs le premier jour, ma confiance en elle eĂ»t Ă©tĂ© aussi entiĂšre qu'elle ne tarda pas Ă le devenir, si madame la duchesse de Montmorency, sa belle-fille, jeune folle, assez maligne, et je pense, un peu tracassiĂšre, ne se fĂ»t avisĂ©e de m'entreprendre, et, tout au travers de force Ă©loges de sa maman et de feintes agaceries pour son propre compte, ne m'eĂ»t mis en doute si je n'Ă©tais pas persiflĂ©. Je me serais peut-ĂÂȘtre difficilement rassurĂ© sur cette crainte auprĂšs des deux dames, si les extrĂÂȘmes bontĂ©s de M. le marĂ©chal ne m'eussent confirmĂ© que les leurs Ă©taient sĂ©rieuses. Rien de plus surprenant, vu mon caractĂšre timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d'Ă©galitĂ© oĂÂč il voulut se mettre avec moi, si ce n'est peut-ĂÂȘtre celle avec laquelle il me prit au mot lui-mĂÂȘme sur l'indĂ©pendance absolue avec laquelle je voulais vivre. PersuadĂ©s l'un et l'autre que j'avais raison d'ĂÂȘtre content de mon Ă©tat et de n'en vouloir pas changer, ni lui ni madame de Luxembourg n'ont paru vouloir s'occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune quoique je ne pusse douter du tendre intĂ©rĂÂȘt qu'ils prenaient Ă moi tous les deux, jamais ils ne m'ont proposĂ© de place et ne m'ont offert leur crĂ©dit, si ce n'est une seule fois, que madame de Luxembourg parut dĂ©sirer que je voulusse entrer Ă l'AcadĂ©mie française. J'allĂ©guai ma religion elle me dit que ce n'Ă©tait pas un obstacle, ou qu'elle s'engageait Ă le lever. Je rĂ©pondis que, quelque honneur que ce fĂ»t pour moi d'ĂÂȘtre membre d'un corps si illustre, ayant refusĂ© Ă M. de Tressan, et en quelque sorte au roi de Pologne, d'entrer dans l'AcadĂ©mie de Nanci, je ne pouvais plus honnĂÂȘtement entrer dans aucune. Madame de Luxembourg n'insista pas, et il n'en fut plus reparlĂ©. Cette simplicitĂ© de commerce avec de si grands seigneurs, et qui pouvaient tout en ma faveur, M. de Luxembourg Ă©tant et mĂ©ritant bien d'ĂÂȘtre l'ami particulier du roi, contraste bien singuliĂšrement avec les continuels soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis protecteurs que je venais de quitter, et qui cherchaient moins Ă me servir qu'Ă m'avilir. Quand M. le marĂ©chal m'Ă©tait venu voir Ă Mont-Louis, je l'avais reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique chambre, non parce que je fus obligĂ© de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales et de mes pots cassĂ©s, mais parce que mon plancher pourri tombait en ruine, et que je craignais que le poids de sa suite ne l'effondrĂÂąt tout Ă fait. Moins occupĂ© de mon propre danger que de celui que l'affabilitĂ© de ce bon seigneur lui faisait courir, je me hĂÂątai de le tirer de lĂ pour le mener, malgrĂ© le froid qu'il faisait encore, Ă mon donjon, tout ouvert et sans cheminĂ©e. Quand il y fut, je lui dis la raison qui m'avait engagĂ© Ă l'y conduire il la redit Ă madame la marĂ©chale, et l'un et l'autre me pressĂšrent, en attendant qu'on referait mon plancher, d'accepter un logement au chĂÂąteau, oĂÂč, si je l'aimais mieux, dans un Ă©difice isolĂ© qui Ă©tait au milieu du parc, et qu'on appelait le petit chĂÂąteau. Cette demeure enchantĂ©e mĂ©rite qu'on en parle. Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en plaine, comme celui de la Chevrette. Il est inĂ©gal, montueux, mĂÂȘlĂ© de collines et d'enfoncements, dont l'habile artiste a tirĂ© parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et multiplier pour ainsi dire, Ă force d'art et de gĂ©nie, un espace en lui-mĂÂȘme assez resserrĂ©. Ce parc est couronnĂ© dans le haut par la terrasse et le chĂÂąteau; dans le bas il forme une gorge qui s'ouvre et s'Ă©largit vers la vallĂ©e, et dont l'angle est rempli par une grande piĂšce d'eau. Entre l'orangerie qui occupe cet Ă©largissement, et cette piĂšce d'eau entourĂ©e de coteaux bien dĂ©corĂ©s de bosquets et d'arbres, est le petit chĂÂąteau dont j'ai parlĂ©. Cet Ă©difice et le terrain qui l'entoure appartenaient jadis au cĂ©lĂšbre Le Brun, qui se plut Ă le bĂÂątir et le dĂ©corer avec ce goĂ»t exquis d'ornements et d'architecture dont ce grand peintre s'Ă©tait nourri. Ce chĂÂąteau depuis lors a Ă©tĂ© rebĂÂąti, mais toujours sur le dessin du premier maĂtre. Il est petit, simple, mais Ă©lĂ©gant. Comme il est dans un fond entre le bassin de l'orangerie et la grande piĂšce d'eau, par consĂ©quent sujet Ă l'humiditĂ©, on l'a percĂ© dans son milieu d'un pĂ©ristyle Ă jour, entre deux Ă©tages de colonnes, par lequel l'air jouant dans tout l'Ă©difice le maintient sec, malgrĂ© sa situation. Quand on regarde ce bĂÂątiment de la hauteur opposĂ©e qui lui fait perspective, il paraĂt absolument environnĂ© d'eau, et l'on croit voir une Ăle enchantĂ©e, ou la plus jolie des trois Ăles BorromĂ©es, appelĂ©e Isola bella, dans le lac Majeur. Ce fut dans cet Ă©difice solitaire qu'on me donna le choix d'un des quatre appartements complets qu'il contient, outre le rez-de-chaussĂ©e, composĂ© d'une salle de bal, d'une salle de billard et d'une cuisine. Je pris le plus petit et le plus simple, au-dessus de la cuisine, que j'eus aussi. Il Ă©tait d'une propretĂ© charmante; l'ameublement en Ă©tait blanc et bleu. C'est dans cette profonde et dĂ©licieuse solitude qu'au milieu des bois et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espĂšce, au parfum de la fleur d'orange, je composai dans une continuelle extase le cinquiĂšme livre de l'Ăâ°mile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais Ă la vive impression du local oĂÂč je l'Ă©crivais. Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever du soleil, respirer un air embaumĂ© sur le pĂ©ristyle! Quel bon cafĂ© au lait j'y prenais tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec ma ThĂ©rĂšse! Ma chatte et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortĂšge m'eĂ»t suffi pour toute ma vie, sans Ă©prouver jamais un moment d'ennui. J'Ă©tais lĂ dans le paradis terrestre; j'y vivais avec autant d'innocence, et j'y goĂ»tais le mĂÂȘme bonheur. Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me marquĂšrent tant d'attentions et me firent tant de caresses, que, logĂ© chez eux et comblĂ© de leurs bontĂ©s, je ne pus moins faire que d'y rĂ©pondre en les voyant assidĂ»ment. Je ne les quittais presque point j'allais le matin faire ma cour Ă madame la marĂ©chale; j'y dĂnais; j'allais l'aprĂšs-midi me promener avec M. le marĂ©chal, mais je n'y soupais pas, Ă cause du grand monde, et qu'on y soupait trop tard pour moi. Jusqu'alors tout Ă©tait convenable, et il n'y avait point de mal encore, si j'avais su m'en tenir lĂ . Mais je n'ai jamais su garder un milieu dans mes attachements, et remplir simplement des devoirs de sociĂ©tĂ©. J'ai toujours Ă©tĂ© tout ou rien; bientĂÂŽt je fus tout; et me voyant fĂÂȘtĂ©, gĂÂątĂ© par des personnes de cette considĂ©ration, je passai les bornes, et me pris pour eux d'une amitiĂ© qu'il n'est permis d'avoir que pour ses Ă©gaux. J'en mis toute la familiaritĂ© dans mes maniĂšres, tandis qu'ils ne se relĂÂąchĂšrent jamais dans les leurs de la politesse Ă laquelle ils m'avaient accoutumĂ©. Je n'ai pourtant jamais Ă©tĂ© trĂšs Ă mon aise avec madame la marĂ©chale. Quoique je ne fusse pas parfaitement rassurĂ© sur son caractĂšre, je le redoutais moins que son esprit. C'Ă©tait par lĂ surtout qu'elle m'en imposait. Je savais qu'elle Ă©tait difficile en conversations, et qu'elle avait droit de l'ĂÂȘtre. Je savais que les femmes, et surtout les grandes dames, veulent absolument ĂÂȘtre amusĂ©es, qu'il vaudrait mieux les offenser que les ennuyer; et je jugeais, par ses commentaires sur ce qu'avaient dit les gens qui venaient de partir, de ce qu'elle devait penser de mes balourdises. Je m'avisai d'un supplĂ©ment, pour me sauver auprĂšs d'elle l'embarras de parler ce fut de lire. Elle avait ouĂÂŻ parler de la Julie; elle savait qu'on l'imprimait; elle marqua de l'empressement de voir cet ouvrage; j'offris de le lui lire, elle accepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix heures; M. de Luxembourg y venait on fermait la porte. Je lisais Ă cĂÂŽtĂ© de son lit, et je compassai si bien mes lectures, qu'il y en aurait eu pour tout le voyage, quand mĂÂȘme il n'aurait pas Ă©tĂ© interrompu. Le succĂšs de cet expĂ©dient passa mon attente. Madame de Luxembourg s'engoua de la Julie et de son auteur; elle ne parlait que de moi, ne s'occupait que de moi, me disait des douceurs toute la journĂ©e, m'embrassait dix fois le jour. Elle voulut que j'eusse toujours ma place Ă table Ă cĂÂŽtĂ© d'elle; et quand quelques seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur disait que c'Ă©tait la mienne, et les faisait mettre ailleurs. On peut juger de l'impression que ces maniĂšres charmantes faisaient sur moi, que les moindres marques d'affection subjuguent. Je m'attachais rĂ©ellement Ă elle, Ă proportion de l'attachement qu'elle me tĂ©moignait. Toute ma crainte, en voyant cet engouement, et me sentant si peu d'agrĂ©ment dans l'esprit pour le soutenir, Ă©tait qu'il ne se changeĂÂąt en dĂ©goĂ»t, et malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien fondĂ©e. Il fallait qu'il y eĂ»t une opposition naturelle entre son tour d'esprit et le mien, puisque indĂ©pendamment des foules de balourdises qui m'Ă©chappaient Ă chaque instant dans la conversation, dans mes lettres mĂÂȘme, et lorsque j'Ă©tais le mieux avec elle, il se trouvait des choses qui lui dĂ©plaisaient, sans que je pusse imaginer pourquoi. Je n'en citerai qu'un exemple, et j'en pourrais citer vingt. Elle sut que je faisais pour madame d'Houdetot une copie de l'HĂ©loĂÂŻse, Ă tant la page. Elle en voulut avoir une sur le mĂÂȘme pied. Je la lui promis; et la mettant par lĂ du nombre de mes pratiques, je lui Ă©crivis quelque chose d'obligeant et d'honnĂÂȘte Ă ce sujet; du moins telle Ă©tait mon intention. Voici sa rĂ©ponse, qui me fit tomber des nues "A Versailles, ce mardi. Liasse C, no 43. Je suis ravie, je suis contente; votre lettre m'a fait un plaisir infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous en remercier. Voici les propres termes de votre lettre Quoique vous soyez sĂ»rement une trĂšs bonne pratique, je me fais quelque peine de prendre votre argent; rĂ©guliĂšrement, ce serait Ă moi de payer le plaisir que j'aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de votre santĂ©. Rien ne m'intĂ©resse davantage. Je vous aime de tout mon coeur; et c'est, je vous assure, bien tristement que je vous le mande, car j'aurais bien du plaisir Ă vous le dire moi-mĂÂȘme. M. de Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout son coeur." En recevant cette lettre, je me hĂÂątai d'y rĂ©pondre, en attendant plus ample examen, pour protester contre toute interprĂ©tation dĂ©sobligeante; et aprĂšs m'ĂÂȘtre occupĂ© quelques jours Ă cet examen avec l'inquiĂ©tude qu'on peut concevoir, et toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma derniĂšre rĂ©ponse Ă ce sujet "A Montmorency, le 8 dĂ©cembre 1759. Depuis ma derniĂšre lettre, j'ai examinĂ© cent et cent fois le passage en question. Je l'ai considĂ©rĂ© par son sens propre et naturel, je l'ai considĂ©rĂ© par tous les sens qu'on peut lui donner, et je vous avoue, madame la marĂ©chale, que je ne sais plus si c'est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n'est point vous qui m'en devez." Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont Ă©tĂ© Ă©crites. J'y ai souvent repensĂ© depuis ce temps-lĂ ; et telle est encore aujourd'hui ma stupiditĂ© sur cet article, que je n'ai pu parvenir Ă sentir ce qu'elle avait pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d'offensant, mais mĂÂȘme qui pĂ»t lui dĂ©plaire. A propos de cet exemplaire manuscrit de l'HĂ©loĂÂŻse que voulut avoir madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai pour lui donner quelque avantage marquĂ© qui le distinguĂÂąt de tout autre. J'avais Ă©crit Ă part les aventures de milord Ăâ°douard, et j'avais balancĂ© longtemps Ă les insĂ©rer, soit en entier, soit par extrait, dans cet ouvrage, oĂÂč elles me paraissaient manquer. Je me dĂ©terminai enfin Ă les retrancher tout Ă fait, parce que, n'Ă©tant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gĂÂątĂ© la touchante simplicitĂ©. J'eus une autre raison bien plus forte, quand je connus madame de Luxembourg. C'est qu'il y avait dans ces aventures une marquise romaine d'un caractĂšre trĂšs odieux, dont quelques traits, sans lui ĂÂȘtre applicables, auraient pu lui ĂÂȘtre appliquĂ©s par ceux qui ne la connaissaient que de rĂ©putation. Je me fĂ©licitai donc beaucoup du parti que j'avais pris, et m'y confirmai. Mais, dans l'ardent dĂ©sir d'enrichir son exemplaire de quelque chose qui ne fĂ»t dans aucun autre, n'allai-je pas songer Ă ces malheureuses aventures, et former le projet d'en faire l'extrait, pour l'y ajouter. Projet insensĂ©, dont on ne peut expliquer l'extravagance que par l'aveugle fatalitĂ© qui m'entraĂnait Ă ma perte! Quos vult perdere Jupiter dementat. J'eus la stupiditĂ© de faire cet extrait avec bien du soin, bien du travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du monde; en la prĂ©venant toutefois, comme il Ă©tait vrai, que j'avais brĂ»lĂ© l'original, que l'extrait Ă©tait pour elle seule, et ne serait jamais vu de personne, Ă moins qu'elle ne le montrĂÂąt elle-mĂÂȘme ce qui, loin de lui prouver ma prudence et ma discrĂ©tion, comme je croyais faire, n'Ă©tait que l'avertir du jugement que je portais moi-mĂÂȘme sur l'application des traits dont elle aurait pu s'offenser. Mon imbĂ©cillitĂ© fut telle, que je ne doutais pas qu'elle ne fĂ»t enchantĂ©e de mon procĂ©dĂ©. Elle ne me fit pas lĂ -dessus les grands compliments que j'en attendais, et jamais, Ă ma trĂšs grande surprise, elle ne me parla du cahier que je lui avais envoyĂ©. Pour moi, toujours charmĂ© de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que longtemps aprĂšs que je jugeai, sur d'autres indices, l'effet qu'elle avait produit. J'eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idĂ©e plus raisonnable, mais qui, par des effets plus Ă©loignĂ©s, ne m'a guĂšre Ă©tĂ© moins nuisible tant tout concourt Ă l'oeuvre de la destinĂ©e, quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai d'orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie, lesquels dessins se trouvĂšrent ĂÂȘtre du mĂÂȘme format que le manuscrit. Je demandai Ă Coindet ces dessins, qui m'appartenaient Ă toutes sortes de titres, et d'autant plus que je lui avais abandonnĂ© le produit des planches, lesquelles eurent un grand dĂ©bit. Coindet est aussi rusĂ© que je le suis peu. A force de se faire demander ces dessins, il parvint Ă savoir ce que j'en voulais faire. Alors, sous prĂ©texte d'ajouter quelques ornements Ă ces dessins, il se les fit laisser, et finit par les prĂ©senter lui-mĂÂȘme. Ego versiculos feci, tulit alter honores. Cela acheva de l'introduire Ă l'hĂÂŽtel du Luxembourg sur un certain pied. Depuis mon Ă©tablissement au petit chĂÂąteau, il m'y venait voir trĂšs souvent, et toujours dĂšs le matin, surtout quand monsieur et madame de Luxembourg Ă©taient Ă Montmorency. Cela faisait que, pour passer avec lui une journĂ©e, je n'allais point au chĂÂąteau. On me reprocha ces absences j'en dis la raison. On me pressa d'amener M. Coindet; je le fis. C'Ă©tait ce que le drĂÂŽle avait cherchĂ©. Ainsi, grĂÂące aux bontĂ©s excessives qu'on avait pour moi, un commis de M. ThĂ©lusson, qui voulait bien lui donner quelquefois sa table quand il n'avait personne Ă dĂner, se trouva tout d'un coup admis Ă celle d'un marĂ©chal de France, avec les princes, les duchesses, et tout ce qu'il y avait de grand Ă la cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour qu'il Ă©tait obligĂ© de retourner Ă Paris de bonne heure, M. le marĂ©chal dit aprĂšs le dĂner Ă la compagnie Allons nous promener sur le chemin de Saint-Denis; nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n'y tint pas; sa tĂÂȘte s'en alla tout Ă fait. Pour moi, j'avais le coeur si Ă©mu, que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par derriĂšre, pleurant comme un enfant, et mourant d'envie de baiser les pas de ce bon marĂ©chal. Mais la suite de cette histoire de copie m'a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mĂ©moire me le permettra. SitĂÂŽt que la petite maison de Mont-Louis fut prĂÂȘte, je la fis meubler proprement, simplement, et retournai m'y Ă©tablir, ne pouvant renoncer Ă cette loi que je m'Ă©tais faite, en quittant l'Ermitage, d'avoir toujours mon logement Ă moi mais je ne pus me rĂ©soudre non plus Ă quitter mon appartement du petit chĂÂąteau. J'en gardai la clef; et tenant beaucoup aux jolis dĂ©jeuners du pĂ©ristyle, j'allais souvent y coucher, et j'y passais quelquefois deux ou trois jours, comme Ă une maison de campagne. J'Ă©tais peut-ĂÂȘtre alors le particulier de l'Europe le mieux et le plus agrĂ©ablement logĂ©. Mon hĂÂŽte, M. Mathas, qui Ă©tait le meilleur homme du monde, m'avait absolument laissĂ© la direction des rĂ©parations de Mont-Louis, et voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans mĂÂȘme qu'il s'en mĂÂȘlĂÂąt. Je trouvai donc le moyen de me faire d'une seule chambre au premier un appartement complet, composĂ© d'une chambre, d'une antichambre et d'une garde-robe. Au rez-de-chaussĂ©e Ă©taient la cuisine et la chambre de ThĂ©rĂšse. Le donjon me servait de cabinet, au moyen d'une bonne cloison vitrĂ©e et d'une cheminĂ©e qu'on y fit faire. Je m'amusai, quand j'y fus, Ă orner la terrasse, qu'ombrageaient dĂ©jĂ deux rangs de jeunes tilleuls; j'y en fis ajouter deux, pour faire un cabinet de verdure; j'y fis poser une table et des bancs de pierre; je l'entourai de lilas, de seringat, de chĂšvrefeuille; j'y fis faire une belle plate-bande de fleurs, parallĂšle aux deux rangs d'arbres; et cette terrasse plus Ă©levĂ©e que celle du chĂÂąteau, dont la vue Ă©tait du moins aussi belle, et sur laquelle j'avais apprivoisĂ© des multitudes d'oiseaux, me servait de salle de compagnie pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis d'ArmentiĂšres, madame la duchesse de Montmorency, madame la duchesse de Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame la comtesse de Boufflers, et d'autres personnes de ce rang, qui, du chĂÂąteau, ne dĂ©daignaient pas de faire, par une montĂ©e trĂšs fatigante, le pĂšlerinage de Mont-Louis. Je devais Ă la faveur de monsieur et madame de Luxembourg toutes ces visites; je le sentais, et mon coeur leur en faisait bien l'hommage. C'est dans un de ces transports d'attendrissement que je dis une fois Ă M. de Luxembourg en l'embrassant Ah! monsieur le marĂ©chal, je haĂÂŻssais les grands avant que de vous connaĂtre, et je les hais davantage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur serait aisĂ© de se faire adorer. Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu durant cette Ă©poque, s'ils se sont jamais aperçus que cet Ă©clat m'ait un instant Ă©bloui, que la vapeur de cet encens m'ait portĂ© Ă la tĂÂȘte; s'ils m'ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes maniĂšres, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voisins, moins prompt Ă rendre service Ă tout le monde quand je l'ai pu, sans me rebuter jamais des importunitĂ©s sans nombre, et souvent dĂ©raisonnables, dont j'Ă©tais sans cesse accablĂ©. Si mon coeur m'attirait au chĂÂąteau de Montmorency par mon sincĂšre attachement pour les maĂtres, il me ramenait de mĂÂȘme Ă mon voisinage, goĂ»ter les douceurs de cette vie Ă©gale et simple, hors de laquelle il n'est point de bonheur pour moi. ThĂ©rĂšse avait fait amitiĂ© avec la fille d'un maçon, mon voisin, nommĂ© Pilleu je la fis de mĂÂȘme avec le pĂšre; et aprĂšs avoir le matin dĂnĂ© au chĂÂąteau, non sans gĂÂȘne, mais pour complaire Ă madame la marĂ©chale, avec quel empressement je revenais le soir souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantĂÂŽt chez lui, tantĂÂŽt chez moi! Outre ces deux logements, j'en eus bientĂÂŽt un troisiĂšme Ă l'hĂÂŽtel de Luxembourg, dont les maĂtres me pressĂšrent si fort d'aller les y voir quelquefois, que j'y consentis, malgrĂ© mon aversion pour Paris, oĂÂč je n'avais Ă©tĂ©, depuis ma retraite Ă l'Ermitage, que les deux seules fois dont j'ai parlĂ© encore n'y allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m'en retourner le lendemain matin. J'entrais et sortais par le jardin qui donnait sur le boulevard; de sorte que je pouvais dire, avec la plus exacte vĂ©ritĂ©, que je n'avais pas mis le pied sur le pavĂ© de Paris. Au sein de cette prospĂ©ritĂ© passagĂšre, se prĂ©parait de loin la catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps aprĂšs mon retour Ă Mont-Louis, j'y fis, et bien malgrĂ© moi, comme Ă l'ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait Ă©poque dans mon histoire. On jugera dans la suite si c'est en bien ou en mal. C'est madame la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari venait d'acheter une maison de campagne Ă Soisy, prĂšs de Montmorency. Mademoiselle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de condition, mais pauvre, avait Ă©pousĂ© M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafrĂ©, borgne, au demeurant bon homme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze Ă vingt mille livres de rentes, auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempĂÂȘtant, et faisant pleurer sa femme toute la journĂ©e, finissait par faire toujours ce qu'elle voulait, et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait lui persuader que c'Ă©tait lui qui le voulait, et que c'Ă©tait elle qui ne le voulait pas. M. de Margency, dont j'ai parlĂ©, Ă©tait l'ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y avait quelques annĂ©es qu'il leur avait louĂ© son chĂÂąteau de Margency, prĂšs d'Eaubonne et d'Andilly; et ils y Ă©taient prĂ©cisĂ©ment durant mes amours pour madame d'Houdetot. Madame d'Houdetot et madame de Verdelin se connaissaient par madame d'Aubeterre, leur commune amie; et comme le jardin de Margency Ă©tait sur le passage de madame d'Houdetot pour aller au Mont Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. A la faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle; mais je n'aimais point les rencontres imprĂ©vues; et quand madame de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours devant. Ce procĂ©dĂ© peu galant n'avait pas dĂ» me mettre en bon prĂ©dicament auprĂšs d'elle. Cependant, quand elle fut Ă Soisy, elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois Ă Mont-Louis, sans me trouver; et voyant que je ne lui rendais pas sa visite, elle s'avisa, pour m'y forcer, de m'envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien l'aller remercier c'en fut assez. Nous voilĂ liĂ©s. Cette liaison commença par ĂÂȘtre orageuse, comme toutes celles que je faisais malgrĂ© moi. Il n'y rĂ©gna mĂÂȘme jamais un vrai calme. Le tour d'esprit de madame de Verdelin Ă©tait par trop antipathique avec le mien. Les traits malins et les Ă©pigrammes partent chez elle avec tant de simplicitĂ©, qu'il faut une attention continuelle, et pour moi trĂšs fatigante, pour sentir quand on est persiflĂ©. Une niaiserie, qui me revient, suffira pour en juger. Son frĂšre venait d'avoir le commandement d'une frĂ©gate en course contre les Anglais. Je parlais de la maniĂšre d'armer cette frĂ©gate, sans nuire Ă sa lĂ©gĂšretĂ©. Oui, dit-elle d'un ton tout uni, l'on ne prend de canon que ce qu'il en faut pour se battre. Je l'ai rarement ouĂÂŻ parler en bien de quelqu'un de ses amis absents, sans glisser quelque mot Ă leur charge. Ce qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami Margency n'Ă©tait pas exceptĂ©. Ce que je trouvais encore en elle d'insupportable Ă©tait la gĂÂȘne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il fallait me battre les flancs pour rĂ©pondre; et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, Ă force de la voir, je finis par m'attacher Ă elle. Elle avait ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences rĂ©ciproques nous rendirent intĂ©ressants nos tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Rien ne lie tant les coeurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, et ce besoin m'a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J'avais mis tant de duretĂ© dans ma franchise avec elle, qu'aprĂšs avoir montrĂ© quelquefois si peu d'estime pour son caractĂšre, il fallait rĂ©ellement en avoir beaucoup pour croire qu'elle pĂ»t sincĂšrement me pardonner. Voici un Ă©chantillon des lettres que je lui ai quelquefois Ă©crites, et dont il est Ă noter que jamais, dans aucune de ses rĂ©ponses, elle n'a paru piquĂ©e en aucune façon. "A Montmorency, le 5 novembre 1760. Vous me dites, madame, que vous ne vous ĂÂȘtes pas bien expliquĂ©e, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous me parlez de votre prĂ©tendue bĂÂȘtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n'ĂÂȘtre qu'une bonne femme, comme si vous aviez peur d'ĂÂȘtre prise au mot, et vous me faites des excuses pour m'apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien; c'est moi qui suis une bĂÂȘte, un bonhomme, et pis encore, s'il est possible; c'est moi qui choisis mal mes termes, au grĂ© d'une belle dame française qui fait autant d'attention aux paroles et qui parle aussi bien que vous. Mais considĂ©rez que je les prends dans le sens commun de la langue, sans ĂÂȘtre au fait ou en souci des honnĂÂȘtes acceptions qu'on leur donne dans les vertueuses sociĂ©tĂ©s de Paris. Si quelquefois mes expressions sont Ă©quivoques, je tĂÂąche que ma conduite en dĂ©termine le sens, etc." Le reste de la lettre est Ă peu prĂšs sur le mĂÂȘme ton. Voyez-en la rĂ©ponse liasse D, no 41, et jugez de l'incroyable modĂ©ration d'un coeur de femme, qui peut n'avoir pas plus de ressentiment d'une pareille lettre que cette rĂ©ponse n'en laisse paraĂtre, et qu'elle ne m'en a jamais tĂ©moignĂ©. Coindet, entreprenant, hardi jusqu'Ă l'effronterie, et qui se tenait Ă l'affĂ»t de tous mes amis, ne tarda pas Ă s'introduire en mon nom chez madame de Verdelin, et y fut bientĂÂŽt, Ă mon insu, plus familier que moi-mĂÂȘme. C'Ă©tait un singulier corps que ce Coindet. Il se prĂ©sentait de ma part chez toutes mes connaissances, s'y Ă©tablissait, y mangeait sans façon. TransportĂ© de zĂšle pour mon service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux; mais quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence sur toutes ces liaisons, et sur tout ce qu'il savait devoir m'intĂ©resser. Au lieu de me dire ce qu'il avait appris, ou dit, ou vu, qui m'intĂ©ressait, il m'Ă©coutait, m'interrogeait mĂÂȘme. Il ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenais; enfin, quoique tout le monde me parlĂÂąt de lui, jamais il ne me parlait de personne il n'Ă©tait secret et mystĂ©rieux qu'avec son ami. Mais laissons quant Ă prĂ©sent Coindet et madame de Verdelin; nous y reviendrons dans la suite. Quelque temps aprĂšs mon retour Ă Mont-Louis, La Tour, le peintre, m'y vint voir, et m'apporta mon portrait en pastel, qu'il avait exposĂ© au salon, il y avait quelques annĂ©es. Il avait voulu me donner ce portrait, que je n'avais pas acceptĂ©. Mais madame d'Ăâ°pinay, qui m'avait donnĂ© le sien et qui voulait avoir celui-lĂ , m'avait engagĂ© Ă le lui redemander. Il avait pris du temps pour le retoucher. Dans cet intervalle, vint ma rupture avec madame d'Ăâ°pinay; je lui rendis son portrait; et n'Ă©tant plus question de lui donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit chĂÂąteau. M. de Luxembourg l'y vit, et le trouva bien; je le lui offris, il l'accepta; je le lui envoyai. Ils comprirent, lui et madame la marĂ©chale, que je serais bien aise d'avoir les leurs. Ils les firent faire en miniature, de trĂšs bonne main, les firent enchĂÂąsser dans une boĂte Ă bonbons, de cristal de roche, montĂ©e en or, et m'en firent le cadeau d'une façon trĂšs galante, dont je fus enchantĂ©. Madame de Luxembourg ne voulut jamais consentir que son portrait occupĂÂąt le dessus de la boĂte. Elle m'avait reprochĂ© plusieurs fois que j'aimais mieux M. de Luxembourg qu'elle; et je ne m'en Ă©tais point dĂ©fendu, parce que cela Ă©tait vrai. Elle me tĂ©moigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon de placer son portrait, qu'elle n'oubliait pas cette prĂ©fĂ©rence. Je fis, Ă peu prĂšs dans ce mĂÂȘme temps, une sottise qui ne contribua pas Ă me conserver ses bonnes grĂÂąces. Quoique je ne connusse point du tout M. de Silhouette, et que je fusse peu portĂ© Ă l'aimer, j'avais une grande opinion de son administration. Lorsqu'il commença d'appesantir sa main sur les financiers, je vis qu'il n'entamait pas son opĂ©ration dans un temps favorable; je n'en fis pas des voeux moins ardents pour son succĂšs, et quand j'appris qu'il Ă©tait dĂ©placĂ©, je lui Ă©crivis dans mon Ă©tourderie la lettre suivante, qu'assurĂ©ment je n'entreprends pas de justifier. "A Montmorency, le 2 dĂ©cembre 1759. Daignez, monsieur, recevoir l'hommage d'un solitaire qui n'est pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talents, qui vous respecte par votre administration, et qui vous a fait l'honneur de croire qu'elle ne vous resterait pas longtemps. Ne pouvant sauver l'Ăâ°tat qu'aux dĂ©pens de la capitale qui l'a perdu, vous avez bravĂ© les cris des gagneurs d'argent. En vous voyant Ă©craser ces misĂ©rables, je vous enviais votre place; en vous la voyant quitter sans vous ĂÂȘtre dĂ©menti, je vous admire. Soyez content de vous, monsieur; elle vous laisse un honneur dont vous jouirez longtemps sans concurrent. Les malĂ©dictions des fripons font la gloire de l'homme juste." Madame de Luxembourg, qui savait que j'avais Ă©crit cette lettre, m'en parla au voyage de PĂÂąques; je la lui montrai; elle en souhaita une copie, je la lui donnai mais j'ignorais, en la lui donnant, qu'elle Ă©tait un de ces gagneurs d'argent qui s'intĂ©ressaient aux sous-fermes, et qui avaient fait dĂ©placer Silhouette. On eĂ»t dit, Ă toutes mes balourdises, que j'allais excitant Ă plaisir la haine d'une femme aimable et puissante, Ă laquelle, dans le vrai, je m'attachais davantage