Cen’est qu’en 1970 que Sun music migrera juste Ă  cĂŽtĂ© de la clinique du Cap d’Or, le long du rond-point De-Lattre-de-Tassigny. Avec le succĂšs que l’on sait. Dans cette grande maison
Mathieu Bellahsen est psychiatre dans le service public. Dans cet entretien, il revient sur l’exercice de la psychiatrie durant le confinement et insiste notamment sur le fait que la psychiatrie confinĂ©e » est une nouvelle antipsychiatrie, reprend des Ă©lĂ©ments des discours sĂ©curitaires, du systĂšme asilaire et de la mĂ©decine hygiĂ©niste. Il discute Ă©galement de la colĂšre des soignants et de leurs luttes en cours et Ă  venir. Il est l’auteur de La santĂ© mentale aux Ă©ditions La Fabrique et de La rĂ©volte de la psychiatrie avec Rachel Knaebel aux Ă©ditions La DĂ©couverte. [Photo Bernard Chevalier] Bonjour, et merci d’avoir acceptĂ© cet entretien. Peux-tu d’abord te prĂ©senter ?Mathieu Bellahsen Je suis psychiatre de secteur dans le service public, et je dirige l’équipe d’un secteur de psychiatrie adulte en banlieue parisienne. L’hĂŽpital psychiatrique dont dĂ©pend le secteur est dans une petite ville Ă  35 kilomĂštres de lĂ , soit assez loin du secteur, dans un autre dĂ©partement, ce qui est une particularitĂ©. Dans ce secteur il y a Ă  la fois une unitĂ© d’hospitalisation, un Centre mĂ©dico-psychologique CMPP, un Centre d’accueil thĂ©rapeutique Ă  temps partiel CATTP, un hĂŽpital de jour, des appartements thĂ©rapeutiques, et une Ă©quipe mobile pour les personnes ĂągĂ©es. On fonctionne beaucoup avec des associations loi 1901, qui peuvent aussi ĂȘtre des clubs thĂ©rapeutiques, dont on parlera. Et par ailleurs, je suis depuis pas mal d’annĂ©es assez militant et en lutte dans le monde de la psychiatrie, que ce soit avec le Collectif des 39 contre la nuit sĂ©curitaire qui est nĂ© en 2008, puis avec le Printemps de la psychiatrie. Enfin, j’ai publiĂ© un petit bouquin Ă  La fabrique sur la santĂ© mentale, et derniĂšrement La rĂ©volte de la psychiatrie, avec Rachel Knaebel, qui est journaliste Ă  Bastamag, et Loriane Bellahsen, qui est Ă©galement psychiatre et rĂ©dactrice du chapitre 4, Ă  propos de l’autisme, dans ce qu’est ce que c’est, exactement, un secteur, en psychiatrie ?C’est un dispositif de l’hĂŽpital public, mais dans lequel il n’y a pas que de l’hospitalisation. En fait, le secteur psychiatrique s’est créé Ă  partir d’une question qui Ă©tait de quoi ont besoin les personnes les plus fragiles, pour pouvoir aller mieux ? Et ce dont ont besoin les personnes avec des problĂ©matiques psychotiques, c’est notamment une continuitĂ© du lien humain, de la relation humaine. Et du coup, l’idĂ©e Ă©tait d’apporter une continuitĂ© d’existence, de faire en sorte que la personne puisse rencontrer les mĂȘmes soignants, quel que soit le moment qu’elle traverse, que ce soit un moment de grande crise, comme Ă  l’hĂŽpital, ou un moment oĂč ça va mieux et oĂč la personne peut ĂȘtre dans son milieu, vivre avec ses proches, et avoir simplement besoin de consultations ou d’une prise en charge de jour, etc. Je peux rencontrer une personne lorsqu’elle est hospitalisĂ©e, et la rencontrer plus tard en consultation, quand elle sortira. C’est ce qui fait qu’une histoire commune peut se construire au fur et Ă  mesure. Cette idĂ©e du secteur, qui est une idĂ©e clinique, s’est donc appuyĂ©e sur un espace gĂ©o-dĂ©mographique qui Ă©tait Ă  l’origine de 70 000 habitants. Puis, comme toute chose, l’idĂ©e du secteur s’est pervertie. C’est-Ă -dire qu’au lieu d’ĂȘtre un service public, accessible, et que le secteur s’impose aux Ă©quipes, c’est Ă  dire que l’équipe du secteur soit obligĂ©e d’accueillir la population qu’elle doit servir, le secteur a fini par s’imposer aux patients. Donc si une personne qui habite dans la rue relevant du secteur A demande Ă  venir sur le secteur B car le CMP est Ă  3 mĂštres de chez elle, on pourra le lui refuser, en lui disant qu’elle relĂšve du secteur A. C’est comme cela que les principes Ă  la base du secteur sont tombĂ©s en dĂ©suĂ©tude quand on a oubliĂ© Ă  quelle question clinique rĂ©pondait le dispositif de secteur. LĂ  dessus, s’est rajoutĂ© le retour de l’hospitalo-centrisme, l’hĂŽpital comme organisateur de tout alors que 90% des gens suivis sur le secteur sont pris en charge de maniĂšre ambulatoire, et n’ont pas besoin d’hospitalisation Ă  temps me semble que tu te revendiques de la psychothĂ©rapie institutionnelle. Tu peux peut-ĂȘtre expliquer ce que c’est, et en quoi cela diffĂšre d’autres prises en charge psy ?En fait, initialement, la psychothĂ©rapie institutionnelle part d’un principe assez simple pour soigner ceux qu’on appelle les patients, les usagers, les psychiatrisĂ©s – les gens se dĂ©finissent comme ils veulent – il faut d’abord soigner l’hĂŽpital ou tout autre lieu dans lequel la personne va se soigner, puisque chaque lieu, chaque institution a ses pathologies propres. Toute institution a ses pathologies, que ce soit l’hĂŽpital, la prison, l’école, l’entreprise, etc. Originellement, la psychothĂ©rapie institutionnelle s’est créée dans une articulation entre une façon de penser l’homme, l’existence, son drame et sa maladie », et la question politique. Elle est nĂ©e pendant la seconde guerre mondiale, dans un mouvement de rĂ©sistance Ă  l’occupant, et en se demandant comment faire collectivement pour que les gens ne crĂšvent pas de faim Ă  l’hĂŽpital, parce que plus de 40 000 malades mentaux sont morts de faim pendant la seconde guerre mondiale. Il y a eu pas mal de films et de livres sur l’histoire de Saint-Alban, en LozĂšre. Il y avait un petit hĂŽpital, oĂč se sont rencontrĂ©s un psychiatre du POUM Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, François Tosquelles, qui Ă©tait Ă  la fois condamnĂ© par les franquistes et les staliniens en Catalogne, avait Ă©tĂ© exfiltrĂ© du camp de Septfonds un camp de rĂ©fugiĂ©s Ă  la frontiĂšre avec l’Espagne en 1942, avait rencontrĂ© Lucien BonnafĂ©, un psychiatre communiste, qui dirigeait l’hĂŽpital de Saint-Alban, Paul Eluard, qui Ă©tait passĂ© et avait Ă©crit Souvenirs de la maison des fous, Georges Canguilhem, etc. Ca a Ă©tĂ© un bouillon de culture, qui a concouru Ă  ce qu’on responsabilise les personnes hospitalisĂ©es, qu’on les considĂšre comme actives, et que l’activitĂ© de la personne la soigne. C’est liĂ© Ă  la volontĂ© que les personnes ne soient pas cantonnĂ©es Ă  une position de malade, mais qu’elles soient aussi dans une position de citoyens, qui participent Ă  la vie collective et Ă  la vie de la citĂ© Ă  leur mesure. La psychothĂ©rapie institutionnelle peut se rĂ©sumer par une petite phrase que j’aime bien, d’un comĂ©dien, FrĂ©dĂ©ric Naud, qui a créé un spectacle autour de Tosquelles qui s’appelle La mĂ©ningite des poireaux. La psychothĂ©rapie institutionnelle c’est faire la rĂ©volution permanente au ralenti pour ĂȘtre sĂ»r de n’oublier personne ». C’est cela, essayer de crĂ©er des dispositifs collectifs, pour que chacun puisse se transformer, et puisse aussi transformer le dispositif. C’est lĂ  qu’est le point de rupture avec une logique asilaire, c’est-Ă -dire qu’on ne demande pas seulement Ă  la personne de s’adapter au dispositif, mais qu’on va mettre en place les conditions pour que le dispositif puisse ĂȘtre transformĂ© et subverti par les personnes qui sont Ă  l’intĂ©rieur mĂȘme de ce dispositif. Cette forme princeps, qui date de la seconde guerre mondiale, s’est dĂ©veloppĂ©e dans les annĂ©es 60-70. A l’heure actuelle, ce courant de pensĂ©e qui existe toujours, est surtout un courant de pratiques. Une volontĂ© de se dĂ©brouiller au quotidien pour penser l’aliĂ©nation de la sociĂ©tĂ© dans laquelle on est diffĂ©rente de celle des annĂ©es 40 et des annĂ©es 70, et l’aliĂ©nation des personnes. Toutes les personnes, puisqu’on a tous des points d’aliĂ©nation, des noyaux psychotiques, etc. Vouloir mettre cela en commun, dĂ©cider ensemble des rĂšgles instituĂ©es dans les lieux, etc. Un point trĂšs important est la fonction club » le club thĂ©rapeutique, c’est finalement une institution, dans le sens de l’instituant, ce qui remet en cause l’instituĂ©, qui va ĂȘtre le point d’appui pour que les patients et les soignants, le collectif de soin, puisse travailler la question de la vie quotidienne. Ca permet de travailler les hiĂ©rarchies, qu’elles soient explicites infirmiers, mĂ©decins, etc, et implicites les malades d’un cĂŽtĂ© et les soignants de l’autre. Dans l’espace du club, tout cela n’est pas effacĂ©, mais cela est mis en question, travaillĂ©, pour que ces espaces collectifs permettent l’accueil de la singularitĂ© de chacun. A noter que la fonction club peut se retrouver dans plein de lieux groupes d’entraide mutuelles GEM, Ă©tablissement mĂ©dico-sociaux etc. Cette fonction est une remise en question concrĂšte des hiĂ©rarchies instituĂ©e. Et ça, ça existe partout. Depuis quelques temps, l’influence de la psychanalyse et de la psychothĂ©rapie institutionnelle est contestĂ©e au sein de la psychiatrie et de la psychologie, au nom des neurosciences, ou des thĂ©rapies cognitivo-comportementales. Tu peux en parler ? Oui, par exemple en Nouvelle-Aquitaine, l’ARS souhaite que les Centres mĂ©dico psycho-pĂ©dagogiques CMPP se basent uniquement sur les neurosciences. Ce qu’on dit face Ă  ça, et ce qu’on dĂ©veloppe dans La rĂ©volte de la psychiatrie, ce n’est pas une critique de la dimension scientifique des neurosciences, mais une critique de l’hĂ©gĂ©monie politique que permettent les neurosciences, ou de la maniĂšre dont les neurosciences sont instrumentalisĂ©es. C’est-Ă -dire que le cerveau peut ĂȘtre un nouveau point d’appui pour le nĂ©o-libĂ©ralisme. Il y avait eu un petit bouquin de Christian Laval et Michel Blay sur la neuropĂ©dagogie. Le neuro infiltre tous les espaces de la sociĂ©tĂ©. Maintenant, quand vous ĂȘtes chercheur en sciences humaines, si vous voulez avoir du fric, il faut que vous passiez les gens Ă  l’IRM fonctionnelle Imagerie par RĂ©sonance MagnĂ©tique pour que vous puissiez profiter de l’apport des neurosciences » pour dĂ©montrer des trucs qui n’en ont pas forcĂ©ment besoin. AprĂšs le green washing, c’est le brain washing ou neuro washing ! C’est une discipline de soumission. Il y a maintenant les neurosciences sociales », oĂč on va redĂ©couvrir la poudre mais en passant par un lieu intĂ©rieur Ă  l’individu, qui est le cerveau. C’est en cela que c’est liĂ© au nĂ©o-libĂ©ralisme, dans la mesure oĂč on se sert d’un lieu Ă  l’intĂ©rieur de l’individu, dans le but d’encourager l’individu Ă  se servir de sa plasticitĂ© neuronale pour s’adapter Ă  la sociĂ©tĂ© concurrentielle. Cette injonction politique Ă  l’adaptation constitue le sujet du bouquin de Barbara Stiegler Il faut s’adapter. Actuellement, on voit que les neurosciences, utilisĂ©es par le pouvoir, visent Ă  transformer l’intĂ©rieur de l’individu plutĂŽt que de transformer l’ensemble de la sociĂ©tĂ©. Notre critique est donc une critique de l’hĂ©gĂ©monie politique qui prend pour support les neurosciences. Et dans les pratiques, du coup, comme il y a un discours trĂšs en vogue dans la sociĂ©tĂ©, que ce soit notre intestin le deuxiĂšme cerveau », le cerveau est plastique », etc, ça va transformer les pratiques non pas du fait de rĂ©elles dĂ©couvertes qui s’appliqueraient concrĂštement mais par des effets de discours qui s’appuient sur les images. C’est pour ça que dans notre bouquin on a cherchĂ© Ă  dĂ©cortiquer comment sont fabriquĂ©es les images de l’imagerie Ă  rĂ©sonance magnĂ©tique fonctionnelle IRMf. C’est beaucoup plus compliquĂ© que la zone du cerveau s’allume », parce qu’en fait vous pouvez aussi construire des images pour dĂ©montrer ce que vous vouliez dĂ©montrer auparavant. Ca dĂ©pend aussi du point de vue localisationniste ou fonctionnaliste que vous adoptez au dĂ©part et de plein d’autres choses. Des Ă©tudes d’anthropologues ont par exemple dĂ©montrĂ© qu’un saumon mort pouvait voir son cerveau s’allumer Ă  l’IRM, c’est ce qu’ils ont appelĂ© les corrĂ©lations vaudou... Vous pouvez faire dire tout et n’importe quoi Ă  l’IRM, donc il faut mettre en question ce qui est fait de la recherche par les systĂšmes mĂ©diatique et politique pour, sous couvert de science, imposer des dĂ©cisions politiques. En Angleterre, les politiques de santĂ© sont faites Ă  partir des nudges, les petits coups de pouce, les petites incitations, qui s’appuient aussi sur l’apport des neurosciences, etc. C’est une autre forme de neuromarketing. Et plutĂŽt que de voir cet aspect politique, les dĂ©bats se concentrent sur des conflits de mĂ©thode entre la » psychanalyse et les neurosciences. Alors que ce n’est pas une affaire de mĂ©thodes. Ce dĂ©bat occulte voire naturalise le problĂšme politique sous-jacent la privatisation et la plateformisation du service public de santĂ©. Dans les pratiques, chacun utilise les outils qui lui parlent pour travailler avec les gens et les accompagner. Je suis un psychiatre de terrain, et je me demande surtout de quels outils de travail j’ai besoin pour entrer en contact avec des gens et les accompagner. Et je me fous pas mal d’ĂȘtre dans l’orthodoxie de telle ou telle technique
 Quand on est clinicien il faut faire feu de tout bois Ă  partir de ce que l’on est en tant que personne et Ă  partir du contexte local oĂč l’on exerce. Le choix d’une mĂ©thode dĂ©pend tout de mĂȘme des objectifs. Je ne pense pas exagĂ©rer si je dis par exemple que le comportementalisme relĂšve plutĂŽt d’une volontĂ© normative...Oui, mais certains auront besoin de cela parce qu’ils croiront ou auront l’expĂ©rience que c’est cela marche dans leur pratique. Et ça rĂ©pondra aussi Ă  certains patients qui penseront avoir besoin de ça, ou prĂ©fĂ©reront ça, se diront qu’ils ont besoin de rĂ©pondre de maniĂšre pragmatique Ă  des troubles, plutĂŽt que de se poser des questions sur l’existence. Pourquoi pas. L’important est d’avoir une pluralitĂ© de propositions qui co-existent, et qu’il n’y en ait pas juste une seule qui s’affirme comme hĂ©gĂ©monique en voulant Ă©radiquer toutes les autres. Le problĂšme est que cette hĂ©gĂ©monie de l’imaginaire neuro colonise les pratiques et s’articule trĂšs bien au nĂ©o-libĂ©ralisme. Ça offre un outil Ă  la privatisation des soins dans les pratiques, parce que toutes ces techniques sont gĂ©nĂ©ralement courtes, peuvent, de leur point de vue, objectiver les choses, et en tant que les choses sont objectivĂ©es, elles peuvent ĂȘtre monnayĂ©es plus facilement. Donc dans le chapitre de notre livre Ă©crit par Loriane, elle parle du fait d’aller de la privatisation Ă  la privation de soin. Par exemple, dans l’actuelle rĂ©forme du financement de la psychiatrie, sont valorisĂ©es les prises en charge courtes, mais quid des patients qui ont besoin de soins longs, qui ont besoin de techniques qui nĂ©cessitent la prĂ©sence de gens pendant le temps qu’il faut ? Eh bien, maintenant on considĂšre qu’ils ont un panier de soin, qu’ils doivent le maximaliser en bon agent Ă©conomique rationnel et quand ils n’ont plus rien dans leur panier de soin, libres Ă  eux » de se tourner vers le privĂ© lucratif. Et le public a dĂ©sormais pour fonction d’ouvrir des marchĂ©s au privĂ© lucratif. Rachel le documente tout au long du livre. C’est pour ça qu’il faut arrĂȘter avec cette vieille histoire de l’opposition entre les neurosciences et les thĂ©rapies cognitivo-comportementales d’un cĂŽtĂ© et la psychanalyse de l’autre. Ce n’est pas la question. La question est celle de la lutte contre la privatisation des soins, et mĂȘme la fin des soins. Pierre Dardot a Ă©crit un trĂšs bon article sur cette nouvelle antipsychiatrie, en tant qu’elle se bat pour Ă©radiquer le psychisme des soins. C’est lĂ  qu’on comprend les vellĂ©itĂ©s Ă  tout recoder au prisme du neuro. Par exemple un livre publiĂ© il y a plusieurs annĂ©es s’appelait L’inconscient neuronal. MĂȘme l’inconscient, qui est une dĂ©couverte freudienne portant sur la vie psychique, est ramenĂ© conceptuellement dans le giron du neuronal ». C’est lĂ  qu’on voit que faire des ponts entre la psychanalyse et les neurosciences, qui sont deux objets diffĂ©rents, revient dans la sĂ©quence actuelle Ă  soumettre Ă  l’hĂ©gĂ©monie politique des neurosciences des pratiques contraintes de dialoguer » avec elles. Sur ce fond lĂ , dans La rĂ©volte de la psychiatrie on parle de la fondation Fondamental, qui prĂ©tend Ă  une position d’hĂ©gĂ©monie. Outre le fait qu’elle soit liĂ©e aux laboratoires pharmaceutiques, aux groupes de cliniques privĂ©es lucratifs, Ă  des entreprises du CAC 40 et Ă  l’Institut Montaigne, FondaMental veut s’imposer comme l’interlocuteur unique de l’État pour la psychiatrie. Dans un rapport de 2009, un parlementaire de l’UMP disait qu’au vu des progrĂšs des neurosciences, la partition entre neurologie et psychiatrie n’était plus de mise Ă  l’heure actuelle ». Mais ce n’est qu’un Ă©noncĂ©, un discours. Il n’y a pas eu de rĂ©volution telle qu’elle aurait modifiĂ© les pratiques concrĂštement. C’est cela, l’esbroufe du moment, le fait qu’on veut faire plier les pratiques de soins aux pratiques de laboratoires. Ce parti pris politique s’appuie aussi sur un discours anti-institution, en partie fondĂ©, parce que tout un tas de saloperies se font au sein des institutions, qu’il faut combattre en transformant le milieu. Mais ce n’est pas en dĂ©truisant totalement le milieu qu’on va rĂ©gler le problĂšme, parce que les saloperies peuvent aussi se faire au sein des plateformes, dans l’ubĂ©risation des soins, etc. Il y a une promesse de soigner grĂące aux laboratoires et aux plateformes, mais ça ne marche pas, parce qu’il n’y a rien eu qui se serait Ă©chappĂ© du laboratoire et qui aurait permis de soigner concrĂštement les gens le temps qu’il faut. Toutes les techniques qui sont mises en place sont des techniques de court terme, et quand les gens n’y rĂ©pondent pas il faut qu’ils aillent voir ailleurs. L’enjeu est donc moins une question mĂ©thodologique, que le fait de lutter contre des logiques de sĂ©grĂ©gation et d’abandon. Et c’est moins une question de technique que de personnes. Il y a des gens qui peuvent ĂȘtre trĂšs humains ou ĂȘtre inhumains avec le mĂȘme type de techniques. Ce ne sont pas les techniques, le problĂšme, c’est le fond sur lequel elles s’appuient. Si le fond sur lequel s’appuient les techniques est un fond d’utilitarisme et de nĂ©o-libĂ©ralisme, de concurrence de tous contre tous, etc, ça va conduire Ă  des saloperies, et il faut lutter politiquement contre les pratiques de sĂ©grĂ©gation. Et les pratiques que vous dĂ©fendez, tu dirais qu’elles arrivent Ă  gagner une place croissante grĂące Ă  vos luttes, ou qu’elles sont plutĂŽt mises en pĂ©ril ? Comme l’écrit Alain Damasio dans Les furtifs, on est des Ăźlots qui doivent se relier en archipels. On est certes minoritaires, mais les avancĂ©es en psychiatrie ont toujours Ă©tĂ© le fait de minoritĂ©s. Toujours. De minoritĂ©s agissantes, notamment au vu du degrĂ© de rĂ©signation, et vis-Ă -vis du fait que ça ne marche pas, aprĂšs les grandes promesses qui ont Ă©tĂ© faites. Parce qu’il y a quelque chose d’assez messianique, dans le rapport Ă  certaines techniques, quand on dit qu’un jour on dĂ©couvrira LA molĂ©cule, qu’un jour ou dĂ©couvrira LE gĂšne, qu’un jour ou dĂ©couvrira L’endroit dans le cerveau qui 
 Un jour 
 Mais en attendant il faut bien s’occuper des gens. Les pratiques que l’on tente de dĂ©ployer s’appuient elles-mĂȘmes sur la question du commun, sur comment agir ensemble, faire ensemble, dĂ©cider ensemble, sur la question de la dĂ©mocratie, et de l’institution de contre-pouvoirs. Car si la psychiatrie ne s’appuie pas sur la dĂ©mocratie elle devient totalitaire. Il faudrait en fait aller voir dans les services de la psychiatrie de laboratoire voir ce que cela donne concrĂštement, comme type de pratiques, pour les personnes hospitalisĂ©es sans consentement. Est-ce qu’il y a plus ou moins d’isolement ? Plus ou moins de contentions ? Que disent les gens, est-ce qu’ils se sentent bien traitĂ©s ou pas ? Est-ce que les experts » supportent les contre pouvoirs ? Par ailleurs, il faut vraiment distinguer la question du soin des notions de diagnostic, d’évaluation, etc. Distinguer la psychiatrie de laboratoire, ce qu’on veut nous vendre comme Ă©tant de la psychiatrie en ce moment, et la psychiatrie qui soigne. Par exemple, la logique des centres experts, c’est une esbroufe totale. Les gens vont en centre pour avoir leur diagnostic, ils ressortent avec un tas de recommandations du centre expert, et qui s’en occupe, Ă  la fin des fins ? Ce sont les Ă©quipes de secteur, quand il y en a encore. Et quand ça a Ă©tĂ© dĂ©truit, les gens ressortent avec plein de recommandations, et libre Ă  eux de se dĂ©merder. D’ailleurs, pendant la crise du covid, c’est sur la psychiatrie qui soigne qu’il a fallu s’appuyer, la psychiatrie de laboratoire, la psychiatrie ubĂ©risĂ©e n’était pas lĂ . Ils ont tous fermĂ© pendant le confinement. Puisque tu dĂ©cris une pratique oĂč le but est de s’organiser collectivement, Ă©changer, vivre ensemble et crĂ©er de la proximitĂ©, peux-tu expliquer ce que la crise du coronavirus est venue changer lĂ  dedans ? On peut dire que la crise du coronavirus nous a forcĂ© Ă  faire une psychiatrie confinĂ©e, qu’on peut appeler une antipsychiatrie covidienne. Une antipsychiatrie, dans le sens oĂč on est Ă  rebours de tout ce qu’on imagine ĂȘtre une psychiatrie humaine, vivante, accueillante, respectueuse des droits et des libertĂ©s des gens. Par exemple, quand le covid est arrivĂ©, on s’était dit qu’il fallait se protĂ©ger pour que les soignants ne contaminent pas les patients. C’était intĂ©ressant parce que ça subvertissait l’ordre habituel, un ordre oĂč les soignants ont peur de se faire contaminer par la folie des personnes, ou par leurs maladies, ce qui crĂ©e des rĂ©actions un peu phobiques, etc. Mais en fait, il a fallu remettre tout ce contre quoi on a luttĂ© pendant des dĂ©cennies, des annĂ©es ou des mois. Par exemple, dans le service on a eu un cluster trĂšs vite, et il a fallu fermer Ă  clef la porte du service. Notre service est un service ouvert, on accueille des gens de tous profils, tous types d’hospitalisation, qu’ils soient d’accord ou pas avec leur hospitalisation, mais on travaille suffisamment l’ambiance au quotidien pour que les portes soient ouvertes, ce qui correspond Ă  la fois Ă  une libertĂ© fondamentale, la libertĂ© d’aller et venir, et Ă  un grand principe de la psychothĂ©rapie institutionnelle, qui ne va pas sans la dĂ©mocratie, et sans le fait que nos lieux doivent tenter de porter une fonction dĂ©mocratique en eux-mĂȘmes. Puis, il a fallu mettre des blouses, qui sont aussi le signe de la diffĂ©rence entre patients et soignants, et plus vous avez de blouses dans un service, plus les patients vont aussi avoir leurs signes distinctifs, leurs pyjamas. Ca a donc Ă©tĂ© le retour de ces choses lĂ , le retour de l’hygiĂ©nisme aussi, ne plus se serrer la main pour ne pas transmettre le coronavirus, alors que la question du contact est trĂšs importante en psychiatrie. Et ce qui a Ă©tĂ© terrible, ça a Ă©tĂ© d’arrĂȘter tout ce qui fait le travail de l’ambiance. Si je prends le cas de l’unitĂ© d’hospitalisation, parce que c’est lĂ  oĂč ça se voit le plus, on y a arrĂȘtĂ© toutes les activitĂ©s thĂ©rapeutiques, toutes les rĂ©unions soignants-soignĂ©s, oĂč on parle de la vie quotidienne, oĂč on s’informe, oĂč on rĂ©gule tout un tas de tensions, etc. Les patients ont aussi dĂ» rester dans leurs chambres, alors que notre travail est normalement de les faire sortir de leur coquille et de les aider Ă  ĂȘtre actifs, et qu’on soit aussi actifs avec eux. Ca a Ă©tĂ© une diminution, voire une restriction de la capacitĂ© de faire lien avec l’autre. Mais on a eu de la chance, parce que des outils, comme le club thĂ©rapeutique ou les associations sont venues apaiser les choses, par exemple en achetant des postes de radio, puisqu’à l’hĂŽpital les patients n’ont pas de tĂ©lĂ©, ils n’ont quasiment rien. Heureusement il y avait un peu de wifi et les patients avaient leurs smartphones, puis des postes de radio, pour qu’ils puissent l’écouter dans leurs chambres. Alors qu’au dĂ©but, par exemple quand il y a eu le discours de Macron, les gens n’étaient pas toujours au courant de ce qui avait Ă©tĂ© dit. On imprimait des articles, puisqu’on ne pouvait mĂȘme pas acheter de journaux, dans la mesure oĂč ils auraient circulĂ© de chambre en chambre 
 On fait aussi une Ă©mission de radio avec les patients, qui s’appelle la Radio sans nom on fait aussi un journal, du théùtre 
, et l’émission a servi de support Ă  la mise en lien des gens. Ce qui fait que toute la semaine il y avait des Ă©missions qui ont servi Ă  faire perdurer les activitĂ©s proposĂ©e habituellement en ville, par exemple celles du groupe Ă©criture, dont l’artiste, a pu animer son groupe via la radio, idem pour le journal qui s’est fait par le biais de la radio, le groupe accueil du lundi matin aussi, etc. Ca a marchĂ© parce qu’il y avait une matĂ©rialitĂ© des liens qui prĂ©existait. Mais pour ce qui est du lien avec les gens qu’on ne connaissait pas avant c’était plus compliquĂ©. On a aussi mis en place beaucoup de visites Ă  domicile, on a fait des choses qu’on ne faisait pas forcĂ©ment avant, par exemple Ă  l’hĂŽpital de jour on s’est mis Ă  aller chez les gens, Ă  partager quelque chose de leur quotidien, qu’on ignorait, et ça pouvait ĂȘtre intĂ©ressant. Avec aussi plein de questions qui se posaient, pour savoir comment ne pas contaminer ni ĂȘtre contaminĂ©, etc. Ce que racontent beaucoup d’équipes, c’est qu’il y a eu une auto-gestion de fait, que les soignants se sont organisĂ©s de maniĂšre indĂ©pendante pour ne pas abandonner les patients. Mais il y a aussi des lieux qui ont abandonnĂ© les gens, il ne faut pas se leurrer. Des collectifs de soins se sont organisĂ©s, ont créé des choses, les directions ont suivi au dĂ©part, mais comme partout on assiste maintenant Ă  une reprise en main autoritaire, Ă  l’image de ce qui se fait dans la sociĂ©tĂ©. VoilĂ  pour ce qu’on a continuĂ© Ă  faire. Par contre, lĂ  oĂč ça a Ă©tĂ© plus compliquĂ©, ça a Ă©tĂ© au niveau des libertĂ©s fondamentales des patients. Je vais vous dire un truc trĂšs simple j’ai saisi le contrĂŽleur gĂ©nĂ©ral des lieux de privation de libertĂ©, Adeline Hazan, parce que tout patient qui arrivait Ă  l’hĂŽpital psychiatrique Ă©tait enfermĂ© Ă  clef pendant 72 heures, quel que soit son statut d’hospitalisation s’il vient librement ou pas, quel que soit sa capacitĂ© Ă  respecter les gestes barriĂšres, etc. Il y a eu une confusion au fur et Ă  mesure des semaines, entre le confinement sanitaire, c’est-Ă -dire l’obligation de rester en chambre, et l’isolement psychiatrique. C’est-Ă -dire qu’en psychiatrie, on a fermĂ© Ă  clef des portes sous prĂ©texte de confinement sanitaire. Ce qui est absolument illĂ©gal, et contraire aux droits de l’homme les plus fondamentaux. Quelqu’un qui a la tuberculose Ă  l’hĂŽpital gĂ©nĂ©ral est obligĂ© de rester dans sa chambre, mais jamais il ne viendrait Ă  l’idĂ©e de personne de l’enfermer Ă  clef. Un jour un administrateur a aussi dĂ©cidĂ© de fermer Ă  clef toutes les portes des chambres, tous les patients se sont retrouvĂ©s enfermĂ©s un soir, que ce soit dans des chambres doubles ou des chambres simples. On a revu l’arbitraire revenir, le vieux fond asilaire de la psychiatrie, qui est toujours lĂ , est revenu d’autant plus fortement qu’il s’appuyait sur les bons arguments de la mĂ©decine hygiĂ©niste. Il faut donc lutter pied Ă  pied avec les contre-pouvoirs qu’il nous reste, saisir la justice, le contrĂŽleur des lieux de privation de libertĂ©, etc, et que les patients portent plainte quand ils sont confrontĂ©s Ă  l’arbitraire, quand ils sont enfermĂ©s alors qu’ils n’ont pas Ă  l’ĂȘtre. Encore une fois, c’était confondre un Ă©tat de maladie physique, le covid, avec un Ă©tat de maladie psychique, qui fait que parfois on met des personnes en chambre d’isolement, mais il y a des rĂšgles, on ne fait pas ce qu’on veut, on ne fait pas n’importe quoi dans ce cas lĂ . Et comment les patients rĂ©agissaient, d’abord Ă  l’apparition du covid, puis aux mesures sĂ©curitaires ?GĂ©nĂ©ralement chacun rĂ©agit avec son symptĂŽme. Ceux qui Ă©taient hyper phobiques ont pris leurs prĂ©cautions. On a par un exemple un patient qui, en fĂ©vrier, trois semaines avant que le service soit confinĂ©, se mettait dĂ©jĂ  un masque pour Ă©viter qu’on le contamine. Un des mecs les plus dĂ©lirants du coin, mais c’est lui qui Ă©tait en prise sur le rĂ©el, qui faisait ce qu’il fallait faire, avec trois semaines d’avance sur tout le monde. Alors que fin fĂ©vrier, on a fait une rĂ©union mĂ©dicale, oĂč on s’est dit qu’on pouvait quand-mĂȘme se faire la bise, et la semaine suivante on s’est rendu compte qu’on avait Ă©tĂ© cons de faire ça. Avant le 16 mars, on s’est dit qu’il fallait rĂ©organiser les choses. On a fait la premiĂšre rĂ©union d’équipe avec des masques, dehors dans le froid, pour ĂȘtre Ă  distance. Tout un systĂšme de solidaritĂ© s’est mis en place pour les masques notamment. Et les premiers cas Covid sont arrivĂ©s quelques jours plus tard. Et ensuite, les rĂ©actions au confinement ont Ă©tĂ© variables, on rĂ©agit avec son fond existentiel, c’est vrai pour toi, pour moi, pour tout le monde. Des gens ont bien vĂ©cu le confinement, parce qu’ils sont bien chez eux, voire c’est cela leur pathologie, ĂȘtre isolĂ©, n’avoir aucun lien avec personne, c’est la pathologie du lien social. Les pathologies en psychiatrie sont des pathologies du lien social. AprĂšs, la question est, si tu t’isoles, que tu commences Ă  avoir peur des autres, Ă  avoir des idĂ©es suicidaires, Ă  entendre des voix, et que ça aggrave un syndrome de persĂ©cution, il y a une possibilitĂ© pour que tu ne te sentes pas bien quand tu vas de nouveau sortir et voir plein de gens. Il y en a donc qui ont bien supportĂ© le confinement, voire trop bien, et d’autres qui Ă©taient trĂšs angoissĂ©s, ce qui a Ă©tĂ© le cas, je pense, de la plupart des normopathes qui ne sont pas psychiatrisĂ©s, les gens ordinaires ». Ce qu’on a mis en place, les visites Ă  domicile, les liens tĂ©lĂ©phoniques, les fonds de solidaritĂ© pour les gens qui ne pouvaient plus sortir ou n’avaient pas de fric, etc, ont permis aux patients de se dire qu’ils n’étaient pas rien pour nous, c’est ce qu’ils nous ont dit. Et cette solidaritĂ© crĂ©e aussi des liens nouveaux entre les gens, et va sĂ»rement changer les rapports, dans un sens qui est Ă  mon avis positif, parce qu’on aura traversĂ© une Ă©preuve ensemble. Parce qu’on a tous, patients, soignants, tout le monde Ă©tĂ© traversĂ©s par des angoisses de mort, des peurs de sortir, des craintes de contaminer ou d’ĂȘtre contaminĂ©, etc, et ça, ça fait aussi une base commune, et une expĂ©rience plurielle. Toute la question, pour l’ensemble de la sociĂ©tĂ©, est de savoir comment on va mettre en partage cette expĂ©rience, et ne pas la dĂ©nier. Il faudrait en faire un rituel collectif de passage et de transformation de la sociĂ©tĂ©. Je pense que si on ne fait pas cela, s’il n’y a pas de rituel collectif dans la sociĂ©tĂ©, le fait de mettre des mots, de nommer, d’éprouver ce par quoi on est passĂ©, je pense qu’il y aura des effondrements psychiques gĂ©nĂ©ralisĂ©s voire de façon plus spĂ©cifique des burn out et des suicides de soignants, parce que les gens ne pourront pas se rattacher Ă  une reconstruction collective de ce qui s’est jouĂ©. Vous n’avez donc pas constatĂ© d’invention dans les mesures sĂ©curitaires, mais plutĂŽt un approfondissement de ce qui prĂ©-existait... Oui, c’est venu sur le fond prĂ©cĂ©dent. Dans notre livre, on critique beaucoup tout un discours qui, sous couvert de dĂ©stigmatisation, tient Ă  affirmer que les maladies psychiatriques sont des maladies comme les autres, puisqu’on ne pourrait pas avoir de spĂ©cificitĂ© qui ne soient pas stigmatisĂ©es, et que pour ne pas ĂȘtre stigmatisĂ© il faudrait ĂȘtre comme les autres 
 Un discours qui sert aussi Ă  dire que puisque la maladie psychique est une maladie comme les autres, elle doit uniquement ĂȘtre traitĂ©e de maniĂšre organique, en agissant sur le cerveau. Et lĂ , on est en train d’observer un renversement de ce discours, oĂč la maladie tout court, le covid, est au fond un systĂšme asilaire comme un autre. C’est-Ă -dire que maintenant, en psychiatrie, on peut enfermer les gens, non plus sous motif psychiatrique, mais sous motif sanitaire. La maladie physique va vous permettre de faire le pire de la psychiatrie, l’enfermement. C’est pour cela qu’on est montĂ© au crĂ©neaux de maniĂšre trĂšs virulente dans notre service. C’est scandaleux et ça procure de la honte chez nous, parce qu’on lutte pour les droits des patients, et mĂȘme pour que les patients puissent avoir les marges de libertĂ© suffisantes pour se plaindre de nous. Et que peux-tu dire du lien entre l’hĂŽpital psychiatrique et l’hĂŽpital gĂ©nĂ©ral, notamment dans le traitement du coronavirus ? On a par exemple entendu des soignants travaillant en EHPAD, dire clairement qu’ils avaient Ă©tĂ© abandonnĂ©s, certains disant mĂȘme qu’on leur avait demandĂ© de ne pas envoyer un trop grand nombre de patients Ă  l’hĂŽpital 
 Est-ce que ça a Ă©tĂ© la mĂȘme chose en psychiatrie ?Dans les EHPAD, le pire a Ă©tĂ© qu’on leur dise quasiment de crever, en se bornant Ă  leur filer du rivotril pour les aider Ă  s’endormir, c’est quasiment une idĂ©e euthanasique 
 En fait, dans les hĂŽpitaux psychiatriques, on a eu trĂšs peur du vieux fond de pulsion eugĂ©niste vis-Ă -vis de la maladie mentale, qui existe encore dans les soubassements de notre sociĂ©tĂ©, et qui, sous couvert de discours positifs sur le fait qu’il faut dĂ©stigmatiser, pousse dans la pratique Ă  un surplus de sĂ©grĂ©gation. Qui pousse aussi Ă  plus de fichage, plus d’amalgame entre terrorisme et maladie mentale avec le croisement des fichiers Hopsyweb et des fiches S, etc. J’avais donc extrĂȘmement peur que nos patients n’aient pas accĂšs Ă  la rĂ©animation, aient moins accĂšs aux services de soin somatiques, parce que souvent, quand on les envoie aux urgences, nos patients sont moins bien traitĂ©s que la population normale », puisqu’on considĂšre qu’ils ne sont pas malades physiquement et ne font que dĂ©lirer. Ca s’est amĂ©liorĂ© au fil du temps, mais ça existe encore. Et j’avais vraiment peur que les patients psychiatriques ne soient pas prioritaires, et que, s’il fallait choisir, qu’on choisisse de sauver les personnes utiles », l’utilitarisme ayant aussi un fond eugĂ©niste. Et en fait, pendant toute une pĂ©riode on n’a pas eu de patients gravement malades, et les patients qui ont eu besoin d’une rĂ©animation l’ont eue. Ca s’est bien passĂ© et d’ailleurs, on a voulu que l’unitĂ© covid soit dans un hĂŽpital gĂ©nĂ©ral, et les collĂšgues de l’hĂŽpital gĂ©nĂ©ral ont acceptĂ©, et Ă©tĂ© vraiment moteurs pour nous accueillir et nous aider. Cette coopĂ©ration dĂšs le dĂ©part a vraiment Ă©tĂ© gĂ©niale, et tout le monde s’entraidait. Un certain nombre d’articles de presse ont insistĂ© rĂ©cemment sur le faible nombre de patients des hĂŽpitaux psychiatriques infectĂ©s par le covid, supposant que cela pouvait ĂȘtre l’effet d’un neuroleptique, le largactil chlorpromazine
On entend aussi dire que c’est liĂ© au tabac, parce que beaucoup de nos patients sont trĂšs tabagiques 
 C’est peut-ĂȘtre aussi liĂ© au fait que certains patients ne sont pas dans le contact, sont plus distants, mĂȘme si d’autres sont dans l’hyper-collage, l’hyper-adhĂ©sivitĂ©. Je ne sais pas 
 A propos de l’effet de la chlorpromazine sur le covid, j’ai peu de choses Ă  dire lĂ -dessus au niveau scientifique, ou Ă  propos des recherches en cours, c’est une piste Ă  explorer
 Cela dit, il y a quelque chose d’amusant. La chlorpromazine est initialement le premier neuroleptique, mis en service en 1952, et il y a une vieille mythologie qui dit que c’est ça qui avait rĂ©volutionnĂ© la psychiatrie et permis aux gens de mieux s’adapter Ă  la sociĂ©tĂ©. Or, ce que j’ai racontĂ© tout Ă  l’heure sur la psychothĂ©rapie institutionnelle remonte aux annĂ©es 40, donc on peut aussi dire que modifier l’ambiance dans les HP a permis de soigner les gens, voire de les guĂ©rir, c’est-Ă -dire qu’ils puissent se transformer dans le milieu dans lequel ils sont, d’une maniĂšre qui leur convient. Donc dix ans avant le premier neuroleptique. Mais pour ce qui est du largactil, la chlorpromazine, au dĂ©part, c’est l’histoire d’un anesthĂ©siste qui l’utilise pour ses vertus de sĂ©dation, et qui va voir les psychiatres pour leur dire qu’une molĂ©cule peut leur servir, pour sa propriĂ©tĂ© de distanciation, d’indiffĂ©rence affective. C’est donc amusant de voir que ce qui a Ă©tĂ© dĂ©couvert par un anesthĂ©siste ou un rĂ©animateur a Ă©tĂ© transmis aux psychiatres, et qu’on a maintenant le trajet inverse, avec les psychiatres s’adressant aux rĂ©animateurs. Ce qui m’étonne un petit peu, c’est que c’est un trĂšs vieux mĂ©dicaments, et je ne sais pas s’il y a beaucoup de patients dans les hĂŽpitaux qui ont du largactil, ils ont souvent autre chose. Mais le largactil, je ne sais pas si beaucoup de mĂ©decins en prescrivent. Moi je prescris pas mal de vieux mĂ©dicaments, parce qu’on les connaĂźt trĂšs bien, qu’ils sont pas chers, ont tous des gĂ©nĂ©riques, et que les nouveaux psychotropes, quoi qu’en disent les firmes phamaceutiques, ne marchent pas forcĂ©ment mieux. On dit qu’ils ont moins d’effets secondaires, alors qu’ils en ont simplement des diffĂ©rents, il faut choisir pour savoir si on prĂ©fĂšre que la personne soit diabĂ©tique avec un nouveau neuroleptique ou qu’elle ait des troubles un peu bizarres avec un vieux neuroleptique. C’est une histoire de choix. Le plus important est d’en discuter avec les patients 
 Mais il faut essayer, il faut tester toutes les pistes, la question de l’expĂ©rience est importante. Ca te paraĂźtrait possible de donner en masse ce mĂ©dicament s’il marchait contre le covid ? Je pose la question parce que je n’ai aucune idĂ©e des effets secondaires, mais que l’idĂ©e de prendre un neuroleptique aurait tendance Ă  me faire peur
 Les neuroleptiques sont des mĂ©dicaments qui ne sont pas anodins 
 Les patients en psychiatrie meurent souvent de deux choses du fait des traitements. D’abord l’occlusion intestinale, parce que tous les neuroleptiques constipent, si les gens ne sont pas examinĂ©s, si on ne fait pas suffisamment gaffe, ils peuvent donc faire une occlusion, une pĂ©ritonite, et peuvent en mourir. Il y aussi des problĂšmes cardiaques, parce que des gens qui ont initialement un problĂšme au niveau de la conduction cardiaque peuvent avoir des problĂšmes vraiment graves avec l’usage des neuroleptiques 
 Et puis il y a des choses graves mais heureusement rares comme le syndrome malin des neuroleptiques, des gens qui font de fortes fiĂšvre, sont contractĂ©s, dĂ©truisent leurs muscles. C’est l’effet le plus redoutĂ© des neuroleptiques, mais c’est un effet trĂšs rare. Pour le reste, ça dĂ©pend aussi du temps pendant lequel ils sont prescrits. Prendre un neuroleptique toute la vie ça diminue l’espĂ©rance de vie, encore plus s’il est prescrit Ă  haute dose, donc il faut ĂȘtre vigilant Ă  prescrire le minimum nĂ©cessaire. Le prescrire quelque jour c’est diffĂ©rent. Des neuroleptiques Ă©taient aussi utilisĂ©s comme antivomitifs, donc utilisĂ©s pour d’autres choses que la psychiatrie. Mais ce ne sont pas des mĂ©dicaments anodins. Un autre effet des neuroleptiques est de faire prend du poids, ce qui n’aide pas les gens dans leur estime d’eux-mĂȘmes. On accepte parfois ces effets secondaires parce que l’effet primaire est que la personne ne se foute pas en l’air ou ne fasse pas des conneries parce que ses voix lui disent de se suicider, ou de faire tel ou tel autre truc. Tout ça est une histoire de balance bĂ©nĂ©fice risque. Un ami, qui avait Ă©tĂ© hospitalisĂ© en psychiatrie, m’avait fait remarquer que peu de pathologies Ă©taient traitĂ©es avec des mĂ©dicaments aussi agressifs 
 Il n’y a que quand la maladie sera mortelle si on ne la traite pas ainsi, ou dans les cas de souffrances psychiques, qu’on ose prescrire des mĂ©dicaments avec des effets secondaires aussi forts 
 Il y voyait un manque d’empathie, liĂ© Ă  la stigmatisation des personnes dĂ©primĂ©es. Et ça m’interroge, de voir qu’on envisage maintenant de peut-ĂȘtre mettre des millions de personnes sous neuroleptiques en raison du coronavirus
Oui, mais encore une fois, si le traitement marche, la question est de savoir si on met en place des traitements quand les personnes sont hospitalisĂ©es, s’il y a un doute, ou si c’est tout le temps 