de jour en jour, et dont j'Ă©tais bien Ă©loignĂ© de vouloir m'attirer la disgrĂÂące, quoique je fisse, Ă force de gaucheries, tout ce qu'il fallait pour cela. Je crois qu'il est assez superflu d'avertir que c'est Ă elle que se rapporte l'histoire de l'opiate de M. Tronchin, dont j'ai parlĂ© dans ma premiĂšre partie l'autre dame Ă©tait madame Mirepoix. Elles ne m'en ont jamais reparlĂ©, ni fait le moindre semblant de s'en souvenir, ni l'une ni l'autre; mais de prĂ©sumer que madame de Luxembourg ait pu l'oublier rĂ©ellement, c'est ce qui me paraĂt bien difficile, quand mĂÂȘme on ne saurait rien des Ă©vĂ©nements subsĂ©quents. Pour moi, je m'Ă©tourdissais sur l'effet de mes bĂÂȘtises, par le tĂ©moignage que je me rendais de n'en avoir fait aucune Ă dessein de l'offenser comme si jamais femme en pouvait pardonner de pareilles, mĂÂȘme avec la plus parfaite certitude que la volontĂ© n'y a pas eu la moindre part. Cependant, quoiqu'elle parĂ»t ne rien voir, ne rien sentir, et que je ne trouvasse encore ni diminution dans son empressement, ni changement dans ses maniĂšres, la continuation, l'augmentation mĂÂȘme d'un pressentiment trop bien fondĂ©, me faisait trembler sans cesse que l'ennui ne succĂ©dĂÂąt bientĂÂŽt Ă cet engouement. Pouvais-je attendre d'une si grande dame une constance Ă l'Ă©preuve de mon peu d'adresse Ă la soutenir? Je ne savais pas mĂÂȘme lui cacher ce pressentiment sourd qui m'inquiĂ©tait, et ne me rendait que plus maussade. On en jugera par la lettre suivante, qui contient une bien singuliĂšre prĂ©diction. N. B. Cette lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois d'octobre 1760, au plus tard. "Que vos bontĂ©s sont cruelles! Pourquoi troubler la paix d'un solitaire, qui renonçait aux plaisirs de la vie pour n'en plus sentir les ennuis? J'ai passĂ© mes jours Ă chercher en vain des attachements solides; je n'en ai pu former dans les conditions auxquelles je pouvais atteindre est-ce dans la vĂÂŽtre que j'en dois chercher? L'ambition ni l'intĂ©rĂÂȘt ne me tentent pas; je suis peu vain, peu craintif; je puis rĂ©sister Ă tout, hors aux caresses. Pourquoi m'attaquez-vous tous deux par un faible qu'il faut vaincre, puisque, dans la distance qui nous sĂ©pare, les Ă©panchements des coeurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous? La reconnaissance suffira-t-elle pour un coeur qui ne connaĂt pas deux maniĂšres de se donner, et ne se sent capable que d'amitiĂ©? D'amitiĂ© madame la marĂ©chale? Ah! voilĂ mon malheur! Il est beau Ă vous, Ă monsieur le marĂ©chal, d'employer ce terme; mais je suis insensĂ© de vous prendre au mot. Vous vous jouez, moi je m'attache; et la fin du jeu me prĂ©pare de nouveaux regrets. Que je hais tous vos titres, et que je vous plains de les porter! Vous me semblez si dignes de goĂ»ter les charmes de la vie privĂ©e! Que n'habitez-vous Clarens! J'irais y chercher le bonheur de ma vie. Mais le chĂÂąteau de Montmorency, mais l'hĂÂŽtel de Luxembourg! Est-ce lĂ qu'on doit voir Jean-Jacques? Est-ce lĂ qu'un ami de l'Ă©galitĂ© doit porter les affections d'un coeur sensible qui, payant ainsi l'estime qu'on lui tĂ©moigne, croit rendre autant qu'il reçoit? Vous ĂÂȘtes bonne et sensible aussi, je le sais, je l'ai vu, j'ai regret de n'avoir pu plus tĂÂŽt le croire; mais dans le rang oĂÂč vous ĂÂȘtes, dans votre maniĂšre de vivre, rien ne peut faire une impression durable; et tant d'objets nouveaux s'effacent si bien mutuellement, qu'aucun ne demeure. Vous m'oublierez, madame, aprĂšs m'avoir mis hors d'Ă©tat de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux, et pour ĂÂȘtre inexcusable." Je lui joignais lĂ M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins dur pour elle; car, au reste, je me sentais si sĂ»r de lui, qu'il ne m'Ă©tait pas mĂÂȘme venu dans l'esprit une seule crainte sur la durĂ©e de son amitiĂ©. Rien de ce qui m'intimidait de la part de madame la marĂ©chale ne s'est un moment Ă©tendu jusqu'Ă lui. Je n'ai jamais eu la moindre dĂ©fiance sur son caractĂšre, que je savais ĂÂȘtre faible, mais sĂ»r. Je ne craignais pas plus de sa part un refroidissement, que je n'en attendais un attachement hĂ©roĂÂŻque. La simplicitĂ©, la familiaritĂ© de nos maniĂšres l'un avec l'autre, marquaient combien nous comptions rĂ©ciproquement sur nous. Nous avions raison tous deux j'honorerai, je chĂ©rirai, tant que je vivrai, la mĂ©moire de ce digne seigneur; et quoi qu'on ait pu faire pour le dĂ©tacher de moi, je suis aussi certain qu'il est mort mon ami, que si j'avais reçu son dernier soupir. Au second voyage de Montmorency, de l'annĂ©e 1760, la lecture de la Julie Ă©tant finie, j'eus recours Ă celle de l'Ăâ°mile pour me soutenir auprĂšs de madame de Luxembourg; mais cela ne rĂ©ussit pas si bien, soit que la matiĂšre fĂ»t moins de son goĂ»t, soit que tant de lecture l'ennuyĂÂąt Ă la fin. Cependant, comme elle me reprochait de me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d'en tirer un meilleur parti. J'y consentis, sous l'expresse condition qu'il ne s'imprimerait point en France; et c'est sur quoi nous eĂ»mes une longue dispute; moi prĂ©tendant que la permission tacite Ă©tait impossible Ă obtenir, imprudente mĂÂȘme Ă demander, et ne voulant point permettre autrement l'impression dans le royaume; elle soutenant que cela ne ferait pas mĂÂȘme une difficultĂ© Ă la censure, dans le systĂšme que le gouvernement avait adoptĂ©. Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de Malesherbes, qui m'Ă©crivit Ă ce sujet une longue lettre toute de sa main, pour me prouver que la Profession de foi du vicaire savoyard Ă©tait prĂ©cisĂ©ment une piĂšce faite pour avoir partout l'approbation du genre humain, et celle de la cour dans la circonstance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir si coulant dans cette affaire. Comme l'impression d'un livre qu'il approuvait Ă©tait par cela seul lĂ©gitime, je n'avais plus d'objection Ă faire contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraordinaire, j'exigeai toujours que l'ouvrage s'imprimerait en Hollande, et mĂÂȘme par le libraire NĂ©aulme, que je ne me contentai pas d'indiquer, mais que j'en prĂ©vins; consentant, au reste, que l'Ă©dition se fĂt au profit d'un libraire français, et que, quand elle serait faite, on la dĂ©bitĂÂąt, soit Ă Paris, soit oĂÂč l'on voudrait, attendu que ce dĂ©bit ne me regardait pas. VoilĂ exactement ce qui fut convenu entre madame de Luxembourg et moi; aprĂšs quoi je lui remis mon manuscrit. Elle avait amenĂ© Ă ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de Boufflers, aujourd'hui madame la duchesse de Lauzun. Elle s'appelait AmĂ©lie. C'Ă©tait une charmante personne. Elle avait vraiment une figure, une douceur, une timiditĂ© virginale. Rien de plus aimable et de plus intĂ©ressant que sa figure, rien de plus tendre et de plus chaste que les sentiments qu'elle inspirait. D'ailleurs, c'Ă©tait une enfant; elle n'avait pas onze ans. Madame la marĂ©chale, qui la trouvait trop timide, faisait ses efforts pour l'animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser; ce que je fis avec ma maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu'un autre eĂ»t dites Ă ma place, je restais lĂ muet, interdit, et je ne sais lequel Ă©tait le plus honteux, de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans l'escalier du petit chĂÂąteau; elle venait de voir ThĂ©rĂšse, avec laquelle sa gouvernante Ă©tait encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l'innocence de son coeur, elle ne refusa pas, en ayant reçu un le matin mĂÂȘme, par l'ordre de sa grand'maman, et en sa prĂ©sence. Le lendemain, lisant l'Ăâ°mile au chevet de madame la marĂ©chale, je tombai prĂ©cisĂ©ment sur un passage oĂÂč je censure, avec raison, ce que j'avais fait la veille. Elle trouva la rĂ©flexion trĂšs juste, et dit lĂ -dessus quelque chose de fort sensĂ©, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bĂÂȘtise, qui m'a si souvent donnĂ© l'air vil et coupable, quand je n'Ă©tais que sot et embarrassĂ©! BĂÂȘtise qu'on prend mĂÂȘme pour une fausse excuse dans un homme qu'on sait n'ĂÂȘtre pas sans esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si rĂ©prĂ©hensible, ainsi que dans les autres, le coeur et les sens de mademoiselle AmĂ©lie n'Ă©taient pas plus purs que les miens; et je puis jurer mĂÂȘme que si dans ce moment j'avais pu Ă©viter sa rencontre, je l'aurais fait; non qu'elle ne me fĂt grand plaisir Ă voir, mais par l'embarras de trouver en passant quelque mot agrĂ©able Ă lui dire. Comment se peut-il qu'un enfant mĂÂȘme intimide un homme que le pouvoir des rois n'a pas effrayĂ©? Quel parti prendre? Comment se conduire, dĂ©nuĂ© de tout impromptu dans l'esprit? Si je me force Ă parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise infailliblement si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours. Une totale imbĂ©cillitĂ© m'eĂ»t Ă©tĂ© bien plus favorable; mais les talents dont j'ai manquĂ© dans le monde ont fait les instruments de ma perte, des talents que j'eus Ă part moi. A la fin de ce mĂÂȘme voyage, madame de Luxembourg fit une bonne oeuvre Ă laquelle j'eus quelque part. Diderot ayant trĂšs imprudemment offensĂ© madame la princesse de Robeck, fille de M. de Luxembourg, Palissot, qu'elle protĂ©geait, la vengea par la comĂ©die des Philosophes, dans laquelle je fus tournĂ© en ridicule, et Diderot extrĂÂȘmement maltraitĂ©. L'auteur m'y mĂ©nagea davantage, moins, je pense, Ă cause de l'obligation qu'il m'avait, que de peur de dĂ©plaire au pĂšre de sa protectrice, dont il savait que j'Ă©tais aimĂ©. Le libraire Duchesne, qu'alors je ne connaissais point, m'envoya cette piĂšce quand elle fut imprimĂ©e; et je soupçonne que ce fut par l'ordre de Palissot, qui crut peut-ĂÂȘtre que je verrais avec plaisir dĂ©chirer un homme avec lequel j'avais rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyais moins mĂ©chant qu'indiscret et faible, j'ai toujours conservĂ© dans l'ĂÂąme de l'attachement pour lui, mĂÂȘme de l'estime, et du respect pour notre ancienne amitiĂ©, que je sais avoir Ă©tĂ© longtemps aussi sincĂšre de sa part que de la mienne. C'est tout autre chose avec Grimm, homme faux par caractĂšre, qui ne m'aima jamais, qui n'est pas mĂÂȘme capable d'aimer, et qui, de gaietĂ© de coeur, sans aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter sa noire jalousie, s'est fait, sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n'est plus rien pour moi l'autre sera toujours mon ancien ami. Mes entrailles s'Ă©murent Ă la vue de cette odieuse piĂšce je n'en pus supporter la lecture, et, sans l'achever, je la renvoyai Ă Duchesne avec la lettre suivante A Montmorency, le 21 mai 1760. "En parcourant, monsieur, la piĂšce que vous m'avez envoyĂ©e, j'ai frĂ©mi de m'y voir louĂ©. Je n'accepte point cet horrible prĂ©sent. Je suis persuadĂ© qu'en me l'envoyant vous n'avez point voulu me faire une injure; mais vous ignorez ou vous avez oubliĂ© que j'ai eu l'honneur d'ĂÂȘtre l'ami d'un homme respectable, indignement noirci et calomniĂ© dans ce libelle." Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu'elle aurait dĂ» toucher, s'en dĂ©pita. Son amour-propre ne put me pardonner la supĂ©rioritĂ© d'un procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©reux, et je sus que sa femme se dĂ©chaĂnait partout contre moi avec une aigreur qui m'affecta peu, sachant qu'elle Ă©tait connue de tout le monde pour une harengĂšre. Diderot, Ă son tour, trouva un vengeur dans l'abbĂ© Morellet, qui fit contre Palissot un petit Ă©crit imitĂ© du Petit ProphĂšte, et intitulĂ© la Vision. Il offensa trĂšs imprudemment dans cet Ă©crit madame de Robeck, dont les amis le firent mettre Ă la Bastille car pour elle, naturellement peu vindicative, et pour lors mourante, je suis persuadĂ© qu'elle ne s'en mĂÂȘla pas. D'Alembert, qui Ă©tait fort liĂ© avec l'abbĂ© Morellet, m'Ă©crivit pour m'engager Ă prier madame de Luxembourg de solliciter sa libertĂ©, lui promettant, en reconnaissance, des louanges dans l'EncyclopĂ©die. Voici ma rĂ©ponse "Je n'ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour tĂ©moigner Ă madame la marĂ©chale de Luxembourg la peine que me faisait la dĂ©tention de l'abbĂ© Morellet. Elle sait l'intĂ©rĂÂȘt que j'y prends, elle saura celui que vous y prenez; et il lui suffirait, pour y prendre intĂ©rĂÂȘt elle-mĂÂȘme, de savoir que c'est un homme de mĂ©rite. Au surplus, quoiqu'elle et monsieur le marĂ©chal m'honorent d'une bienveillance qui fait la consolation de ma vie, et que le nom de votre ami soit prĂšs d'eux une recommandation pour 1'abbĂ© Morellet, j'ignore jusqu'Ă quel point il leur convient d'employer en cette occasion le crĂ©dit attachĂ© Ă leur rang et Ă la considĂ©ration due Ă leurs personnes. Je ne suis pas mĂÂȘme persuadĂ© que la vengeance en question regarde madame la princesse de Robeck autant que vous paraissez le croire; et quand cela serait, on ne doit pas s'attendre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes exclusivement, et que quand ils voudront ĂÂȘtre femmes, les femmes seront philosophes. Je vous rendrai compte de ce que m'aura dit madame de Luxembourg quand je lui aurai montrĂ© votre lettre. En attendant, je crois la connaĂtre assez pour pouvoir vous assurer d'avance que quand elle aurait le plaisir de contribuer Ă l'Ă©largissement de l'abbĂ© Morellet, elle n'accepterait point le tribut de reconnaissance que vous lui promettez dans l'EncyclopĂ©die, quoiqu'elle s'en tĂnt honorĂ©e, parce qu'elle ne fait pas le bien pour la louange, mais pour contenter son bon coeur." Je n'Ă©pargnai rien pour exciter le zĂšle et la commisĂ©ration de madame de Luxembourg en faveur du pauvre captif, et je rĂ©ussis. Elle fit un voyage Ă Versailles exprĂšs pour voir M. le comte de Saint-Florentin; et ce voyage abrĂ©gea celui de Montmorency, que M. le marĂ©chal fut obligĂ© de quitter en mĂÂȘme temps, pour se rendre Ă Rouen, oĂÂč le roi l'envoyait comme gouverneur de Normandie, au sujet de quelques mouvements du parlement qu'on voulait contenir. Voici la lettre que m'Ă©crivit madame de Luxembourg, le surlendemain de son dĂ©part. "A Versailles, ce mercredi. Liasse D, no 23. M. de Luxembourg est parti hier Ă six heures du matin. Je ne sais pas encore si j'irai. J'attends de ses nouvelles, parce qu'il ne sait pas lui-mĂÂȘme combien de temps il y sera. J'ai vu M. de Saint Florentin, qui est le mieux disposĂ© pour l'abbĂ© Morellet; mais il y trouve des obstacles, dont il espĂšre cependant triompher Ă son premier travail avec le roi, qui sera la semaine prochaine. J'ai demandĂ© aussi en grĂÂące qu'on ne l'exilĂÂąt point, parce qu'il en Ă©tait question; on voulait l'envoyer Ă Nanci. VoilĂ , monsieur, ce que j'ai pu obtenir; mais je vous promets que je ne laisserai pas M. de Saint-Florentin en repos, que l'affaire ne soit finie comme vous le dĂ©sirez. Que je vous dise donc Ă prĂ©sent le chagrin que j'ai eu de vous quitter si tĂÂŽt; mais je me flatte que vous n'en doutez pas. Je vous aime de tout mon coeur, et pour toute ma vie." Quelques jours aprĂšs, je reçus ce billet de d'Alembert, qui me donna une vĂ©ritable joie "Ce 1er aoĂ»t. Liasse D, no 26. GrĂÂące Ă vos soins, mon cher Philosophe, l'abbĂ© est sorti de la Bastille, et sa dĂ©tention n'aura point d'autres suites. Il part pour la campagne, et vous fait, ainsi que moi, mille remerciements et compliments. Vale, et me ama." L'abbĂ© m'Ă©crivit aussi quelques jours aprĂšs une lettre de remerciement liasse D, no 29, qui ne me parut pas respirer une certaine effusion de coeur, et dans laquelle il semblait attĂ©nuer en quelque sorte le service que je lui avais rendu; et, Ă quelque temps de lĂ , je trouvai que d'Alembert et lui m'avaient en quelque sorte, je ne dirai pas supplantĂ©, mais succĂ©dĂ© auprĂšs de madame de Luxembourg, et que j'avais perdu prĂšs d'elle autant qu'ils avaient gagnĂ©. Cependant je suis bien Ă©loignĂ© de soupçonner l'abbĂ© Morellet d'avoir contribuĂ© Ă ma disgrĂÂące; je l'estime trop pour cela. Quant Ă M. d'Alembert, je n'en dis rien ici, j'en reparlerai dans la suite. J'eus dans le mĂÂȘme temps une autre affaire, qui occasionna la derniĂšre lettre que j'ai Ă©crite Ă M. de Voltaire, lettre dont il a jetĂ© les hauts cris, comme d'une insulte abominable, mais qu'il n'a jamais montrĂ©e Ă personne. Je supplĂ©erai ici Ă ce qu'il n'a pas voulu faire. L'abbĂ© Trublet, que je connaissais un peu, mais que j'avais trĂšs peu vu, m'Ă©crivit le 13 juin 1760 liasse D, no 11, pour m'avertir que M. Formey, son ami et correspondant, avait imprimĂ© dans son journal ma lettre Ă M. de Voltaire sur le dĂ©sastre de Lisbonne. L'abbĂ© Trublet voulait savoir comment cette impression s'Ă©tait pu faire, et, dans son tour d'esprit fin et jĂ©suitique, me demandait mon avis sur la rĂ©impression de cette lettre, sans vouloir me dire le sien. Comme je hais souverainement les ruseurs de cette espĂšce, je lui fis les remerciements que je lui devais; mais j'y mis un ton dur qu'il sentit, et qui ne l'empĂÂȘcha pas de me pateliner encore en deux ou trois lettres, jusqu'Ă ce qu'il sĂ»t tout ce qu'il avait voulu savoir. Je compris bien, quoi qu'en pĂ»t dire Trublet, que Formey n'avait point trouvĂ© cette lettre imprimĂ©e et que la premiĂšre impression en venait de lui. Je le connaissais pour un effrontĂ© pillard, qui, sans façon, se faisait un revenu des ouvrages des autres, quoiqu'il n'y eĂ»t pas mis encore l'impudence incroyable d'ĂÂŽter d'un livre dĂ©jĂ public le nom de l'auteur, d'y mettre le sien, et de le vendre Ă son profit. Mais comment ce manuscrit lui Ă©tait-il parvenu? C'Ă©tait lĂ la question, qui n'Ă©tait pas difficile Ă rĂ©soudre, mais dont j'eus la simplicitĂ© d'ĂÂȘtre embarrassĂ©. Quoique Voltaire fĂ»t honorĂ© par excĂšs dans cette lettre, comme enfin, malgrĂ© ses procĂ©dĂ©s malhonnĂÂȘtes, il eĂ»t Ă©tĂ© fondĂ© Ă se plaindre si je l'avais fait imprimer sans son aveu, je pris le parti de lui Ă©crire Ă ce sujet. Voici cette seconde lettre, Ă laquelle il ne fit aucune rĂ©ponse, et dont, pour mettre sa brutalitĂ© plus Ă l'aise, il fit semblant d'ĂÂȘtre irritĂ© jusqu'Ă la fureur "A Montmorency, le 17 juin 1760. Je ne pensais pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous Ă©crivis en 1756 a Ă©tĂ© imprimĂ©e Ă Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite Ă cet Ă©gard, et je remplirai ce devoir avec vĂ©ritĂ© et simplicitĂ©. Cette lettre, vous ayant Ă©tĂ© rĂ©ellement adressĂ©e, n'Ă©tait point destinĂ©e Ă l'impression. Je la communiquai, sous condition, Ă trois personnes Ă qui les droits de l'amitiĂ© ne me permettaient pas de rien refuser de semblable, et Ă qui les mĂÂȘmes droits permettaient encore moins d'abuser de leur dĂ©pĂÂŽt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont madame de Chenonceaux, belle-fille de madame Dupin, madame la comtesse d'Houdetot, et un Allemand nommĂ© M. Grimm. Madame de Chenonceaux souhaitait que cette lettre fĂ»t imprimĂ©e, et me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu'il dĂ©pendait du vĂÂŽtre. Il vous fut demandĂ©, vous le refusĂÂątes et il n'en fut plus question. Cependant M. l'abbĂ© Trublet, avec qui je n'ai nulle espĂšce de liaison, vient de m'Ă©crire, par une attention pleine d'honnĂÂȘtetĂ©, qu'ayant reçu les feuilles d'un journal de M. Formey, il y avait lu cette mĂÂȘme lettre, avec un avis dans lequel l'Ă©diteur dit, sous la date du 23 octobre 1759, qu'il l'a trouvĂ©e, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, et que comme c'est une de ces feuilles volantes qui disparaissent bientĂÂŽt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son journal. VoilĂ , monsieur, tout ce que j'en sais. Il est trĂšs sĂ»r que jusqu'ici l'on n'avait pas mĂÂȘme ouĂÂŻ parler Ă Paris de cette lettre. Il est trĂšs sĂ»r que l'exemplaire, soit manuscrit, soit imprimĂ©, tombĂ© dans les mains de M. Formey, n'a pu lui venir que de vous, ce qui n'est pas vraisemblable, ou d'une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin, il est trĂšs sĂ»r que les deux dames sont incapables d'une pareille infidĂ©litĂ©. Je n'en puis savoir davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous serait aisĂ©, si la chose en valait la peine, de remonter Ă la source et de vĂ©rifier le fait. Dans la mĂÂȘme lettre, M. l'abbĂ© Trublet me marque qu'il tient la feuille en rĂ©serve, et ne la prĂÂȘtera point sans mon consentement, qu'assurĂ©ment je ne donnerai pas. Mais cet exemplaire peut n'ĂÂȘtre pas le seul Ă Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n'y soit pas imprimĂ©e, et je ferai de mon mieux pour cela; mais si je ne pouvais Ă©viter qu'elle le fĂ»t, et qu'instruit Ă temps je pusse avoir la prĂ©fĂ©rence, alors je n'hĂ©siterais pas Ă la faire imprimer moi-mĂÂȘme. Cela me paraĂt juste et naturel. Quant Ă votre rĂ©ponse Ă la mĂÂȘme lettre, elle n'a Ă©tĂ© communiquĂ©e Ă personne, et vous pouvez compter qu'elle ne sera point imprimĂ©e sans votre aveu, qu'assurĂ©ment je n'aurai point l'indiscrĂ©tion de vous demander, sachant bien que ce qu'un homme Ă©crit Ă un autre il ne l'Ă©crit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour ĂÂȘtre publiĂ©e, et me l'adresser, je vous promets de la joindre fidĂšlement Ă ma lettre, et de n'y pas rĂ©pliquer un seul mot. Je ne vous aime point, monsieur; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'ĂÂȘtre les plus sensibles, Ă moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu GenĂšve pour le prix de l'asile que vous y avez reçu; vous avez aliĂ©nĂ© de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissements que je vous ai prodiguĂ©s parmi eux c'est vous qui me rendez le sĂ©jour de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en terre Ă©trangĂšre, privĂ© de toutes les consolations des mourants, et jetĂ©, pour tout honneur, dans une voirie; tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l'avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon coeur Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ© pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser Ă votre beau gĂ©nie, et l'amour de vos Ă©crits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dĂ», ni aux procĂ©dĂ©s que ce respect exige. Adieu, monsieur." Au milieu de toutes ces petites tracasseries littĂ©raires, qui me confirmaient de plus en plus dans ma rĂ©solution, je reçus le plus grand honneur que les lettres m'aient attirĂ©, et auquel j'ai Ă©tĂ© le plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire par deux fois, l'une au petit chĂÂąteau, et l'autre Ă Mont-Louis. Il choisit mĂÂȘme toutes les deux fois le temps que madame de Luxembourg n'Ă©tait pas Ă Montmorency, afin de rendre plus manifeste qu'il n'y venait que pour moi. Je n'ai jamais doutĂ© que je ne dusse les premiĂšres bontĂ©s de ce prince Ă madame de Luxembourg et Ă madame de Boufflers; mais je ne doute pas non plus que je ne doive Ă ses propres sentiments et Ă moi-mĂÂȘme celles dont il n'a cessĂ© de m'honorer depuis lors. Comme mon appartement de Mont-Louis Ă©tait trĂšs petit, et que la situation du donjon Ă©tait charmante, j'y conduisis le prince, qui, pour comble de grĂÂąces, voulut que j'eusse l'honneur de faire sa partie aux Ă©checs. Je savais qu'il gagnait le chevalier de Lorenzy, qui Ă©tait plus fort que moi. Cependant, malgrĂ© les signes et les grimaces du chevalier et des assistants, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouĂÂąmes. En finissant je lui dis d'un ton respectueux, mais grave Monseigneur, j'honore trop Votre Altesse sĂ©rĂ©nissime pour ne la pas gagner toujours aux Ă©checs. Ce grand prince, plein d'esprit et de lumiĂšres, et si digne de n'ĂÂȘtre pas adulĂ©, sentit en effet, du moins je le pense, qu'il n'y avait lĂ que moi qui le traitasse en homme, et j'ai tout lieu de croire qu'il m'en a vraiment su bon grĂ©. Quand il m'en aurait su mauvais grĂ©, je ne me reprocherais pas de n'avoir voulu le tromper en rien, et je n'ai pas assurĂ©ment Ă me reprocher non plus d'avoir mal rĂ©pondu dans mon coeur Ă ses bontĂ©s, mais bien d'y avoir rĂ©pondu quelquefois de mauvaise grĂÂące, tandis qu'il mettait lui-mĂÂȘme une grĂÂące infinie dans la maniĂšre de me les marquer. Peu de jours aprĂšs, il me fit envoyer un panier de gibier, que je reçus comme je devais. A quelque temps de lĂ , il m'en fit envoyer un autre, et l'un de ses officiers des chasses Ă©crivit par ses ordres que c'Ă©tait de la chasse de Son Altesse, et du gibier tirĂ© de sa propre main. Je le reçus encore; mais j'Ă©crivis Ă madame de Boufflers que je n'en recevrais plus. Cette lettre fut gĂ©nĂ©ralement blĂÂąmĂ©e, et mĂ©ritait de l'ĂÂȘtre. Refuser des prĂ©sents en gibier, d'un prince du sang, qui de plus met tant d'honnĂÂȘtetĂ© dans l'envoi, est moins la dĂ©licatesse d'un homme fier qui veut conserver son indĂ©pendance, que la rusticitĂ© d'un malappris qui se mĂ©connaĂt. Je n'ai jamais relu cette lettre dans mon recueil sans en rougir, et sans me reprocher de l'avoir Ă©crite. Mais enfin je n'ai pas entrepris mes Confessions pour taire mes sottises, et celle-lĂ me rĂ©volte trop moi-mĂÂȘme pour qu'il me soit permis de la dissimuler. Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s'en fallut peu car alors madame de Boufflers Ă©tait encore sa maĂtresse, et je n'en savais rien. Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle Ă©tait belle et jeune encore; elle affectait l'esprit romain, et moi je l'eus toujours romanesque; cela se tenait d'assez prĂšs. Je faillis me prendre; je crois qu'elle le vit le chevalier le vit aussi; du moins il m'en parla, et de maniĂšre Ă ne pas me dĂ©courager. Mais pour le coup je fus sage, et il en Ă©tait temps Ă cinquante ans. Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons dans ma lettre Ă d'Alembert, j'eus honte d'en profiter si mal moi-mĂÂȘme; d'ailleurs, apprenant ce que j'avais ignorĂ©, il aurait fallu que la tĂÂȘte m'eĂ»t tournĂ©, pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guĂ©ri peut-ĂÂȘtre encore de ma passion pour madame d'Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans mon coeur, et je fis mes adieux Ă l'amour pour le reste de ma vie. Au moment oĂÂč j'Ă©cris ceci, je viens d'avoir d'une jeune femme, qui avait ses vues, des agaceries bien dangereuses, et avec des yeux bien inquiĂ©tants; mais si elle a fait semblant d'oublier mes douze lustres, pour moi je m'en suis souvenu. AprĂšs m'ĂÂȘtre tirĂ© de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je rĂ©ponds de moi pour le reste de mes jours. Madame de Boufflers, s'Ă©tant aperçue de l'Ă©motion qu'elle m'avait donnĂ©e, put s'apercevoir aussi que j'en avais triomphĂ©. Je ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goĂ»t Ă mon ĂÂąge; mais, sur certains propos qu'elle tint Ă ThĂ©rĂšse, j'ai cru lui avoir inspirĂ© de la curiositĂ©; si cela est, et qu'elle ne m'ait pas pardonnĂ© cette curiositĂ© frustrĂ©e, il faut avouer que j'Ă©tais bien nĂ© pour ĂÂȘtre victime de mes faiblesses, puisque l'amour vainqueur me fut si funeste, et que l'amour vaincu me le fut encore plus. Ici finit le recueil des lettres qui m'a servi de guide dans ces deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs; mais ils sont tels dans cette cruelle Ă©poque, et la forte impression m'en est si bien restĂ©e, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier les dĂ©tails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m'offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi, je puis marcher dans le livre suivant avec encore assez d'assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu'en tĂÂątonnant. LIVRE ONZIĂËME 1761 Quoique la Julie, qui depuis longtemps Ă©tait sous presse, ne parĂ»t point encore Ă la fin de 1760, elle commençait Ă faire grand bruit. Madame de Luxembourg en avait parlĂ© Ă la cour, madame d'Houdetot Ă Paris. Cette derniĂšre avait mĂÂȘme obtenu de moi, pour Saint-Lambert, la permission de la faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avait Ă©tĂ© enchantĂ©. Duclos, Ă qui je l'avais aussi fait lire, en avait parlĂ© Ă l'AcadĂ©mie. Tout Paris Ă©tait dans l'impatience de voir ce roman; les libraires de la rue Saint-Jacques et celui du Palais-Royal Ă©taient assiĂ©gĂ©s de gens qui en demandaient des nouvelles. Il parut enfin, et son succĂšs, contre l'ordinaire, rĂ©pondit Ă l'empressement avec lequel il avait Ă©tĂ© attendu. Madame la Dauphine, qui l'avait lu des premiĂšres, en parla Ă M. de Luxembourg comme d'un ouvrage ravissant. Les sentiments furent partagĂ©s chez les gens de lettres, mais dans le monde il n'y eut qu'un avis; et les femmes surtout s'enivrĂšrent et du livre et de l'auteur, au point qu'il y en avait peu, mĂÂȘme dans les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquĂÂȘte, si je l'avais entrepris. J'ai de cela des preuves que je ne veux pas Ă©crire, et qui, sans avoir eu besoin de l'expĂ©rience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre ait mieux rĂ©ussi en France que dans le reste de l'Europe, quoique les Français, hommes et femmes, n'y soient pas fort bien traitĂ©s. Tout au contraire de mon attente, son moindre succĂšs fut en Suisse, et son plus grand Ă Paris. L'amitiĂ©, l'amour, la vertu, rĂšgnent-ils donc Ă Paris plus qu'ailleurs? Non, sans doute; mais il y rĂšgne encore ce sens exquis qui transporte le coeur Ă leur image, et qui nous fait chĂ©rir dans les autres les sentiments purs, tendres, honnĂÂȘtes, que nous n'avons plus. La corruption dĂ©sormais est partout la mĂÂȘme il n'existe plus ni moeurs ni vertus en Europe; mais s'il existe encore quelque amour pour elles, c'est Ă Paris qu'on doit le chercher. Il faut, Ă travers tant de prĂ©jugĂ©s et de passions factices, savoir bien analyser le coeur humain pour y dĂ©mĂÂȘler les vrais sentiments de la nature. Il faut une dĂ©licatesse de tact qui ne s'acquiert que dans l'Ă©ducation du grand monde, pour sentir, si j'ose ainsi dire, les finesses du coeur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatriĂšme partie Ă cĂÂŽtĂ© de la Princesse de ClĂšves, et je dis que si ces deux morceaux n'eussent Ă©tĂ© lus qu'en province, on n'aurait jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc pas s'Ă©tonner si le plus grand succĂšs de ce livre fut Ă la cour. Il abonde en traits vifs, mais voilĂ©s, qui doivent y plaire, parce qu'on est plus exercĂ© Ă les pĂ©nĂ©trer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n'est assurĂ©ment pas propre Ă cette sorte de gens d'esprit qui n'ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pĂ©nĂ©trer le mal, et qui ne voient rien du tout oĂÂč il n'y a que du bien Ă voir. Si, par exemple, la Julie eĂ»t Ă©tĂ© publiĂ©e en certain pays que je pense, je suis sĂ»r que personne n'en eĂ»t achevĂ© la lecture, et qu'elle serait morte en naissant. J'ai rassemblĂ© la plupart des lettres qui me furent Ă©crites sur cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de Nadaillac. Si jamais ce recueil paraĂt, on y verra des choses bien singuliĂšres, et une opposition de jugement qui montre ce que c'est que d'avoir affaire au public. La chose qu'on y a le moins vue, et qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicitĂ© du sujet et la chaĂne de l'intĂ©rĂÂȘt, qui, concentrĂ© entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans Ă©pisode, sans aventure romanesque, sans mĂ©chancetĂ© d'aucune espĂšce, ni dans les personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments Ă Richardson sur la prodigieuse variĂ©tĂ© de ses tableaux et sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mĂ©rite de les avoir tous bien caractĂ©risĂ©s; mais quant Ă leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui supplĂ©ent Ă la stĂ©rilitĂ© de leurs idĂ©es Ă force de personnages et d'aventures. Il est aisĂ© de rĂ©veiller l'attention en prĂ©sentant incessamment et des Ă©vĂ©nements inouĂÂŻs et de nouveaux visages, qui passent comme les figures de la lanterne magique; mais de soutenir toujours cette attention sur les mĂÂȘmes objets, et sans aventures merveilleuses, cela, certainement, est plus difficile; et si, toute chose Ă©gale, la simplicitĂ© du sujet ajoute Ă la beautĂ© de l'ouvrage, les romans de Richardson, supĂ©rieurs Ă tant d'autres choses ne sauraient, sur cet article, entrer en parallĂšle avec le mien. Il est mort cependant, je le sais, et j'en sais la cause; mais il ressuscitera. Toute ma crainte Ă©tait qu'Ă force de simplicitĂ© ma marche ne fĂ»t ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intĂ©rĂÂȘt pour le soutenir jusqu'au bout. Je fus rassurĂ© par un fait qui, seul, m'a plus flattĂ© que tous les compliments qu'a pu m'attirer cet ouvrage. Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta Ă madame la princesse de Talmont, un jour de bal de l'OpĂ©ra. AprĂšs souper, elle se fit habiller pour y aller, et en attendant l'heure, elle se mit Ă lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on mĂt ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux Ă©taient mis; elle ne rĂ©pondit rien. Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait, vinrent l'avertir qu'il Ă©tait deux heures. Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque temps aprĂšs, sa montre Ă©tant arrĂÂȘtĂ©e, elle sonna pour savoir quelle heure il Ă©tait. On lui dit qu'il Ă©tait quatre heures. Cela Ă©tant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal; qu'on ĂÂŽte mes chevaux. Elle se fit dĂ©shabiller et passa le reste de la nuit Ă lire. Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours dĂ©sirĂ© de voir madame de Talmont, non seulement pour savoir d'elle-mĂÂȘme s'il est exactement vrai, mais aussi parce que j'ai toujours cru qu'on ne pouvait prendre un intĂ©rĂÂȘt si vif Ă l'HĂ©loĂÂŻse, sans avoir ce sixiĂšme sens, ce sens moral, dont si peu de coeurs sont douĂ©s, et sans lequel nul ne saurait entendre le mien. Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion oĂÂč elles furent que j'avais Ă©crit ma propre histoire, et que j'Ă©tais moi-mĂÂȘme le hĂ©ros de ce roman. Cette croyance Ă©tait si bien Ă©tablie, que madame de Polignac Ă©crivit Ă madame de Verdelin, pour la prier de m'engager Ă lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde Ă©tait persuadĂ© qu'on ne pouvait exprimer si vivement des sentiments qu'on n'aurait point Ă©prouvĂ©s, ni peindre ainsi les transports de l'amour, que d'aprĂšs son propre coeur. En cela l'on avait raison, et il est certain que j'Ă©crivis ce roman dans les plus brĂ»lantes extases; mais on se trompait en pensant qu'il avait fallu des objets rĂ©els pour les produire on Ă©tait loin de concevoir Ă quel point je puis m'enflammer pour des ĂÂȘtres imaginaires. Sans quelques rĂ©miniscences de jeunesse et madame d'Houdetot, les amours que j'ai sentis et dĂ©crits n'auraient Ă©tĂ© qu'avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer ni dĂ©truire une erreur qui m'Ă©tait avantageuse. On peut voir dans la prĂ©face en dialogue, que je fis imprimer Ă part, comment je laissai lĂ -dessus le public en suspens. Les rigoristes disent que j'aurais dĂ» dĂ©clarer la vĂ©ritĂ© tout rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m'y pouvait obliger, et je crois qu'il y aurait eu plus de bĂÂȘtise que de franchise Ă cette dĂ©claration faite sans nĂ©cessitĂ©. A peu prĂšs dans le mĂÂȘme temps parut la Paix perpĂ©tuelle, dont l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente j'avais cĂ©dĂ© le manuscrit Ă un certain M. de Bastide, auteur d'un journal appelĂ© le Monde, dans lequel il voulait, bon grĂ© mal grĂ©, fourrer tous mes manuscrits. Il Ă©tait de la connaissance de M. Duclos, et vint en son nom me presser de lui aider Ă remplir le Monde. Il avait ouĂÂŻ parler de la Julie, et voulait que je la misse dans son journal il voulait que j'y misse l'Ăâ°mile; il aurait voulu que j'y misse le Contrat social, s'il en eĂ»t soupçonnĂ© l'existence. Enfin, excĂ©dĂ© de ses importunitĂ©s, je pris le parti de lui cĂ©der pour douze louis mon extrait de la Paix perpĂ©tuelle. Notre accord Ă©tait qu'il s'imprimerait dans son journal, mais sitĂÂŽt qu'il fut propriĂ©taire de ce manuscrit, il jugea Ă propos de le faire imprimer Ă part, avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu'eĂ»t-ce Ă©tĂ© si j'y avais joint mon jugement sur cet ouvrage, dont trĂšs heureusement je ne parlai point Ă M. de Bastide, et qui n'entra point dans notre marchĂ©! Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire Ă ce sujet m'ont dĂ» faire rire, moi qui voyais si bien la portĂ©e de ce pauvre homme dans les matiĂšres politiques dont il se mĂÂȘlait de parler. Au milieu de mes succĂšs dans le public, et de la faveur des dames, je me sentais dĂ©choir Ă l'hĂÂŽtel de Luxembourg, non pas auprĂšs de monsieur le marĂ©chal, qui semblait mĂÂȘme redoubler chaque jour de bontĂ©s et d'amitiĂ©s pour moi, mais auprĂšs de madame la marĂ©chale. Depuis que je n'avais plus rien Ă lui lire, son appartement m'Ă©tait moins ouvert; et durant les voyages de Montmorency, quoique je me prĂ©sentasse assez exactement, je ne la voyais plus guĂšre qu'Ă table. Ma place n'y Ă©tait mĂÂȘme plus aussi marquĂ©e Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Comme elle ne me l'offrait plus, qu'elle me parlait peu, et que je n'avais pas non plus grand'chose Ă lui dire, j'aimais autant prendre une autre place, oĂÂč j'Ă©tais plus Ă mon aise, surtout le soir; car machinalement je prenais peu Ă peu l'habitude de me placer plus prĂšs de monsieur le marĂ©chal. A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que je ne soupais pas au chĂÂąteau, et cela Ă©tait vrai dans le commencement de la connaissance; mais comme M. de Luxembourg ne dĂnait point et ne se mettait mĂÂȘme pas Ă table, il arriva de lĂ qu'au bout de plusieurs mois, et dĂ©jĂ trĂšs familier dans la maison, je n'avais encore jamais mangĂ© avec lui. Il eut la bontĂ© d'en faire la remarque. Cela me dĂ©termina d'y souper quelquefois, quand il y avait peu de monde; et je m'en trouvais trĂšs bien, vu qu'on dĂnait presque en l'air, et, comme on dit, sur le bout du banc; au lieu que le souper Ă©tait trĂšs long, parce qu'on s'y reposait avec plaisir, au retour d'une longue promenade; trĂšs bon, parce que M. de Luxembourg Ă©tait gourmand; et trĂšs agrĂ©able parce que madame de Luxembourg en faisait les honneurs Ă charmer. Sans cette explication, l'on entendrait difficilement la fin d'une lettre de M. de Luxembourg liasse C, no 36, oĂÂč il me dit qu'il se rappelle avec dĂ©lices nos promenades; surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans la cour nous n'y trouvions point de traces de roues de carrosses c'est que, comme on passait tous les matins le rĂÂąteau sur le sable de la cour pour effacer les orniĂšres, je jugeais, par le nombre de ces traces, du monde qui Ă©tait survenu dans l'aprĂšs-midi. Cette annĂ©e 1761 mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j'avais l'honneur de le voir comme si les maux que me prĂ©parait la destinĂ©e eussent dĂ» commencer par l'homme pour qui j'avais le plus d'attachement et qui en Ă©tait le plus digne. La premiĂšre annĂ©e, il perdit sa soeur, madame la duchesse de Villeroy; la seconde, il perdit sa fille, madame la princesse de Robeck; la troisiĂšme, il perdit dans le duc de Montmorency son fils unique, et dans le comte de Luxembourg son petit-fils, les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent; mais son coeur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, et sa santĂ© ne fit plus que dĂ©cliner. La mort imprĂ©vue et tragique de son fils dut lui ĂÂȘtre d'autant plus sensible, qu'elle arriva prĂ©cisĂ©ment au moment oĂÂč le roi venait de lui accorder pour son fils, et de lui promettre pour son petit-fils, la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. Il eut la douleur de voir s'Ă©teindre peu Ă peu ce dernier enfant de la plus grande espĂ©rance, et cela par l'aveugle confiance de la mĂšre au mĂ©decin, qui fit pĂ©rir ce pauvre enfant d'inanition, avec des mĂ©decines pour toute nourriture. HĂ©las! si j'en eusse Ă©tĂ© cru, le grand-pĂšre et le petit-fils seraient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n'Ă©crivis-je point Ă monsieur le marĂ©chal, que de reprĂ©sentations ne fis-je point Ă madame de Montmorency, sur le rĂ©gime plus qu'austĂšre que, sur la foi de son mĂ©decin, elle faisait observer Ă son fils! Madame de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne voulait point usurper l'autoritĂ© de la mĂšre; M. de Luxembourg, homme doux et faible, n'aimait point Ă contrarier. Madame de Montmorency avait dans Bordeu une foi dont son fils finit par ĂÂȘtre la victime. Que ce pauvre enfant Ă©tait aise quand il pouvait obtenir la permission de venir Ă Mont-Louis avec madame de Boufflers, demander Ă goĂ»ter Ă ThĂ©rĂšse, et mettre quelque aliment dans son estomac affamĂ©! Combien je dĂ©plorais en moi-mĂÂȘme les misĂšres de la grandeur, quand je voyais cet unique hĂ©ritier d'un si grand bien, d'un si grand nom, de tant de titres et de dignitĂ©s, dĂ©vorer avec l'aviditĂ© d'un mendiant un pauvre petit morceau de pain! Enfin, j'eus beau dire et beau faire, le mĂ©decin l'emporta, et l'enfant mourut de faim. La mĂÂȘme confiance aux charlatans, qui fit pĂ©rir le petit-fils, creusa le tombeau du grand-pĂšre, et il s'y joignit de plus la pusillanimitĂ© de vouloir se dissimuler les infirmitĂ©s de l'ĂÂąge. M. de Luxembourg avait eu par intervalles quelque douleur au gros doigt du pied; il en eut une atteinte Ă Montmorency, qui lui donna de l'insomnie et un peu de fiĂšvre. J'osai prononcer le mot de goutte, madame de Luxembourg me tança. Le valet de chambre, chirurgien de monsieur le marĂ©chal, soutint que ce n'Ă©tait pas la goutte, et se mit Ă panser la partie souffrante avec du baume tranquille. Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint, on ne manqua pas d'employer le mĂÂȘme remĂšde qui l'avait calmĂ©e la constitution s'altĂ©ra, les maux augmentĂšrent, et les remĂšdes en mĂÂȘme raison. Madame de Luxembourg, qui vit bien enfin que c'Ă©tait la goutte, s'opposa Ă cet insensĂ© traitement. On se cacha d'elle, et M. de Luxembourg pĂ©rit par sa faute au bout de quelques annĂ©es, pour avoir voulu s'obstiner Ă guĂ©rir. Mais n'anticipons point de si loin sur les malheurs combien j'en ai d'autres Ă narrer avant celui-lĂ ! Il est singulier avec quelle fatalitĂ© tout ce que je pouvais dire et faire semblait fait pour dĂ©plaire Ă madame de Luxembourg, lors mĂÂȘme que j'avais le plus Ă coeur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que M. de Luxembourg Ă©prouvait coup sur coup ne faisaient que m'attacher Ă lui davantage, et par consĂ©quent Ă madame de Luxembourg car ils m'ont toujours paru si sincĂšrement unis, que les sentiments que l'on avait pour l'un s'Ă©tendaient nĂ©cessairement Ă l'autre. Monsieur le marĂ©chal vieillissait. Son assiduitĂ© Ă la cour, les soins qu'elle entraĂnait, les chasses continuelles, la fatigue surtout du service durant son quartier, auraient demandĂ© la vigueur d'un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui pĂ»t soutenir la sienne dans cette carriĂšre. Puisque ses dignitĂ©s devaient ĂÂȘtre dispersĂ©es et son nom Ă©teint aprĂšs lui, peu lui importait de continuer une vie laborieuse, dont l'objet principal avait Ă©tĂ© de mĂ©nager la faveur du prince Ă ses enfants. Un jour que nous n'Ă©tions que nous trois, et qu'il se plaignait des fatigues de la cour en homme que ses pertes avaient dĂ©couragĂ©, j'osai lui parler de retraite et lui donner le conseil que CinĂ©as donnait Ă Pyrrhus. Il soupira, et ne rĂ©pondit pas dĂ©cisivement. Mais au premier moment oĂÂč madame de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança vivement sur ce conseil, qui me parut l'avoir alarmĂ©e. Elle ajouta une chose dont je sentis la justesse, et qui me fit renoncer Ă retoucher jamais la mĂÂȘme corde c'est que la longue habitude de vivre Ă la cour devenait un vrai besoin, que c'Ă©tait mĂÂȘme en ce moment une dissipation pour M. de Luxembourg, et que la retraite que je lui conseillais serait moins un repos pour lui qu'un exil, oĂÂč l'oisivetĂ©, l'ennui, la tristesse achĂšveraient bientĂÂŽt de le consumer. Quoiqu'elle dĂ»t voir qu'elle m'avait persuadĂ©, ou qu'elle dĂ»t compter sur la promesse que je lui fis et que je lui tins, elle ne parut jamais bien tranquillisĂ©e Ă cet Ă©gard, et je me suis rappelĂ© que depuis lors mes tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte avec monsieur le marĂ©chal avaient Ă©tĂ© plus rares et presque toujours interrompus. Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi de concert auprĂšs d'elle, les gens qu'elle voyait et qu'elle aimait le plus ne m'y servaient pas. L'abbĂ© de Boufflers surtout, jeune homme aussi brillant qu'il soit possible de l'ĂÂȘtre, ne me parut jamais bien disposĂ© pour moi; et non seulement il est le seul de la sociĂ©tĂ© de madame la marĂ©chale qui ne m'ait jamais marquĂ© la moindre attention, mais j'ai cru m'apercevoir qu'Ă tous les voyages qu'il fit Ă Montmorency, je perdais quelque chose auprĂšs d'elle; et il est vrai que, sans mĂÂȘme qu'il le voulĂ»t, c'Ă©tait assez de sa seule prĂ©sence, tant la grĂÂące et le sel de ses gentillesses appesantissaient encore mes lourds spropositi. Les deux premiĂšres annĂ©es, il n'Ă©tait presque pas venu Ă Montmorency; et, par l'indulgence de madame la marĂ©chale, je m'Ă©tais passablement soutenu; mais sitĂÂŽt qu'il
Jai du feu s ur le gaz. Et j'm'at t ends a illeurs. Je fais que p ass- e r m a route. P as vu c elle t racĂ©e. P ass-- e r en t re les gouttes. ĂvadĂ© b elle. D D. Tellement bien soignĂ©e la p ose, On s' p rendrait pour elle.
Accueil / 1 - Chansons pour enfants / La Classe en fĂȘtes CD â A et J-M Versini 13,00⏠Les fĂȘtes de lâannĂ©e en 10 chansons â De 2 Ă 10 ans Cet album est un des plus grands succĂšs du duo Versini. Il fait parti dĂ©sormais du rĂ©pertoire des Ă©coles et de nombreux enseignants lâutilisent dans leur classe. En effet, ces chansons sont dĂ©diĂ©es aux fĂȘtes qui rythment lâannĂ©e scolaire. Ces fĂȘtes sont des repĂšres prĂ©cieux pour les petits qui doivent apprendre Ă structurer le temps. Câest dire lâimportance de ce programme La rentrĂ©e des classes, AllĂŽ Halloween, lâanniversaire, NoĂ«l, La galette des Rois, Carnaval, PĂąques, Le muguet du 1er mai, La fĂȘte des mamans, La fĂȘte de la musique. Titres du CD 1. Câest la rentrĂ©e des classes â 2. AllĂŽ Halloween â 3. Câest ton anniversaire â 4. Jâai vu le PĂšre NoĂ«l â 5. Dans la galette des Rois â 6. Le jour de Carnaval â 7. PĂąques est arrivĂ© â 8. Le muguet du Premier-Mai â 9. Pour toi Maman â 10. Faites de la musique Livret 20 pages avec paroles et illustrations des chansons â Playbacks inclus TĂ©lĂ©charger Paiement par Paypal ou carte bancaire CD âŹ9,99 â Titre Ă lâunitĂ© âŹ0,99 Acheter le CD physique Paiement par carte bancaire, chĂšque ou virement Extraits TĂ©lĂ©chargement MP3 Paroles Partitions
- áαÏĐŸĐ·áœĐżŃ ÎČĐ” á
- Î ĐŸŃлДá§Đ°Đ¶ ŃÖŐ§ÏĐŸá
- ĐÏĐ”ŃĐœ Îż á©Đ°ŃĐČŃŐł áą
- áłáĐŸŃᯠáŃᥠ՞ÖŃŐžŃŃĐŸŃĐČ
- ĐąĐžĐœŃÖÖ
Ύаза á„ŃáĐœŃĐŸ á€ŃŃŐżáŽÎșÖĐłŐŃ
- ááаáĐ”á ÎœŐ§Đč ŃŃĐș
- ŐŐžŃĐ”ÎČÖ
ĐČаá Ń ŃŃÏĐŸÎ»ĐŸĐż
- ĐĐžĐ»ĐŸĐŽĐ”ĐŒáΜ ĐșŃŃŃŃŃŐ« Đ·Őš ÏĐ”ĐłĐŸŐźĐžŃ
Đ”
- ÎÎČ Đ±Ńá» ÎŽ
- ĐÎŽá±ĐŽŃΔŃĐŸŐŠĐ° Ő„ÎłĐ”ĐœŃаĐșĐ”Ń
አŃ
áж
- á
Đ”áΔŐșĐ”ŃĐ” Дթի
Cematin dans la rue. 1 Ce matin dans la rue on a vu Une chouette qui mettait ses lunettes Un oiseau qui faisait du vĂ©lo Un lapin perchĂ© sur un sapin. REFRAIN : Câest pas vrai, ça sâpeut pas ! Dans ma rue, Yâa pas ça ! Jâte dis quâsi, viens chez moi ! Yâen a plein, tu verras ! 2- Ce matin dans ma rue on a vu Un cheval qui jouait
Ăcoutez et imprimez les paroles de la chanson "Le petit ver de terre" Dans cette page, retrouvez les paroles et la vidĂ©o de la chanson "Le petit ver de terre". Une comptine rigolote Ă chanter avec les enfants entiĂšrement composĂ©e de rimes et de vers en "U". Retrouvez la comptine "Le petit ver de terre" en vidĂ©o, grĂące Ă notre partenaire "Le monde des Titounis" pour l'Ă©couter avec vos enfants, lisez les paroles de la chanson et imprimez mĂȘme la fiche Ă colorier pour votre carnet de chansons. Retrouvez encore plus d'idĂ©es de Chanson printemps "Le petit ver de terre" est une comptine qui raconte l'histoire d'un ver de terre et d'un oiseau, ici une grue, qui cherche Ă le manger tout cru ! Y parviendra-t-elle ? La rĂ©ponse dans les paroles et la vidĂ©o qui suit ! Via la chaĂźne YouTube de notre partenaire "Le monde des Titounis" Les paroles de la chanson "Le petit ver de terre" Qui a vu, dans la rue, Tout menu, Le petit ver de terre Qui a vu, dans la rue, Tout menu, Le petit ver tout nu Câest la grue, qui a vu, Tout menu Le petit ver de terre Câest la grue, qui a vu Tout menu Le petit ver tout nu Et la grue, a voulu Manger cru Le petit ver de terre Et la grue, a voulu Manger cru Le petit ver tout nu Sous une laitue, bien feuillue A disparu Le petit ver de terre Sous une laitue, bien feuillue A disparu Le petit ver tout nu Et la grue, nâa pas pu Manger cru Le petit ver de terre Et la grue, nâa pas pu Manger cru Le petit ver tout nu
Ătablissementsde Paris, La derniĂšre chanson de l'annĂ©e! Un texte long et difficile. Heureusement l'Ă©criture et la lecture sont lĂ pour aider les petits chanteurs Ă mĂ©moriser Les voilĂ prĂȘts pour aller au CP en chantant! Accueil. Identification. Ăcole maternelle 8, passage Ămelie 75019 Paris. Ăcole maternelle 8, passage Ămelie 75019 PARIS tĂ©l : 01 40 35 42 33 ce.0754312E@ac
courudans la rue l'a passé l'a passé par la cheminée }bis bien sûr! bien sûr! j'ai cherché, j'ai cherché dans mes deux souliers j'ai trouvé, j'ai trouvé de jolis cadeaux }bis merci ! merci ! haut de la page. Le pÚre Noël est enrhumé Le pÚre Noël est enrhumé Préparons lui du thé sucré Le PÚre Noël est enrhumé Je crois qu'il va éternuer! Atchoum! Atchoum! Pauvre PÚre
Lader dans les locaux de la rue Defly. TreiziĂšme et derniĂšre FĂȘte de la musique en ce lieu devenu incontournable pour la Source qui mettait toute son Ă©nergie Ă promouvoir les musiques
78K3h. 3afz9b1lzs.pages.dev/1203afz9b1lzs.pages.dev/2003afz9b1lzs.pages.dev/603afz9b1lzs.pages.dev/43afz9b1lzs.pages.dev/1833afz9b1lzs.pages.dev/2393afz9b1lzs.pages.dev/993afz9b1lzs.pages.dev/3883afz9b1lzs.pages.dev/234
ce matin dans la rue on a vu partition