 Ce n’est pas la mĂȘme chose. Personnellement, en psychiatrie, ma politique et ma pratique en terme de traitement, et je le dis tout le temps aux patients que je rencontre, est d’utiliser le moins de mĂ©dicaments possibles, mais de les utiliser quand il y en a besoin. Des fois, un neuroleptique ne suffit pas et il en faut mettre deux, etc. Ca dĂ©pend, et parfois on est obligĂ© de faire ça. Je ne suis pas anti-mĂ©dicaments parce qu’il y a parfois vraiment besoin des traitements, pour certaines personnes. Par contre, le problĂšme est quand la psychiatrie s’arrĂȘte lĂ  oĂč elle devrait commencer. Pour moi, les psychotropes ne guĂ©rissent pas les gens, ils les aident Ă  prendre de la distance avec ce qui leur arrive, et Ă  pouvoir se poser, entrer en relation, et Ă  faire que le monde soit un peu moins persĂ©cutant, un peu moins vĂ©cu douloureusement. Mais si vous vous arrĂȘtez Ă  cela, et que vous dites au patient qu’il faut prendre ce traitement toute sa vie, sans mettre en question ce qui dans sa vie a amenĂ© Ă  ce qu’il n’aille pas bien, Ă  mettre en question la façon dont il vit le moment psychotique qu’il traverse, la façon dont il peut mettre du sens Ă  cela, etc, si vous ne faites pas un travail de sens – c’est cela l’existence humaine, se demander quel sens a la vie – et que vous vous bornez Ă  lui ordonner de prendre des mĂ©dicaments, en lui disant de les prendre toute sa vie et en le menaçant de l’hospitaliser s’il ne les prend pas, alors vous ne faites pas votre boulot. Vous faites le dĂ©but, mais pas la suite, qui est, quand la personne est un peu plus posĂ©e, de lui demander ce qui lui arrive, de rĂ©flĂ©chir, c’est ça la psychiatrie. Normalement. Il y a aussi la question de la nĂ©gociation. Puisque en psychiatrie on a un pouvoir sur les gens, on a un pouvoir de contrainte voire de coercition, une bonne psychiatrie est une psychiatrie de contre-pouvoir, qui dit au patient qu’on va ĂȘtre ensemble, qu’il va essayer des choses, etc. Je dis parfois Ă  mes patients que ce sont eux qui savent mieux que moi ce que ça leur fait, qu’ils peuvent diminuer les doses de traitement s’il sentent qu’ils le peuvent. On en parle, on le fait ensemble, on est dans un accompagnement une alliance thĂ©rapeutique, on responsabilise les personnes, parce que les infantiliser c’est aussi les dĂ©responsabiliser. Certes, il faut parfois ĂȘtre vertical, si une personne ne veut pas se soigner, est dans le dĂ©ni des troubles, on peut lui dire c’est comme ça », mais dans l’attente que les choses s’assouplissent dans la relation et qu’on puisse commencer Ă  nĂ©gocier, crĂ©er des marges de nĂ©gociations. La question des mĂ©dicaments en psychiatrie, qui ne sont qu’une partie des traitements, est une question qui est Ă  la fois centrale, mais qui n’est pas ce qui permet la guĂ©rison. Ca l’aide, mais la guĂ©rison c’est plus complexe qu’une prescription de traitement. La guĂ©rison c’est ce que va faire la personne pour faire d’une façon nouvelle avec son milieu et comment le milieu va faire d’une façon nouvelle avec elle. Pendant le confinement, puisqu’il y a eu un retour d’un certain autoritarisme, que tu dĂ©crivais tout Ă  l’heure, avec des enfermements arbitraires, est-ce que les patients des hĂŽpitaux psychiatriques se sont plaints de cette Ă©volution ? Comme le constataient dĂ©jĂ  il y a quelques temps les grĂ©vistes de la faim de l’hĂŽpital du Rouvray, ou les soignants de l’hĂŽpital Pierre Janet du Havre qui Ă©taient perchĂ©s sur le toit, dans ce genre de situations ce sont les patients qui viennent nous demander comment ça va. Ca confirme un des prĂ©supposĂ©s de la psychothĂ©rapie institutionnelle, la capacitĂ© des patients Ă  soigner, Ă  se soigner eux-mĂȘmes, mais aussi Ă  nous soigner nous. Par exemple quand on fermait le service, les patients, des gens qui parfois Ă©taient vraiment mal, trĂšs angoissĂ©s, etc, nous demandaient comment on allait, si on allait tenir. Ils arrivaient Ă  se contenir et Ă  faire de la place au fait de prendre de nos nouvelles. C’est Ă  la fois trĂšs Ă©mouvant, et ça nous remet Ă  notre place, c’est-Ă -dire qu’il n’y a pas seulement les soignants et les soignĂ©s, Jean Oury disait qu’il y a les payants et les payĂ©s, c’est en partie vrai. La fonction soignante peut ĂȘtre partagĂ©e dans un collectif de soin. Des patients peuvent prendre soin des soignants, parfois mĂȘme sans que les soignants le sachent. Mais ça a aussi Ă©tĂ© assez dur, parce que ça a Ă©tĂ© assez loin, et que ça a Ă©tĂ© aussi une expĂ©rience de la catastrophe, pour ceux qui se faisaient boucler. Certains vivaient les choses en se demandant s’ils n’étaient pas dans un camp de concentration, si on n’allait pas les Ă©liminer. Ca remuait des choses comme ça, parce que quand vous n’avez plus d’espace de parole dans une institution, vous vous sentez cadenassĂ© dans un systĂšme totalitaire. Il y a beaucoup d’endroits oĂč les soignants ont protestĂ© ? Il faut dĂ©jĂ  savoir que les mobilisations ont continuĂ©, par exemple Ă  Lyon oĂč les collĂšgues ont continuĂ© Ă  manifester chaque semaine, parce que le directeur de l’hĂŽpital du Vinatier est aussi le prĂ©sident de l’association des directeurs des HP, qui veut continuer les rĂ©formes et la fermeture des lits sous prĂ©texte de dĂ©ficit. Il a fait exactement la mĂȘme chose que ce que disait le directeur de l’ARS Grand-est, Ă  savoir qu’il fallait continuer Ă  fermer des lits, il a continuĂ© Ă  faire ça, ils ont continuĂ© Ă  rĂ©organiser les hĂŽpitaux d’une façon dĂ©gueulasse. Dans les hĂŽpitaux gĂ©nĂ©raux, Ă  Paris il y a eu plein de mouvements, Ă  l’hĂŽpital Beaujon, Ă  l’hĂŽpital Robert DebrĂ©. Ca s’était aussi pas mal fĂ©dĂ©rĂ© autour de Bas les masques !. Il y a une quantitĂ© de tĂ©moignages, de soignants, de premiers de corvĂ©e, etc. Il y a des banderoles aux fenĂȘtres, dans les hĂŽpitaux. Et des rassemblements dans et autour des hĂŽpitaux, etc, tout en portant des masques et en respectant les distances de sĂ©curitĂ©, mais il y a des rassemblements, parce qu’il faut dire ça suffit ! ». Et raconter le courage et la dĂ©termination qu’ont eu certaines collĂšgues, lorsque Macron est revenu Ă  la SalpĂȘtriĂšre. Ici on attaque un hĂŽpital », comme disait Castaner au moment des Gilets jaunes. Et encore une fois, quant Macron attaque l’hĂŽpital, des collĂšgues ne se sont pas laissĂ©es faire, lui ont dit qu’elles ne le croyaient plus, et quand Macron commençait Ă  se dĂ©filer en disant il faut que j’y aille », elles lui ont rĂ©pondu nous aussi il faut qu’on y aille, on a des patients, qu’est-ce que vous croyez ? ». C’est un mouvement qui fourmille, qui est peut-ĂȘtre peu visible dans les mĂ©dias, mais qui est important, parce que ça nous permet de tenir dans nos lieux, en se disant qu’on est dans un mouvement de bascule, qui peut-ĂȘtre la bascule vers le pire, ou autre chose. Et il faut pousser dans le sens qui nous intĂ©resse. Se dire que les choses peuvent changer, c’est le meilleur antidĂ©presseur, si je puis dire, et le meilleur antidote Ă  la dĂ©liaison collective. Ces semaines sont dĂ©terminantes pour la qu’est-ce que tu peux dire de la rĂ©cente hĂ©roĂŻsation des soignants ? L’analogie nous sommes en guerre », c’est une connerie, et un discours projectif, puisque oui, Macron est en guerre sociale contre tout le monde, et qu’il veut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un hĂ©ros. Par contre, il y a une chose dans l’histoire de la guerre qui peut servir. Quand les soldats reviennent du front, par exemple pendant la premiĂšre guerre mondiale, et sont confrontĂ©s aux gens de l’arriĂšre qui les traitent de salauds, ou leur demandent de ne plus en parler, ça crĂ©e du traumatisme, parce que l’expĂ©rience de catastrophe qui a Ă©tĂ© partagĂ©e sur le front ne peut plus l’ĂȘtre avec ses proches, avec les siens. Ça crĂ©e du trauma, de la honte, qui va s’exprimer soit sur soi, soit sur ses enfants, ses petits-enfants, etc, et un remĂšde Ă  cette honte est que soit pris en charge collectivement, Ă  l’échelle de la sociĂ©tĂ©, un partage des expĂ©riences de catastrophe. Et lĂ , on va voir si on est en capacitĂ© collective de le faire, si on a l’intelligence collective de le faire sans attendre l’autorisation du gouvernement, des tutelles ou de je ne sais pas quoi. Pour l’instant, les soignants ont trĂšs bonne presse, ont Ă©tĂ© applaudis, etc, mais j’ai un peu peur du retour de bĂąton. Applaudir c’était aussi mettre Ă  distance. Il y avait aussi des scĂšnes oĂč les soignants Ă©taient mis Ă  l’écart parce qu’on avait peur qu’ils contaminent tout le monde. L’hĂ©roĂŻsation des soignants peut aussi relever d’un discours cathartique qui vise Ă  mettre le danger au loin. Je me mĂ©fie de l’hĂ©roĂŻsation, parce qu’elle a toujours quelque chose d’ambivalent, les hĂ©ros d’hier peuvent ĂȘtre les fusillĂ©s de demain. Tu ne penses pas qu’il y avait surtout une critique sous-jacente du pouvoir dans l’acte d’un certain nombre de personnes qui applaudissaient les soignants ? Dans la mesure oĂč on n’aurait pas applaudi les soignants s’ils avaient des horaires de travail normales, travaillaient dans des conditions satisfaisantes, n’étaient pas dans une situation indigne, difficile, au cƓur d’une Ă©pidĂ©mie mal gĂ©rĂ©e par le gouvernement
Oui, mais il faut voir comment le pouvoir peut instrumentaliser cela. Quand Macron fait son discours de merde parlant de ce qu’on doit aux soignants, de l’Etat providence, etc, certains peuvent se faire duper, y compris parmi les soignants. A voir. Je ne suis pas complĂštement pessimiste, mais je n’ai pas un espoir fou. Mais le dĂ©sespoir peut ĂȘtre une position de luciditĂ© et d’action. Enzo Traverso a Ă©crit La mĂ©lancolie de la gauche. Avoir un point mĂ©lancolique, ça peut ĂȘtre pas mal pour ĂȘtre lucide. Mais pas pour rester pĂ©trifiĂ©, il faut chercher Ă  faire changer les choses. A l’hĂŽpital on devrait arrĂȘter de faire autre chose que du soin, la logique de soin devrait soumettre l’ensemble de l’hĂŽpital. Et le soin ne doit pas ĂȘtre contrĂŽlĂ© seulement par les mĂ©decins, mais aussi par les usagers, les paramĂ©dicaux, etc. La dĂ©mocratie sanitaire dont on nous a rebattu les oreilles, c’est de la merde, c’est du pipeau, c’est une dĂ©mocratie reprĂ©sentative sanitaire. Et il faut en faire la mĂȘme critique que celle qu’on fait les Gilets jaunes du systĂšme reprĂ©sentatif, qui est un systĂšme de pouvoir qui annihile les contre-pouvoirs. Il faut donc en finir avec la dĂ©mocratie sanitaire de la sĂ©quence prĂ©cĂ©dente, et crĂ©er des points de dĂ©mocratie locale radicalement nouveaux. Et est-ce que vous commencez dĂ©jĂ  Ă  voir en psychiatrie une partie des rĂ©percussions du discours du pouvoir, et de l’expĂ©rience du confinement et du dĂ©confinement sur la population ?On s’était dit d’emblĂ©e qu’en psychiatrie il y aurait plusieurs vagues, et que la pire des vagues serait qu’on ne fasse plus de psychiatrie, mais cette espĂšce de psychiatrie confinĂ©e, et que par consĂ©quent les gens aillent de plus en plus mal, et qu’on ait ensuite une vague d’hospitalisations massives. Pendant plusieurs semaines, il y avait relativement peu d’hospitalisations. Et ça a flambĂ© un peu avant le confinement. Parce que ça faisait plus d’un mois sans support de soin consistant, suffisant, Ă©talĂ© dans la semaine, ça faisait des trous, et les gens se sentaient abandonnĂ©s et seuls. LĂ , on a vu une recrudescence des gens en mal. Quant Ă  maintenant, c’est dur Ă  voir, parce qu’on est encore dedans, mais ce qui est en train d’arriver, par exemple en Île-de-France, c’est qu’il n’y a quasiment plus de lits de psychiatrie disponibles Ă  l’heure oĂč je vous parle. Et Ă  cĂŽtĂ© de ça sont revenus les tableaux excel, l’obligation de remplir son activitĂ© » et toutes les folies de l’hĂŽpital entreprise, qui s’aggravent. On Ă©tait dans un moment d’indĂ©termination, qui pouvait pousser Ă  aller vers le mieux – l’hĂŽpital pour les gens qui en ont besoin – ou le pire – le renforcement des rĂ©formes nĂ©o-libĂ©rales. Et on semble plutĂŽt face Ă  la deuxiĂšme possibilitĂ©, par exemple avec la mise en place de la tarification Ă  l’activitĂ© pour la psychiatrie la T2A psychiatrique. Il faut aussi voir ce que ça a fait sur nous, qui travaillons. Un truc qui n’a pas Ă©tĂ© assez notĂ©, et qui pour moi est lamentable, est que le 11 mai, le jour du dĂ©confinement, Ă©tait le jour oĂč les gens retournaient au travail. C’est-Ă -dire que, plutĂŽt que de favoriser un rituel de passage, de retourner voir ses proches, pour qui on s’est inquiĂ©tĂ©, qu’on n’a pas vus, parce que facetime ou les apĂ©ros Zoom ne remplacent pas le lien, on est retournĂ© bosser. Il aurait fallu dire que non, on n’irait pas bosser, et qu’on irait d’abord voir ses proches, et prendre soin des gens autour de soi. C’est une expĂ©rience de folie collective, oĂč on est soumis Ă  la volontĂ© d’un seul, parce qu’on ne sait pas pourquoi le 11 mai, c’est arbitraire, et ça n’est pas suffisamment questionnĂ©. Ca m’a d’ailleurs frappĂ©, le 11 mai, la tension qu’il y avait dans les rues de Paris, les gens qui klaxonnaient, s’engueulaient, etc. Je me disais que c’était peut-ĂȘtre parce que tous Ă©taient en train de rebosser dans des secteurs non-essentiels parce qu’un mec avait dĂ©cidĂ© que c’était le 11 mai qu’il fallait retourner travailler. Le 11 mai Ă©tait le jour de l’arbitraire. Mais dans une catastrophe, il y a le pire et le meilleur, je vous ai racontĂ© l’histoire de la psychothĂ©rapie institutionnelle et de sa naissance pendant la seconde guerre mondiale, dans un contexte d’extermination et de famine. Ca doit nous aider Ă  penser que l’auto-institution explicite de la sociĂ©tĂ©, comme dit Castoriadis, peut se faire dans n’importe quel moment. Tout est indĂ©terminĂ©, et c’est aussi une chance. Mais pas l’innovation, parce que l’innovation c’est de la merde. D’ailleurs, lĂ  oĂč je travaille, on a considĂ©rĂ© que le 11 mai c’était juste une Ă©chĂ©ance fixĂ©e par le pouvoir, mais qu’on allait continuer Ă  s’auto-organiser, qu’on allait rĂ©amĂ©nager les choses Ă  la marge jusqu’au 8 juin, voir comment les choses Ă©voluent, puisque personne n’en sait rien et qu’il faut arrĂȘter de se rĂ©fĂ©rer Ă  des soi-disant boules de cristal qui en rĂ©alitĂ© sont opaques. Nous l’avons dĂ©cidĂ© avec les collĂšgues, et je vois que cette affaire a aussi actĂ© qu’on n’était pas obligĂ© de suivre le calendrier officiel. Mais on est dans un mouvement de creux, des soignants se prĂ©parent Ă  la seconde vague, d’autres disent que si seconde vague il y a, alors il ne faudra pas compter sur eux. Ce mouvement de creux peut ĂȘtre un mouvement dĂ©pressif, un mouvement de rĂ©signation, un mouvement de colĂšre, et j’espĂšre que c’est la colĂšre qui dominera sur la rĂ©signation. Les choses sont devant nous, je pense. Le printemps de la psychiatrie et le collectif de pĂ©dopsychiatrie du 19e arrondissement de Paris appellent d’ailleurs Ă  une grĂšve des donnĂ©es informatiques. Est ce que tu peux prĂ©ciser ce dont il s’agit ?C’est une action trĂšs importante Ă  faire vivre, diffuser et Ă  soutenir Ă  tous les niveaux possibles. Car c’est la meilleure façon de bloquer concrĂštement la machine, celle qui infĂ©ode les soins au fric. Comme disait une mĂ©decin du Collectif inter HĂŽpitaux lors de leur derniĂšre confĂ©rence de presse, on assiste ’au retour des tableaux excel’ depuis quelques semaines. AprĂšs la parenthĂšse du Covid oĂč les professionnels se sont remis Ă  goĂ»ter au fait de faire son mĂ©tier. Les soignants doivent de nouveau justifier ce qu’ils font car c’est la logique gestionnaire qui soumet de nouveau les soins uniquement, c’est Ă  dire soigner et pas en plus numĂ©riser. Cette action vient dans la suite d’une enquĂȘte militante sur les logiciels en psy qui montre bien que ces outils informatiques sont un carcan disciplinaire pour normer et faire plier les pratiques de soin. Des collectifs comme celui de la pĂ©do-psy du 19e se dĂ©clarent en grĂšve des donnĂ©es informatiques en lien avec l’appel du printemps de la psy opĂ©ration dĂ©connexion halte au codage du soin. Juste avant le Covid, il y a eu des rĂ©tentions de codage des actes pour bloquer la tarification de l’activitĂ© T2A Ă  l’APHP. Ca a foutu un gros bordel avec des pressions des directions voire des chantage infamants. Il faut rompre avec cette logique oĂč chacun compare ses chiffres et oĂč la finalitĂ© du travail revient Ă  avoir de bons chiffres plutĂŽt qu’à faire pour le mieux avec les patients. Une conclusion, Ă  propos de l’avenir, des marges de manƓuvre et des luttes Ă  mener ?Les soignants, notamment Ă  l’hĂŽpital gĂ©nĂ©ral, ont retrouvĂ© le sens de leur travail pendant le covid. C’est majeur, parce que retrouver le sens transforme les gens. Je pense que ça va radicaliser quelque chose chez ceux des soignants qui ne se mobilisaient pas beaucoup ou Ă©taient dans des compromissions avec le pouvoir, les pousser Ă  se dire qu’on peut vraiment faire notre travail. AprĂšs, la question va ĂȘtre est-ce qu’on va encore une fois croire la parole donnĂ©e par le pouvoir ? Il doit d’abord faire un acte, offrir Ă  tous les citoyens un systĂšme de santĂ© sanctuarisĂ© de toutes les logiques Ă©conomiques et comptables puis augmenter les salaires et les effectifs, et aprĂšs on pourra discuter. Sans cela, la colĂšre ne s’apaisera pas et le pouvoir sera responsable de ce que cela produira. Positions
Pource trentenaire énergique, l'envie d'agir pour les plus démunis a toujours été présente. AprÚs avoir voyagé aux quatre coins du monde pour des missions dans le domaine social, il est revenu à ses racines et a fondé son association dans le quartier qui l'a vu naßtre, le 11 e arrondissement. «J'avais envie de monter quelque chose de collaboratif autour du social et

JEAN-JACQUES ROUSSEAU LES CONFESSIONS 1782 livres I-VI 1789 livres VII-XII Texte de l'édition H. Launette & Cie, Paris, 1889 Dessins de Maurice Leloir Exemplaire BPU GenÚve Hf 4948 Le texte publié par H. Launette a été fidÚlement reproduit, à l'exception de quelques erreurs manifestes fautes d'accord, erreurs de numérotation de liasses, etc.. Afin de respecter le texte de cette édition, les lacunes n'ont pas été complétées. L'orthographe a été partiellement modernisée, à l'exception de celle des noms propres ex. Chambéri, Yverdun, etc.. Pour une étude approfondie du texte et des variantes, il importe de se procurer les éditions critiques annotées récemment publiées. Nous remercions Monsieur Alain Jacquesson, directeur de la BibliothÚque Publique et Universitaire, de nous avoir donné l'autorisation d'utiliser les documents de la BPU; Monsieur Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Musée Voltaire et Secrétaire de la Société Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents; Monsieur Michel Piller, Conservateur au Centre d'iconographie genevoise, pour son aide dans la recherche de documents; Madame Orsolya Lökkös-Toth, professeure, qui a effectué les corrections; nos proches qui ont supporté notre indisponibilité durant ces deux derniÚres années. janvier 1999. LIVRE PREMIER 1712 - 1728 Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'ÃÂȘtre fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'aprÚs m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la mÃÂȘme franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'ÃÂȘtre, jamais ce que je savais ÃÂȘtre faux. Je me suis montré tel que je fus méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-mÃÂȘme. ÃƠtre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misÚres. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trÎne avec la mÃÂȘme sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose je fus meilleur que cet homme-là . Je suis né à GenÚve, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon pÚre, il n'avait pour subsister que son métier d'horloger, dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mÚre, fille du ministre Bernard, était plus riche elle avait de la sagesse et de la beauté. Ce n'était pas sans peine que mon pÚre l'avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie; dÚs l'ùge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie, l'accord des ùmes, affermit en eux le sentiment qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la mÃÂȘme disposition, ou plutÎt ce moment les attendait eux-mÃÂȘmes, et chacun d'eux jeta son coeur dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maÃtresse se consumait de douleur elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidÚle. AprÚs cette épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le jurÚrent, et le ciel bénit leur serment. Gabriel Bernard, frÚre de ma mÚre, devint amoureux d'une des soeurs de mon pÚre; mais elle ne consentit à épouser le frÚre qu'à condition que son frÚre épouserait la soeur. L'amour arrangea tout, et les deux mariages se firent le mÃÂȘme jour. Ainsi mon oncle était le mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer. Mon oncle Bernard était ingénieur il alla servir dans l'Empire et en Hongrie sous le prince EugÚne. Il se distingua au siÚge et à la bataille de Belgrade. Mon pÚre, aprÚs la naissance de mon frÚre unique, partit pour Constantinople, oÃÂč il était appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mÚre, son esprit, ses talents, lui attirÚrent des hommages. M. de la Closure, résident de France, fut un des plus empressés à lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mÚre avait plus que de la vertu pour s'en défendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa de revenir il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois aprÚs, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma mÚre, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. Je n'ai pas su comment mon pÚre supporta cette perte, mais je sais qu'il ne s'en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui avais Îtée; jamais il ne m'embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu'un regret amer se mÃÂȘlait à ses caresses elles n'en étaient que plus tendres. Quand il me disait Jean-Jacques, parlons de ta mÚre; je lui disais Hé bien! mon pÚre, nous allons donc pleurer; et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. Ah! disait-il en gémissant, rends-la-moi, console-moi d'elle, remplis le vide qu'elle a laissé dans mon ùme. T'aimerais-je ainsi, si tu n'étais que mon fils? Quarante ans aprÚs l'avoir perdue, il est mort dans les bras d'une seconde femme, mais le nom de la premiÚre à la bouche, et son image au fond du coeur. Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel leur avait départis, un coeur sensible est le seul qu'ils me laissÚrent; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie. J'étais né presque mourant; on espérait peu de me conserver. J'apportai le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relùches que pour me laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon. Une soeur de mon pÚre, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu'elle me sauva. Au moment oÃÂč j'écris ceci, elle est encore en vie, soignant, à l'ùge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle, mais usé par la boisson. ChÚre tante, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m'avez prodigués au commencement des miens! J'ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma mort. Je sentis avant de penser; c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premiÚres lectures et de leur effet sur moi c'est le temps d'oÃÂč je date sans interruption la conscience de moi-mÃÂȘme. Ma mÚre avait laissé des romans; nous nous mÃmes à les lire aprÚs souper, mon pÚre et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientÎt l'intérÃÂȘt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relùche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon pÚre, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux allons nous coucher; je suis plus enfant que toi. En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrÃÂȘme facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon ùge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses, que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en formÚrent une d'une autre trempe, et me donnÚrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir. Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La bibliothÚque de ma mÚre épuisée, on eut recours à la portion de celle de son pÚre qui nous était échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvait guÚre ÃÂȘtre autrement, cette bibliothÚque ayant été formée par un Ministre, à la vérité, et savant mÃÂȘme, car c'était la mode alors, mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de l'Empire par le Sueur, le Discours de Bossuet sur l'histoire universelle, les Hommes illustres de Plutarque, L'Histoire de Venise par Nani, les Métamorphoses d'Ovide, la BruyÚre, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et quelques tomes de MoliÚre, furent transportés dans le cabinet de mon pÚre, et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J'y pris un goût rare, et peut-ÃÂȘtre unique à cet ùge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans cesse me guérit un peu des romans, et je préférai bientÎt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, ArtamÚne et Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient entre mon pÚre et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractÚre indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'AthÚnes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-mÃÂȘme Citoyen d'une République, et fils d'un pÚre dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je m'en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'aventure de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action. J'avais un frÚre plus ùgé que moi de sept ans. Il apprenait la profession de mon pÚre. L'extrÃÂȘme affection qu'on avait pour moi le faisait un peu négliger; et ce n'est pas cela que j'approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, mÃÂȘme avant l'ùge d'ÃÂȘtre un vrai libertin. On le mit chez un autre maÃtre, d'oÃÂč il faisait des escapades comme il en avait fait de la maison paternelle. Je ne le voyais presque point; à peine puis-je dire avoir fait connaissance avec lui; mais je ne laissais pas de l'aimer tendrement, et il m'aimait autant qu'un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu'une fois que mon pÚre le chùtiait rudement et avec colÚre, je me jetai impétueusement entre eux deux, l'embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups qui lui étaient portés; et je m'obstinai si bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que mon pÚre lui fÃt grùce, soit désarmé par mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frÚre tourna si mal qu'il s'enfuit et disparut tout à fait. Quelque temps aprÚs on sut qu'il était en Allemagne. Il n'écrivit pas une seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là ; et voilà comment je suis demeuré fils unique. Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainsi de son frÚre; et les enfants des rois ne sauraient ÃÂȘtre soignés avec plus de zÚle que je le fus durant mes premiers ans, idolùtré de tout ce qui m'environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gùté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfants; jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule éducation. J'avais les défauts de mon ùge; j'étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J'aurais volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégùt, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d'avoir une fois pissé dans la marmite d'une de nos voisines, appelée madame Clot, tandis qu'elle était au prÃÂȘche. J'avoue mÃÂȘme que ce souvenir me fait encore rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, était bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique histoire de tous mes méfaits enfantins. Comment serais-je devenu méchant, quand je n'avais sous les yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meilleures gens du monde ? Mon pÚre, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnait ne m'obéissait pas à la vérité, mais m'aimait; et moi je les aimais de mÃÂȘme. Mes volontés étaient si peu excitées et si peu contrariées qu'il ne me venait pas dans l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que, jusqu'à mon asservissement sous un maÃtre, je n'ai pas su ce que c'était qu'une fantaisie. Hors le temps que je passais à lire ou écrire auprÚs de mon pÚre, et celui oÃÂč ma mie me menait promener, j'étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à cÎté d'elle; et j'étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude je me souviens de ses petits propos caressants; je dirais comment elle était vÃÂȘtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là . Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutÎt la passion pour la musique, qui ne s'est bien développée en moi que longtemps aprÚs. Elle savait une quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle chantait avec un filet de voix fort douce. La sérénité d'ùme de cette excellente fille éloignait d'elle et de tout ce qui l'environnait la rÃÂȘverie et la tristesse. L'attrait que son chant avait pour moi fut tel, que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en revient mÃÂȘme, aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dirait-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant, en marmottant ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante? Il y en a un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant à l'air; mais la seconde moitié des paroles s'est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste Tircis, je n'ose Ecouter ton chalumeau Sous l'ormeau; Car on en cause Déjà dans notre hameau. .......... ..... un berger ..... s'engager ..... sans danger; Et toujours l'épine est sous la rose. Je cherche oÃÂč est le charme attendrissant que mon coeur trouve à cette chanson c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans ÃÂȘtre arrÃÂȘté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un les connaisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouirait en partie, si j'avais la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté. Telles furent les premiÚres affections de mon entrée à la vie; ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce coeur à la fois si fier et si tendre, ce caractÚre efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en contradiction avec moi-mÃÂȘme, et a fait que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé. Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon pÚre eut un démÃÂȘlé avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lùche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon pÚre d'avoir mis l'épée à la main dans la Ville. Mon pÚre, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinait à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrùt aussi bien que lui n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de GenÚve et s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point oÃÂč l'honneur et la liberté lui paraissaient compromis. Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de GenÚve. Sa fille aÃnée était morte, mais il avait un fils de mÃÂȘme ùge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom d'éducation. Deux ans passés au village adoucirent un peu mon ùpreté romaine, et me ramenÚrent à l'état d'enfant. A GenÚve, oÃÂč l'on ne m'imposait rien, j'aimais l'application, la lecture; c'était presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relùche. La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les ùges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extrÃÂȘmes. La preuve qu'il s'y prenait bien est que, malgré mon aversion pour la gÃÂȘne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d'étude, et que, si je n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris sans peine, et n'en ai rien oublié. La simplicité de cette vie champÃÂȘtre me fit un bien d'un prix inestimable, en ouvrant mon coeur à l'amitié. Jusqu'alors je n'avais connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre ensemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de temps j'eus pour lui des sentiments plus affectueux que ceux que j'avais eus pour mon frÚre, et qui ne se sont jamais effacés. C'était un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d'esprit que faible de corps, et qui n'abusait pas trop de la prédilection qu'on avait pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusements, nos goûts étaient les mÃÂȘmes nous étions seuls, nous étions de mÃÂȘme ùge, chacun des deux avait besoin d'un camarade; nous séparer était, en quelque sorte, nous anéantir. Quoique nous eussions peu d'occasions de faire preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il était extrÃÂȘme; et non seulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n'imaginions pas que nous puissions jamais l'ÃÂȘtre. Tous deux d'un esprit facile à céder aux caresses, complaisants quand on ne voulait pas nous contraindre, nous étions toujours d'accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous gouvernaient, il avait sur moi quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous étions seuls j'en avais un sur lui qui rétablissait l'équilibre. Dans nos études, je lui soufflais sa leçon quand il hésitait; quand mon thÚme était fait, je lui aidais à faire le sien, et, dans nos amusements, mon goût plus actif lui servait toujours de guide. Enfin nos deux caractÚres s'accordaient si bien, et l'amitié qui nous unissait était si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes presque inséparables, tant à Bossey qu'à GenÚve, nous nous battÃmes souvent, je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart d'heure, et jamais nous ne portùmes l'un contre l'autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l'on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-ÃÂȘtre unique depuis qu'il existe des enfants. La maniÚre dont je vivais à Bossey me convenait si bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon caractÚre. Les sentiments tendres, affectueux, paisibles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de notre espÚce n'eut naturellement moins de vanité que moi. Je m'élevais par élans à des mouvements sublimes, mais je retombais aussitÎt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchait était le plus vif de mes désirs. J'étais doux, mon cousin l'était; ceux qui nous gouvernaient l'étaient eux-mÃÂȘmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissait dans mon coeur les dispositions qu'il reçut de la nature. Je ne connaissais rien d'aussi charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchisme, rien ne me troublait plus, quand il m'arrivait d'hésiter, que de voir sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d'inquiétude et de peine. Cela seul m'affligeait plus que la honte de manquer en public, qui m'affectait pourtant extrÃÂȘmement car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte; et je puis dire ici que l'attente des réprimandes de mademoiselle Lambercier me donnait moins d'alarmes que la crainte de la chagriner. Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus que son frÚre; mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n'était jamais emportée, je m'en affligeais et ne m'en mutinais point. J'étais plus fùché de déplaire que d'ÃÂȘtre puni, et le signe du mécontentement m'était plus cruel que la peine afflictive. Il est embarrassant de m'expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu'on changerait de méthode avec la jeunesse, si l'on voyait mieux les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours indistinctement, et souvent indiscrÚtement! La grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner. Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mÚre, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un chùtiment tout nouveau pour moi me semblait trÚs effrayante; mais aprÚs l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce chùtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait mÃÂȘme toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empÃÂȘcher de chercher le retour du mÃÂȘme traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte mÃÂȘme, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la mÃÂȘme main. Il est vrai que, comme il se mÃÂȘlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le mÃÂȘme chùtiment reçu de son frÚre ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guÚre à craindre et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fùcher mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et mÃÂȘme de celle que les sens ont fait naÃtre, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon coeur. Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à -dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la derniÚre; car mademoiselle Lambercier, s'étant aperçue à quelque signe que ce chùtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et mÃÂȘme en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours aprÚs on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'ÃÂȘtre traité par elle en grand garçon. Qui croirait que ce chùtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En mÃÂȘme temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisÚrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dÚs ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'ùge oÃÂč les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en oeuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier. MÃÂȘme aprÚs l'ùge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a conservé les moeurs honnÃÂȘtes qu'il semblerait avoir dû m'Îter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c'est assurément celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étaient pas seulement des personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon pÚre, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu, prÚs des femmes qu'il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir; et jamais on n'a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu'on doit aux enfants. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier sur le mÃÂȘme article; et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu'elle avait prononcé devant nous. Non seulement je n'eus jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s'offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J'avais pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi mÃÂȘme; car mon aversion pour la débauche allait jusque-là , depuis qu'allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux cÎtés, des cavités dans la terre, oÃÂč l'on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le coeur me soulevait à ce seul souvenir. Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mÃÂȘmes à retarder les premiÚres explosions d'un tempérament combustible, furent aidés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi les premiÚres pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que j'avais senti, malgré des effervescences de sang trÚs incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l'espÚce de volupté qui m'était connue, sans aller jamais jusqu'à celle qu'on m'avait rendue haïssable, et qui tenait de si prÚs à l'autre sans que j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j'empruntais imaginairement le secours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer. Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament trÚs ardent, trÚs lascif, trÚs précoce, je passai toutefois l'ùge de puberté sans désirer, sans connaÃtre d'autres plaisirs des sens que ceux dont mademoiselle Lambercier m'avait trÚs innocemment donné l'idée; mais quand enfin le progrÚs des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à l'autre que je ne pus jamais l'écarter des désirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu trÚs peu entreprenant prÚs des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espÚce de jouissance dont l'autre n'était pour moi que le dernier terme ne pouvant ÃÂȘtre usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passé ma vie à convoiter et me taire auprÚs des personnes que j'aimais le plus. N'osant jamais déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en conservaient l'idée. ÃƠtre aux genoux d'une maÃtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de trÚs douces jouissances; et plus ma vive imagination m'enflammait le sang, plus j'avais l'air d'un amant transi. On conçoit que cette maniÚre de faire l'amour n'amÚne pas des progrÚs bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé, mais je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma maniÚre, c'est-à -dire par l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé des sentiments purs et des moeurs honnÃÂȘtes, par les mÃÂȘmes goûts qui, peut-ÃÂȘtre avec un peu plus d'effronterie, m'auraient plongé dans les plus brutales voluptés. J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. DÚs à présent je suis sûr de moi; aprÚs ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrÃÂȘter. On peut juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois prÚs de celles que j'aimais par les fureurs d'une passion qui m'Îtait la faculté de voir, d'entendre, hors de sens et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne m'est jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance avec une enfant de mon ùge, encore fut-ce elle qui en fit la premiÚre proposition. En remontant de cette sorte aux premiÚres traces de mon ÃÂȘtre sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui, les mÃÂȘmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de mon ùme fut trempé dans la mÃÂȘme source d'oÃÂč la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien différente. J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguà à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un cÎté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégùt? personne autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge je nie d'avoir touché le peigne. M. et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent je persiste avec opiniùtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la premiÚre fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'ÃÂȘtre. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la mÃÂȘme exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remÚde dans le mal mÃÂȘme, on eut voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissÚrent-ils en repos pour longtemps. On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force mÃÂȘme cédùt au diabolique entÃÂȘtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en piÚces, mais triomphant. Il y a maintenant prÚs de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'ÃÂȘtre puni derechef pour le mÃÂȘme fait; hé bien! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y avais pas mÃÂȘme songé. Qu'on ne me demande pas comment le dégùt se fit, je l'ignore et ne le puis comprendre; ce que je sais trÚs certainement, c'est que j'en étais innocent. Qu'on se figure un caractÚre timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas mÃÂȘme l'idée de l'injustice, et qui pour la premiÚre fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit ÃÂȘtre intelligent et moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne me sens pas capable de démÃÂȘler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi. Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un chùtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu prÚs semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le mÃÂȘme lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colÚre, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force Carnifex! carnifex! carnifex! Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élÚve encore; ces moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon ùme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma premiÚre émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-mÃÂȘme, et s'est tellement détaché de tout intérÃÂȘt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prÃÂȘtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'ÃÂȘtre naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la premiÚre injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. DÚs ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui mÃÂȘme que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrÃÂȘte là . Nous restùmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir c'était en apparence la mÃÂȘme situation, et en effet une tout autre maniÚre d'ÃÂȘtre. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne liaient plus les élÚves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos coeurs nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d'ÃÂȘtre accusés nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre ùge corrompaient notre innocence et enlaidissaient nos jeux. La campagne mÃÂȘme perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au coeur elle nous semblait déserte et sombre; elle s'était comme couverte d'un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessùmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus gratter légÚrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtùmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparùmes de M. et mademoiselle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter. PrÚs de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une maniÚre agréable par des souvenirs un peu liés mais depuis qu'ayant passé l'ùge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mÃÂȘmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là . Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenÃÂȘtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon je vois tout l'arrangement de la chambre oÃÂč nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromÚtre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derriÚre, venaient ombrager la fenÃÂȘtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin moi de le lui dire. Que n'osé-je lui raconter de mÃÂȘme toutes les petites anecdotes de cet heureux ùge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle! cinq ou six surtout... Composons. Je vous fais grùce des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchais que le vÎtre, je pourrais choisir celle du derriÚre de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-mÃÂȘme, m'alarmait pour une personne que j'aimais comme une mÚre, et peut-ÃÂȘtre plus. O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si vous pouvez! Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'aprÚs-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité les deux pensionnaires en furent les parrains; et, tandis qu'on comblait le creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une espÚce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée trÚs naturelle qu'il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la brÚche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût. Pour cela nous allùmes couper une bouture d'un jeune saule, et nous la plantùmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'oubliùmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre la difficulté était d'avoir de quoi le remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employùmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours; et cela lui réussit si bien, que nous le vÃmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il ne tarderait pas à nous ombrager. Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenait de plus court qu'auparavant, nous vÃmes l'instant fatal oÃÂč l'eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mÚre de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisÃt secrÚtement au saule une partie de l'eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente, que l'eau ne coulait point; la terre s'éboulait et bouchait la rigole; l'entrée se remplissait d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta Labor omnia vincit improbus. Nous creusùmes davantage la terre et notre bassin, pour donner à l'eau son écoulement; nous coupùmes des fonds de boÃtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d'autres posées en angle des deux cÎtés sur celles-là , nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantùmes à l'entrée de petits bouts de bois minces et à claire-voie, qui, faisant une espÚce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à l'eau. Nous recouvrÃmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée; et le jour oÃÂč tout fut fait, nous attendÃmes dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. AprÚs des siÚcles d'attente, cette heure vint enfin M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derriÚre lui pour cacher notre arbre, auquel trÚs heureusement il tournait le dos. A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que nous commençùmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect, la prudence nous abandonna; nous nous mÃmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne, et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager en deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et, criant à pleine tÃÂȘte Un aqueduc! un aqueduc! frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos coeurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse Un aqueduc! s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc! On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes; on se trompera tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage et ne nous en parla plus; nous l'entendÃmes mÃÂȘme un peu aprÚs rire auprÚs de sa soeur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier s'entendait de loin et ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mÃÂȘmes fort affligés. Nous plantùmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase Un aqueduc! un aqueduc! Jusque-là j'avais eu des accÚs d'orgueil par intervalles, quand j'étais Aristide ou Brutus ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis en concurrence une bouture avec un grand arbre, me paraissait le suprÃÂȘme degré de la gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que César à trente. L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte m'est si bien restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables projets dans mon voyage de GenÚve, en 1754, était d'aller à Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devait alors avoir déjà le tiers d'un siÚcle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maÃtre de moi-mÃÂȘme, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi cependant je n'en ai pas perdu le désir avec l'espérance; et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris, j'y retrouvais mon cher noyer encore en ÃÂȘtre, je l'arroserais de mes pleurs. De retour à GenÚve, je passai deux ou trois ans chez mon oncle, en attendant qu'on résolût ce que l'on ferait de moi. Comme il destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignait les Eléments d'Euclide. J'apprenais tout cela par compagnie, et j'y pris goût, surtout au dessin. Cependant on délibérait si l'on me ferait horloger, procureur ou ministre. J'aimais mieux ÃÂȘtre ministre, car je trouvais bien beau de prÃÂȘcher; mais le petit revenu du bien de ma mÚre à partager entre mon frÚre et moi ne suffisait pas pour pousser mes études. Comme l'ùge oÃÂč j'étais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant à peu prÚs mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il était juste, une assez forte pension. Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon pÚre, ne savait pas comme lui se captiver pour ses devoirs, et prenait assez peu de soin de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui aimait mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous laissait presque une liberté entiÚre, dont nous n'abusùmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions l'un à l'autre; et, n'étant point tentés de fréquenter les polissons de notre ùge, nous ne prÃmes aucune des habitudes libertines que l'oisiveté nous pouvait inspirer. J'ai mÃÂȘme tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins; et ce qu'il y avait d'heureux était que tous les amusements dont nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble occupés dans la maison, sans que nous fussions mÃÂȘme tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volants, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbalÚtes. Nous gùtions les outils de mon bon vieux grand-pÚre, pour faire des montres à son imitation. Nous avions surtout un goût de préférence pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dégùt de couleurs. Il vint à GenÚve un charlatan italien appelé Gamba-Corta; nous allùmes le voir une fois, et puis nous n'y voulûmes plus aller mais il avait des marionnettes, et nous nous mÃmes à faire des marionnettes ses marionnettes jouaient des maniÚres de comédies, et nous fÃmes des comédies pour les nÎtres. Faute de pratique, nous contrefaisions du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir et d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un trÚs beau sermon de sa façon, nous quittùmes les comédies, et nous nous mÃmes à composer des sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressants, je l'avoue; mais ils montrent à quel point il fallait que notre premiÚre éducation eût été bien dirigée, pour que, maÃtres presque de notre temps et de nous dans un ùge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en négligions mÃÂȘme l'occasion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer mÃÂȘme à y prendre part. L'amitié remplissait si bien nos coeurs, qu'il nous suffisait d'ÃÂȘtre ensemble pour que les plus simples goûts fissent nos délices. A force de nous voir inséparables, on y prit garde; d'autant plus que mon cousin étant trÚs grand et moi trÚs petit, cela faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante, excitaient les enfants à se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barnù Bredanna; et sitÎt que nous sortions nous n'entendions que Barnù Bredanna tout autour de nous. Il endurait cela plus tranquillement que moi. Je me fùchai, je voulus me battre; c'était ce que les petits coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son mieux; mais il était faible, d'un coup de poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant, quoique j'attrapasse force horions, ce n'était pas à moi qu'on en voulait, c'était à Barnù Bredanna mais j'augmentai tellement le mal par ma mutine colÚre, que nous n'osions plus sortir qu'aux heures oÃÂč l'on était en classe, de peur d'ÃÂȘtre hués et suivis par les écoliers. Me voilà déjà redresseur des torts. Pour ÃÂȘtre un paladin dans les formes, il ne me manquait que d'avoir une dame; j'en eus deux. J'allais de temps en temps voir mon pÚre à Nyon, petite ville du pays de Vaud, oÃÂč il s'était établi. Mon pÚre était fort aimé, et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le peu de séjour que je faisais prÚs de lui, c'était à qui me fÃÂȘterait. Une madame de Vulson surtout me faisait mille caresses; et, pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c'est qu'un galant de onze ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles savent rendre attirant! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout mon coeur, ou plutÎt de toute ma tÃÂȘte, car je n'étais guÚre amoureux que par là , quoique je le fusse à la folie, et que mes transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scÚnes à pùmer de rire. Je connais deux sortes d'amour trÚs distincts, trÚs réels, et qui n'ont presque rien de commun, quoique trÚs vifs l'un et l'autre, et tous deux différents de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s'est partagé entre ces deux amours de si diverses natures, et je les ai mÃÂȘme éprouvés tous deux à la fois; car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je m'emparais de mademoiselle de Vulson, si publiquement et si tyranniquement que je ne pouvais souffrir qu'aucun homme approchùt d'elle, j'avais avec une petite mademoiselle Goton des tÃÂȘte-à -tÃÂȘte assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle daignait faire la maÃtresse d'école, et c'était tout mais ce tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur suprÃÂȘme; et sentant déjà le prix du mystÚre, quoique je n'en susse user qu'en enfant, je rendais à mademoiselle de Vulson, qui ne s'en doutait guÚre, le soin qu'elle prenait de m'employer à cacher d'autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut découvert, ou moins bien gardé de la part de ma petite maÃtresse d'école que de la mienne, car on ne tarda pas à nous séparer. C'était en vérité une singuliÚre personne que cette petite mademoiselle Goton. Sans ÃÂȘtre belle, elle avait une figure difficile à oublier, et que je me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux surtout n'étaient pas de son ùge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait un petit air imposant et fier trÚs propre à son rÎle, et qui en avait occasionné la premiÚre idée entre nous. Mais ce qu'elle avait de plus bizarre était un mélange d'audace et de réserve difficile à concevoir. Elle se permettait avec moi les plus grandes privautés, sans jamais m'en permettre aucune` avec elle; elle me traitait exactement en enfant ce qui me fait croire, ou qu'elle avait déjà cessé de l'ÃÂȘtre, ou qu'au contraire elle l'était encore assez elle-mÃÂȘme pour ne voir qu'un jeu dans le péril auquel elle s'exposait. J'étais tout entier, pour ainsi dire, à chacune de ces deux personnes, et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne m'arrivait jamais de songer à l'autre. Mais du reste rien de semblable en ce qu'elles me faisaient éprouver. J'aurais passé ma vie entiÚre avec mademoiselle de Vulson, sans songer à la quitter; mais en l'abordant ma joie était tranquille et n'allait pas à l'émotion. Je l'aimais surtout en grande compagnie; les plaisanteries, les agaceries, les jalousies mÃÂȘme m'attachaient, m'intéressaient; je triomphais avec orgueil de ses préférences prÚs des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter. J'étais tourmenté, mais j'aimais ce tourment. Les applaudissements, les encouragements, les ris m'échauffaient, m'animaient. J'avais des emportements, des saillies, j'étais transporté d'amour; dans un cercle, tÃÂȘte à tÃÂȘte j'aurais été contraint, froid, peut-ÃÂȘtre ennuyé. Cependant je m'intéressais tendrement à elle, je souffrais quand elle était malade j'aurais donné ma santé pour rétablir la sienne; et notez que je savais trÚs bien par expérience ce que c'était que maladie, et ce que c'était que santé. Absent d'elle, j'y pensais, elle me manquait; présent, ses caresses m'étaient douces au coeur, non aux sens. J'étais impunément familier avec elle; mon imagination ne me demandait que ce qu'elle m'accordait cependant je n'aurais pu supporter de lui en voir faire autant à d'autres. Je l'aimais en frÚre; mais j'en étais jaloux en amant. Je l'eusse été de mademoiselle Goton en Turc, en furieux, en tigre, si j'avais seulement imaginé qu'elle pût faire à un autre le mÃÂȘme traitement qu'elle m'accordait; car cela mÃÂȘme était une grùce qu'il fallait demander à genoux. J'abordais mademoiselle de Vulson avec un plaisir trÚs vif, mais sans trouble; au lieu qu'en voyant mademoiselle Goton je ne voyais plus rien, tous mes sens étaient bouleversés. J'étais familier avec la premiÚre sans avoir de familiarité; au contraire, j'étais aussi tremblant qu'agité devant la seconde, mÃÂȘme au fort des plus grandes familiarités. Je crois que si j'étais resté trop longtemps avec elle, je n'aurais pu vivre; les palpitations m'auraient étouffé. Je craignais également de leur déplaire; mais j'étais plus complaisant pour l'une et plus obéissant pour l'autre. Pour rien au monde je n'aurais voulu fùcher mademoiselle de Vulson; mais si mademoiselle Goton m'eût ordonné de me jeter dans les flammes, je crois qu'à l'instant j'aurais obéi. Mes amours, ou plutÎt mes rendez-vous avec celle-ci, durÚrent peu, trÚs heureusement pour elle et pour moi. Quoique mes liaisons avec mademoiselle de Vulson n'eussent pas le mÃÂȘme danger, elles ne laissÚrent pas d'avoir aussi leur catastrophe, aprÚs avoir un peu plus longtemps duré. Les fins de tout cela devaient toujours avoir l'air un peu romanesque, et donner prise aux exclamations. Quoique mon commerce avec mademoiselle de Vulson fût moins vif, il était plus attachant peut-ÃÂȘtre. Nos séparations ne se faisaient jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me sentais plongé aprÚs l'avoir quittée. Je ne pouvais parler que d'elle, ni penser qu'à elle mes regrets étaient vrais et vifs; mais je crois qu'au fond ces héroïques regrets n'étaient pas tous pour elle, et que, sans que je m'en aperçusse, les amusements dont elle était le centre y avaient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l'absence, nous nous écrivions des lettres d'un pathétique à faire fendre les rochers. Enfin, j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir, et qu'elle vint me voir à GenÚve. Pour le coup la tÃÂȘte acheva de me tourner; je fus ivre et fou les deux jours qu'elle y resta. Quand elle partit, je voulais me jeter dans l'eau aprÚs elle, et je fis longtemps retentir l'air de mes cris. Huit jours aprÚs, elle m'envoya des bonbons et des gants; ce qui m'eût paru fort galant, si je n'eusse appris en mÃÂȘme temps qu'elle était mariée, et que ce voyage dont il lui avait plu de me faire honneur était pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur; elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n'en mourut pas cependant; car vingt ans aprÚs, étant allé voir mon pÚre et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étaient des dames que je voyais dans un bateau peu loin du nÎtre. Comment! me dit mon pÚre en souriant, le coeur ne te le dit pas? ce sont tes anciennes amours c'est madame Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis à ce nom presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fût la peine d'ÃÂȘtre parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante. Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon enfance avant qu'on eût décidé de ma destination. AprÚs de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin le parti pour lequel j'en avais le moins, et l'on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disait M. Bernard, l'utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisait souverainement; l'espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine; l'occupation me paraissait ennuyeuse, insupportable; l'assiduité, l'assujettissement, achevÚrent de m'en rebuter, et je n'entrais jamais au greffe qu'avec une horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son cÎté, peu content de moi, me traitait avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bÃÂȘtise; me répétant tous les jours que mon oncle l'avait assuré que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais rien; qu'il lui avait promis un joli garçon, et qu'il ne lui avait donné qu'un ùne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime. Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m'avaient extrÃÂȘmement humilié, et j'obéis sans murmure. Mon maÃtre, M. Ducommun, était un jeune homme rustre et violent, qui vint à bout, en trÚs peu de temps, de ternir tout l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractÚre aimant et vif, et de me réduire, par l'esprit ainsi que par la fortune, à mon véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut pour longtemps oublié; je ne me souvenais pas mÃÂȘme qu'il y eût eu des Romains au monde. Mon pÚre, quand je l'allais voir, ne trouvait plus en moi son idole; je n'étais plus pour les dames le galant Jean-Jacques; et je sentais si bien moi-mÃÂȘme que M. et mademoiselle Lambercier n'auraient plus reconnu en moi leur élÚve, que j'eus honte de me représenter à eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie succédÚrent à mes aimables amusements, sans m'en laisser mÃÂȘme la moindre idée. Il faut que, malgré l'éducation la plus honnÃÂȘte, j'eusse un grand penchant à dégénérer; car cela se fit trÚs rapidement sans la moindre peine, et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon. Le métier ne me déplaisait pas en lui-mÃÂȘme j'avais un goût vif pour le dessin, le jeu du burin m'amusait assez; et comme le talent du graveur pour l'horlogerie est trÚs borné, j'avais l'espoir d'en atteindre la perfection. J'y serais parvenu peut-ÃÂȘtre, si la brutalité de mon maÃtre et la gÃÂȘne excessive ne m'avaient rebuté du travail. Je lui dérobais mon temps pour l'employer en occupations du mÃÂȘme genre, mais qui avaient pour moi l'attrait de la liberté. Je gravais des espÚces de médailles pour nous servir, à moi et à mes camarades, d'ordre de chevalerie. Mon maÃtre me surprit à ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je m'exerçais à faire de la fausse monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la République. Je puis bien jurer que je n'avais nulle idée de la fausse monnaie, et trÚs peu de la véritable; je savais mieux comment se faisaient les as romains que nos piÚces de trois sous. La tyrannie de mon maÃtre finit par me rendre insupportable le travail que j'aurais aimé, et par me donner des vices que j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie; mais j'avais joui d'une liberté honnÃÂȘte, qui seulement s'était restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit enfin tout à fait. J'étais hardi chez mon pÚre, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maÃtre, et dÚs lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la maniÚre de vivre, à ne pas connaÃtre un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon coeur sur mes lÚvres qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison oÃÂč je n'osais pas ouvrir la bouche, oÃÂč il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitÎt que je n'y avais rien à faire; oÃÂč, sans cesse enchaÃné à mon travail, je ne voyais qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi seul; oÃÂč l'image de la liberté du maÃtre et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement; oÃÂč, dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la bouche; oÃÂč tout enfin ce que je voyais devenait pour mon coeur un objet de convoitise, uniquement parce que j'étais privé de tout. Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis, souvent dans mes fautes, m'avaient fait échapper au chùtiment. Je ne puis me rappeler sans rire qu'un soir chez mon pÚre, étant condamné pour quelque espiÚglerie à m'aller coucher sans souper, et passant par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je vis et flairai le rÎti tournant à la broche. On était autour du feu il fallut en passant saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l'oeil ce rÎti, qui avait si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus m'abstenir de lui faire aussi la révérence, et de lui dire d'un ton piteux Adieu, rÎti! Cette saillie de naïveté parut si plaisante, qu'on me fit rester à souper. Peut-ÃÂȘtre eût-elle eu le mÃÂȘme bonheur chez mon maÃtre, mais il est sûr qu'elle ne m'y serait pas venue, ou que je n'aurais osé m'y livrer. Voilà comment j'appris à convoiter en silence, à me cacher, à dissimuler, à mentir, et à dérober enfin; fantaisie qui jusqu'alors ne m'était pas venue, et dont je n'ai pu depuis lors bien me guérir. La convoitise et l'impuissance mÚnent toujours là . Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doivent l'ÃÂȘtre mais dans un état égal et tranquille, oÃÂč tout ce qu'ils voient est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N'ayant pas eu le mÃÂȘme avantage, je n'en ai pu tirer le mÃÂȘme profit. Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les privations et les tentations continuelles, j'avais demeuré plus d'un an chez mon maÃtre sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas mÃÂȘme des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance, mais il ouvrit la porte à d'autres qui n'avaient pas une si louable fin. Il y avait chez mon maÃtre un compagnon appelé M. Verrat, dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné qui produisait de trÚs belles asperges. Il prit envie à M. Verrat, qui n'avait pas beaucoup d'argent, de voler à sa mÚre des asperges dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme il ne voulait pas s'exposer lui-mÃÂȘme, et qu'il n'était pas fort ingambe, il me choisit pour cette expédition. AprÚs quelques cajoleries préliminaires, qui me gagnÚrent d'autant mieux que je n'en voyais pas le but, il me la proposa comme une idée qui lui venait sur-le-champ. Je disputai beaucoup; il insista. Je n'ai jamais pu résister aux caresses; je me rendis. J'allais tous les matins moissonner les plus belles asperges je les portais au Molard, oÃÂč quelque bonne femme, qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur, je prenais ce qu'elle voulait me donner; je le portais à M. Verrat. Cela se changeait promptement en un déjeuner dont j'étais le pourvoyeur, et qu'il partageait avec un autre camarade; car pour moi, trÚs content d'en avoir quelques bribes, je ne touchais pas mÃÂȘme à leur vin. Ce petit manÚge dura plusieurs jours sans qu'il me vÃnt mÃÂȘme à l'esprit de voler le voleur, et de dÃmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. J'exécutais ma friponnerie avec la plus grande fidélité; mon seul motif était de complaire à celui qui me la faisait faire. Cependant si j'eusse été surpris, que de coups, que d'injures, quels traitements cruels n'eussé-je point essuyés, tandis que le misérable, en me démentant, eut été cru sur sa parole, et moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu'il était compagnon, et que je n'étais qu'apprenti! Voilà comment en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du faible innocent. J'appris ainsi qu'il n'était pas si terrible de voler que je l'avais cru; et je tirai bientÎt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitais n'était à ma portée en sûreté. Je n'étais pas absolument mal nourri chez mon maÃtre, et la sobriété ne m'était pénible qu'en la lui voyant si mal garder. L'usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus me paraÃt trÚs bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps l'un et l'autre; et je m'en trouvais fort bien pour l'ordinaire, quelquefois fort mal quand j'étais surpris. Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre elle était trop courte. Je l'allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier; car mon maÃtre aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succÚs; enfin je sentis avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai trÚs doucement déjà la pomme touchait à la jalousie, j'étais prÃÂȘt à la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en usage pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les piÚces l'une aprÚs l'autre mais à peine furent-elles séparées, qu'elles tombÚrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction. Je ne perdis point courage; mais j'avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d'ÃÂȘtre surpris; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense. Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste; j'étais prÃÂȘt à piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas tout à coup la porte de la dépense s'ouvre; mon maÃtre en sort, croise les bras, me regarde, et me dit Courage!... La plume me tombe des mains. BientÎt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arriÚre et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à l'ÃÂȘtre. Je trouvais que voler et ÃÂȘtre battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu'en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l'autre à mon maÃtre. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais Qu'en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit je suis fait pour l'ÃÂȘtre. J'aime à manger, sans ÃÂȘtre avide; je suis sensuel, et non pas gourmand. Trop d'autres goûts me distraient de celui-là . Je ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon coeur était oisif; et cela m'est si rarement arrivé dans ma vie, que je n'ai guÚre eu le temps de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je ne bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible; je l'étendis bientÎt à tout ce qui me tentait; et si je ne devins pas un voleur en forme, c'est que je n'ai jamais été beaucoup tenté d'argent. Dans le cabinet commun mon maÃtre avait un autre cabinet à part, qui fermait à clef je trouvai le moyen d'en ouvrir la porte et de la refermer sans qu'il y parût. Là je mettais à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu'il affectait d'éloigner de moi. Dans le fond ces vols étaient bien innocents, puisqu'ils n'étaient faits que pour ÃÂȘtre employés à son service mais j'étais transporté de joie d'avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyais voler le talent avec ses productions. Du reste, il y avait dans des boÃtes des recoupes d'or et d'argent, de petits bijoux, des piÚces de prix, de la monnaie. Quand j'avais quatre ou cinq sous dans ma poche, c'était beaucoup cependant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens pas mÃÂȘme d'y avoir jeté de ma vie un regard de convoitise je le voyais avec plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l'argent et de ce qui en produit me venait en grande partie de l'éducation. Il se mÃÂȘlait à cela des idées secrÚtes d'infamie, de prison, de chùtiment, de potence, qui m'auraient fait frémir si j'avais été tenté; au lieu que mes tours ne me semblaient que des espiÚgleries, et n'étaient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvait valoir que d'ÃÂȘtre bien étrillé par mon maÃtre, et d'avance je m'arrangeais là -dessus. Mais, encore une fois, je ne convoitais pas mÃÂȘme assez pour avoir à m'abstenir; je ne sentais rien à combattre. Une seule feuille de beau papier à dessiner me tentait plus que l'argent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de mon caractÚre; elle a eu tant d'influence sur ma conduite qu'il importe de l'expliquer. J'ai des passions trÚs ardentes, et tandis qu'elles m'agitent rien n'égale mon impétuosité; je ne connais plus ni ménagements, ni respect, ni crainte, ni bienséance; je suis cynique, effronté, violent, intrépide il n'y a ni honte qui m'arrÃÂȘte, ni danger qui m'effraie hors le seul objet qui m'occupe, l'univers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu'un moment, et le moment qui suit me jette dans l'anéantissement. Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence et la timidité mÃÂȘmes; tout m'effarouche, tout me rebute; une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire, épouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je voudrais m'éclipser aux yeux de tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne sais que dire; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j'ai à dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler. Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses qui s'achÚtent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l'argent les empoisonne tous. J'aime, par exemple, ceux de la table; mais, ne pouvant souffrir ni la gÃÂȘne de la bonne compagnie ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu'avec un ami; car seul, cela ne m'est pas possible mon imagination s'occupe alors d'autre chose, et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me demande des femmes, mon coeur ému me demande encore plus de l'amour. Des femmes à prix d'argent perdraient pour moi tous leurs charmes; je doute mÃÂȘme s'il serait en moi d'en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée; s'ils ne sont gratuits, je les trouve insipides. J'aime les seuls biens qui ne sont à personne qu'au premier qui sait les goûter. Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on la trouve. Bien plus, il ne m'a mÃÂȘme jamais paru fort commode il n'est bon à rien par lui-mÃÂȘme, il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter, marchander, souvent ÃÂȘtre dupe, bien payer, ÃÂȘtre mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa qualité avec mon argent je suis sûr de l'avoir mauvaise. J'achÚte cher un oeuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est vert; une fille, elle est gùtée. J'aime le bon vin, mais oÃÂč en prendre? Chez un marchand de vin? comme que je fasse, il m'empoisonnera. Veux-je absolument ÃÂȘtre bien servi? que de soins, que d'embarras! avoir des amis, des correspondants, donner des commissions, écrire, aller, venir, attendre; et souvent au bout ÃÂȘtre encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains plus que je n'aime le bon vin. Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un pùtissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je crois déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitiÚre, je lorgne du coin de l'oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois jeunes gens tout prÚs de là me regardent; un homme qui me connaÃt est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille n'est-ce point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle; mon désir croÃt avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osé rien acheter. J'entrerais dans les plus insipides détails, si je suivais dans l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres, l'embarras, la honte, la répugnance, les inconvénients, les dégoûts de toute espÚce que j'ai toujours éprouvés. A mesure qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse à le lui dire. Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions, celle d'allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si peu commode, que je ne m'avise pas mÃÂȘme de désirer celui que je n'ai pas, et que quand j'en ai je le garde longtemps sans le dépenser, faute de savoir l'employer à ma fantaisie mais l'occasion commode et agréable se présente-t-elle, j'en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l'ostentation; tout au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir loin de me faire gloire de dépenser, je m'en cache. Je sens si bien que l'argent n'est pas à mon usage, que je suis presque honteux d'en avoir, encore plus de m'en servir. Si j'avais eu jamais un revenu suffisant pour vivre commodément, je n'aurais point été tenté d'ÃÂȘtre avare, j'en suis trÚs sûr; je dépenserais tout mon revenu sans chercher à l'augmenter mais ma situation précaire me tient en crainte. J'adore la liberté; j'abhorre la gÃÂȘne, la peine, l'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bourse, il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer pour en trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur; mais de peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on possÚde est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien. Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir d'avoir ne vaut pas la peine d'acquérir et ma dissipation n'est encore que paresse; quand l'occasion de dépenser agréablement se présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de l'argent que des choses, parce qu'entre l'argent et la possession désirée il y a toujours un intermédiaire; au lieu qu'entre la chose mÃÂȘme et sa jouissance il n'y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de l'acquérir, il ne me tente pas. J'ai donc été fripon, et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent, et que j'aime mieux prendre que demander mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à personne; hors une seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'ÃÂȘtre contée, car il s'y trouve un concours impayable d'effronterie et de bÃÂȘtise, que j'aurais peine moi-mÃÂȘme à croire s'il regardait un autre que moi. C'était à Paris. Je me promenais avec M. de Francueil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde, et me dit Allons à l'Opéra. Je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets d'amphithéùtre, m'en donne un, et passe le premier avec l'autre je le suis, il entre. En entrant aprÚs lui, je trouve la porte embarrassée. Je regarde, je vois tout le monde debout; je juge que je pourrais bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j'y suis perdu. Je sors, je reprends ma contremarque, puis mon argent, et je m'en vais, sans songer qu'à peine avais-je atteint la porte que tout le monde était assis, et qu'alors M. de Francueil voyait clairement que je n'y étais plus. Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là , je le note, pour montrer qu'il y a des moments d'une espÚce de délire oÃÂč il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n'était pas précisément voler cet argent; c'était en voler l'emploi moins c'était un vol, plus c'était une infamie. Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes les routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon état, il me fut impossible d'en prendre tout à fait les goûts. Je m'ennuyais des amusements de mes camarades; et quand la trop grande gÃÂȘne m'eut aussi rebuté du travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de nouveaux chùtiments. Ce goût irrité par la contrainte devint passion, bientÎt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, m'en fournissait de toute espÚce. Bons et mauvais, tout passait; je ne choisissais point je lisais tout avec une égale avidité. Je lisais à l'établi, je lisais en allant faire mes messages, je lisais à la garde-robe, et m'y oubliais des heures entiÚres; la tÃÂȘte me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon maÃtre m'épiait, me surprenait, me battait, me prenait mes livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les fenÃÂȘtres! que d'ouvrages restÚrent dépareillés chez la Tribu! Quand je n'avais plus de quoi la payer, je lui donnais mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui étaient réguliÚrement portés. Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut Îté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que lire, je ne volais plus. C'est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'ÃÂȘtre, un rien me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne et alors tout est oublié; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le coeur me battait d'impatience de feuilleter le nouveau livre que j'avais dans la poche; je le tirais aussitÎt que j'étais seul, et ne songeais plus à fouiller le cabinet de mon maÃtre. J'ai mÃÂȘme peine à croire que j'eusse volé, quand mÃÂȘme j'aurais eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent, il n'était pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour l'avenir. La Tribu me faisait crédit les avances étaient petites; et quand j'avais empoché mon livre, je ne songeais plus à rien. L'argent qui me venait naturellement passait de mÃÂȘme à cette femme; et quand elle devenait pressante, rien n'était plus tÎt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance était trop de prévoyance, et voler pour payer n'était pas mÃÂȘme une tentation. A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tÃÂȘte commençait à s'altérer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me préserva des livres obscÚnes et licencieux non que la Tribu, femme à tous égards trÚs accommodante, se fÃt un scrupule de m'en prÃÂȘter; mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mystÚre qui me forçait précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que j'avais plus de trente ans avant que j'eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu'on ne peut les lire que d'une main. En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désoeuvré. Guéri de mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et mÃÂȘme par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenaient pourtant mon coeur à des sentiments plus nobles que ceux que m'avait donnés mon état; dégoûté de tout ce qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m'aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon coeur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une jouissance dont je ne savais pas mÃÂȘme imaginer l'objet. J'étais aussi loin du véritable que si je n'avais point eu de sexe; et déjà pubÚre et sensible, je pensais quelquefois à mes folies, mais je ne voyais rien au delà . Dans cette étrange situation, mon inquiÚte imagination prit un parti qui me sauva de moi-mÃÂȘme et calma ma naissante sensualité ce fut de se nourrir des situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût; enfin que l'état fictif oÃÂč je venais à bout de me mettre me fÃt oublier mon état réel, dont j'étais si mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m'en occuper achevÚrent de me dégoûter de tout ce qui m'entourait, et déterminÚrent ce goût pour la solitude qui m'est toujours resté depuis ce temps-là . On verra plus d'une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un coeur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d'avoir marqué l'origine et la premiÚre cause d'un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mÃÂȘmes, m'a toujours rendu paresseux à faire, par trop d'ardeur à désirer. J'atteignis ainsi ma seiziÚme année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon ùge, dévoré de désirs dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement mes chimÚres, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les dimanches, mes camarades venaient me chercher aprÚs le prÃÂȘche pour aller m'ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé si j'avais pu; mais une fois en train dans leurs jeux, j'étais plus ardent et j'allais plus loin qu'aucun autre; difficile à ébranler et à retenir. Ce fut là de tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville, j'allais toujours en avant sans songer au retour, à moins que d'autres n'y songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on s'imagine; et la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisiÚme, que je résolus de ne m'y pas exposer. Cette troisiÚme fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit capitaine appelé M. Minutoli, qui fermait toujours la porte oÃÂč il était de garde une demi-heure avant les autres. Je revenais avec deux camarades. A demi-lieue de la ville j'entends sonner la retraite, je double le pas; j'entends battre la caisse, je cours à toutes jambes j'arrive essoufflé, tout en nage; le coeur me bat je vois de loin les soldats à leur poste; j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il était trop tard. A vingt pas de l'avancée je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment commençait pour moi. Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur les glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l'instant leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce fut d'une autre maniÚre. Sur le lieu mÃÂȘme je jurai de ne retourner jamais chez mon maÃtre; et le lendemain, quand à l'heure de la découverte ils rentrÚrent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d'avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution que j'avais prise, et du lieu oÃÂč il pourrait me voir encore une fois. A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis moins; toutefois, durant quelque temps nous nous rassemblions les dimanches; mais insensiblement chacun prit d'autres habitudes, et nous nous vÃmes plus rarement. Je suis persuadé que sa mÚre contribua beaucoup à ce changement. Il était, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n'étais plus qu'un enfant de Saint-Gervais. Il n'y avait plus entre nous d'égalité, malgré la naissance; c'était déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cessÚrent point tout à fait entre nous; et comme c'était un garçon d'un bon naturel, il suivait quelquefois son coeur malgré les leçons de sa mÚre. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m'en dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de petits présents, quelque agrément dans ma fuite, car mes propres ressources ne pouvaient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée, dont j'étais fort épris, et que j'ai portée jusqu'à Turin, oÃÂč le besoin m'en fit défaire, et oÃÂč je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis à la maniÚre dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadé qu'il suivit les instructions de sa mÚre, et peut-ÃÂȘtre de son pÚre, car il n'est pas possible que de lui-mÃÂȘme il n'eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu'il n'eût tenté de me suivre mais point. Il m'encouragea dans mon dessein plutÎt qu'il ne m'en détourna puis, quand il me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni revus. C'est dommage il était d'un caractÚre essentiellement bon; nous étions faits pour nous aimer. Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait naturellement, si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maÃtre. Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est à GenÚve celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours; et me laissant un loisir honnÃÂȘte pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma sphÚre sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimÚres tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l'un à l'autre, il m'importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu oÃÂč j'étais au premier chùteau en Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y établir. De cela seul il suivait que l'état le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait l'esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux; et c'était précisément le mien. J'aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu'il la fallait à mon caractÚre, dans l'uniformité d'un travail de mon goût et d'une société selon mon coeur. J'aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon pÚre de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurais aimé mon état, je l'aurais honoré peut-ÃÂȘtre; et, aprÚs avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. BientÎt oublié sans doute, j'aurais été regretté du moins aussi longtemps qu'on se serait souvenu de moi. Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah! n'anticipons point sur les misÚres de ma vie; je n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet. LIVRE SECOND 1728-1731 Autant le moment oÃÂč l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste, autant celui oÃÂč je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misÚre sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans l'ùge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les piÚges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir; c'était là ce que j'allais faire, c'était la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maÃtre de moi-mÃÂȘme, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite allait le remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prÃÂȘts à me servir, des maÃtresses empressées à me plaire en me montrant j'allais occuper de moi l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant; une société charmante me suffisait, sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphÚre étroite, mais délicieusement choisie, oÃÂč j'étais assuré de régner. Un seul chùteau bornait mon ambition favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frÚre et protecteur des voisins, j'étais content; il ne m'en fallait pas davantage. En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumÎne; ils n'y mettaient pas assez l'air de la supériorité. A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon, terres de Savoie à deux lieues de GenÚve. Le curé s'appelait M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la République, me frappa beaucoup. J'étais curieux de voir comment étaient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller. J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de l'hérésie de GenÚve, de l'autorité de la sainte mÚre Église, et me donna à dÃner. Je trouvai peu de choses à répondre à des arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l'on dÃnait si bien valaient tout au moins nos ministres. J'étais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il était; mais j'étais trop bon convive pour ÃÂȘtre si bon théologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de fermer la bouche à un si bon hÎte. Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en face. A voir les ménagements dont j'usais, on m'aurait cru faux. On se fût trompé; je n'étais qu'honnÃÂȘte, cela est certain. La flatterie, ou plutÎt la condescendance, n'est pas toujours un vice; elle est plus souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui; ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cÚde, c'est pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérÃÂȘt avait M. de Pontverre à m'accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre? nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur se disait cela. J'étais touché de reconnaissance et de respect pour le bon prÃÂȘtre. Je sentais ma supériorité, je ne voulais pas l'en accabler pour prix de son hospitalité. Il n'y avait point de motif hypocrite à cette conduite je ne songeais point à changer de religion; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l'envisageais qu'avec une horreur qui devait l'écarter de moi pour longtemps je voulais seulement ne point fùcher ceux qui me caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l'espoir du succÚs, en paraissant moins armé que je ne l'étais en effet. Ma faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnÃÂȘtes femmes, qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles ne veulent tenir. La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient assurément que, loin de se prÃÂȘter à ma folie, on m'éloignùt de ma perte oÃÂč je courais, en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce qu'aurait fait ou tùché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n'était assurément pas un homme vertueux; au contraire, c'était un dévot qui ne connaissait d'autre vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire; une espÚce de missionnaire qui n'imaginait rien de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de GenÚve. Loin de penser à me renvoyer chez moi, il profita du désir que j'avais de m'en éloigner, pour me mettre hors d'état d'y retourner quand mÃÂȘme il m'en prendrait envie. Il y avait tout à parier qu'il m'envoyait périr de misÚre, ou devenir un vaurien. Ce n'était point là ce qu'il voyait. Il voyait une ùme Îtée à l'hérésie et rendue à l'Église. HonnÃÂȘte homme ou vaurien, qu'importait cela, pourvu que j'allasse à la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particuliÚre aux catholiques, elle est celle de toute religion dogmatique oÃÂč l'on fait l'essentiel, non de faire, mais de croire. Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre allez à Annecy; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du roi mettent en état de retirer d'autres ùmes de l'erreur dont elle est sortie elle-mÃÂȘme. Il s'agissait de madame de Warens, nouvelle convertie, que les prÃÂȘtres forçaient en effet de partager, avec la canaille qui venait vendre sa foi, une pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort humilié d'avoir besoin d'une bonne dame bien charitable. J'aimais fort qu'on me donnùt mon nécessaire, mais non pas qu'on me fÃt la charité; et une dévote n'était pas pour moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et d'avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy. J'y pouvais ÃÂȘtre aisément en un jour; mais je ne me pressais pas, j'en mis trois. Je ne voyais pas un chùteau à droite ou à gauche, sans aller chercher l'aventure que j'étais sûr qui m'y attendait. Je n'osais entrer dans le chùteau ni heurter, car j'étais fort timide; mais je chantais sous la fenÃÂȘtre qui avait le plus d'apparence, fort surpris, aprÚs m'ÃÂȘtre longtemps époumoné, de ne voir paraÃtre ni dames ni demoiselles qu'attirùt la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j'en savais d'admirables que mes camarades m'avaient apprises, et que je chantais admirablement. J'arrive enfin je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractÚre; je ne puis me résoudre à la passer légÚrement. J'étais au milieu de ma seiziÚme année. Sans ÃÂȘtre ce qu'on appelle un beau garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille, j'avais un joli pied, une jambe fine, l'air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et mÃÂȘme enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon ùge celle d'un naturel trÚs aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de maniÚres; et mes connaissances, loin d'y suppléer, ne servaient qu'à m'intimider davantage en me faisant sentir combien j'en manquais. Craignant donc que mon abord ne prévÃnt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, oÃÂč, cousant des phrases de livres avec des locutions d'apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens; on me dit qu'elle venait de sortir pour aller à l'église. C'était le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre je la vois, je l'atteins, je lui parle... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait approcher qu'à genoux. C'était un passage derriÚre sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers. PrÃÂȘte à entrer dans cette porte, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait ÃÂȘtre autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grùces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prÃÂȘchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entiÚre, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; aprÚs la messe j'irai causer avec vous. Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud. Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aÃné de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d'enfants, n'ayant pas trop réussi, madame de Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-Amédée était à Évian pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu'elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue; et, voyant que sur cet accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, oÃÂč, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évÃÂȘque titulaire de GenÚve, elle fit abjuration au couvent de la Visitation. Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle en avait alors vingt-huit, étant née avec le siÚcle. Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard trÚs doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait trÚs piquante. Elle était petite de stature, courte mÃÂȘme, et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité; mais il était impossible de voir une plus belle tÃÂȘte, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux bras. Son éducation avait été fort mÃÂȘlée elle avait ainsi que moi perdu sa mÚre dÚs sa naissance; et, recevant indifféremment des instructions comme elles s'étaient présentées, elle avait appris un peu de sa gouvernante, un peu de son pÚre, un peu de ses maÃtres, et beaucoup de ses amants, surtout d'un M. de Tavel, qui, ayant du goût et des connaissances, en orna la personne qu'il aimait. Mais tant de genres différents se nuisirent les uns aux autres, et le peu d'ordre qu'elle y mit empÃÂȘcha que ses diverses études n'étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût quelques principes de philosophie et de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son pÚre avait pour la médecine empirique et pour l'alchimie elle faisait des élixirs, des teintures, des baumes, des magistÚres; elle prétendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de sa faiblesse, s'emparÚrent d'elle, l'obsédÚrent, la ruinÚrent, et consumÚrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit, ses talents et ses charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés. Mais si de vils fripons abusÚrent de son éducation mal dirigée pour obscurcir les lumiÚres de sa raison, son excellent coeur fut à l'épreuve et demeura toujours le mÃÂȘme son caractÚre aimant et doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte et franche, ne s'altérÚrent jamais; et mÃÂȘme, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle ùme lui conserva jusqu'à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux jours. Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité inépuisable qui voulait sans cesse de l'occupation. Ce n'était pas des intrigues de femmes qu'il lui fallait, c'était des entreprises à faire et à diriger. Elle était née pour les grandes affaires. A sa place, madame de Longueville n'eût été qu'une tracassiÚre; à la place de madame de Longueville, elle eût gouverné l'État. Ses talents ont été déplacés; et ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa perte dans celle oÃÂč elle a vécu. Dans les choses qui étaient à sa portée, elle étendait toujours son plan dans sa tÃÂȘte et voyait toujours son objet en grand. Cela faisait qu'employant des moyens proportionnés à ses vues plus qu'à ses forces, elle échouait par la faute des autres; et son projet venant à manquer, elle était ruinée oÃÂč d'autres n'auraient presque rien perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique, en l'empÃÂȘchant de s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle en était tentée. La vie uniforme et simple des religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systÚmes, avait besoin de liberté pour s'y livrer. Le bon évÃÂȘque de Bernex, avec moins d'esprit que François de Sales, lui ressemblait sur bien des points; et madame de Warens, qu'il appelait sa fille, et qui ressemblait à madame de Chantal sur beaucoup d'autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l'eût détournée de l'oisiveté d'un couvent. Ce ne fut point manque de zÚle si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui semblaient convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direction d'un prélat. Quel qu'eût été le motif de son changement de religion, elle fut sincÚre dans celle qu'elle avait embrassée. Elle a pu se repentir d'avoir commis la faute, mais non pas désirer d'en revenir. Elle n'est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi; et j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de son ùme, que c'était uniquement par aversion pour les simagrées qu'elle ne faisait point en public la dévote. Elle avait une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur ses principes; j'aurai d'autres occasions d'en parler. Que ceux qui nient la sympathie des ùmes expliquent, s'ils peuvent, comment, de la premiÚre entrevue, du premier mot, du premier regard, madame de Warens m'inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s'est jamais démentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fût véritablement de l'amour, ce qui paraÃtra tout au moins douteux à qui suivra l'histoire de nos liaisons; comment cette passion fut-elle accompagnée, dÚs sa naissance, des sentiments qu'elle inspire le moins, la paix du coeur, le calme, la sérénité, la sécurité, l'assurance? Comment, en approchant pour la premiÚre fois d'une femme aimable, polie, éblouissante, d'une dame d'un état supérieur au mien, dont je n'avais jamais abordé la pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par l'intérÃÂȘt plus ou moins grand qu'elle y prendrait; comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l'instant aussi libre, aussi à mon aise que si j'eusse été parfaitement sûr de lui plaire. Comment n'eus-je pas un moment d'embarras, de timidité, de gÃÂȘne. Naturellement honteux, décontenancé, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les maniÚres faciles, le langage tendre, le ton familier que j'avais dix ans aprÚs, lorsque la plus grande intimité l'eut rendu naturel? A-t-on de l'amour, je ne dis pas sans désirs, j'en avais; mais sans inquiétude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimé? C'est une question qu'il ne m'est pas plus venu dans l'esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander à moi-mÃÂȘme si je m'aimais; et jamais elle n'a été plus curieuse avec moi. Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmante femme, et l'on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas. Il fut question de ce que je deviendrais; et pour en causer plus à loisir, elle me retint à dÃner. Ce fut le premier repas de ma vie oÃÂč j'eusse manqué d'appétit; et sa femme de chambre, qui nous servait, dit aussi que j'étais le premier voyageur de mon ùge et de mon étoffe qu'elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit pas dans l'esprit de sa maÃtresse, tombait un peu à plomb sur un gros manant qui dÃnait avec nous, et qui dévora lui tout seul un repas honnÃÂȘte pour six personnes. Pour moi, j'étais dans un ravissement qui ne me permettait pas de manger. Mon coeur se nourrissait d'un sentiment tout nouveau dont il occupait tout mon ÃÂȘtre; il ne me laissait des esprits pour nulle autre fonction. Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite histoire je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j'avais perdu chez mon maÃtre. Plus j'intéressais cette excellente ùme en ma faveur, plus elle plaignait le sort auquel j'allais m'exposer. Sa tendre compassion se marquait dans son air, dans son regard, dans ses gestes. Elle n'osait m'exhorter à retourner à GenÚve; dans sa position c'eût été un crime de lÚse-catholicité, et elle n'ignorait pas combien elle était surveillée et combien ses discours étaient pesés. Mais elle me parlait d'un ton si touchant de l'affliction de mon pÚre, qu'on voyait bien qu'elle eût approuvé que j'allasse le consoler. Elle ne savait pas combien sans y songer elle plaidait contre elle-mÃÂȘme. Outre que ma résolution était prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la trouvais éloquente, persuasive, plus ses discours m'allaient au coeur, et moins je pouvais me résoudre à me détacher d'elle. Je sentais que retourner à GenÚve était mettre entre elle et moi une barriÚre presque insurmontable, à moins de revenir à la démarche que j'avais faite, et à laquelle mieux valait me tenir tout d'un coup. Je m'y tins donc. Madame de Warens, voyant ses efforts inutiles, ne les poussa pas jusqu'à se compromettre; mais elle me dit avec un regard de commisération Pauvre petit, tu dois aller oÃÂč Dieu t'appelle; mais quand tu seras grand, tu te souviendras de moi. Je crois qu'elle ne pensait pas elle-mÃÂȘme que cette prédiction s'accomplirait si cruellement. La difficulté restait tout entiÚre. Comment subsister si jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage, j'étais bien loin de savoir mon métier. Quand je l'aurais su, je n'en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dÃnait pour nous, forcé de faire une pause pour reposer sa mùchoire, ouvrit un avis qu'il disait venir du ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutÎt du cÎté contraire c'était que j'allasse à Turin, oÃÂč, dans un hospice établi pour l'instruction des catéchumÚnes, j'aurais, dit-il, la vie temporelle et spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le sein de l'Église je trouvasse, par la charité des bonnes ùmes, une place qui me convÃnt. A l'égard des frais du voyage, continua mon homme, Sa Grandeur Monseigneur l'EvÃÂȘque ne manquera pas, si madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il en s'inclinant sur son assiette, s'empressera sûrement d'y contribuer aussi. Je trouvais toutes ces charités bien dures j'avais le coeur serré, je ne disais rien; et madame de Warens, sans saisir ce projet avec autant d'ardeur qu'il était offert, se contenta de répondre que chacun devait contribuer au bien selon son pouvoir, et qu'elle en parlerait à monseigneur mais mon diable d'homme, qui craignait qu'elle n'en parlùt pas à son gré, et qui avait son petit intérÃÂȘt dans cette affaire, courut prévenir les aumÎniers, et emboucha si bien les bons prÃÂȘtres, que quand madame de Warens, qui craignait pour moi ce voyage, en voulut parler à l'évÃÂȘque, elle trouva que c'était une affaire arrangée, et il lui remit à l'instant l'argent destiné pour mon petit viatique. Elle n'osa insister pour me faire rester j'approchais d'un ùge oÃÂč une femme du sien ne pouvait décemment vouloir retenir un jeune homme auprÚs d'elle. Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenaient soin de moi, il fallut bien me soumettre, et c'est mÃÂȘme ce que je fis sans beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que GenÚve, je jugeai qu'étant la capitale, elle avait avec Annecy des relations plus étroites qu'une ville étrangÚre d'État et de Religion et puis, partant pour obéir à madame de Warens, je me regardais comme vivant toujours sous sa direction c'était plus que vivre à son voisinage. Enfin l'idée d'un grand voyage flattait ma manie ambulante, qui déjà commençait à se déclarer. Il me paraissait beau de passer les monts à mon ùge, et de m'élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un appùt auquel un Genevois ne résiste guÚre je donnai donc mon consentement. Mon manant devait partir dans deux jours avec sa femme. Je leur fus confié et recommandé. Ma bourse leur fut remise, renforcée par madame de Warens, qui de plus me donna secrÚtement un petit pécule auquel elle joignit d'amples instructions; et nous partÃmes le mercredi saint. Le lendemain de mon départ d'Annecy, mon pÚre y arriva, courant à ma piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui, homme d'esprit, bel esprit mÃÂȘme, qui faisait des vers mieux que la Motte, et parlait presque aussi bien que lui; de plus, parfaitement honnÃÂȘte homme, mais dont la littérature déplacée n'aboutit qu'à faire un de ses fils comédien. Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentÚrent de pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de m'atteindre, comme ils l'auraient pu facilement, étant à cheval et moi à pied. La mÃÂȘme chose était arrivée à mon oncle Bernard. Il était venu à Confignon; et de là , sachant que j'étais à Annecy, il s'en retourna à GenÚve. Il semblait que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m'attendait. Mon frÚre s'était perdu par une semblable négligence, et si bien perdu, qu'on n'a jamais su ce qu'il était devenu. Mon pÚre n'était pas seulement un homme d'honneur, c'était un homme d'une probité sûre, et il avait une de ces ùmes fortes qui font les grandes vertus; de plus, il était bon pÚre, surtout pour moi. Il m'aimait trÚs tendrement; mais il aimait aussi ses plaisirs, et d'autres goûts avaient un peu attiédi l'affection paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il s'était remarié à Nyon; et quoique sa femme ne fût pas en ùge de me donner des frÚres, elle avait des parents cela faisait une autre famille, d'autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si souvent mon souvenir. Mon pÚre vieillissait, et n'avait aucun bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frÚre et moi, quelque bien de ma mÚre, dont le revenu devait appartenir à mon pÚre durant notre éloignement. Cette idée ne s'offrait pas à lui directement, et ne l'empÃÂȘchait pas de faire son devoir; mais elle agissait sourdement sans qu'il s'en aperçût lui-mÃÂȘme, et ralentissait quelquefois son zÚle, qu'il eût poussé plus loin sans cela. Voilà , je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu'à Chambéri, oÃÂč il était moralement sûr de m'atteindre. Voilà pourquoi encore, l'étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de pÚre, mais sans grands efforts pour me retenir. Cette conduite d'un pÚre dont j'ai si bien connu la tendresse et la vertu m'a fait faire des réflexions sur moi-mÃÂȘme qui n'ont pas peu contribué à me maintenir le coeur sain. J'en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-ÃÂȘtre d'usage dans la pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérÃÂȘts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d'autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincÚre amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tÎt ou tard sans s'en apercevoir; et l'on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d'ÃÂȘtre juste et bon dans l'ùme. Cette maxime fortement imprimée au fond de mon coeur, et mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m'a imputé de vouloir ÃÂȘtre original et faire autrement que les autres. En vérité je ne songeais guÚre à faire ni comme les autres ni autrement qu'eux. Je désirais sincÚrement de faire ce qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérÃÂȘt contraire à l'intérÃÂȘt d'un autre homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là . Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans son testament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit maintenant il veut me faire une pension viagÚre, et je ne m'y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement cela peut ÃÂȘtre. Mais, Î mon bienfaiteur et mon pÚre, si j'ai le malheur de vous survivre, je sais qu'en vous perdant j'ai tout à perdre, et que je n'ai rien à gagner. C'est là , selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie au coeur humain. Je me pénÚtre chaque jour davantage de sa profonde solidité, et je l'ai retournée de différentes maniÚres dans tous mes derniers écrits; mais le public, qui est frivole, ne l'y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l'Émile un exemple si charmant et si frappant de cette mÃÂȘme maxime, que mon lecteur soit forcé d'y faire attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur; il est temps de reprendre ma route. Je la fis plus agréablement que je n'aurais dû m'y attendre, et mon manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'était un homme entre deux ùges, portant en queue ses cheveux noirs grisonnants, l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de métiers, faute d'en savoir aucun. Il avait proposé, je crois, d'établir à Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n'avait pas manqué de donner dans le projet, et c'était pour tùcher de le faire agréer au ministre, qu'il faisait, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre homme avait le talent d'intriguer en se fourrant toujours avec les prÃÂȘtres; et, faisant l'empressé pour les servir, il avait pris à leur école un certain jargon dévot dont il usait sans cesse, se piquant d'ÃÂȘtre un grand prédicateur. Il savait mÃÂȘme un passage latin de la Bible; et c'était comme s'il en avait su mille, parce qu'il le répétait mille fois le jour. Du reste, manquant rarement d'argent quand il en savait dans la bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui, débitant d'un ton de racoleur ses capucinades, ressemblait à l'ermite Pierre, prÃÂȘchant la croisade le sabre au cÎté. Pour madame Sabran son épouse, c'était une assez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m'éveillaient souvent, et m'auraient éveillé bien davantage si j'en avais compris le sujet. Mais je ne m'en doutais pas mÃÂȘme, et j'étais sur ce chapitre d'une bÃÂȘtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon instruction. Je m'acheminais gaiement avec mon dévot guide et sa sémillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage j'étais dans la plus heureuse situation de corps et d'esprit oÃÂč j'aie été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de confiance en moi et aux autres, j'étais dans ce court mais précieux moment de la vie oÃÂč sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre ÃÂȘtre par toutes nos sensations, et embellit à nos yeux la nature entiÚre du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avait un objet qui la rendait moins errante et fixait mon imagination. Je me regardais comme l'ouvrage, l'élÚve, l'ami, presque l'amant de madame de Warens. Les choses obligeantes qu'elle m'avait dites, les petites caresses qu'elle m'avait faites, l'intérÃÂȘt si tendre qu'elle avait paru prendre à moi, ses regards charmants, qui me semblaient pleins d'amour parce qu'ils m'en inspiraient; tout cela nourrissait mes idées durant la marche, et me faisait rÃÂȘver délicieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne troublait ces rÃÂȘveries. M'envoyer à Turin, c'était, selon moi, s'engager à m'y faire vivre, à m'y placer convenablement. Je n'avais plus de souci sur moi-mÃÂȘme; d'autres s'étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais légÚrement, allégé de ce poids; les jeunes désirs, l'espoir enchanteur, les brillants projets remplissaient mon ùme. Tous les objets que je voyais me semblaient les garants de ma prochaine félicité. Dans les maisons j'imaginais des festins rustiques; dans les prés, de folùtres jeux; le long des eaux, les bains, des promenades, la pÃÂȘche; sur les arbres, des fruits délicieux; sous leur ombre, de voluptueux tÃÂȘte-à -tÃÂȘte; sur les montagnes, des cuves de lait et de crÚme, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d'aller sans savoir oÃÂč. Enfin rien ne frappait mes yeux sans porter à mon coeur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendaient cet attrait digne de la raison; la vanité mÃÂȘme y mÃÂȘlait sa pointe. Si jeune aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts me paraissait une gloire au-dessus de mon ùge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter; car en vérité ce n'était pas la peine de m'en faire faute, et sur le dÃner de M. Sabran, le mien ne paraissait pas. Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma vie d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mÃmes à ce voyage; car le pas de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nÎtre, n'en fit qu'une longue promenade. Ce souvenir m'a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s'y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n'ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. BientÎt les devoirs, les affaires, un bagage à porter, m'ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures; les soucis rongeants, les embarras, la gÃÂȘne y sont montés avec moi; et dÚs lors, au lieu qu'auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d'aller, je n'ai plus senti que le besoin d'arriver. J'ai cherché longtemps, à Paris, deux camarades du mÃÂȘme goût que moi qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l'Italie, sans autre équipage qu'un garçon qui portùt avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont présentés, enchantés de ce projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur chùteau en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir l'exécuter en effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce projet avec Diderot et Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus une fois l'affaire faite le tout se réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d'impiétés, et de me faire fourrer à l'inquisition à sa place. Mon regret d'arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de voir une grande ville, et par l'espoir d'y faire bientÎt une figure digne de moi; car déjà les fumées de l'ambition me montaient à la tÃÂȘte; déjà je me regardais comme infiniment au-dessus de mon ancien état d'apprenti j'étais bien loin de prévoir que dans peu j'allais ÃÂȘtre fort au-dessous. Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification tant sur les menus détails oÃÂč je viens d'entrer que sur ceux oÃÂč j'entrerai dans la suite, et qui n'ont rien d'intéressant à ses yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux; qu'il me suive dans tous les égarements de mon coeur, dans tous les recoins de ma vie; qu'il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant Qu'a-t-il fait durant ce temps-là ? il ne m'accuse de n'avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits, sans lui en donner encore par mon silence. Mon petit pécule était parti j'avais jasé, et mon indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de m'arracher jusqu'à un petit ruban glacé d'argent que madame de Warens m'avait donné pour ma petite épée, et que je regrettai plus que tout le reste; l'épée mÃÂȘme eût resté dans leurs mains si je m'étais moins obstiné. Ils m'avaient fidÚlement défrayé dans la route; mais ils ne m'avaient rien laissé. J'arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge, et laissant trÚs exactement à mon seul mérite tout l'honneur de la fortune que j'allais faire. J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus mené à l'hospice des catéchumÚnes, pour y ÃÂȘtre instruit dans la religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui, dÚs que je fus passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu'agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande piÚce. J'y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de s'en servir et de les frotter. Dans cette salle d'assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'instruction, et qui semblaient plutÎt des archers du diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et qui, comme ils me l'avouÚrent, passaient leur vie à courir l'Espagne et l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout oÃÂč le produit en valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrÚrent nos soeurs les catéchumÚnes, qui comme moi s'allaient régénérer, non par le baptÃÂȘme, mais par une solennelle abjuration. C'étaient bien les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie et assez intéressante. Elle était à peu prÚs de mon ùge, peut-ÃÂȘtre un an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui rencontraient quelquefois les miens. Cela m'inspira quelque désir de faire connaissance avec elle mais, pendant prÚs de deux mois qu'elle demeura encore dans cette maison, oÃÂč elle était depuis trois, il me fut absolument impossible de l'accoster, tant elle était recommandée à notre vieille geÎliÚre, et obsédée par le saint missionnaire qui travaillait à sa conversion avec plus de zÚle que de diligence. Il fallait qu'elle fût extrÃÂȘmement stupide, quoiqu'elle n'en eût pas l'air, car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point en état d'abjurer. Mais elle s'ennuya de sa clÎture, et dit qu'elle voulait sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot tandis qu'elle consentait encore à l'ÃÂȘtre, de peur qu'elle ne se mutinùt et qu'elle ne le voulût plus. La petite communauté fut assemblée en l'honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation à moi, pour m'engager à répondre à la grùce que Dieu me faisait; aux autres, pour les inviter à m'accorder leurs priÚres et à m'édifier par leurs exemples. AprÚs quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clÎture, j'eus le temps de m'étonner tout à mon aise de celle oÃÂč je me trouvais. Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l'instruction; et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la premiÚre fois sur le pas que j'allais faire, et sur les démarches qui m'y avaient entraÃné. J'ai dit, je répÚte et je répéterai peut-ÃÂȘtre encore une chose dont je suis tous les jours plus pénétré c'est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç'a été moi. Né dans une famille que ses moeurs distinguaient du peuple, je n'avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples d'honneur de tous mes parents. Mon pÚre, quoique homme de plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde, et chrétien dans l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et vertueuses, les deux aÃnées étaient dévotes; et la troisiÚme, fille à la fois pleine de grùce, d'esprit et de sens, l'était peut-ÃÂȘtre encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme d'Église et prédicateur, était croyant en dedans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa soeur et lui cultivÚrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de piété qu'ils trouvÚrent dans mon coeur. Ces dignes gens employÚrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans ÃÂȘtre intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m'ennuyait un peu plus, parce qu'elle en faisait un métier. Chez mon maÃtre je n'y pensais plus guÚre, sans pourtant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin. J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'ùge oÃÂč j'étais en pouvait avoir. J'en avais mÃÂȘme davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire; en naissant, j'en étais sorti. L'on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j'ai tort. Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils étaient incapables de connaÃtre Dieu, mÃÂȘme à notre maniÚre, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience je savais qu'elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque. On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant, et mÃÂȘme pour un homme, c'est suivre celle oÃÂč il est né. Quelquefois on en Îte; rarement on y ajoute la foi dogmatique est un fruit de l'éducation. Outre ce principe commun qui m'attachait au culte de mes pÚres, j'avais l'aversion particuliÚre à notre ville pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une affreuse idolùtrie, et dont on nous peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais jamais le dedans d'une église, je ne rencontrais jamais un prÃÂȘtre en surplis, je n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans un frémissement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientÎt dans les villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables à celles oÃÂč je l'avais d'abord éprouvé. Il est vrai que cette impression était singuliÚrement contrastée par le souvenir des caresses que les curés des environs de GenÚve font volontiers aux enfants de la ville. En mÃÂȘme temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de vÃÂȘpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon dÃner de M. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi je m'étais aisément étourdi sur tout cela. N'envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je m'étais apprivoisé sans peine avec l'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer solennellement ne s'était présentée à moi qu'en fuyant, et dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change je vis avec l'horreur la plus vive l'espÚce d'engagement que j'avais pris, et sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j'avais autour de moi n'étaient pas propres à soutenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte oeuvre que j'allais faire n'était au fond que l'action d'un bandit. Tout jeune encore, je sentis que quelque religion qui fût la vraie, j'allais vendre la mienne, et que, quand mÃÂȘme je choisirais bien, j'allais au fond de mon coeur mentir au Saint-Esprit et mériter le mépris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais contre moi-mÃÂȘme; et je gémissais du sort qui m'avait amené là , comme si ce sort n'eût pas été mon ouvrage. Il y eut des moments oÃÂč ces réflexions devinrent si fortes, que si j'avais un instant trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé mais il ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non plus bien fortement. Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas vaincre. D'ailleurs l'obstination du dessein formé de ne pas retourner à GenÚve, la honte, la difficulté mÃÂȘme de repasser les monts, l'embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans ressources; tout cela concourait à me faire regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience j'affectais de me reprocher ce que j'avais fait, pour excuser ce que j'allais faire. En aggravant les torts du passé, j'en regardais l'avenir comme une suite nécessaire. Je ne me disais pas Rien n'est fait encore, et tu peux ÃÂȘtre innocent si tu veux; mais je me disais Gémis du crime dont tu t'es rendu coupable, et que tu t'es mis dans la nécessité d'achever. En effet, quelle rare force d'ùme ne me fallait-il point à mon ùge pour révoquer tout ce que jusque-là j'avais pu promettre ou laisser espérer, pour rompre les chaÃnes que je m'étais données, pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester dans la religion de mes pÚres, au risque de tout ce qui en pouvait arriver? Cette vigueur n'était pas de mon ùge, et il est peu probable qu'elle eût eu un heureux succÚs Les choses étaient trop avancées pour qu'on voulût en avoir le démenti; et plus ma résistance eût été grande, plus, de maniÚre ou d'autre, on se fût fait une loi de la surmonter. Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute; et si nous voulions ÃÂȘtre toujours sages, rarement aurions-nous besoin d'ÃÂȘtre vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraÃnent sans résistance; nous cédons à des tentations légÚres dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent; et nous tombons enfin dans l'abÃme, en disant à Dieu Pourquoi m'as-tu fait si faible? Mais malgré nous il répond à nos consciences Je t'ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t'ai fait assez fort pour n'y pas tomber. Je ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique; mais, voyant le terme encore éloigné, je pris le temps de m'apprivoiser à cette idée; et en attendant je me figurais quelque événement imprévu qui me tirerait d'embarras. Je résolus, pour gagner du temps, de faire la plus belle défense qu'il me serait possible. BientÎt ma vanité me dispensa de songer à ma résolution; et dÚs que je m'aperçus que j'embarrassais quelquefois ceux qui voulaient m'instruire, il ne m'en fallut pas davantage pour chercher à les terrasser tout à fait. Je mis mÃÂȘme à cette entreprise un zÚle bien ridicule; car, tandis qu'ils travaillaient sur moi, je voulus travailler sur eux. Je croyais bonnement qu'il ne fallait que les convaincre pour les engager à se faire protestants. Ils ne trouvÚrent donc pas en moi tout à fait autant de facilité qu'ils en attendaient ni du cÎté des lumiÚres, ni du cÎté de la volonté. Les protestants sont généralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit ÃÂȘtre la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision qu'on lui donne; le protestant doit apprendre à se décider. On savait cela; mais on n'attendait ni de mon état ni de mon ùge de grandes difficultés pour des gens exercés. D'ailleurs je n'avais point fait encore ma premiÚre communion, ni reçu les instructions qui s'y rapportent on le savait encore; mais on ne savait pas qu'en revanche j'avais été bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus j'avais par devers moi un petit magasin fort incommode à ces messieurs dans l'Histoire de l'Église et de l'Empire, que j'avais apprise presque par coeur chez mon pÚre, et depuis à peu prÚs oubliée, mais qui me revint à mesure que la dispute s'échauffait. Un vieux prÃÂȘtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en commun la premiÚre conférence. Cette conférence était pour mes camarades un catéchisme plutÎt qu'une controverse, et il avait plus à faire à les instruire qu'à résoudre leurs objections. Il n'en fut pas de mÃÂȘme avec moi. Quand mon tour vint, je l'arrÃÂȘtai sur tout; je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue et fort ennuyeuse pour les assistants. Mon vieux prÃÂȘtre parlait beaucoup, s'échauffait, battait la campagne, et se tirait d'affaire en disant qu'il n'entendait pas bien le français. Le lendemain, de peur que mes indiscrÚtes objections ne scandalisassent mes camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre prÃÂȘtre, plus jeune, beau parleur, c'est-à -dire faiseur de longues phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante; et, sentant qu'aprÚs tout je faisais ma tùche, je me mis à lui répondre avec assez d'assurance, et à le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus. Il croyait m'assommer avec saint Augustin, saint Grégoire et les autres PÚres, et il trouvait, avec une surprise incroyable, que je maniais tous ces PÚres-là presque aussi légÚrement que lui ce n'était pas que je les eusse jamais lus, ni lui peut-ÃÂȘtre; mais j'en avais retenu beaucoup de passages tirés de mon Le Sueur; et sitÎt qu'il m'en citait un, sans disputer sur la citation, je lui ripostais par un autre du mÃÂȘme PÚre, et qui souvent l'embarrassait beaucoup. Il l'emportait pourtant à la fin, par deux raisons l'une, qu'il était le plus fort, et que, me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeais trÚs bien, quelque jeune que je fusse, qu'il ne fallait pas le pousser à bout; car je voyais assez que le vieux petit prÃÂȘtre n'avait pris en amitié ni mon érudition ni moi. L'autre raison était que le jeune avait de l'étude et que je n'en avais point. Cela faisait qu'il mettait dans sa maniÚre d'argumenter une méthode que je ne pouvais pas suivre, et que, sitÎt qu'il se sentait pressé d'une objection imprévue, il la remettait au lendemain, disant que je sortais du sujet présent. Il rejetait mÃÂȘme quelquefois toutes mes citations, soutenant qu'elles étaient fausses et, s'offrant à m'aller chercher le livre, me défiait de les y trouver. Il sentait qu'il ne risquait pas grand'chose, et qu'avec toute mon érudition d'emprunt, j'étais trop peu exercé à manier les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros volume quand mÃÂȘme je serais assuré qu'il y est. Je le soupçonne mÃÂȘme d'avoir usé de l'infidélité dont il accusait les ministres, et d'avoir fabriqué quelquefois des passages pour se tirer d'une objection qui l'incommodait. Tandis que duraient ces petites ergoteries, et que les jours se passaient à disputer, à marmotter des priÚres, et à faire le vaurien, il m'arriva une petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui faillit mÃÂȘme à tourner fort mal pour moi. Il n'y a point d'ùme si vile et de coeur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il m'accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur qui m'était fort incommode. Quelque effroi que j'eusse naturellement de ce visage de pain d'épice orné d'une longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutÎt furieux que tendre, j'endurais ces baisers en me disant en moi-mÃÂȘme Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive; j'aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des maniÚres plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos, que je croyais que la tÃÂȘte lui avait tourné. Un soir il voulut venir coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai encore car ce misérable était si malpropre et puait si fort le tabac mùché, qu'il me faisait mal au coeur. Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu'il en était effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arriÚre; et, sans marquer ni indignation ni colÚre, car je n'avais pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai ma surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa là mais tandis qu'il achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchùtre qui me fit soulever le coeur. Je m'élançai sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé mÃÂȘme que je ne l'avais été de ma vie, et prÃÂȘt à me trouver mal. Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscÚne et sale maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état; mais si nous sommes ainsi dans nos transports prÚs des femmes, il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur. Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le monde ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire; mais je vis que cette histoire l'avait fort affectée, et je l'entendais grommeler entre ses dents Can maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense, et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de mal. Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé que je m'étais défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y voulant pas consentir. Il me dit bravement que c'était une oeuvre défendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention n'était pas plus offensante pour la personne qui en était l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-mÃÂȘme, dans sa jeunesse, avait eu le mÃÂȘme honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de faire résistance, il n'avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'à se servir des propres termes; et, s'imaginant que la cause de ma résistance était la crainte de la douleur, il m'assura que cette crainte était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien. J'écoutais cet infùme avec un étonnement d'autant plus grand qu'il ne parlait point pour lui-mÃÂȘme; il semblait ne m'instruire que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas mÃÂȘme cherché le secret du tÃÂȘte-à -tÃÂȘte; et nous avions en tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchait pas plus que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement que j'en vins à croire que c'était sans doute un usage admis dans le monde, et dont je n'avais pas eu plus tÎt occasion d'ÃÂȘtre instruit. Cela fit que je l'écoutai sans colÚre, mais non sans dégoût. L'image de ce qui lui était arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu, restait si fortement empreinte dans ma mémoire, qu'en y pensant le coeur me soulevait encore. Sans que j'en susse davantage, l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne pus me contraindre assez pour qu'il ne vÃt pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dÚs lors il n'épargna rien pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable. Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-là je m'étais efforcé de l'éloigner. Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des entreprises des chevaliers de la manchette; et la vue des gens qui passaient pour en ÃÂȘtre me rappelant l'air et les gestes de mon effroyable More, m'a toujours inspiré tant d'horreur, que j'avais peine à la cacher. Au contraire, les femmes gagnÚrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison il me semblait que je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des offenses de mon sexe; et la plus laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain. Pour lui, je ne sais ce qu'on put lui dire; il ne me parut pas que, excepté la dame Lorenza, personne le vit de plus mauvais oeil qu'auparavant. Cependant il ne m'accosta ni ne me parla plus. Huit jours aprÚs, il fut baptisé en grande cérémonie, et habillé de blanc de la tÃÂȘte aux pieds, pour représenter la candeur de son ùme régénérée. Le lendemain il sortit de l'hospice, et je ne l'ai jamais revu. Mon tour vint un mois aprÚs; car il fallut tout ce temps-là pour donner à mes directeurs l'honneur d'une conversion difficile, et l'on me fit passer en revue tous les dogmes, pour triompher de ma nouvelle docilité. Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré de mes maÃtres, je fus mené processionnellement à l'église métropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle et recevoir les accessoires du baptÃÂȘme, quoiqu'on ne me baptisùt pas réellement mais comme ce sont à peu prÚs les mÃÂȘmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple que les protestants ne sont pas chrétiens. J'étais revÃÂȘtu d'une certaine robe grise garnie de brandebourgs blancs, et destinée pour ces sortes d'occasions. Deux hommes portaient, devant et derriÚre moi, des bassins de cuivre sur lesquels ils frappaient avec une clef, et oÃÂč chacun mettait son aumÎne au gré de sa dévotion ou de l'intérÃÂȘt qu'il prenait au nouveau converti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la solennité plus édifiante pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n'y eut que l'habit blanc qui m'eût été fort utile, et qu'on ne me donna pas comme au More, attendu que je n'avais pas l'honneur d'ÃÂȘtre Juif. Ce ne fut pas tout il fallut ensuite aller à l'Inquisition recevoir l'absolution du crime d'hérésie, et rentrer dans le sein de l'Église avec la mÃÂȘme cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis par son ambassadeur. L'air et les maniÚres du trÚs révérend pÚre inquisiteur n'étaient pas propres à dissiper la terreur secrÚte qui m'avait saisi en entrant dans cette maison. AprÚs plusieurs questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda brusquement si ma mÚre était damnée. L'effroi me fit réprimer le premier mouvement de mon indignation; je me contentai de répondre que je voulais espérer qu'elle ne l'était pas, et que Dieu avait pu l'éclairer à sa derniÚre heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un signe d'approbation. Tout cela fait, au moment oÃÂč je pensais ÃÂȘtre enfin placé selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs, en petite monnaie qu'avait produit ma quÃÂȘte. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d'ÃÂȘtre fidÚle à la grùce; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout disparut. Ainsi s'éclipsÚrent en un instant toutes mes grandes espérances, et il ne me resta de la démarche intéressée que je venais de faire que le souvenir d'avoir été apostat et dupe tout à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes idées, lorsque de mes brillants projets de fortune je me vis tomber dans la plus complÚte misÚre, et qu'aprÚs avoir délibéré le matin sur le choix du palais que j'habiterais, je me vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je commençai par me livrer à un désespoir d'autant plus cruel que le regret de mes fautes devait s'irriter, en me reprochant que tout mon malheur était mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venais pour la premiÚre fois de ma vie d'ÃÂȘtre enfermé pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de la liberté que j'avais recouvrée. AprÚs un long esclavage, redevenu maÃtre de moi-mÃÂȘme et de mes actions, je me voyais au milieu d'une grande ville abondante en ressources, pleine de gens de condition, dont mes talents et mon mérite ne pouvaient manquer de me faire accueillir sitÎt que j'en serais connu. J'avais, de plus, tout le temps d'attendre, et vingt francs que j'avais dans ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait s'épuiser. J'en pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à personne. C'était la premiÚre fois que je m'étais vu si riche. Loin de me livrer au découragement et aux larmes, je ne fis que changer d'espérances, et l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me sentis tant de confiance et de sécurité je croyais déjà ma fortune faite, et je trouvais beau de n'en avoir l'obligation qu'à moi seul. La premiÚre chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité en parcourant toute la ville, quand ce n'eût été que pour faire un acte de ma liberté. J'allai voir monter la garde; les instruments militaires me plaisaient beaucoup. Je suivis des processions; j'aimais le faux-bourdon des prÃÂȘtres. J'allai voir le palais du roi j'en approchais avec crainte; mais voyant d'autres gens entrer je fis comme eux; on me laissa faire. Peut-ÃÂȘtre dus-je cette grùce au petit paquet que j'avais sous le bras. Quoi qu'il en soit, je conçus une grande opinion de moi-mÃÂȘme en me trouvant dans ce palais; déjà je m'en regardais presque comme un habitant. Enfin, à force d'aller et venir, je me lassai; j'avais faim, il faisait chaud j'entrai chez une marchande de laitage; on me donna de la giuncà , du lait caillé; et avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont, que j'aime plus qu'aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons dÃners que j'aie faits de mes jours. Il fallut chercher un gÃte. Comme je savais déjà assez de piémontais pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à trouver, et j'eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse que selon mon goût. On m'enseigna dans la rue du PÎ la femme d'un soldat qui retirait à un sou par nuit des domestiques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat vide, et je m'y établis. Elle était jeune et nouvellement mariée, quoiqu'elle eût déjà cinq ou six enfants. Nous couchùmes tous dans la mÃÂȘme chambre, la mÚre, les enfants, les hÎtes; et cela dura de cette façon tant que je restai chez elle. Au demeurant c'était une bonne femme, jurant comme un charretier, toujours débraillée et décoiffée, mais douce de coeur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui mÃÂȘme me fut utile. Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de l'indépendance et de la curiosité. J'allais errant dedans et dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait curieux et nouveau; et tout l'était pour un jeune homme sortant de sa niche, qui n'avait jamais vu de capitale. J'étais surtout fort exact à faire ma cour, et j'assistais réguliÚrement tous les matins à la messe du roi. Je trouvais beau de me voir dans la mÃÂȘme chapelle avec ce prince et sa suite mais ma passion pour la musique, qui commençait à se déclarer, avait plus de part à mon assiduité que la pompe de la cour, qui, bientÎt vue, et toujours la mÃÂȘme, ne frappe pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de l'Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il n'en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu'il fût juste, transportait d'aise. Du reste, je n'avais pour la magnificence qui frappait mes yeux qu'une admiration stupide et sans convoitise. La seule chose qui m'intéressùt dans tout l'éclat de la cour était de voir s'il n'y aurait point là quelque jeune princesse qui méritùt mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman. Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais oÃÂč, si je l'eusse mis à fin, j'aurais trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux. Quoique je vécusse avec beaucoup d'économie, ma bourse insensiblement s'épuisait. Cette économie, au reste, était moins l'effet de la prudence que d'une simplicité de goût que mÃÂȘme aujourd'hui l'usage des grandes tables n'a point altérée. Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chÚre que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste quand un maÃtre d'hÎtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense, que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J'étais donc sobre, faute d'ÃÂȘtre tenté de ne pas l'ÃÂȘtre encore ai-je tort d'appeler tout cela sobriété, car j'y mettais toute la sensualité possible. Mes poires, ma giuncà , mon fromage, mes grisses, et quelques verres d'un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me rendaient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvait-on voir la fin de vingt livres. C'était ce que j'apercevais plus sensiblement de jour en jour; et, malgré l'étourderie de mon ùge, mon inquiétude sur l'avenir alla bientÎt jusqu'à l'effroi. De tous mes chùteaux en Espagne il ne me resta que celui de trouver une occupation qui me fit vivre; encore n'était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier; mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un maÃtre, et les maÃtres mÃÂȘme n'abondaient pas à Turin. Je pris donc, en attendant mieux, le parti d'aller m'offrir de boutique en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché, en me mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux. Je fus presque partout éconduit; et ce que je trouvais à faire était si peu de chose, qu'à peine y gagnai-je quelques repas. Un jour cependant, passant d'assez bon matin dans la Contrà nova, je vis, à travers les vitres d'un comptoir, une jeune marchande de si bonne grùce et d'un air si attirant, que, malgré ma timidité prÚs des dames, je n'hésitai pas d'entrer, et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d'avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne m'abandonneraient pas; puis, tandis qu'elle envoyait chercher chez un orfÚvre du voisinage les outils dont j'avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et m'apporta elle-mÃÂȘme à déjeuner. Ce début me parut de bon augure; la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit travail, encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu rassuré car elle était brillante et parée; et, malgré son air gracieux, cet éclat m'en avait imposé. Mais son accueil plein de bonté, son ton compatissant, ses maniÚres douces et caressantes, me mirent bientÎt à mon aise. Je vis que je réussissais, et cela me fit réussir davantage. Mais quoique Italienne, et trop jolie pour n'ÃÂȘtre pas un peu coquette, elle était pourtant si modeste, et moi si timide, qu'il était difficile que cela vÃnt sitÎt à bien. On ne nous laissa pas le temps d'achever l'aventure. Je ne m'en rappelle qu'avec plus de charmes les courts moments que j'ai passés auprÚs d'elle et je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l'amour. C'était une brune extrÃÂȘmement piquante, mais dont le bon naturel peint sur son joli visage rendait la vivacité touchante. Elle s'appelait madame Basile. Son mari, plus ùgé qu'elle et passablement jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la garde d'un commis trop maussade pour ÃÂȘtre séduisant, et qui ne laissait pas d'avoir pour son compte des prétentions, qu'il ne montrait guÚre que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique j'aimasse à l'entendre jouer de la flûte, dont il jouait assez bien. Ce nouvel Égisthe grognait toujours quand il me voyait entrer chez sa dame il me traitait avec un dédain qu'elle lui rendait bien. Il semblait mÃÂȘme qu'elle se plût, pour le tourmenter, à me caresser en sa présence; et cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l'eût été bien plus dans le tÃÂȘte-à -tÃÂȘte. Mais elle ne la poussait pas jusque-là , ou du moins ce n'était pas de la mÃÂȘme maniÚre. Soit qu'elle me trouvùt trop jeune, soit qu'elle ne sût point faire les avances, soit qu'elle voulût sérieusement ÃÂȘtre sage, elle avait alors une sorte de réserve qui n'était pas repoussante, mais qui m'intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j'avais pour madame de Warens, je me sentais plus de crainte et bien moins de familiarité. J'étais embarrassé, tremblant; je n'osais la regarder, je n'osais respirer auprÚs d'elle; cependant je craignais plus que la mort de m'en éloigner. Je dévorais d'un oeil avide tout ce que je pouvais regarder sans ÃÂȘtre aperçu, les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l'intervalle d'un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l'impression des autres. A force de regarder ce que je pouvais voir et mÃÂȘme au delà , mes yeux se troublaient, ma poitrine s'oppressait; ma respiration, d'instant en instant plus embarrassée, me donnait beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence oÃÂč nous étions assez souvent. Heureusement madame Basile, occupée à son ouvrage, ne s'en apercevait pas, à ce qu'il me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre; et quand j'étais prÃÂȘt à céder à mon transport, elle m'adressait quelque mot d'un ton tranquille, qui me faisait rentrer en moi-mÃÂȘme à l'instant. Je la vis plusieurs fois seule de cette maniÚre, sans que jamais un mot, un geste, un regard mÃÂȘme trop expressif, marquùt entre nous la moindre intelligence. Cet état, trÚs tourmentant pour moi, faisait cependant mes délices, et à peine dans la simplicité de mon coeur pouvais-je imaginer pourquoi j'étais si tourmenté. Il paraissait que ces petits tÃÂȘte-à -tÃÂȘte ne lui déplaisaient pas non plus, du moins elle en rendait les occasions assez fréquentes; soin bien gratuit assurément de sa part, pour l'usage qu'elle en faisait et qu'elle m'en laissait faire. Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis, elle avait monté dans sa chambre, je me hùtai, dans l'arriÚre-boutique oÃÂč j'étais, d'achever ma petite tùche, et je la suivis. Sa chambre était entr'ouverte; j'y entrai sans ÃÂȘtre aperçu. Elle brodait prÚs d'une fenÃÂȘtre, ayant en face le cÎté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m'entendre, à cause du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait toujours bien ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude était gracieuse; sa tÃÂȘte un peu baissée laissait voir la blancheur de son cou; ses cheveux, relevés avec élégance, étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un charme que j'eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne pouvait m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant à demi la tÃÂȘte, d'un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avait marquée ne fut pour moi qu'une mÃÂȘme chose mais ce qu'on aurait peine à croire est que dans cet état je n'osai rien entreprendre au delà , ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher mÃÂȘme, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un instant sur ses genoux. J'étais muet, immobile, mais non pas tranquille assurément tout marquait en moi l'agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet, et contenus par la frayeur de déplaire, sur laquelle mon jeune coeur ne pouvait se rassurer. Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là , interdite de m'y avoir attiré, et commençant à sentir toute la conséquence d'un signe parti sans doute avant la réflexion, elle ne m'accueillait ni ne me repoussait; elle n'Îtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tùchait de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses pieds mais toute ma bÃÂȘtise ne m'empÃÂȘchait pas de juger qu'elle partageait mon embarras, peut-ÃÂȘtre mes désirs, et qu'elle était retenue par une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnùt la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avait de plus que moi devaient, selon moi, mettre de son cÎté toute la hardiesse; et je me disais que puisqu'elle ne faisait rien pour exciter la mienne, elle ne voulait pas que j'en eusse. MÃÂȘme encore aujourd'hui je trouve que je pensais juste, et sûrement elle avait trop d'esprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avait besoin non seulement d'ÃÂȘtre encouragé, mais d'ÃÂȘtre instruit. Je ne sais comment eût fini cette scÚne vive et muette, ni combien de temps j'aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous n'eussions été interrompus. Au plus fort des mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchait la chambre oÃÂč nous étions, et madame Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste Levez-vous, voici Rosina. En me levant en hùte, je saisis une main qu'elle me tendait, et j'y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lÚvres. De mes jours je n'eus un si doux moment mais l'occasion que j'avais perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restÚrent là . C'est peut-ÃÂȘtre pour cela mÃÂȘme que l'image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon coeur en traits si charmants. Elle s'y est mÃÂȘme embellie à mesure que j'ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu qu'elle eût eu d'expérience, elle s'y fût prise autrement pour animer un petit garçon mais si son coeur était faible, il était honnÃÂȘte; elle cédait involontairement au penchant qui l'entraÃnait c'était, selon toute apparence, sa premiÚre infidélité, et j'aurais peut-ÃÂȘtre eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans en ÃÂȘtre venu là , j'ai goûté prÚs d'elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds sans mÃÂȘme oser toucher à sa robe. Non, il n'y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnÃÂȘte femme qu'on aime; tout est faveur auprÚs d'elle. Un petit signe du doigt, une main légÚrement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de madame Basile, et le souvenir de ces faveurs si légÚres me transporte encore en y pensant. Les deux jours suivants j'eus beau guetter un nouveau tÃÂȘte-à -tÃÂȘte, il me fut impossible d'en trouver le moment, et je n'aperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut mÃÂȘme le maintien, non plus froid, mais plus retenu qu'à l'ordinaire; et je crois qu'elle évitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais il devint mÃÂȘme railleur, goguenard; il me dit que je ferais mon chemin prÚs des dames. Je tremblais d'avoir commis quelque indiscrétion; et, me regardant déjà comme d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystÚre un goût qui jusqu'alors n'en avait pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire; et à force de les vouloir sûres, je n'en trouvai plus du tout. Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n'ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J'aimais trop sincÚrement, trop parfaitement, j'ose dire, pour pouvoir aisément ÃÂȘtre heureux. Jamais passions ne furent en mÃÂȘme temps plus vives et plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J'aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j'aimais; sa réputation m'était plus chÚre que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la jouissance, je n'aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m'a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n'a pu réussir. Mon peu de succÚs prÚs des femmes est toujours venu de les trop aimer. Pour revenir au flûteur Égisthe, ce qu'il y avait de singulier était qu'en devenant plus insupportable, le traÃtre semblait devenir plus complaisant. DÚs le premier jour que sa dame m'avait pris en affection, elle avait songé à me rendre utile dans le magasin. Je savais passablement l'arithmétique; elle lui avait proposé de m'apprendre à tenir les livres mais mon bourru reçut trÚs mal la proposition, craignant peut-ÃÂȘtre d'ÃÂȘtre supplanté. Ainsi tout mon travail, aprÚs mon burin, était de transcrire quelques comptes et mémoires, de mettre au net quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce d'italien en français. Tout d'un coup mon homme s'avisa de revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu'il m'apprendrait les comptes à parties doubles, et qu'il voulait me mettre en état d'offrir mes services à M. Basile quand il serait de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d'ironique, qui ne me donnait pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit sÚchement que je lui étais obligé de ses offres, qu'elle espérait que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait grand dommage qu'avec tant d'esprit je ne fusse qu'un commis. Elle m'avait dit plusieurs fois qu'elle voulait me faire faire une connaissance qui pourrait m'ÃÂȘtre utile. Elle pensait assez sagement pour sentir qu'il était temps de me détacher d'elle. Nos muettes déclarations s'étaient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dÃner oÃÂč je me trouvai, et oÃÂč se trouva aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me présenta. Le moine me traita trÚs affectueusement, me félicita sur ma conversion, et me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m'apprirent qu'elle la lui avait détaillée; puis, me donnant deux petits coups d'un revers de main sur la joue, il me dit d'ÃÂȘtre sage, d'avoir bon courage, et de l'aller voir; que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avait pour lui, que c'était un homme de considération; et par le ton paternel qu'il prenait avec madame Basile, qu'il était son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité était mÃÂȘlée de marques d'estime et mÃÂȘme de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins d'impression qu'elles ne m'en font aujourd'hui. Si j'avais eu plus d'intelligence, combien j'eusse été touché d'avoir pu rendre sensible une jeune femme respectée par son confesseur! La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions il en fallut une petite, oÃÂč j'eus l'agréable tÃÂȘte-à -tÃÂȘte de monsieur le commis. Je n'y perdis rien du cÎté des attentions et de la bonne chÚre; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table, dont l'intention n'était sûrement pas pour lui. Tout allait trÚs bien jusque-là les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants; madame Basile faisait les honneurs avec une grùce charmante. Au milieu du dÃner, l'on entend arrÃÂȘter une chaise à la porte; quelqu'un monte, c'est M. Basile. Je le vois comme s'il entrait actuellement, en habit d'écarlate à boutons d'or, couleur que j'ai prise en aversion depuis ce jour-là . M. Basile était un grand et bel homme, qui se présentait trÚs bien. Il entre avec fracas, et de l'air de quelqu'un qui surprend son monde, quoiqu'il n'y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avait-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d'un ton sévÚre ce que c'est que ce petit garçon qu'il aperçoit là . Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. Pourquoi non? reprend-il grossiÚrement puisqu'il s'y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole; et aprÚs un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blùmer la pieuse charité de sa femme, il devait s'empresser d'y prendre part, puisque rien n'y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d'un ton d'humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il avait des instructions sur mon compte, et que le commis m'avait servi de sa façon. A peine était-on hors de table, que celui-ci, dépÃÂȘché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l'instant de chez lui, et de n'y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le coeur navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avait raison sans doute de ne vouloir pas qu'elle fût infidÚle; mais, quoique sage et bien née, elle était Italienne, c'est-à -dire sensible et vindicative; et il avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s'attirer le malheur qu'il craignait. Tel fut le succÚs de ma premiÚre aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon coeur regrettait sans cesse; mais au lieu d'elle je ne vis que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu, me fit, avec l'aune de la boutique, un geste plus expressif qu'attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage, et n'y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle m'avait ménagé. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je rÎdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tùcher de le rencontrer. Enfin d'autres événements m'ÎtÚrent les charmants souvenirs de madame Basile, et dans peu je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi novice qu'auparavant, je ne restai pas mÃÂȘme affriandé de jolies femmes. Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit équipage, trÚs modestement toutefois, et avec la précaution d'une femme prudente qui regardait plus à la propreté qu'à la parure, et qui voulait m'empÃÂȘcher de souffrir, et non pas me faire briller. Mon habit, que j'avais apporté de GenÚve, était bon et portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je n'avais point de manchettes; elle ne voulut point m'en donner, quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne fallut pas me recommander tant que je parus devant elle. Peu de jours aprÚs ma catastrophe, mon hÎtesse, qui, comme j'ai dit, m'avait pris en amitié, me dit qu'elle m'avait peut-ÃÂȘtre trouvé une place, et qu'une dame de condition voulait me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures car j'en revenais toujours là . Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l'étais figurée. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avait parlé de moi. Elle m'interrogea, m'examina je ne lui déplus pas; et tout de suite j'entrai à son service, non pas tout à fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vÃÂȘtu de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu'ils portaient l'aiguillette, et qu'on ne me la donna pas comme il n'y avait point de galons à sa livrée, cela faisait à peu prÚs un habit bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances. Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, était veuve et sans enfants son mari était piémontais; pour elle, je l'ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une Piémontaise parlùt si bien français et eût un accent si pur. Elle était entre deux ùges, d'une figure fort noble, d'un esprit orné, aimant la littérature française, et s'y connaissant. Elle écrivait beaucoup, et toujours en français. Ses lettres avaient le tour et presque la grùce de celles de madame de Sévigné; on aurait pu s'y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas, était de les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d'écrire elle-mÃÂȘme. Madame de Vercellis avait non seulement beaucoup d'esprit, mais une ùme élevée et forte. J'ai suivi sa derniÚre maladie; je l'ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rÎle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela de la philosophie mot qui n'était pas encore à la mode, et qu'elle ne connaissait mÃÂȘme pas dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette force de caractÚre allait quelquefois jusqu'à la sécheresse. Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-mÃÂȘme; et quand elle faisait du bien aux malheureux, c'était pour faire ce qui était bien en soi, plutÎt que par une véritable commisération. J'ai un peu éprouvé cette insensibilité pendant les trois mois que j'ai passés auprÚs d'elle. Il était naturel qu'elle prÃt en affection un jeune homme de quelque espérance, qu'elle avait incessamment sous les yeux, et qu'elle songeùt, se sentant mourir, qu'aprÚs elle il aurait besoin de secours et d'appui cependant, soit qu'elle ne me jugeùt pas digne d'une attention particuliÚre, soit que les gens qui l'obsédaient ne lui aient permis de songer qu'à eux, elle ne fit rien pour moi. Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avait marqué quelque curiosité de me connaÃtre. Elle m'interrogeait quelquefois; elle était bien aise que je lui montrasse les lettres que j'écrivais à madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments; mais elle ne s'y prenait assurément pas bien pour les connaÃtre, en ne me montrant jamais les siens. Mon coeur aimait à s'épancher, pourvu qu'il sentÃt que c'était dans un autre. Des interrogations sÚches et froides, sans aucun signe d'approbation ni de blùme sur mes réponses, ne me donnaient aucune confiance. Quand rien ne m'apprenait si mon babil plaisait ou déplaisait, j'étais toujours en crainte, et je cherchais moins à montrer ce que je pensais qu'à ne rien dire qui pût me nuire. J'ai remarqué depuis que cette maniÚre sÚche d'interroger les gens pour les connaÃtre est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant point paraÃtre leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer le vÎtre mais elles ne voient pas qu'elles Îtent par là le courage de le montrer. Un homme qu'on interroge commence par cela seul à se mettre en garde; et s'il croit que, sans prendre à lui un véritable intérÃÂȘt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d'attention sur lui-mÃÂȘme, et aime encore mieux passer pour un sot que d'ÃÂȘtre dupe de votre curiosité. Enfin c'est toujours un mauvais moyen de lire dans le coeur des autres que d'affecter de cacher le sien. Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentÃt l'affection, la pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeait froidement; je répondais avec réserve. Mes réponses étaient si timides qu'elle dut les trouver basses et s'en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnait plus, ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce qu'elle m'avait fait; et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empÃÂȘcha de lui paraÃtre autre chose. Je crois que j'éprouvai dÚs lors ce jeu malin des intérÃÂȘts cachés qui m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une aversion bien naturelle pour l'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis, n'ayant point d'enfants, avait pour héritier son neveu le comte de la Roque, qui lui faisait assidûment sa cour. Outre cela, ses principaux domestiques, qui la voyaient tirer à sa fin, ne s'oubliaient pas; et il y avait tant d'empressés autour d'elle, qu'il était difficile qu'elle eût du temps pour penser à moi. A la tÃÂȘte de sa maison était un nommé M. Lorenzi, homme adroit, dont la femme, encore plus adroite, s'était tellement insinuée dans les bonnes grùces de sa maÃtresse, qu'elle était plutÎt chez elle sur le pied d'une amie que d'une femme à ses gages. Elle lui avait donné pour femme de chambre une niÚce à elle, appelée mademoiselle Pontal, fine mouche, qui se donnait des airs de demoiselle suivante, et aidait sa tante à obséder si bien leur maÃtresse, qu'elle ne voyait que par leurs yeux et n'agissait que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer à ces trois personnes je leur obéissais, mais je ne les servais pas; je n'imaginais pas qu'outre le service de notre commune maÃtresse je dusse ÃÂȘtre encore le valet de ses valets. J'étais d'ailleurs une espÚce de personnage inquiétant pour eux. Ils voyaient bien que je n'étais pas à ma place; ils craignaient que madame ne le vÃt aussi, et que ce qu'elle ferait pour m'y mettre ne diminuùt leurs portions car ces sortes de gens, trop avides pour ÃÂȘtre justes, regardent tous les legs qui sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire des lettres; c'était un amusement pour elle dans son état ils l'en dégoûtÚrent et l'en firent détourner par le médecin, en la persuadant que cela la fatiguait. Sous prétexte que je n'entendais pas le service, on employait au lieu de moi deux gros manants de porteurs de chaise autour d'elle enfin l'on fit si bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours que je n'étais entré dans sa chambre. Il est vrai qu'aprÚs cela j'y entrai comme auparavant, et j'y fus mÃÂȘme plus assidu que personne, car les douleurs de cette pauvre femme me déchiraient; la constance avec laquelle elle les souffrait me la rendait extrÃÂȘmement respectable et chÚre, et j'ai bien versé, dans sa chambre, des larmes sincÚres, sans qu'elle ni personne s'en aperçût. Nous la perdÃmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été celle d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique aimable, par la sérénité d'ùme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaieté trop égale pour ÃÂȘtre jouée, et qui n'était qu'un contrepoids donné par la raison mÃÂȘme contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon! dit-elle en se retournant, femme qui pÚte n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça. Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais, n'étant point couché sur l'état de sa maison, je n'eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres, et me laissa l'habit neuf que j'avais sur le corps, et que M. Lorenzi voulait m'Îter. Il promit mÃÂȘme de chercher à me placer, et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois fois, sans pouvoir lui parler. J'étais facile à rebuter, je n'y retournai plus. On verra bientÎt que j'eus tort. Que n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire de mon séjour chez madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurùt la mÃÂȘme, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étais entré. J'en emportai les longs souvenirs du crime et l'insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans, ma conscience est encore chargée, et dont l'amer sentiment, loin de s'affaiblir, s'irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait que la faute d'un enfant pût avoir des suites aussi cruelles? C'est de ces suites plus que probables que mon coeur ne saurait se consoler. J'ai peut-ÃÂȘtre fait périr dans l'opprobre et dans la misÚre une fille aimable, honnÃÂȘte, estimable, et qui sûrement valait beaucoup mieux que moi. Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraÃne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai; et comme je ne le cachais guÚre, on me le trouva bientÎt. On voulut savoir oÃÂč je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisiniÚre quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraÃcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avait guÚre moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir l'assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare coeur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-mÃÂȘme, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractÚre. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas ÃÂȘtre à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d'un cÎté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas oÃÂč l'on était, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir. J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait aprÚs cela trouvé facilement à se bien placer elle emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes maniÚres. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais enfin c'était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon enfin, le mensonge et l'obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas mÃÂȘme la misÚre et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'ai exposée. Qui sait, à son ùge, oÃÂč le découragement de l'innocence avilie a pu la porter! Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi! Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté, mais au milieu d'une vie orageuse il m'Îte la plus douce consolation des innocents persécutés il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospÚre, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas mÃÂȘme à madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience; et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions. J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en mÃÂȘme temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraÃtre ensuite, mon coeur fut déchiré; mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'ÃÂȘtre reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'Îtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à moi-mÃÂȘme, j'aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous ÃÂȘtes coupable, avouez-le-moi; je me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me donner du courage. L'ùge est encore une attention qu'il est juste de faire; à peine étais-je sorti de l'enfance, ou plutÎt j'y étais encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l'ùge mûr; mais ce qui n'est que faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'était guÚre autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui-mÃÂȘme qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a mÃÂȘme fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse ÃÂȘtre expié, comme j'ose le croire, il doit l'ÃÂȘtre par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais. LIVRE TROISIÈME 1728-1731 Sorti de chez madame de Vercellis à peu prÚs comme j'y étais entré, je retournai chez mon ancienne hÎtesse, et j'y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et l'oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J'étais inquiet, distrait, rÃÂȘveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais la privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d'hommes mÃÂȘme le peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l'ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes; mais n'en sentant pas le véritable usage, je les occupais bizarrement en idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; et ces idées tenaient mes sens dans une activité trÚs incommode, dont, par bonheur, elles ne m'apprenaient point à me délivrer. J'aurais donné ma vie pour retrouver un quart d'heure une demoiselle Goton. Mais ce n'était plus le temps oÃÂč les jeux de l'enfance allaient là comme d'eux-mÃÂȘmes. La honte, compagne de la conscience du mal, était venue avec les années; elle avait accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible; et jamais, ni dans ce temps-là ni depuis, je n'ai pu parvenir à faire une proposition lascive, que celle à qui je la faisais ne m'y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu'elle n'était pas scrupuleuse, et presque assuré d'ÃÂȘtre pris au mot. Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes désirs, je les attisais par les plus extravagantes manoeuvres. J'allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, oÃÂč je pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'état oÃÂč j'aurais voulu ÃÂȘtre auprÚs d'elles. Ce qu'elles voyaient n'était pas l'objet obscÚne, je n'y songeais mÃÂȘme pas; c'était l'objet ridicule. Le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n'y avait de là plus qu'un pas à faire pour sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue ne m'en eût, en passant, donné l'amusement, si j'eusse eu l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu prÚs aussi comique, mais un peu moins plaisante pour moi. Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle était un puits oÃÂč les filles de la maison venaient souvent chercher de l'eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à des caves par plusieurs communications. Je sondai dans l'obscurité ces allées souterraines, et les trouvant longues et obscures, je jugeai qu'elles ne finissaient point, et que, si j'étais vu et surpris, j'y trouverais un refuge assuré. Dans cette confiance, j'offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible que séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir; d'autres se mirent à rire; d'autres se crurent insultées, et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite j'y fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur laquelle je n'avais pas compté, et qui m'alarma. Je m'enfonçais dans les souterrains, au risque de m'y perdre le bruit, les voix, la voix d'homme me suivaient toujours. J'avais compté sur l'obscurité, je vis de la lumiÚre. Je frémis, je m'enfonçai davantage. Un mur m'arrÃÂȘta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d'un manche à balai, parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait décelé, et qui voulait sans doute me voir au visage. L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que je faisais là . On conçoit que ma réponse n'était pas prÃÂȘte. Je me remis cependant; et, m'évertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tÃÂȘte un expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir pitié de mon ùge et de mon état; que j'étais un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s'était dérangé; que je m'étais échappé de la maison paternelle, parce qu'on voulait m'enfermer; que j'étais perdu s'il me faisait connaÃtre; mais que s'il voulait bien me laisser aller, je pourrais peut-ÃÂȘtre un jour reconnaÃtre cette grùce. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet l'homme terrible en fut touché, et aprÚs une réprimande assez courte il me laissa doucement aller, sans me questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l'homme que j'avais tant craint m'était fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurais pas été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciais guÚre; car, pourvu que le sabre et l'homme ne s'en mÃÂȘlassent pas, j'étais bien sûr, leste et vigoureux comme j'étais, de me délivrer de leurs tricots et d'elles. Quelques jours aprÚs, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre. Il me reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur "Je suis prince, me dit-il, je suis prince; et moi je suis un coïon mais que son altesse n'y revienne pas!" Il n'ajouta rien de plus, et je m'esquivai en baissant la tÃÂȘte, et le remerciant dans mon coeur de sa discrétion. J'ai jugé que ces mauvaises vieilles lui avaient fait honte de sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout Piémontais qu'il était, c'était un bon homme, et jamais je ne pense à lui sans un mouvement de reconnaissance car l'histoire était si plaisante, que, pour le seul désir de faire rire, tout autre à sa place m'eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les suites que j'en pouvais craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour longtemps. Mon séjour chez madame de Vercellis m'avait procuré quelques connaissances, que j'entretenais dans l'espoir qu'elles pourraient m'ÃÂȘtre utiles. J'allais voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de MellarÚde. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumiÚres, et l'un des plus honnÃÂȘtes hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour l'objet qui m'attirait chez lui, il n'avait pas assez de crédit pour me placer; mais je trouvai prÚs de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale, et les maximes de la droite raison. Dans l'ordre successif de mes goûts et de mes idées, j'avais toujours été trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantÎt héros et tantÎt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de me montrer à moi-mÃÂȘme sans m'épargner ni me décourager. Il me parla trÚs honorablement de mon naturel et de mes talents mais il ajouta qu'il en voyait naÃtre les obstacles qui m'empÃÂȘcheraient d'en tirer parti; de sorte qu'ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n'avais que de fausses idées; il me montra comment, dans un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus prÚs du vent pour y parvenir; comment il n'y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n'étaient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Il me dit une chose qui m'est souvent revenue à la mémoire c'est que si chaque homme pouvait lire dans les coeurs de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui n'a rien d'outré, m'a été d'un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premiÚres vraies idées de l'honnÃÂȘte, que mon génie ampoulé n'avait saisi que dans ses excÚs. Il me fit sentir que l'enthousiasme des vertus sublimes était peu d'usage dans la société; qu'en s'élançant trop haut on était sujet aux chutes; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques; qu'on en tirait meilleur parti pour l'honneur et pour le bonheur; et qu'il valait infiniment mieux avoir toujours l'estime des hommes, que quelquefois leur admiration. Pour établir les devoirs de l'homme il fallait bien remonter à leur principe. D'ailleurs le pas que je venais de faire, et dont mon état présent était la suite, nous conduisait à parler de religion. L'on conçoit déjà que l'honnÃÂȘte M. Gaime est, du moins en grande partie, l'original du vicaire savoyard. Seulement la prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve, il s'expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentiments, ses avis furent les mÃÂȘmes, et, jusqu'au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d'abord sans effet, furent dans mon coeur un germe de vertu et de religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui n'attendait pour fructifier que les soins d'une main plus chérie. Quoique alors ma conversion fût peu solide, je ne laissais pas d'ÃÂȘtre ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d'un certain intérÃÂȘt de coeur dont je sentais qu'ils étaient pleins. J'ai l'ùme aimante, et je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont voulu; et c'est sur quoi mon tact ne se trompe guÚre. Aussi je m'affectionnais véritablement à M. Gaime; j'étais pour ainsi dire son second disciple; et cela me fit pour le moment mÃÂȘme l'inestimable bien de me détourner de la pente au vice oÃÂč m'entraÃnait mon oisiveté. Un jour que je ne pensais à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de la Roque. A force d'y aller et de ne pouvoir lui parler, je m'étais ennuyé, et je n'y allais plus je crus qu'il m'avait oublié, ou qu'il lui était resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompais. Il avait été témoin plus d'une fois du plaisir avec lequel je remplissais mon devoir auprÚs de sa tante; il le lui avait mÃÂȘme dit, et il m'en reparla quand moi-mÃÂȘme je n'y songeais plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m'amuser de promesses vagues, il avait cherché à me placer; qu'il avait réussi, qu'il me mettait en chemin de devenir quelque chose, que c'était à moi de faire le reste; que la maison oÃÂč il me faisait entrer était puissante et considérée; que je n'avais pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer; et que quoique traité d'abord en simple domestique, comme je venais de l'ÃÂȘtre, je pouvais ÃÂȘtre assuré que, si l'on me jugeait par mes sentiments et par ma conduite au-dessus de cet état, on était disposé à ne m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m'avait données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-mÃÂȘme avec un dépit amer que la confiance effaça bientÎt. Je me sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissùt. Il me mena chez le comte de Gouvon, premier écuyer de la reine, et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l'affabilité de son accueil. Il m'interrogea avec intérÃÂȘt, et je lui répondis avec sincérité. Il dit au comte de la Roque que j'avais une physionomie agréable, et qui promettait de l'esprit; qu'il lui paraissait qu'en effet je n'en manquais pas, mais que ce n'était pas là tout, et qu'il fallait voir le reste puis, se tournant vers moi Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencements sont rudes; les vÎtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage, et cherchez à plaire ici à tout le monde; voilà , quant à présent, votre unique emploi du reste, ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle, puis à l'abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon augure. J'en savais assez déjà pour juger qu'on ne fait pas tant de façons à la réception d'un laquais. En effet, on ne me traita pas comme tel. J'eus la table de l'office, on ne me donna point d'habit de livrée; et le comte de Favria, jeune étourdi, m'ayant voulu faire monter derriÚre son carrosse, son grand-pÚre défendit que je montasse derriÚre aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de la maison. Cependant je servais à table, et je faisais à peu prÚs au dedans le service d'un laquais; mais je le faisais en quelque façon librement, sans ÃÂȘtre attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu'on me dictait, et des images que le comte de Favria me faisait découper, j'étais presque le maÃtre de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve, dont je ne m'apercevais pas, était assurément trÚs dangereuse elle n'était pas mÃÂȘme fort humaine; car cette grande oisiveté pouvait me faire contracter des vices que je n'aurais pas eus sans cela. Mais c'est ce qui trÚs heureusement n'arriva point. Les leçons de M. Gaime avaient fait impression sur mon coeur, et j'y pris tant de goût que je m'échappais quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyaient sortir ainsi furtivement ne devinaient guÚre oÃÂč j'allais. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu'il me donna sur ma conduite. Mes commencements furent admirables; j'étais d'une assiduité, d'une attention, d'un zÚle qui charmaient tout le monde. L'abbé Gaime m'avait sagement averti de modérer cette premiÚre ferveur, de peur qu'elle ne vÃnt à se relùcher et qu'on n'y prÃt garde. Votre début, me dit-il, est la rÚgle de ce qu'on exigera de vous tùchez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins. Comme on ne m'avait guÚre examiné sur mes petits talents, et qu'on ne me supposait que ceux que m'avait donnés la nature, il ne paraissait pas, malgré ce que le comte de Gouvon m'avait pu dire, qu'on songeùt à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse, et je fus à peu prÚs oublié. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, était alors ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvements à la cour qui se firent sentir dans la famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissait guÚre le temps de penser à moi. Cependant jusque-là je m'étais peu relùché. Une chose me fit du bien et du mal, en m'éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs. Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu prÚs de mon ùge, bien faite, assez belle, trÚs blanche, avec des cheveux trÚs noirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon coeur n'a jamais résisté. L'habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son teint encore plus éblouissant par le deuil qu'on portait alors. On dira que ce n'est pas à un domestique de s'apercevoir de ces choses-là . J'avais tort sans doute; mais je m'en apercevais toutefois, et mÃÂȘme je n'étais pas le seul. Le maÃtre d'hÎtel et les valets de chambre en parlaient quelquefois à table avec une grossiÚreté qui me faisait cruellement souffrir. La tÃÂȘte ne me tournait pourtant pas au point d'ÃÂȘtre amoureux tout de bon. Je ne m'oubliais point; je me tenais à ma place, et mes désirs mÃÂȘmes ne s'émancipaient pas. J'aimais à voir mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l'esprit, du sens, de l'honnÃÂȘteté mon ambition, bornée au plaisir de la servir, n'allait point au delà de mes droits. A table j'étais attentif à chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l'instant on m'y voyait établi hors de là je me tenais vis-à -vis d'elle; je cherchais dans ses yeux ce qu'elle allait demander, j'épiais le moment de changer son assiette. Que n'aurais-je point fait pour qu'elle daignùt m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais point j'avais la mortification d'ÃÂȘtre nul pour elle; elle ne s'apercevait pas mÃÂȘme que j'étais là . Cependant son frÚre, qui m'adressait quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'oeil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en profitai. On donnait ce jour-là un grand dÃner, oÃÂč pour la premiÚre fois je vis avec beaucoup d'étonnement le maÃtre d'hÎtel servir l'épée au cÎté et le chapeau sur la tÃÂȘte. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne fallait point de t. Le vieux comte de Gouvon allait répondre; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop; que fiert était un vieux mot français qui ne venait pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire, Tel menace, mais Tel frappe qui ne tue pas. Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entiÚre et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes aprÚs, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et mÃÂȘme sur elle. Son frÚre me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux. Ici finit le roman, oÃÂč l'on remarquera, comme avec madame Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m'affectionnai inutilement à l'antichambre de madame de Breil je n'obtins plus une seule marque d'attention de la part de sa fille. Elle sortait et entrait sans me regarder, et moi j'osais à peine jeter les yeux sur elle. J'étais mÃÂȘme si bÃÂȘte et si maladroit, qu'un jour qu'elle avait en passant laissé tomber son gant, au lieu de m'élancer sur ce gant que j'aurais voulu couvrir de baisers, je n'osai sortir de ma place, et je laissai ramasser le gant par un gros butor de valet que j'aurais volontiers écrasé. Pour achever de m'intimider, je m'aperçus que je n'avais pas le bonheur d'agréer à madame de Breil. Non seulement elle ne m'ordonnait rien, mais elle n'acceptait jamais mon service; et deux fois, me trouvant dans son antichambre, elle me demanda d'un ton fort sec si je n'avais rien à faire. Il fallut renoncer à cette chÚre antichambre. J'en eus d'abord du regret; mais les distractions vinrent à la traverse, et bientÎt je n'y pensai plus. J'eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par les bontés de son beau-pÚre, qui s'aperçut enfin que j'étais là . Le soir du dÃner dont j'ai parlé, il eut avec moi un entretien d'une demi-heure, dont il parut content et dont je fus enchanté. Ce bon vieillard, quoique homme d'esprit, en avait moins que madame de Vercellis; mais il avait plus d'entrailles, et je réussis mieux auprÚs de lui. Il me dit de m'attacher à l'abbé de Gouvon son fils, qui m'avait pris en affection; que cette affection, si j'en profitais, pouvait m'ÃÂȘtre utile, et me faire acquérir ce qui me manquait pour les vues qu'on avait sur moi. DÚs le lendemain matin je volai chez M. l'abbé. Il ne me reçut point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu, et, m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientÎt que mon éducation, commencée sur tant de choses, n'était achevée sur aucune. Trouvant surtout que j'avais peu de latin, il entreprit de m'en enseigner davantage. Nous convÃnmes que je me rendrais chez lui tous les matins, et je commençai dÚs le lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en mÃÂȘme temps au-dessus et au-dessous de mon état, j'étais disciple et valet dans la mÃÂȘme maison, et dans ma servitude j'avais cependant un précepteur d'une naissance à ne l'ÃÂȘtre que des enfants des rois. M. l'abbé de Gouvon était un cadet destiné par sa famille à l'épiscopat, et dont par cette raison on avait poussé les études plus qu'il n'est ordinaire aux enfants de qualité. On l'avait envoyé à l'université de Sienne, oÃÂč il avait resté plusieurs années, et dont il avait rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour ÃÂȘtre à peu prÚs à Turin ce qu'était jadis à Paris l'abbé de Dangeau. Le dégoût de la théologie l'avait jeté dans les belles-lettres; ce qui est trÚs ordinaire en Italie à ceux qui courent la carriÚre de la prélature. Il avait bien lu les poÚtes, il faisait passablement des vers latins et italiens. En un mot, il avait le goût qu'il fallait pour former le mien, et mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étais farci la tÃÂȘte. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu'il ne pût supporter l'ennui du latin élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut; et à peine m'eut-il fait traduire quelques fables de PhÚdre, qu'il me jeta dans Virgile, oÃÂč je n'entendais presque rien. J'étais destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à ne le savoir jamais. Cependant je travaillais avec assez de zÚle, et monsieur l'abbé me prodiguait ses soins avec une bonté dont le souvenir m'attendrit encore. Je passais avec lui une partie de la matinée, tant pour mon instruction que pour son service; non pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictée et pour copier; et ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle d'écolier. Non seulement j'appris ainsi l'italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature et quelque discernement des bons livres, qui ne s'acquérait pas chez la Tribu, et qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul. Ce temps fut celui de ma vie oÃÂč, sans projets romanesques, je pouvais le plus raisonnablement me livrer à l'espoir de parvenir. Monsieur l'abbé, trÚs content de moi, le disait à tout le monde; et son pÚre m'avait pris dans une affection si singuliÚre, que le comte de Favria m'apprit qu'il avait parlé de moi au roi. Madame de Breil elle-mÃÂȘme avait quitté pour moi son air méprisant. Enfin je devins une espÚce de favori dans la maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honoré des instructions du fils de leur maÃtre, sentaient bien que ce n'était pas pour rester longtemps leur égal. Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avait sur moi par quelques mots lùchés à la volée, et auxquels je n'ai réfléchi qu'aprÚs coup, il m'a paru que la maison de Solar, voulant courir la carriÚre des ambassades, et peut-ÃÂȘtre s'ouvrir de loin celle du ministÚre, aurait été bien aise de se former d'avance un sujet qui eût du mérite et des talents, et qui, dépendant uniquement d'elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce projet du comte de Gouvon était noble, judicieux, magnanime, et vraiment digne d'un grand seigneur bienfaisant et prévoyant mais outre que je n'en voyais pas alors toute l'étendue, il était trop sensé pour ma tÃÂȘte, et demandait un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchait la fortune qu'à travers les aventures et, ne voyant point de femme à tout cela, cette maniÚre de parvenir me paraissait lente, pénible et triste; tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus honorable et sûre que les femmes ne s'en mÃÂȘlaient pas, l'espÚce de mérite qu'elles protÚgent ne valant assurément pas celui qu'on me supposait. Tout allait à merveille. J'avais obtenu, presque arraché l'estime de tout le monde les épreuves étaient finies, et l'on me regardait généralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espérance, qui n'était pas à sa place et qu'on s'attendait d'y voir arriver. Mais ma place n'était pas celle qui m'était assignée par les hommes, et j'y devais parvenir par des chemins bien différents. Je touche à un de ces traits caractéristiques qui me sont propres, et qu'il suffit de présenter au lecteur sans y ajouter de réflexion. Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon espÚce, je ne les aimais pas, et je n'en avais jamais voulu voir aucun. Mais j'avais vu quelques Genevois qui ne l'étaient pas, entre autres un M. Mussard, surnommé Tord-Gueule, peintre en miniature, et un peu mon parent. Ce M. Mussard déterra ma demeure chez le comte de Gouvon, et vint m'y voir avec un autre Genevois appelé Bùcle, dont j'avais été camarade durant mon apprentissage. Ce Bùcle était un garçon trÚs amusant, trÚs gai, plein de saillies bouffonnes que son ùge rendait agréables. Me voilà tout d'un coup engoué de M. Bùcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il allait partir bientÎt pour s'en retourner à GenÚve. Quelle perte j'allais faire! J'en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à profit le temps qui m'était laissé, je ne le quittais plus ou plutÎt il ne me quittait pas lui-mÃÂȘme, car la tÃÂȘte ne me tourna pas d'abord au point d'aller hors de l'hÎtel passer la journée avec lui sans congé; mais bientÎt, voyant qu'il m'obsédait entiÚrement, on lui défendit la porte; et je m'échauffai si bien, qu'oubliant tout, hors mon ami Bùcle, je n'allais ni chez M. l'abbé ni chez M. le comte, et l'on ne me voyait plus dans la maison. On me fit des réprimandes, que je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte elle me fit entrevoir qu'il était possible que Bùcle ne s'en allùt pas seul. DÚs lors je ne vis plus d'autre plaisir, d'autre sort, d'autre bonheur que celui de faire un pareil voyage, et je ne voyais à cela que l'ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour surcroÃt j'entrevoyais madame de Warens, mais dans un éloignement immense; car pour retourner à GenÚve, c'est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés, les bois, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet semblait devoir absorber ma vie entiÚre. Je me rappelais avec délices combien ce mÃÂȘme voyage m'avait paru charmant en venant. Que devait-ce ÃÂȘtre lorsqu'à tout l'attrait de l'indépendance se joindrait celui de faire route avec un camarade de mon ùge, de mon goût et de bonne humeur, sans gÃÂȘne, sans devoir, sans contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme il nous plairait? Il fallait ÃÂȘtre fou pour sacrifier une pareille fortune à des projets d'ambition d'une exécution lente, difficile, incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour, ne valaient pas dans tout leur éclat un quart d'heure de vrai plaisir et de liberté dans la jeunesse. Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je rentrais, le maÃtre d'hÎtel me signifia mon congé de la part de Monsieur le comte. C'était précisément ce que je demandais; car, sentant malgré moi l'extravagance de ma conduite, j'y ajoutais, pour m'excuser, l'injustice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier à moi-mÃÂȘme un parti pris par nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d'aller lui parler le lendemain matin avant mon départ; et comme on voyait que, la tÃÂȘte m'ayant tourné, j'étais capable de n'en rien faire, le maÃtre d'hÎtel remit aprÚs cette visite à me donner quelque argent qu'on m'avait destiné, et qu'assurément j'avais fort mal gagné; car, ne voulant pas me laisser dans l'état de valet, on ne m'avait pas fixé de gages. Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu'il était, me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et j'oserais presque dire les plus tendres, tant il m'exposa d'une maniÚre flatteuse et touchante les soins de son oncle et les intentions de son grand-pÚre. Enfin, aprÚs m'avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiais pour courir à ma perte, il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m'avait séduit. Il était si clair qu'il ne disait pas tout cela de lui-mÃÂȘme, que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux maÃtre, et j'en fus touché mais ce cher voyage était trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J'étais tout à fait hors de sens je me raffermis, je m'endurcis, je fis le fier, et je répondis arrogamment que puisqu'on m'avait donné mon congé, je l'avais pris; qu'il n'était plus temps de s'en dédire, et que, quoi qu'il pût m'arriver en ma vie, j'étais bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d'une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritais, me mit hors de sa chambre par les épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi je sortis triomphant, comme si je venais d'emporter la plus grande victoire; et, de peur d'avoir un second combat à soutenir, j'eus l'indignité de partir sans aller remercier Monsieur l'abbé de ses bontés. Pour concevoir jusqu'oÃÂč mon délire allait dans ce moment, il faudrait connaÃtre à quel point mon coeur est sujet à s'échauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l'imagination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de la vraisemblance à m'y livrer. Croirait-on qu'à prÚs de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or écoutez. L'abbé de Gouvon m'avait fait présent, il y avait quelques semaines, d'une petite fontaine de Héron fort jolie, et dont j'étais transporté. A force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensùmes, le sage Bùcle et moi, que l'une pourrait bien servir à l'autre, et le prolonger. Qu'y avait-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de Héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous bùtÃmes l'édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chÚre devaient nous tomber avec d'autant plus d'abondance que nous étions persuadés l'un et l'autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que, quand ils n'en gorgent pas les passants, c'est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n'imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de nos poumons et l'eau de notre fontaine, elle pouvait nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et nous dirigions d'abord notre course au nord, plutÎt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrÃÂȘter enfin quelque part. Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances et l'attente d'une fortune presque assurée, pour commencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la capitale; adieu la cour, l'ambition, la vanité, l'amour, les belles, et toutes les grandes aventures dont l'espoir m'avait amené l'année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bùcle, la bourse légÚrement garnie, mais le coeur saturé de joie, et ne songeant qu'à jouir de cette ambulante félicité à laquelle j'avais tout à coup borné mes brillants projets. Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m'y étais attendu, mais non pas tout à fait de la mÃÂȘme maniÚre; car bien que notre fontaine amusùt quelques moments dans les cabarets les hÎtesses et leurs servantes, il n'en fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guÚre, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l'argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en évita la peine; la fontaine se cassa prÚs de Bramant et il en était temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu'elle commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu'auparavant, et nous rÃmes beaucoup de notre étourderie d'avoir oublié que nos habits et nos souliers s'useraient, ou d'avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuùmes notre voyage aussi allÚgrement que nous l'avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, oÃÂč notre bourse tarissante nous faisait une nécessité d'arriver. A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venais de faire jamais homme ne prit sitÎt ni si bien son parti sur le passé, mais sur l'accueil qui m'attendait chez madame de Warens; car j'envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon; elle savait sur quel pied j'y étais; et en m'en félicitant, elle m'avait donné des leçons trÚs sages sur la maniÚre dont je devais correspondre aux bontés qu'on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Qu'allait-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas mÃÂȘme à l'esprit qu'elle pût me fermer sa porte mais je craignais le chagrin que j'allais lui donner, je craignais ses reproches, plus durs pour moi que la misÚre. Je résolus de tout endurer en silence, et de tout faire pour l'apaiser. Je ne voyais plus dans l'univers qu'elle seule vivre dans sa disgrùce était une chose qui ne se pouvait pas. Ce qui m'inquiétait le plus était mon compagnon de voyage, dont je ne voulais pas lui donner le surcroÃt, et dont je craignais de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la derniÚre journée. Le drÎle me comprit; il était plus fou que sot. Je crus qu'il s'affecterait de mon inconstance; j'eus tort, mon ami Bùcle ne s'affectait de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous mis le pied dans la ville, qu'il me dit Te voilà chez toi, m'embrassa, me dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n'ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre amitié durÚrent en tout environ six semaines; mais les suites en dureront autant que moi. Que le coeur me battit en approchant de la maison de madame de Warens! mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se couvraient d'un voile; je ne voyais rien, je n'entendais rien, je n'aurais reconnu personne je fus contraint de m'arrÃÂȘter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j'avais besoin qui me troublait à ce point? A l'ùge oÃÂč j'étais, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n'appartint à l'intérÃÂȘt ni à l'indigence de m'épanouir ou de me serrer le coeur. Dans le cours d'une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j'ai toujours vu du mÃÂȘme oeil l'opulence et la misÚre. Au besoin, j'aurais pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en ÃÂȘtre réduit là . Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon ùme, à l'épreuve de la fortune, n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus malheureux des mortels. A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle avait su de mes nouvelles; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d'un ton caressant, te revoilà donc? Je savais bien que tu étais trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi mal tourné que j'avais craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut pas longue, et que je lui fis trÚs fidÚlement, en supprimant cependant quelques articles, mais au reste sans m'épargner ni m'excuser. Il fut question de mon gÃte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n'osais respirer durant cette délibération; mais quand j'entendis que je coucherais dans la maison, j'eus peine à me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m'était destinée, à peu prÚs comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez madame de Wolmar. J'eus pour surcroÃt le plaisir d'apprendre que cette faveur ne serait pas passagÚre; et dans un moment oÃÂč l'on me croyait attentif à tout autre chose, j'entendis qu'elle disait On dira ce qu'on voudra; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l'abandonner. Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de coeur, qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l'ouvrage de la nature, et peut-ÃÂȘtre un produit de l'organisation, elle a besoin de situations qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né trÚs sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son ÃÂȘtre. Tel à peu prÚs j'avais été jusqu'alors, et tel j'aurais toujours été peut-ÃÂȘtre, si je n'avais jamais connu madame de Warens, ou si, mÃÂȘme l'ayant connue, je n'avais pas vécu assez longtemps auprÚs d'elle pour contracter la douce habitude des sentiments affectueux qu'elle m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour ne sent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-ÃÂȘtre, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l'amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre je n'imagine pas qu'il puisse agir pour quelqu'un du mÃÂȘme sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l'éprouvai jamais prÚs d'aucun de mes amis. Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets. Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle piÚce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle oÃÂč l'on me logea. Cette chambre était sur le passage dont j'ai parlé, oÃÂč se fit notre premiÚre entrevue; et au delà du ruisseau et des jardins on découvrait la campagne. Cet aspect n'était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C'était depuis Bossey la premiÚre fois que j'avais du vert devant mes fenÃÂȘtres. Toujours masqué par des murs, je n'avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à l'attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chÚre patronne il me semblait qu'elle l'avait mis là tout exprÚs pour moi; je m'y plaçais paisiblement auprÚs d'elle; je la voyais partout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se confondaient à mes yeux. Mon coeur, jusqu'alors comprimé, se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s'exhalaient plus librement parmi ces vergers. On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que j'avais vue à Turin; mais on y trouvait la propreté, la décence, et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avait peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais l'une et l'autre étaient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle donnait d'excellent café. Quiconque la venait voir était invité à dÃner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger ou boire. Son domestique était composé d'une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d'un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d'une cuisiniÚre, et de deux porteurs de louage quand elle allait en visite, ce qu'elle faisait rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé eut pu suffire à tout cela dans un pays oÃÂč la terre est trÚs bonne et l'argent trÚs rare. Malheureusement l'économie ne fut jamais sa vertu favorite elle s'endettait, elle payait; l'argent faisait la navette, et tout allait. La maniÚre dont son ménage était monté était précisément celle que j'aurais choisie on peut croire que j'en profitais avec plaisir. Ce qui m'en plaisait moins était qu'il fallait rester trÚs longtemps à table. Elle supportait avec peine la premiÚre odeur du potage et des mets; cette odeur la faisait presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à peu, causait, et ne mangeait point. Ce n'était qu'au bout d'une demi-heure qu'elle essayait le premier morceau. J'aurais dÃné trois fois dans cet intervalle; mon repas était fait longtemps avant qu'elle eût commencé le sien. Je recommençais de compagnie; aussi je mangeais pour deux, et ne m'en trouvais pas plus mal. Enfin je me livrais d'autant plus au doux sentiment du bien-ÃÂȘtre que j'éprouvais auprÚs d'elle, que ce bien-ÃÂȘtre dont je jouissais n'était mÃÂȘlé d'aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N'étant point encore dans l'étroite confidence de ses affaires, je les supposais en état d'aller toujours sur le mÃÂȘme pied. J'ai retrouvé les mÃÂȘmes agréments dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu'ils anticipaient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gùté chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir à pure perte; je n'ai jamais pu l'éviter. DÚs le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit entre nous au mÃÂȘme degré oÃÂč elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous demeurùmes Petit et Maman, mÃÂȘme quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de nos maniÚres, et surtout la relation de nos coeurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mÚres, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien; et si les sens entrÚrent dans mon attachement pour elle, ce n'était pas pour en changer la nature mais pour le rendre seulement plus exquis, pour m'enivrer du charme d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'était délicieux de caresser je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n'imagina de m'épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon coeur d'en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d'une autre espÚce; j'en conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire à la fois. Le coup d'oeil de notre premiÚre entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n'allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n'avais ni transports ni désirs auprÚs d'elle; j'étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurais ainsi passé ma vie et l'éternité mÃÂȘme sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tÃÂȘte-à -tÃÂȘte étaient moins des entretiens qu'un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d'ÃÂȘtre interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il fallait plutÎt m'en faire une de me taire. A force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rÃÂȘverie. Eh bien! je la laissais rÃÂȘver; je me taisais, je la contemplais, et j'étais le plus heureux des hommes. J'avais encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tÃÂȘte-à -tÃÂȘte, je le recherchais sans cesse, et j'en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur quand des importuns venaient le troubler. SitÎt que quelqu'un arrivait, homme ou femme, il n'importait pas, je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprÚs d'elle. J'allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu'ils avaient tant à dire, parce que j'avais à dire encore plus. Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étais que content; mais mon inquiétude en son absence allait au point d'ÃÂȘtre douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d'attendrissement, qui souvent allaient jusqu'aux larmes. Je me souviendrai toujours qu'un jour de grande fÃÂȘte, tandis qu'elle était à vÃÂȘpres, j'allai me promener hors de la ville, le coeur plein de son image et du désir ardent de passer mes jours auprÚs d'elle. J'avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n'était pas possible, et qu'un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela donnait à ma rÃÂȘverie une tristesse qui n'avait pourtant rien de sombre, et qu'un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches, qui m'a toujours singuliÚrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champÃÂȘtres dans lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure; tout cela me frappait tellement d'une impression vive, tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour oÃÂč mon coeur, possédant toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans des ravissements inexprimables, sans songer mÃÂȘme à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m'ÃÂȘtre élancé jamais dans l'avenir avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de cette rÃÂȘverie, quand elle s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avais imaginés. Si jamais rÃÂȘve d'un homme éveillé eut l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là . Je n'ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours, et les ans, et la vie entiÚre, s'y passaient dans une inaltérable tranquillité; au lieu qu'en effet tout cela n'a duré qu'un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe son accomplissement fut presque à l'instant suivi du réveil. Je ne finirais pas si j'entrais dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chÚre maman me faisait faire quand je n'étais plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisé mon lit en songeant qu'elle y avait couché; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu'ils étaient à elle, que sa belle main les avait touchés; le plancher mÃÂȘme, sur lequel je me prosternais en songeant qu'elle y avait marché! Quelquefois mÃÂȘme en sa présence il m'échappait des extravagances que le plus violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu'elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie que j'y vois un cheveu elle rejette le morceau sur son assiette; je m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y avait qu'une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison. J'étais revenu d'Italie non tout à fait comme j'y étais allé, mais comme peut-ÃÂȘtre jamais à mon ùge on n'en est revenu. J'en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avais senti le progrÚs des ans; mon tempérament inquiet s'était enfin déclaré, et sa premiÚre éruption, trÚs involontaire, m'avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors. BientÎt rassuré, j'appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives c'est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d'obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu'avait rétablie en moi la nature, et à qui j'avais donné le temps de se bien former. Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente, logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon coeur, la voyant sans cesse dans la journée, le soir entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un lit oÃÂč je sais qu'elle a couché. Que de stimulants! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprÚs d'elle, du désir ardent d'y passer mes jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mÚre, une soeur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours ainsi, toujours la mÃÂȘme, et ne voyais jamais qu'elle. Son image, toujours présente à mon coeur, n'y laissait place à nulle autre; elle était pour moi la seule femme qui fût au monde; et l'extrÃÂȘme douceur des sentiments qu'elle m'inspirait, ne laissant pas à mes sens le temps de s'éveiller pour d'autres, me garantissait d'elle et de tout son sexe. En un mot, j'étais sage, parce que je l'aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espÚce était mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j'en puis dire est que s'il paraÃt déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paraÃtra beaucoup plus. Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisaient le moins. C'étaient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c'étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de passants, de mendiants, de visites de toute espÚce. Il fallait entretenir tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frÚre lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes; et ce qui la faisait rire encore plus était de me voir d'autant plus furieux que je ne pouvais moi-mÃÂȘme m'empÃÂȘcher de rire. Ces petits intervalles oÃÂč j'avais le plaisir de grogner étaient charmants; et s'il survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer parti pour l'amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d'oeil pour lesquels je l'aurais volontiers battue. Elle avait peine à s'abstenir d'éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu'au fond de mon coeur, et mÃÂȘme en dépit de moi, je trouvais tout cela trÚs comique. Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusait pourtant, parce qu'il faisait partie d'une maniÚre d'ÃÂȘtre qui m'était charmante. Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu'on me faisait faire n'était selon mon goût, mais tout était selon mon coeur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n'eût fourni des scÚnes folùtres qui nous égayaient sans cesse c'est peut-ÃÂȘtre la premiÚre fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendais connaÃtre à l'odeur un livre de médecine; et, ce qu'il y a de plaisant, est que je m'y trompais rarement. Elle me faisait goûter des plus détestables drogues. J'avais beau fuir ou vouloir me défendre; malgré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyais ces jolis doigts barbouillés s'approcher de ma bouche, il fallait finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage était rassemblé dans la mÃÂȘme chambre, à nous entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu'on y jouait quelque farce, et non pas qu'on y faisait de l'opiat ou de l'élixir. Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J'avais trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupais le Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la Henriade. Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désoeuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur surtout me plut beaucoup et me fit du bien. M. l'abbé de Gouvon m'avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion; la lecture me profitait mieux. Je m'accoutumais à réfléchir sur l'élocution, sur les constructions élégantes; je m'exerçais à discerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe, que je faisais avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maÃtres Parlùt encore pour lui dans le coeur de ces traÃtres. Ce mot parlùt qui me frappa, m'apprit qu'il fallait un t à la troisiÚme personne du subjonctif, au lieu qu'auparavant je l'écrivais et prononçais parla comme le présent de l'indicatif. Quelquefois je causais avec maman de mes lectures, quelquefois je lisais auprÚs d'elle j'y prenais grand plaisir; je m'exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avait l'esprit orné. Il était alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s'étaient empressés à lui plaire, et lui avaient appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avait, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parlait que de Bayle, et faisait grand cas de Saint-Évremond, qui depuis longtemps était mort en France. Mais cela n'empÃÂȘchait pas qu'elle connût la bonne littérature, et qu'elle n'en parlùt fort bien. Elle avait été élevée dans des sociétés choisies; et, venue en Savoie encore jeune, elle avait perdu dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton maniéré du pays de Vaud, oÃÂč les femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes. Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant, elle y avait jeté un coup d'oeil rapide qui lui avait suffi pour la connaÃtre. Elle s'y conserva toujours des amis, et, malgré de secrÚtes jalousies, malgré les murmures qu'excitaient sa conduite et ses dettes, elle n'a jamais perdu sa pension. Elle avait l'expérience du monde, et l'esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C'était le sujet favori de ses conversations, et c'était précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d'instruction dont j'avais le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la BruyÚre il lui plaisait plus que la Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, oÃÂč l'on n'aime pas à voir l'homme comme il est. Quand elle moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espaces; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenais patience, et ses longueurs ne m'ennuyaient pas. Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et l'inquiétude de la voir finir était la seule chose qui en troublait la jouissance. Tout en folùtrant, maman m'étudiait, m'observait, m'interrogeait, et bùtissait pour ma fortune force projets dont je me serais bien passé. Heureusement que ce n'était pas le tout de connaÃtre mes penchants, mes goûts, mes petits talents; il fallait trouver ou faire naÃtre les occasions d'en tirer parti, et tout cela n'était pas l'affaire d'un jour. Les préjugés mÃÂȘme qu'avait conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculaient les moments de le mettre en oeuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin tout allait au gré de mes désirs, grùce à la bonne opinion qu'elle avait de moi mais il en fallut rabattre, et dÚs lors adieu la tranquillité. Un de ses parents, appelé M. d'Aubonne, la vint voir. C'était un homme de beaucoup d'esprit, intrigant, génie à projets comme elle, mais qui ne s'y ruinait pas, une espÚce d'aventurier. Il venait de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie trÚs composée, qui n'avait pas été goûté. Il allait le proposer à la cour de Turin, oÃÂč il fut adopté et mis en exécution. Il s'arrÃÂȘta quelque temps à Annecy, et y devint amoureux de madame l'intendante, qui était une personne fort aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir chez maman. M. d'Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi; il se chargea de m'examiner, de voir à quoi j'étais propre, et, s'il me trouvait de l'étoffe, de chercher à me placer. Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir de rien. Il s'y prit trÚs bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu'il était possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paraÃtre m'observer, sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu converser sans gÃÂȘne. J'étais enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promettaient mon extérieur et ma physionomie animée, j'étais, sinon tout à fait inepte, au moins un garçon de peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, trÚs borné en un mot à tous égards, et que l'honneur de devenir quelque jour curé de village était la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu'il rendit de moi à madame de Warens. Ce fut la seconde ou troisiÚme fois que je fus ainsi jugé ce ne fut pas la derniÚre, et l'arrÃÂȘt de M. Masseron a souvent été confirmé. La cause de ces jugements tient trop à mon caractÚre pour n'avoir pas ici besoin d'explication; car en conscience on sent bien que je ne puis sincÚrement y souscrire, et qu'avec toute l'impartialité possible, quoi qu'aient pu dire messieurs Masseron, d'Aubonne et beaucoup d'autres, je ne les saurais prendre au mot. Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la maniÚre un tempérament trÚs ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naÃtre, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu'aprÚs coup. On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au mÃÂȘme individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon ùme; mais, au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse mÃÂȘme, pourvu qu'on m'attende je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une assez jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier A votre gorge, marchand de Paris, je dis Me voilà . Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai mÃÂȘme seul et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tÃÂȘte avec la plus incroyable difficulté elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot; il faut que j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et aprÚs une longue et confuse agitation. N'avez-vous point vu quelquefois l'opéra en Italie? Dans les changements de scÚne, il rÚgne sur ces grands théùtres un désordre désagréable et qui dure assez longtemps; toutes les décorations sont entremÃÂȘlées, on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser; cependant peu à peu tout s'arrange, rien ne manque, et l'on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre est à peu prÚs celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j'avais su premiÚrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé. De là vient l'extrÃÂȘme difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mÃÂȘlés, indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à -vis d'une table et de mon papier; c'est à la promenade, au milieu des rochers et des bois; c'est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies que j'écris dans mon cerveau l'on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par coeur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tÃÂȘte avant qu'elle fût en état d'ÃÂȘtre mise sur le papier. De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'à ceux qui veulent ÃÂȘtre faits avec une certaine légÚreté, comme les lettres; genre dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au supplice. Je n'écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir; ma lettre est un long et confus verbiage; à peine m'entend-on quand on la lit. Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent mÃÂȘme à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénÚtre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient, je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance; rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé; et il est rare que je me trompe. Si peu maÃtre de mon esprit seul avec moi-mÃÂȘme, qu'on juge de ce que je dois ÃÂȘtre dans la conversation, oÃÂč, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas mÃÂȘme comment on ose parler dans un cercle; car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait connaÃtre tous leurs caractÚres, savoir leurs histoires, pour ÃÂȘtre sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là -dessus, ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage sachant mieux ce qu'il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils disent; encore leur échappe-t-il souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues il lui est presque impossible de parler une minute impunément. Dans le tÃÂȘte-à -tÃÂȘte il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours quand on vous parle, il faut répondre; et si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de la société. Je ne trouve point de gÃÂȘne plus terrible que l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c'est assez qu'il faille absolument que je parle, pour que je dise une sottise infailliblement. Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire quand je n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tÎt ma dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hùte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j'en pourrais citer, j'en prends un qui n'est pas de ma jeunesse, mais d'un temps oÃÂč, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j'en aurais pris l'aisance et le ton, si la chose eût été possible. J'étais un soir entre deux grandes dames et un homme qu'on peut nommer; c'était M. le duc de Gontaut. Il n'y avait personne autre dans la chambre, et je m'efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait quels! à une conversation entre quatre personnes, dont trois n'avaient assurément pas besoin de mon supplément. La maÃtresse de la maison se fit apporter un opiate dont elle prenait tous les jours deux fois pour son estomac. L'autre dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant Est-ce de l'opiate de M. Tronchin? Je ne crois pas, répondit sur le mÃÂȘme ton la premiÚre. Je crois qu'elle ne vaut guÚre mieux, ajouta galamment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit; il n'échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et l'instant d'aprÚs la conversation prit un autre tour. Vis-à -vis d'une autre la balourdise eût pu n'ÃÂȘtre que plaisante; mais adressée à une femme trop aimable pour n'avoir pas un peu fait parler d'elle, et qu'assurément je n'avais pas dessein d'offenser, elle était terrible; et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de la peine à s'empÃÂȘcher d'éclater. Voilà de ces traits d'esprit qui m'échappent pour vouloir parler sans avoir rien à dire. J'oublierai difficilement celui-là ; car, outre qu'il est par lui-mÃÂȘme trÚs mémorable, j'ai dans la tÃÂȘte qu'il a eu des suites qui ne me le rappellent que trop souvent. Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment, n'étant pas un sot, j'ai cependant souvent passé pour l'ÃÂȘtre, mÃÂȘme chez des gens en état de bien juger d'autant plus malheureux que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidité. Ce détail, qu'une occasion particuliÚre a fait naÃtre, n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue à une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais, on ne l'aurait pas soupçonné mÃÂȘme; et c'est ce qui est arrivé à madame Dupin, quoique femme d'esprit, et quoique j'aie vécu dans sa maison plusieurs années, elle me l'a dit bien des fois elle-mÃÂȘme depuis ce temps-là . Au reste, tout ceci souffre des exceptions, et j'y reviendrai dans la suite. La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui me convenait ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n'avais pas fait mes études, et que je ne savais pas mÃÂȘme assez de latin pour ÃÂȘtre prÃÂȘtre. Madame de Warens imagina de me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au supérieur. C'était un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j'aie connu; ce qui n'est pas beaucoup dire à la vérité. Il venait quelquefois chez maman, qui l'accueillait, le caressait, l'agaçait mÃÂȘme, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu'il était en fonction, elle courait par la chambre de cÎté et d'autre, faisait tantÎt ceci, tantÎt cela. Tiré par le lacet, monsieur le supérieur suivait en grondant, et disant à tout moment Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisait un sujet assez pittoresque. M. Gros se prÃÂȘta de bon coeur au projet de maman. Il se contenta d'une pension trÚs modique, et se chargea de l'instruction. Il ne fut question que du consentement de l'évÃÂȘque, qui non seulement l'accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit laïque jusqu'à ce qu'on pût juger, par un essai, du succÚs qu'on devait espérer. Quel changement! Il fallut m'y soumettre. J'allai au séminaire comme j'aurais été au supplice. La triste maison qu'un séminaire, surtout pour qui sort de celle d'une aimable femme! J'y portai un seul livre, que j'avais prié maman de me prÃÂȘter, et qui me fut d'une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c'était un livre de musique. Parmi les talents qu'elle avait cultivés, la musique n'avait pas été oubliée. Elle avait de la voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin elle avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant; et il fallut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j'avais une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m'exercer seul. Le livre que j'emportai n'était pas mÃÂȘme des plus faciles; c'étaient les cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connaÃtre ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d'Alphée et Aréthuse; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu'il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l'air. Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin qu'il voulait m'enseigner. Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d'épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire était sardonique; ses membres jouaient comme les poulies d'un mannequin. J'ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m'est restée, et j'ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d'entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu'un cachot. Qu'on juge du contraste d'un pareil maÃtre pour le disciple d'un abbé de cour! Si j'étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tÃÂȘte n'y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s'aperçut que j'étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n'était pas difficile. Il m'Îta des griffes de ma bÃÂȘte, et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes c'était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gùtier, qui faisait son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu'il donnait à diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gùtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur le roux il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d'esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une ùme sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu'on ne pouvait le voir sans s'intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu'il prévoyait sa destinée, et qu'il se sentait né pour ÃÂȘtre malheureux. Son caractÚre ne démentait pas sa physionomie plein de patience et de complaisance, il semblait plutÎt étudier avec moi que m'instruire. Il n'en fallait pas tant pour me le faire aimer, son prédécesseur avait rendu cela trÚs facile. Cependant, malgré tout le temps qu'il me donnait, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prÃt trÚs bien, j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maÃtres, excepté mon pÚre et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-aprÚs. Mon esprit, impatient de toute espÚce de joug, ne peut s'asservir à la loi du moment; la crainte mÃÂȘme de ne pas apprendre m'empÃÂȘche d'ÃÂȘtre attentif de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre; il va en avant, et je n'entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui. Le temps des ordinations étant venu, M. Gùtier s'en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des voeux qui n'ont pas été plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-mÃÂȘme. Quelques années aprÚs j'appris qu'étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un coeur trÚs tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocÚse administré trÚs sévÚrement. Les prÃÂȘtres, en bonne rÚgle, ne doivent faire des enfants qu'à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s'il aura pu dans la suite rétablir ses affaires mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon coeur, me revint quand j'écrivis l'Émile; et, réunissant M. Gùtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prÃÂȘtres l'original du vicaire savoyard. Je me flatte que l'imitation n'a pas déshonoré ses modÚles. Pendant que j'étais au séminaire, M. d'Aubonne fut obligé de quitter Annecy. Monsieur l'intendant s'avisa de trouver mauvais qu'il fÃt l'amour à sa femme. C'était faire comme le chien du jardinier; car, quoique madame Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu'il fut question de séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-mÃÂȘme. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons M. d'Aubonne se vengea du sien par une comédie; il envoya cette piÚce à madame de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naÃtre la fantaisie d'en faire une, pour essayer si j'étais en effet aussi bÃÂȘte que l'auteur l'avait prononcé mais ce ne fut qu'à Chambéri que j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de lui-mÃÂȘme. Ainsi quand j'ai dit dans la préface de cette piÚce que je l'avais écrite à dix-huit ans, j'ai menti de quelques années. C'est à peu prÚs à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-mÃÂȘme, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avais oublié. Toutes les semaines j'avais une fois la permission de sortir; je n'ai pas besoin de dire quel usage j'en faisais. Un dimanche que j'étais chez maman, le feu prit à un bùtiment des cordeliers attenant à la maison qu'elle occupait. Ce bùtiment, oÃÂč était leur four, était plein jusqu'au comble de fascines sÚches. Tout fut embrasé en trÚs peu de temps la maison était en grand péril, et couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déménager en hùte et de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à -vis mes anciennes fenÃÂȘtres, et au delà du ruisseau dont j'ai parlé. J'étais si troublé que je jetais indifféremment par la fenÃÂȘtre tout ce qui me tombait sous la main, jusqu'à un gros mortier de pierre, qu'en tout autre temps j'aurais eu peine à soulever; j'étais prÃÂȘt à y jeter de mÃÂȘme une grande glace, si quelqu'un ne m'eût retenu. Le bon EvÃÂȘque, qui était venu voir maman ce jour-là , ne resta pas non plus oisif. Il l'emmena dans le jardin, oÃÂč il se mit en priÚres avec elle et tous ceux qui étaient là ; en sorte qu'arrivant quelque temps aprÚs, je vis tout le monde à genoux et m'y mis comme les autres. Durant la priÚre du saint homme le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes, qui couvraient la maison et entraient déjà par les fenÃÂȘtres, furent portées de l'autre cÎté de la cour, et la maison n'eut aucun mal. Deux ans aprÚs, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrÚres, commencÚrent à recueillir les piÚces qui pouvaient servir à sa béatification. A la priÚre du P. Boudet, je joignis à ces piÚces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J'avais vu l'EvÃÂȘque en priÚre, et durant sa priÚre j'avais vu le vent changer, et mÃÂȘme trÚs à propos; voilà ce que je pouvais dire et certifier mais qu'une de ces deux choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincÚrement catholique, j'étais de bonne foi. L'amour du merveilleux, si naturel au coeur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-ÃÂȘtre contribué moi-mÃÂȘme au miracle, aidÚrent à me séduire; et ce qu'il y a de sûr est que si ce miracle eût été l'effet des plus ardentes priÚres, j'aurais bien pu m'en attribuer ma part. Plus de trente ans aprÚs, lorsque j'eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était heureuse, et l'à -propos me parut à moi-mÃÂȘme trÚs plaisant. J'étais destiné à ÃÂȘtre le rebut de tous les états. Quoique M. Gùtier eût rendu de mes progrÚs le compte le moins défavorable qu'il lui fût possible, on voyait qu'ils n'étaient pas proportionnés à mon travail, et cela n'était pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l'évÃÂȘque et le supérieur se rebutÚrent-ils, et on me rendit à madame de Warens comme un sujet qui n'était pas mÃÂȘme bon pour ÃÂȘtre prÃÂȘtre; au reste, assez bon garçon, disait-on, et point vicieux ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna pas. Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j'avais tiré si bon parti. Mon air d'Alphée et Aréthuse était à peu prÚs tout ce que j'avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naÃtre la pensée de me faire musicien l'occasion était commode; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maÃtre de musique de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir trÚs souvent. C'était un Parisien nommé M. le MaÃtre, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d'esprit, mais au demeurant trÚs bon homme. Maman me fit faire sa connaissance je m'attachais à lui, je ne lui déplaisais pas on parla de pension, l'on en convint. Bref, j'entrai chez lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agréablement que la maÃtrise n'étant qu'à vingt pas de la maison de maman, nous étions chez elle en un moment, et nous y soupions trÚs souvent ensemble. On jugera bien que la vie de la maÃtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de choeur, me plaisait plus que celle du séminaire avec les pÚres de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour ÃÂȘtre plus libre, n'en était pas moins égale et réglée. J'étais fait pour aimer l'indépendance et pour n'en abuser jamais. Durant six mois entiers je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez maman ou à l'église, et je n'en fus pas mÃÂȘme tenté. Cet intervalle est un de ceux oÃÂč j'ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses oÃÂč je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-ÃÂȘtre, qu'en les remémorant j'en suis affecté comme si j'y étais encore. Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là , et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétait à la maÃtrise, tout ce qu'on chantait au choeur, tout ce qu'on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prÃÂȘtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu'aprÚs avoir posé son épée M. le MaÃtre endossait par-dessous son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au choeur; l'orgueil avec lequel j'allais, tenant ma petite flûte à bec, m'établir dans l'orchestre à la tribune pour un petit bout de récit que M. le MaÃtre avait fait exprÚs pour moi, le bon dÃner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu'on y portait; ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J'ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu'un dimanche de l'Avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là . Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait un peu de musique je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que M. le MaÃtre me fit chanter avec elle, et que sa maÃtresse écoutait avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'à la bonne servante Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de choeur faisaient tant endÃÂȘver, tout, dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d'innocence, revient souvent me ravir et m'attrister. Je vivais à Annecy depuis prÚs d'un an sans le moindre reproche; tout le monde était content de moi. Depuis mon départ de Turin je n'avais point fait de sottise, et je n'en fis point tant que je fus sous les yeux de maman. Elle me conduisait, et me conduisait toujours bien mon attachement pour elle était devenu ma seule passion; et ce qui prouve que ce n'était pas une passion folle, c'est que mon coeur formait ma raison. Il est vrai qu'un seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettait hors d'état de rien apprendre, pas mÃÂȘme la musique, bien que j'y fisse tous mes efforts. Mais il n'y avait point de ma faute; la bonne volonté y était tout entiÚre, l'assiduité y était. J'étais distrait, rÃÂȘveur, je soupirais qu'y pouvais-je faire? Il ne manquait à mes progrÚs rien qui dépendÃt de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne fallait qu'un sujet qui vÃnt me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tÃÂȘte en tira parti. Un soir du mois de février qu'il faisait bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendÃmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d'un air aisé, et fait à M. le MaÃtre un compliment court et bien tourné, se donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses finances forçait de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de musicien français, le coeur tressaillit au bon le MaÃtre il aimait passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gÃte dont il paraissait avoir grand besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façons. Je l'examinai tandis qu'il se chauffait et qu'il jasait en attendant le souper. Il était court de stature, mais large de carrure; il avait je ne sais quoi de contrefait dans sa taille, sans aucune difformité particuliÚre; c'était pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu'il boitait un peu; il avait un habit noir plutÎt usé que vieux, et qui tombait par piÚces, une chemise trÚs fine et trÚs sale, de belles manchettes d'effilé, des guÃÂȘtres dans lesquelles il aurait mis les deux jambes, et, pour se garantir de la neige, un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avait pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentait pas; sa physionomie avait de la finesse et de l'agrément; il parlait facilement et bien, mais trÚs peu modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu de l'éducation, et qui n'allait pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu'il s'appelait Venture de Villeneuve, qu'il venait de Paris, qu'il s'était égaré dans sa route; et, oubliant un peu son rÎle de musicien, il ajouta qu'il allait à Grenoble voir un parent qu'il avait dans le parlement. Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célÚbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu'on disait il paraissait au fait; mais à peine un sujet était-il entamé, qu'il brouillait l'entretien par quelque polissonnerie qui faisait rire, et oublier ce que l'on avait dit. C'était un samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale. M. le MaÃtre lui propose d'y chanter; trÚs volontiers; lui demande quelle est sa partie; la haute-contre; et il parle d'autre chose. Avant d'aller à l'église on lui offrit sa partie à prévoir; il n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le MaÃtre Vous verrez, me dit-il à l'oreille, qu'il ne sait pas une note de musique. J'en ai grand'peur, lui répondis-je. Je les suivis trÚs inquiet. Quand on commença, le coeur me battit d'une terrible force, car je m'intéressais beaucoup à lui. J'eus bientÎt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une trÚs jolie voix. Je n'ai guÚre eu de plus agréable surprise. AprÚs la messe, M. Venture reçut des compliments à perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il répondait en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grùce. M. le MaÃtre l'embrassa de bon coeur; j'en fis autant il vit que j'étais bien aise, et cela parut lui faire plaisir. On conviendra, je m'assure, qu'aprÚs m'ÃÂȘtre engoué de M. Bùcle, qui tout compté n'était qu'un manant, je pouvais m'engouer de M. Venture, qui avait de l'éducation, des talents, de l'esprit, de l'usage du monde, et qui pouvait passer pour un aimable débauché. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce qui serait arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d'autant plus facilement encore qu'il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mérite, et un meilleur goût pour s'y attacher car Venture en avait sans contredit, et il en avait surtout un bien rare à son ùge, celui de n'ÃÂȘtre point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu'il se vantait de beaucoup de choses qu'il ne savait point; mais pour celles qu'il savait, et qui étaient en assez grand nombre, il n'en disait rien il attendait l'occasion de les montrer; il s'en prévalait alors sans empressement, et cela faisait le plus grand effet. Comme il s'arrÃÂȘtait aprÚs chaque chose sans parler du reste, on ne savait plus quand il aurait tout montré. Badin, folùtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disait du ton le plus élégant les choses les plus grossiÚres, et les faisait passer. Les femmes mÃÂȘme les plus modestes s'étonnaient de ce qu'elles enduraient de lui. Elles avaient beau sentir qu'il fallait se fùcher, elles n'en avaient pas la force. Il ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu'il fût fait pour avoir de bonnes fortunes; mais il était fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était difficile qu'avec tant de talents agréables, dans un pays oÃÂč l'on s'y connaÃt et oÃÂč on les aime, il restùt borné longtemps à la sphÚre des musiciens. Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que celui que j'avais pris pour M. Bùcle. J'aimais à le voir, à l'entendre; tout ce qu'il faisait me paraissait charmant, tout ce qu'il disait me semblait des oracles mais mon engouement n'allait pas jusqu'à ne pouvoir me séparer de lui. J'avais à mon voisinage un bon préservatif contre cet excÚs. D'ailleurs, trouvant ses maximes trÚs bonnes pour lui, je sentais qu'elles n'étaient pas à mon usage; il me fallait une autre sorte de volupté, dont il n'avait pas l'idée, et dont je n'osais mÃÂȘme lui parler, bien sûr qu'il se serait moqué de moi. Cependant j'aurais voulu allier cet attachement avec celui qui me dominait. J'en parlais à maman avec transport; le MaÃtre lui en parlait avec éloges. Elle consentit qu'on le lui amenùt. Mais cette entrevue ne réussit point du tout il la trouva précieuse, elle le trouva libertin; et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise connaissance, non seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m'y livrer; et, trÚs heureusement pour mes moeurs et pour ma tÃÂȘte, nous fûmes bientÎt séparés. M. le MaÃtre avait les goûts de son art; il aimait le vin. A table cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il fallait qu'il bût. Sa servante le savait si bien, que, sitÎt qu'il préparait son papier pour composer et qu'il prenait son violoncelle, son pot et son verre arrivaient l'instant d'aprÚs, et le pot se renouvelait de temps à autre. Sans jamais ÃÂȘtre absolument ivre, il était toujours pris de vin; et en vérité c'était dommage, car c'était un garçon essentiellement bon, et si gai que maman ne l'appelait que petit chat. Malheureusement il aimait son talent, travaillait beaucoup et buvait de mÃÂȘme. Cela prit sur sa santé et enfin sur son humeur il était quelquefois ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossiÚreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n'a jamais dit une mauvaise parole, mÃÂȘme à un de ses enfants de choeur; mais il ne fallait pas non plus lui manquer, et cela était juste. Le mal était qu'ayant peu d'esprit, il ne discernait pas les tons et les caractÚres, et prenait souvent la mouche sur rien. L'ancien chapitre de GenÚve, oÃÂč jadis tant de princes et d'évÃÂȘques se faisaient un honneur d'entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y ÃÂȘtre admis, il faut toujours ÃÂȘtre gentilhomme ou docteur de Sorbonne; et s'il est un orgueil pardonnable aprÚs celui qui se tire du mérite personnel, c'est celui qui se tire de la naissance. D'ailleurs tous les prÃÂȘtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi que les chanoines traitaient souvent le pauvre le MaÃtre. Le chantre surtout, appelé M. l'abbé de Vidonne, qui du reste était un trÚs galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n'avait pas toujours pour lui les égards que méritaient ses talents; et l'autre n'endurait pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la semaine sainte un démÃÂȘlé plus vif qu'à l'ordinaire dans un dÃner de rÚgle que l'évÃÂȘque donnait aux chanoines, et oÃÂč le MaÃtre était toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire démordre, quoique madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n'épargnùt rien pour l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans en les laissant dans l'embarras aux fÃÂȘtes de Pùques, temps oÃÂč l'on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l'embarrassait lui-mÃÂȘme était sa musique qu'il voulait emporter, ce qui n'était pas facile elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s'emportait pas sous le bras. Maman fit ce que j'aurais fait et ce que je ferais encore à sa place. AprÚs bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l'aider en tout ce qui dépendait d'elle. J'ose dire qu'elle le devait. Le MaÃtre s'était consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenait à son art, soit en ce qui tenait à ses soins, il était entiÚrement à ses ordres; et le coeur avec lequel il les suivait donnait à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami, dans une occasion essentielle, ce qu'il faisait pour elle en détail depuis trois ou quatre ans mais elle avait une ùme qui, pour remplir de pareils devoirs, n'avait pas besoin de songer que c'en étaient pour elle. Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. le MaÃtre, au moins jusqu'à Lyon, et de m'attacher à lui aussi longtemps qu'il aurait besoin de moi. Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner de Venture était entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidÚle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre à Annecy une bÃÂȘte de somme, qui nous ferait infailliblement découvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jusqu'à une certaine distance, et louer ensuite un ùne dans un village pour la transporter jusqu'à Seyssel, oÃÂč, étant sur terres de France, nous n'aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi nous partÃmes le mÃÂȘme soir à sept heures; et maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat d'un surcroÃt qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portùmes la caisse comme nous pûmes jusqu'au premier village, oÃÂč un ùne nous relaya; et la mÃÂȘme nuit nous nous rendÃmes à Seyssel. Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps oÃÂč je suis si peu semblable à moi-mÃÂȘme, qu'on me prendrait pour un autre homme de caractÚre tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyssel, était chanoine de Saint-Pierre, par conséquent de la connaissance de M. le MaÃtre, et l'un des hommes dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d'aller nous présenter à lui, et lui demander gÃte sous quelque prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le MaÃtre goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et plaisante. Nous allùmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut trÚs bien. Le MaÃtre lui dit qu'il allait à Bellay, à la priÚre de l'évÃÂȘque, diriger sa musique aux fÃÂȘtes de Pùques, qu'il comptait repasser dans peu de jours; et moi, à l'appui de ce mensonge, j'en enfilai cent autres si naturels, que M. Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M. Reydelet ne savait quelle chÚre nous faire; et nous nous séparùmes les meilleurs amis du monde, avec promesse de nous arrÃÂȘter plus longtemps au retour. A peine pûmes-nous attendre que nous fussions seuls pour commencer nos éclats de rire; et j'avoue qu'ils me reprennent encore en y pensant; car on ne saurait imaginer une espiÚglerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés durant toute la route, si M. le MaÃtre, qui ne cessait de boire et de battre la campagne, n'eût été attaqué deux ou trois fois d'une atteinte à laquelle il devenait trÚs sujet, et qui ressemblait fort à l'épilepsie. Cela me jeta dans des embarras qui m'effrayÚrent, et dont je pensai bientÎt à me tirer comme je pourrais. Nous allùmes à Bellay passer les fÃÂȘtes de Pùques, comme nous l'avions dit à M. Reydelet; et, quoique nous n'y fussions point attendus, nous fûmes reçus du maÃtre de musique et accueillis de tout le monde avec grand plaisir. M. le MaÃtre avait de la considération dans son art, et la méritait. Le maÃtre de musique de Bellay se fit honneur de ses meilleurs ouvrages, et tùcha d'obtenir l'approbation d'un si bon juge; car outre que le MaÃtre était connaisseur, il était équitable, point jaloux et point flagorneur. Il était si supérieur à tous ces maÃtres de musique de province, et ils le sentaient si bien eux-mÃÂȘmes, qu'ils le regardaient moins comme leur confrÚre que comme leur chef. AprÚs avoir passé trÚs agréablement quatre ou cinq jours à Bellay, nous en repartÃmes, et continuùmes notre route sans aucun accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes loger à Notre-Dame de Pitié; et, en attendant la caisse, qu'à la faveur d'un autre mensonge nous avions embarquée sur le RhÎne par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. le MaÃtre alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier, dont il sera parlé dans la suite, et l'abbé Dortan, comte de Lyon. L'un et l'autre le reçurent bien; mais ils le trahirent, comme on verra tout à l'heure; son bonheur s'était épuisé chez M. Reydelet. Deux jours aprÚs notre arrivée à Lyon, comme nous passions dans une petite rue non loin de notre auberge, le MaÃtre fut surpris d'une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que j'en fus saisi d'effroi. Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge, et suppliai qu'on l'y fÃt porter; puis, tandis qu'on s'assemblait et s'empressait autour d'un homme tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l'instant oÃÂč personne ne songeait à moi; je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grùce au ciel, j'ai fini ce troisiÚme aveu pénible. S'il m'en restait beaucoup de pareils à faire, j'abandonnerais le travail que j'ai commencé. De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, il en est resté quelques traces dans les lieux oÃÂč j'ai vécu; mais ce que j'ai à dire dans le livre suivant est presque entiÚrement ignoré. Ce sont les plus grandes extravagances de ma vie, et il est heureux qu'elles n'aient pas plus mal fini. Mais ma tÃÂȘte, montée au ton d'un instrument étranger, était hors de son diapason elle y revint d'elle-mÃÂȘme; et alors je cessai mes folies, ou du moins j'en fis de plus accordantes à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j'ai l'idée la plus confuse. Rien presque ne s'y est passé d'assez intéressant à mon coeur pour m'en retracer vivement le souvenir; et il est difficile que dans tant d'allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu. J'écris absolument de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s'ils venaient d'arriver; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'à l'aide de récits aussi confus que le souvenir qui m'en est resté. J'ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j'en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu'au temps oÃÂč j'ai de moi des renseignements plus sûrs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d'ÃÂȘtre exact et fidÚle, comme je tùcherai toujours de l'ÃÂȘtre en tout voilà sur quoi l'on peut compter. SitÎt que j'eus quitté M. le MaÃtre, ma résolution fut prise, et je repartis pour Annecy. La cause et le mystÚre de notre départ m'avaient donné un grand intérÃÂȘt pour la sûreté de notre retraite; et cet intérÃÂȘt, m'occupant tout entier, avait fait diversion durant quelques jours à celui qui me rappelait en arriÚre mais dÚs que la sécurité me laissa plus tranquille, le sentiment dominant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne me tentait, je n'avais de désir que pour retourner auprÚs de maman. La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle avait déraciné de mon coeur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne voyais plus d'autre bonheur que celui de vivre auprÚs d'elle, et je ne faisais pas un pas sans sentir que je m'éloignais de ce bonheur. J'y revins donc aussitÎt que cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait, que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre souvenir de celui-là . Je ne m'en rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu'on juge surtout si cette derniÚre époque a dû sortir de ma mémoire! En arrivant je ne trouvai plus madame de Warens; elle était partie pour Paris. Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l'aurait dit, j'en suis trÚs sûr, si je l'en avais pressée; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis mon coeur, uniquement occupé du présent, en remplit toute sa capacité, tout son espace, et, hors les plaisirs passés, qui font désormais mes uniques jouissances, il n'y reste pas un coin de vide pour ce qui n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans le peu qu'elle m'en a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l'abdication du roi de Sardaigne, elle craignit d'ÃÂȘtre oubliée, et voulut, à la faveur des intrigues de M. d'Aubonne, chercher le mÃÂȘme avantage à la cour de France, oÃÂč elle m'a souvent dit qu'elle l'eût préféré, parce que la multitude des grandes affaires fait qu'on n'y est pas si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu'à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu'elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu'elle avait été chargée de quelque commission secrÚte, soit de la part de l'évÃÂȘque, qui avait alors des affaires à la cour de France, oÃÂč il fut lui-mÃÂȘme obligé d'aller, soit de la part de quelqu'un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu'il y a de sûr, si cela est, est que l'ambassadrice n'était pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle avait tous les talents nécessaires pour se bien tirer d'une négociation. LIVRE QUATRIÈME 1731 - 1732 J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et de ma douleur! C'est alors que le regret d'avoir lùchement abandonné M. le MaÃtre commença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand j'appris le malheur qui lui était arrivé. Sa caisse de musique, qui contenait toute sa fortune, cette précieuse caisse, sauvée avec tant de fatigue, avait été saisie en arrivant à Lyon, par les soins du comte Dortan, à qui le chapitre avait fait écrire pour le prévenir de cet enlÚvement furtif. Le MaÃtre avait en vain réclamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La propriété de cette caisse était tout au moins sujette à litige il n'y en eut point. L'affaire fut décidée à l'instant mÃÂȘme par la loi du plus fort, et le pauvre le MaÃtre perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ouvrage de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours. Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant. Mais j'étais dans un ùge oÃÂč les grands chagrins ont peu de prise, et je me forgeai bientÎt des consolations. Je comptais avoir dans peu des nouvelles de madame de Warens, quoique je ne susse pas son adresse et qu'elle ignorùt que j'étais de retour et quant à ma désertion, tout bien compté, je ne la trouvais pas si coupable. J'avais été utile à M. le MaÃtre dans sa retraite; c'était le seul service qui dépendÃt de moi. Si j'avais resté avec lui en France, je ne l'aurais pas guéri de son mal, je n'aurais pas sauvé sa caisse, je n'aurais fait que doubler sa dépense sans lui pouvoir ÃÂȘtre bon à rien. Voilà comment alors je voyais la chose je la vois autrement aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient d'ÃÂȘtre faite qu'elle nous tourmente, c'est quand longtemps aprÚs on se la rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point. Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles de maman était d'en attendre; car oÃÂč l'aller chercher à Paris, et avec quoi faire le voyage? Il n'y avait point de lieu plus sûr qu'Annecy pour savoir tÎt ou tard oÃÂč elle était. J'y restai donc mais je me conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évÃÂȘque qui m'avait protégé et qui me pouvait protéger encore je n'avais plus ma patronne auprÚs de lui, et je craignais les réprimandes sur notre évasion. J'allai moins encore au séminaire M. Gros n'y était plus. Je ne vis personne de ma connaissance j'aurais pourtant bien voulu aller voir madame l'intendante, mais je n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela je retrouvai M. Venture, auquel, malgré mon enthousiasme, je n'avais pas mÃÂȘme pensé depuis mon départ. Je le trouvai brillant et fÃÂȘté dans tout Annecy; les dames se l'arrachaient. Ce succÚs acheva de me tourner la tÃÂȘte; je ne vis plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gÃte; il y consentit. Il était logé chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui dans son patois n'appelait pas sa femme autrement que salopiÚre, nom qu'elle méritait assez. Il avait avec elle des prises que Venture avait soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disait d'un ton froid, et dans son accent provençal, des mots qui faisaient le plus grand effet; c'étaient des scÚnes à pùmer de rire. Les matinées se passaient ainsi sans qu'on y songeùt à deux ou trois heures nous mangions un morceau; Venture s'en allait dans ses sociétés, oÃÂč il soupait; et moi j'allais me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talents, et maudissant ma malheureuse étoile qui ne m'appelait point à cette heureuse vie. Eh! que je m'y connaissais mal! la mienne eût été cent fois plus charmante, si j'avais été moins bÃÂȘte, et si j'en avais su mieux jouir. Madame de Warens n'avait emmené qu'Anet avec elle; elle avait laissé Merceret, sa femme de chambre dont j'ai parlé je la trouvai occupant encore l'appartement de sa maÃtresse. Mademoiselle Merceret était une fille un peu plus ùgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable; une bonne Fribourgeoise sans malice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'ÃÂȘtre quelquefois un peu mutine avec sa maÃtresse. Je l'allais voir assez souvent c'était une ancienne connaissance, et sa vue m'en rappelait une plus chÚre, qui me la faisait aimer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Giraud, Genevoise, qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m'amener chez elle je m'y laissais mener, parce que j'aimais assez Merceret, et qu'il y avait là d'autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour mademoiselle Giraud, qui me faisait toutes sortes d'agaceries, on ne peut rien ajouter à l'aversion que j'avais pour elle. Quand elle approchait de mon visage son museau sec et noir barbouillé de tabac d'Espagne, j'avais peine à m'abstenir d'y cracher. Mais je prenais patience à cela prÚs, je me plaisais fort au milieu de toutes ces filles; et, soit pour faire leur cour à mademoiselle Giraud, soit pour moi-mÃÂȘme, toutes me fÃÂȘtaient à l'envi. Je ne voyais à tout cela que de l'amitié. J'ai pensé depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage mais je ne m'en avisais pas, je n'y pensais pas. D'ailleurs des couturiÚres, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guÚre il me fallait des demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç'a toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là . Ce n'est pourtant pas du tout la vanité de l'état et du rang qui m'attire; c'est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la maniÚre de se mettre et de s'exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-mÃÂȘme cette préférence trÚs ridicule; mais mon coeur la donne malgré moi. Hé bien, cet avantage se présentait encore, et il ne tint encore qu'à moi d'en profiter. Que j'aime à tomber de temps en temps sur les moments agréables de ma jeunesse! Ils m'étaient si doux; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon marché! Ah! leur seul souvenir rend encore à mon coeur une volupté pure, dont j'ai besoin pour animer mon courage et soutenir les ennuis du reste de mes ans. L'aurore un matin me parut si belle, que m'étant habillé précipitamment je me hùtai de gagner la campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme; c'était la semaine aprÚs la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure, était couverte d'herbe et de fleurs; les rossignols, presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d'un beau jour d'été, d'un de ces jours qu'on ne voit plus à mon ùge, et qu'on n'a jamais vus dans le triste sol que j'habite aujourd'hui. Je m'étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur augmentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le long d'un ruisseau. J'entends derriÚre moi des pas de chevaux et des voix de filles, qui semblaient embarrassées, mais qui n'en riaient pas de moins bon coeur. Je me retourne; on m'appelle par mon nom; j'approche, je trouve deux jeunes personnes de ma connaissance, mademoiselle de Graffenried et mademoiselle Galley, qui, n'étant pas d'excellentes cavaliÚres, ne savaient comment forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoiselle de Graffenried était une jeune Bernoise fort aimable, qui, par quelque folie de son ùge ayant été jetée hors de son pays, avait imité madame de Warens, chez qui je l'avais vue quelquefois; mais n'ayant pas eu une pension comme elle, elle avait été trop heureuse de s'attacher à mademoiselle Galley, qui, l'ayant prise en amitié, avait engagé sa mÚre à la lui donner pour compagne jusqu'à ce qu'on la pût placer de quelque façon. Mademoiselle Galley, d'un an plus jeune qu'elle, était encore plus jolie; elle avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin; elle était en mÃÂȘme temps trÚs mignonne et trÚs formée, ce qui est pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimaient tendrement, et leur bon caractÚre à l'une et à l'autre ne pouvait qu'entretenir longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la déranger. Elles me dirent qu'elles allaient à Toune, vieux chùteau appartenant à madame Galley; elles implorÚrent mon secours pour faire passer leurs chevaux, n'en pouvant venir à bout elles seules. Je voulus fouetter les chevaux; mais elles craignaient pour moi les ruades et pour elles les haut-le-corps. J'eus recours à un autre expédient; je pris par la bride le cheval de mademoiselle Galley, puis, le tirant aprÚs moi, je traversai le ruisseau ayant de l'eau jusqu'à mi-jambes, et l'autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces demoiselles et m'en aller comme un benÃÂȘt elles se dirent quelques mots tout bas; et mademoiselle de Graffenried s'adressant à moi Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas comme cela. Vous vous ÃÂȘtes mouillé pour notre service, et nous devons en conscience avoir soin de vous sécher il faut, s'il vous plaÃt, venir avec nous, nous vous arrÃÂȘtons prisonnier. Le coeur me battait; je regardais mademoiselle Galley. Oui, oui, ajouta-t-elle en riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre; montez en croupe derriÚre elle, nous voulons rendre compte de vous. Mais, mademoiselle, je n'ai point l'honneur d'ÃÂȘtre connu de madame votre mÚre; que dira-t-elle en me voyant arriver? Sa mÚre, reprit mademoiselle de Graffenried, n'est pas à Toune, nous sommes seules nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous. L'effet de l'électricité n'est pas plus prompt que celui que ces mots firent sur moi. En m'élançant sur le cheval de mademoiselle de Graffenried, je tremblais de joie; et quand il fallut l'embrasser pour me tenir, le coeur me battait si fort qu'elle s'en aperçut elle me dit que le sien lui battait aussi, par la frayeur de tomber; c'était presque, dans ma posture, une invitation de vérifier la chose je n'osai jamais; et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de ceinture, trÚs serrée à la vérité, mais sans se déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort. La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisÚrent tellement le mien, que jusqu'au soir, et tant que nous fûmes ensemble, nous ne déparlùmes pas un moment. Elles m'avaient mis si bien à mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux, quoiqu'elle ne dit pas les mÃÂȘmes choses. Quelques instants seulement, quand je me trouvais tÃÂȘte à tÃÂȘte avec l'une ou l'autre, l'entretien s'embarrassait un peu; mais l'absente revenait bien vite, et ne nous laissait pas le temps d'éclaircir cet embarras. Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunùmes. Ensuite il fallut procéder à l'importante affaire de préparer le dÃner. Les deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en temps les enfants de la grangÚre; et le pauvre marmiton regardait faire en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la ville, et il y avait de quoi faire un trÚs bon dÃner, surtout en friandises mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet oubli n'était pas étonnant pour des filles qui n'en buvaient guÚre; mais j'en fus fùché, car j'avais un peu compté sur ce secours pour m'enhardir. Elles en furent fùchées aussi, par la mÃÂȘme raison peut-ÃÂȘtre; mais je n'en crois rien. Leur gaieté vive et charmante était l'innocence mÃÂȘme; et d'ailleurs qu'eussent-elles fait de moi entre elles deux? Elles envoyÚrent chercher du vin partout aux environs on n'en trouva point, tant les paysans de ce canton sont sobres et pauvres. Comme elles m'en marquaient leur chagrin, je leur dis de n'en pas ÃÂȘtre si fort en peine, et qu'elles n'avaient pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce fut la seule galanterie que j'osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes voyaient de reste que cette galanterie était une vérité. Nous dÃnùmes dans la cuisine de la grangÚre, les deux amies assises sur des bancs aux deux cÎtés de la longue table, et leur hÎte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dÃner! quel souvenir plein de charmes! Comment, pouvant à si peu de frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher d'autres? Jamais souper des petites maisons de Paris n'approcha de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie, mais je dis pour la sensualité. AprÚs le dÃner nous fÃmes une économie au lieu de prendre le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardùmes pour le goûter avec de la crÚme et des gùteaux qu'elles avaient apportés; et pour tenir notre appétit en haleine, nous allùmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers les branches. Une fois mademoiselle Galley, avançant son tablier et reculant la tÃÂȘte, se présentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais en moi-mÃÂȘme Que mes lÚvres ne sont-elles des cerises! comme je les leur jetterais ainsi de bon coeur! La journée se passa de cette sorte à folùtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée et cette décence nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs. Enfin ma modestie d'autres diront ma sottise fut telle, que la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légÚre faveur. Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement aprÚs qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire son amie entra, et me parut laide en ce moment. Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il fallait pour y arriver de jour, et nous nous hùtùmes de partir en nous distribuant comme nous étions venus. Si j'avais osé, j'aurais transposé cet ordre; car le regard de mademoiselle Galley m'avait vivement ému le coeur; mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avait tort de finir; mais, loin de nous plaindre qu'elle eût été courte, nous trouvùmes que nous avions eu le secret de la faire longue par tous les amusements dont nous avions su la remplir. Je les quittai à peu prÚs au mÃÂȘme endroit oÃÂč elles m'avaient pris. Avec quel regret nous nous séparùmes! avec quel plaisir nous projetùmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous valaient des siÚcles de familiarité. Le doux souvenir de cette journée ne coûtait rien à ces aimables filles; la tendre union qui régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et n'eût pu subsister avec eux nous nous aimions sans mystÚre et sans honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L'innocence des moeurs a sa volupté, qui vaut bien l'autre, parce qu'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement. Pour moi, je sais que la mémoire d'un si beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au coeur que celle d'aucuns plaisirs que j'aie goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop ce que je voulais à ces deux charmantes personnes, mais elles m'intéressaient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que, si j'eusse été le maÃtre de mes arrangements, mon coeur se serait partagé; j'y sentais un peu de préférence. J'aurais fait mon bonheur d'avoir pour maÃtresse mademoiselle de Graffenried; mais à choix, je crois que je l'aurais mieux aimée pour confidente. Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pouvais plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit que je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémÚres amours? Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes, en remarquant qu'aprÚs beaucoup de préliminaires, les plus avancées finissent par baiser la main. O mes lecteurs, ne vous y trompez pas. J'ai peut-ÃÂȘtre eu plus de plaisir dans mes amours en finissant par cette main baisée, que vous n'en aurez jamais dans les vÎtres en commençant tout au moins par là . Venture, qui s'était couché fort tard la veille, rentra peu de temps aprÚs moi. Pour cette fois je ne le vis pas avec le mÃÂȘme plaisir qu'à l'ordinaire, et je me gardai de lui dire comment j'avais passé ma journée. Ces demoiselles m'avaient parlé de lui avec peu d'estime, et m'avaient paru mécontentes de me savoir en si mauvaises mains cela lui fit tort dans mon esprit; d'ailleurs tout ce qui me distrayait d'elles ne pouvait que m'ÃÂȘtre désagréable. Cependant il me rappela bientÎt à lui et à moi en me parlant de ma situation. Elle était trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dépensasse trÚs peu de chose, mon petit pécule achevait de s'épuiser; j'étais sans ressource. Point de nouvelles de maman; je ne savais que devenir, et je sentais un cruel serrement de coeur de voir l'ami de mademoiselle Galley réduit à l'aumÎne. Venture me dit qu'il avait parlé de moi à monsieur le juge-mage, qu'il voulait m'y mener dÃner le lendemain; que c'était un homme en état de me rendre service par ses amis; d'ailleurs une bonne connaissance à faire, un homme d'esprit et de lettres, d'un commerce fort agréable, qui avait des talents et qui les aimait puis mÃÂȘlant, à son ordinaire, aux choses les plus sérieuses la plus mince frivolité, il me fit voir un joli couplet, venu de Paris, sur un air d'un opéra de Mouret qu'on jouait alors. Ce couplet avait plu si fort à M. Simon c'était le nom du juge-mage, qu'il voulait en faire un autre en réponse sur le mÃÂȘme air; il avait dit à Venture d'en faire aussi un; et la folie prit à celui-ci de m'en faire faire un troisiÚme, afin, disait-il, qu'on vÃt les couplets arriver le lendemain comme les brancards du Roman comique. La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet. Pour les premiers vers que j'eusse faits ils étaient passables, meilleurs mÃÂȘme, ou du moins faits avec plus de goût qu'ils n'auraient été la veille, le sujet roulant sur une situation fort tendre, à laquelle mon coeur était déjà tout disposé. Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli, le mit dans sa poche sans me dire s'il avait fait le sien. Nous allùmes chez M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable elle ne pouvait manquer de l'ÃÂȘtre entre deux hommes d'esprit, à qui la lecture avait profité. Pour moi, je faisais mon rÎle, j'écoutais et je me taisais. Ils ne parlÚrent de couplet ni l'un ni l'autre; je n'en parlai point non plus, et jamais, que je sache, il n'a été question du mien. M. Simon parut content de mon maintien c'est à peu prÚs tout ce qu'il vit de moi dans cette entrevue. Il m'avait déjà vu plusieurs fois chez madame de Warens, sans faire une grande attention à moi. Ainsi c'est depuis ce dÃner que je puis dater sa connaissance, qui ne me servit de rien pour l'objet qui me l'avait fait faire, mais dont je tirai dans la suite d'autres avantages qui me font rappeler sa mémoire avec plaisir. J'aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on n'imaginerait pas si je n'en disais rien. M. le juge-mage Simon n'avait assurément pas deux pieds de haut. Ses jambes, droites, menues et mÃÂȘme assez longues, l'auraient agrandi si elles eussent été verticales; mais elles posaient de biais comme celles d'un compas trÚs ouvert. Son corps était non seulement court, mais mince, et en tout sens d'une petitesse inconcevable. Il devait paraÃtre une sauterelle quand il était nu. Sa tÃÂȘte, de grandeur naturelle, avec un visage bien formé, l'air noble, d'assez beaux yeux, semblait une tÃÂȘte postiche qu'on aurait plantée sur un moignon. Il eût pu s'exempter de faire de la dépense en parure, car sa grande perruque seule l'habillait parfaitement de pied en cap. Il avait deux voix toutes différentes, qui s'entremÃÂȘlaient sans cesse dans sa conversation avec un contraste d'abord trÚs plaisant, mais bientÎt trÚs désagréable. L'une était grave et sonore; c'était, si j'ose ainsi parler, la voix de sa tÃÂȘte. L'autre, claire, aiguà et perçante, était la voix de son corps. Quand il s'écoutait beaucoup, qu'il parlait trÚs posément, qu'il ménageait son haleine, il pouvait parler toujours de sa grosse voix; mais pour peu qu'il s'animùt et qu'un accent plus vif vÃnt se présenter, cet accent devenait comme le sifflement d'une clef, et il avait toute la peine du monde à reprendre sa basse. Avec la figure que je viens de peindre, et qui n'est point chargée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et poussait jusqu'à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il cherchait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses audiences du matin dans son lit; car quand on voyait sur l'oreiller une belle tÃÂȘte, personne n'allait s'imaginer que c'était là tout. Cela donnait lieu quelquefois à des scÚnes dont je suis sûr que tout Annecy se souvient encore. Un matin qu'il attendait dans ce lit, ou plutÎt sur ce lit, les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine et bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante était sortie. Monsieur le juge-mage, entendant redoubler, crie Entrez; et cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguÃ. L'homme entre, il cherche d'oÃÂč vient cette voix de femme; et voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à madame de grandes excuses. M. Simon se fùche et n'en crie que plus clair. Le paysan, confirmé dans son idée et se croyant insulté, lui chante pouille, lui dit qu'apparemment elle n'est qu'une coureuse, et que monsieur le juge-mage ne donne guÚre bon exemple chez lui. Le juge-mage furieux, et n'ayant pour toute arme que son pot de chambre, allait le jeter à la tÃÂȘte de ce pauvre homme, quand sa gouvernante arriva. Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en avait été dédommagé du cÎté de l'esprit il l'avait naturellement agréable, et il avait pris soin de l'orner. Quoiqu'il fût à ce qu'on disait assez bon jurisconsulte, il n'aimait pas son métier. Il s'était jeté dans la belle littérature, et il y avait réussi. Il en avait pris surtout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l'agrément dans le commerce, mÃÂȘme avec les femmes. Il savait par coeur tous les petits traits des ana et autres semblables il avait l'art de les faire valoir, en contant avec intérÃÂȘt, avec mystÚre, et comme une anecdote de la veille, ce qui s'était passé il y avait soixante ans. Il savait la musique, et chantait agréablement de sa voix d'homme enfin il avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat. A force de cajoler les dames d'Annecy, il s'était mis à la mode parmi elles elles l'avaient à leur suite comme un petit sapajou. Il prétendait mÃÂȘme à de bonnes fortunes, et cela les amusait beaucoup. Une madame d'Épagny disait que pour lui la derniÚre faveur était de baiser une femme au genou. Comme il connaissait les bons livres, et qu'il en parlait volontiers, sa conversation était non seulement amusante, mais instructive. Dans la suite, lorsque j'eus pris du goût pour l'étude, je cultivai sa connaissance, et je m'en trouvai trÚs bien. J'allais quelquefois le voir de Chambéri, oÃÂč j'étais alors. Il louait, animait mon émulation, et me donnait pour mes lectures de bons avis, dont j'ai souvent fait mon profit. Malheureusement dans ce corps si fluet logeait une ùme trÚs sensible. Quelques années aprÚs il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina, et il en mourut. Ce fut dommage; c'était assurément un bon petit homme, dont on commençait par rire, et qu'on finissait par aimer. Quoique sa vie ait été peu liée à la mienne, comme j'ai reçu de lui des leçons utiles, j'ai cru pouvoir, par reconnaissance, lui consacrer un petit souvenir. SitÎt que je fus libre, je courus dans la rue de mademoiselle Galley, me flattant de voir entrer ou sortir quelqu'un, ou du moins ouvrir quelque fenÃÂȘtre. Rien; pas un chat ne parut, et tout le temps que je fus là , la maison demeura aussi close que si elle n'eût point été habitée. La rue était petite et déserte, un homme s'y remarquait de temps en temps quelqu'un passait, entrait ou sortait au voisinage. J'étais fort embarrassé de ma figure il me semblait qu'on devinait pourquoi j'étais là ; et cette idée me mettait au supplice, car j'ai toujours préféré à mes plaisirs l'honneur et le repos de celles qui m'étaient chÚres. Enfin, las de faire l'amant espagnol, et n'ayant point de guitare, je pris le parti d'aller écrire à mademoiselle de Graffenried. J'aurais préféré d'écrire à son amie; mais je n'osais, et il convenait de commencer par celle à qui je devais la connaissance de l'autre, et avec qui j'étais plus familier. Ma lettre faite, j'allai la porter à mademoiselle Giraud, comme j'en étais convenu avec ces demoiselles en nous séparant. Ce furent elles qui me donnÚrent cet expédient. Mademoiselle Giraud était contre-pointiÚre, et travaillant quelquefois chez madame Galley, elle avait l'entrée de sa maison. La messagÚre ne me parut pourtant pas trop bien choisie; mais j'avais peur, si je faisais des difficultés sur celle-là , qu'on ne m'en proposùt point d'autre. De plus, je n'osai dire qu'elle voulait travailler pour son compte. Je me sentais humilié qu'elle osùt se croire pour moi du mÃÂȘme sexe que ces demoiselles. Enfin j'aimais mieux cet entrepÎt-là que point, et je m'y tins à tout risque. Au premier mot la Giraud me devina cela n'était pas difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n'aurait pas parlé d'elle-mÃÂȘme, mon air sot et embarrassé m'aurait seul décelé. On peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir à faire elle s'en chargea toutefois, et l'exécuta fidÚlement. Le lendemain matin je courus chez elle, et j'y trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir pour l'aller lire et baiser à mon aise! Cela n'a pas besoin d'ÃÂȘtre dit; mais ce qui en a besoin davantage, c'est le parti que prit mademoiselle Giraud, et oÃÂč j'ai trouvé plus de délicatesse et de modération que je n'en aurais attendu d'elle. Ayant assez de bon sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans, ses yeux de liÚvre, son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire, elle n'avait pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de grùces et dans tout l'éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les servir, et aima mieux me perdre que de me ménager pour elles. Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n'ayant aucune nouvelle de sa maÃtresse, songeait à s'en retourner à Fribourg elle l'y détermina tout à fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu'il serait bien que quelqu'un la conduisÃt chez son pÚre, et me proposa. La petite Merceret, à qui je ne déplaisais pas non plus, trouva cette idée fort bonne à exécuter. Elles m'en parlÚrent dÚs le mÃÂȘme jour comme d'une affaire arrangée; et comme je ne trouvais rien qui me déplût dans cette maniÚre de disposer de moi, j'y consentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud, qui ne pensait pas de mÃÂȘme, arrangea tout. Il fallut bien avouer l'état de mes finances. On y pourvut la Merceret se chargea de me défrayer; et, pour regagner d'un cÎté ce qu'elle dépensait de l'autre, à ma priÚre on décida qu'elle enverrait devant son petit bagage, et que nous irions à pied à petites journées. Ainsi fut fait. Je suis fùché de faire tant de filles amoureuses de moi mais comme il n'y a pas de quoi ÃÂȘtre bien vain du parti que j'ai tiré de toutes ces amours-là , je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m'a jamais fait des agaceries aussi vives; mais elle imitait mes tons, mes accents, redisait mes mots, avait pour moi les attentions que j'aurais dû avoir pour elle, et prenait toujours grand soin, comme elle était fort peureuse, que nous couchassions dans la mÃÂȘme chambre; identité qui se borne rarement là dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq. Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que, quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas mÃÂȘme à l'esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais mÃÂȘme la moindre idée qui s'y rapportùt; et quand cette idée me serait venue, j'étais trop sot pour en savoir profiter. Je n'imaginais pas comment une fille et un garçon parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu'il fallait des siÚcles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en fut la dupe; et nous arrivùmes à Fribourg exactement comme nous étions partis d'Annecy. En passant à GenÚve je n'allai voir personne, mais je fus prÃÂȘt à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n'y suis entré, sans sentir une certaine défaillance de coeur qui venait d'un excÚs d'attendrissement. En mÃÂȘme temps que la noble image de la liberté m'élevait l'ùme, celles de l'égalité, de l'union, de la douceur des moeurs me touchaient jusqu'aux larmes, et m'inspiraient un vif regret d'avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j'étais, mais qu'elle était naturelle! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portais dans mon coeur. Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon pÚre! Si j'avais eu ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la Merceret à l'auberge, et je l'allai voir à tout risque. Eh! que j'avais tort de le craindre! Son ùme, à mon abord, s'ouvrit aux sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous versùmes en nous embrassant! Il crut d'abord que je revenais à lui. Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m'exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n'eut pas mÃÂȘme la tentation de me retenir de force; et en cela je trouve qu'il eut raison mais il est certain qu'il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu'il aurait pu faire, soit qu'aprÚs le pas que j'avais fait il jugeùt lui-mÃÂȘme que je n'en devais pas revenir, soit qu'il fût embarrassé peut-ÃÂȘtre à savoir ce qu'à mon ùge il pourrait faire de moi. J'ai su depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mÚre, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point, mais je leur dis que je comptais m'arrÃÂȘter avec eux plus longtemps au retour, et je leur laissai en dépÎt mon petit paquet, que j'avais fait venir par le bateau, et dont j'étais embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d'avoir vu mon pÚre et d'avoir osé faire mon devoir. Nous arrivùmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage, les empressements de mademoiselle Merceret diminuÚrent un peu. AprÚs notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur; et son pÚre, qui ne nageait pas dans l'opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil j'allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain; ils m'offrirent à dÃner; je l'acceptai. Nous nous séparùmes sans pleurs; je retournai le soir à ma gargotte, et je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir oÃÂč j'avais dessein d'aller. Voilà encore une circonstance de ma vie oÃÂč la Providence m'offrait précisément ce qu'il me fallait pour couler des jours heureux. La Merceret était une trÚs bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs prÚs, qui se passaient à pleurer, et qui n'avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un vrai goût pour moi; j'aurais pu l'épouser sans peine, et suivre le métier de son pÚre. Mon goût pour la musique me l'aurait fait aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de bonnes gens. J'aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais j'aurais vécu en paix jusqu'à ma derniÚre heure; et je dois savoir mieux que personne qu'il n'y avait pas à balancer sur ce marché. Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me rassasier de la vue de ce beau lac qu'on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n'ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force pour me faire agir. L'incertitude de l'avenir m'a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l'espoir comme un autre, pourvu qu'il ne me coûte rien à nourrir; mais s'il faut prendre longtemps de la peine, je n'en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma portée me tente plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre celui-là ne me tente pas, parce que je n'aime que des jouissances pures, et que jamais on n'en a de telles quand on sait qu'on s'apprÃÂȘte un repentir. J'avais grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fût et le plus proche était le mieux; car, m'étant égaré dans ma route, je me trouvai le soir à Moudon, oÃÂč je dépensai le peu qui me restait, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dÃnée et, arrivé le soir à un petit village auprÚs de Lausanne, j'y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J'avais grand'faim; je fis bonne contenance, et je demandai à souper, comme si j'eusse eu de quoi bien payer. J'allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement; et, aprÚs avoir déjeuné le matin et compté avec l'hÎte, je voulus pour sept batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa, et me dit que grùce au ciel il n'avait jamais dépouillé personne; qu'il ne voulait pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins que je ne devais l'ÃÂȘtre, et que je ne l'ai été depuis en y repensant. Je ne tardai guÚre à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme sûr; mais quinze ans aprÚs, repassant par Lausanne, à mon retour d'Italie, j'eus un vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret et de l'hÎte. Je l'aurais été voir; je me serais fait un vrai plaisir de lui rappeler sa bonne oeuvre, et de lui prouver qu'elle n'avait pas été mal placée. Des services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de reconnaissance que l'humanité simple et sans éclat de cet honnÃÂȘte homme. En approchant de Lausanne je rÃÂȘvais à la détresse oÃÂč je me trouvais, au moyen de m'en tirer sans aller montrer ma misÚre à ma belle-mÚre; et je me comparais, dans ce pÚlerinage pédestre, à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m'échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n'avais ni sa gentillesse ni ses talents, je me mis en tÃÂȘte de faire à Lausanne le petit Venture, d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de Paris, oÃÂč je n'avais jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n'y avait point là de maÃtrise oÃÂč je pusse vicarier, et que d'ailleurs je n'avais garde d'aller me fourrer parmi les gens de l'art, je commençai par m'informer d'une petite auberge oÃÂč l'on pût ÃÂȘtre assez bien et à bon marché. On m'enseigna un nommé Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva ÃÂȘtre le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit de parler de moi, et de tùcher de me procurer des écoliers; il me dit qu'il ne me demanderait de l'argent que quand j'en aurais gagné. Sa pension était de cinq écus blancs; ce qui était peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d'abord qu'à la demi-pension, qui consistait pour le dÃner en une bonne soupe, et rien de plus, mais bien à souper le soir. J'y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur coeur du monde, et n'épargnait rien pour m'ÃÂȘtre utile. Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse, j'en trouve si peu dans un ùge avancé? Leur race est-elle épuisée? Non; mais l'ordre oÃÂč j'ai besoin de les chercher aujourd'hui n'est plus le mÃÂȘme oÃÂč je les trouvais alors. Parmi le peuple, oÃÂč les grandes passions ne parlent que par intervalles, les sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les états plus élevés ils sont étouffés absolument, et, sous le masque du sentiment, il n'y a jamais que l'intérÃÂȘt ou la vanité qui parle. J'écrivis de Lausanne à mon pÚre, qui m'envoya mon paquet, et me marqua d'excellentes choses dont j'aurais dû mieux profiter. J'ai déjà noté des moments de délire inconcevables oÃÂč je n'étais plus moi-mÃÂȘme. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre à quel point la tÃÂȘte me tournait alors, à quel point je m'étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois j'accumulai d'extravagances. Me voilà maÃtre à chanter sans savoir déchiffrer un air; car quand les six mois que j'avais passés avec le MaÃtre m'auraient profité, jamais ils n'auraient pu suffire mais outre cela j'apprenais d'un maÃtre; c'en était assez pour apprendre mal. Parisien de GenÚve, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom, ainsi que ma religion et ma patrie. Je m'approchais toujours de mon grand modÚle autant qu'il m'était possible. Il s'était appelé Venture de Villeneuve; moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m'appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la composition, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi, sans la savoir, je m'en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à composer une piÚce pour son concert, aussi effrontément que si j'avais su comment m'y prendre. J'eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d'assurance que si c'eût été un chef-d'oeuvre d'harmonie. Enfin, ce qu'on aura peine à croire et qui est trÚs vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-ÃÂȘtre encore, sur ces paroles jadis si connues Quel caprice! Quelle injustice! Quoi! ta Clarice Trahirait tes feux! etc. Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres paroles infùmes, à l'aide desquelles je l'avais retenu. Je mis donc à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en supprimant les paroles, et je le donnai pour ÃÂȘtre de moi, tout aussi résolument que si j'avais parlé à des habitants de la lune. On s'assemble pour exécuter ma piÚce. J'explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des parties; j'étais fort affairé. On s'accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siÚcles. Enfin tout étant prÃÂȘt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait silence; je me mets gravement à battre la mesure, on commence... Non, depuis qu'il existe des opéras français, de la vie on n'ouït un semblable charivari. Quoi qu'on eût pu penser de mon prétendu talent, l'effet fut pire que tout ce qu'on semblait attendre. Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux et auraient bien voulu fermer les oreilles; mais il n'y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s'égayer, raclaient à percer le tympan d'un quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours mon train, suant il est vrai à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et tout planter là . Pour ma consolation, j'entendais autour de moi les assistants se dire à leur oreille, ou plutÎt à la mienne, l'un, il n'y a rien là de supportable; un autre, quelle musique enragée! un autre, quel diable de sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espérais guÚre qu'un jour, devant le roi de France et toute sa cour, tes sons exciteraient des murmures de surprise et d'applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables femmes se diraient à demi-voix quels sons charmants! quelle musique enchanteresse! tous ces chants-là vont au coeur! Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d'ÃÂȘtre chanté partout. Je n'ai pas besoin de dépeindre mon angoisse, ni d'avouer que je la méritais bien. Le lendemain, l'un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succÚs. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l'état oÃÂč j'étais réduit, l'impossibilité de tenir mon coeur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui je lùchai la bonde à mes larmes; et, au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret, qu'il me promit, et qu'il me garda comme on peut le croire. DÚs le mÃÂȘme soir, tout Lausanne sut qui j'étais; et, ce qui est remarquable, personne ne m'en fit semblant, pas mÃÂȘme le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir. Je vivais, mais bien tristement. Les suites d'un pareil début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentaient pas en foule; pas une seule écoliÚre, et personne de la ville. J'eus en tout deux ou trois gros Teutches, aussi stupides que j'étais ignorant, qui m'ennuyaient à mourir, et qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appelé dans une seule maison, oÃÂč un petit serpent de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne pus pas lire une note, et qu'elle eut la malice de chanter ensuite devant monsieur le maÃtre, pour lui montrer comment cela s'exécutait. J'étais si peu en état de lire un air de premiÚre vue, que, dans le brillant concert dont j'ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre un moment l'exécution pour savoir si l'on jouait bien ce que j'avais sous les yeux, et que j'avais composé moi-mÃÂȘme. Au milieu de tant d'humiliations j'avais des consolations trÚs douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des deux charmantes amies. J'ai toujours trouvé dans le sexe une grande vertu consolatrice; et rien n'adoucit plus mes afflictions dans mes disgrùces que de sentir qu'une personne aimable y prend intérÃÂȘt. Cette correspondance cessa pourtant bientÎt aprÚs, et ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négligeai de leur donner mon adresse; et, forcé par la nécessité de songer continuellement à moi-mÃÂȘme, je les oubliai bientÎt entiÚrement. Il y a longtemps que je n'ai parlé de ma pauvre maman; mais si l'on croit que je l'oubliais aussi, l'on se trompe fort. Je ne cessais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour le besoin de mon coeur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu'il fût, ne m'empÃÂȘchait pas d'en aimer d'autres; mais ce n'était pas de la mÃÂȘme façon. Toutes devaient également ma tendresse à leurs charmes; mais elle tenait uniquement à ceux des autres, et ne leur eût pas survécu; au lieu que maman pouvait devenir vieille et laide sans que je l'aimasse moins tendrement. Mon coeur avait pleinement transmis à sa personne l'hommage qu'il fit d'abord à sa beauté; et, quelque changement qu'elle éprouvùt, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentiments ne pouvaient changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance; mais, en vérité, je n'y songeais pas. Quoi qu'elle eût fait ou n'eût pas fait pour moi, c'eût été toujours la mÃÂȘme chose. Je ne l'aimais ni par devoir, ni par intérÃÂȘt, ni par convenance; je l'aimais parce que j'étais né pour l'aimer. Quand je devenais amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l'avoue, et je pensais moins souvent à elle; mais j'y pensais avec le mÃÂȘme plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d'elle sans sentir qu'il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur dans la vie tant que j'en serais séparé. N'ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus jamais que je l'eusse tout à fait perdue, ni qu'elle eût pu m'oublier. Je me disais elle saura tÎt ou tard que je suis errant, et me donnera quelque signe de vie; je la retrouverai, j'en suis certain. En attendant, c'était une douceur pour moi d'habiter son pays, de passer dans les rues oÃÂč elle avait passé, devant les maisons oÃÂč elle avait demeuré; et le tout par conjecture, car une de mes ineptes bizarreries était de n'oser m'informer d'elle ni prononcer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me semblait qu'en la nommant je disais tout ce qu'elle m'inspirait, que ma bouche révélait le secret de mon coeur, que je la compromettais en quelque sorte. Je crois mÃÂȘme qu'il se mÃÂȘlait à cela quelque frayeur qu'on ne me dÃt du mal d'elle. On avait parlé beaucoup de sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur qu'on n'en dÃt pas ce que je voulais entendre, j'aimais mieux qu'on n'en parlùt point du tout. Comme mes écoliers ne m'occupaient pas beaucoup, et que sa ville natale n'était qu'à quatre lieues de Lausanne, j'y fis une promenade de deux ou trois jours, durant lesquels la plus douce émotion ne me quitta point. L'aspect du lac de GenÚve et de ses admirables cÎtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m'affecte et m'attendrit. Toutes les fois que j'approche du pays de Vaud, j'éprouve une impression composée du souvenir de madame de Warens, qui y est née, de mon pÚre, qui y vivait, de mademoiselle de Vulson, qui y eut les prémices de mon coeur, de plusieurs voyages de plaisir que j'y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de quelque autre cause encore plus secrÚte et plus forte que tout cela. Quand l'ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit et pour laquelle j'étais né vient enflammer mon imagination, c'est toujours au pays de Vaud, prÚs du lac, dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe. Il me faut absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d'un autre; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait sur la terre que quand j'aurai tout cela. Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J'étais toujours surpris d'y trouver les habitants, surtout les femmes, d'un tout autre caractÚre que celui que j'y cherchais. Combien cela me semblait disparate! Le pays et le peuple dont il est couvert ne m'ont jamais paru faits l'un pour l'autre. Dans ce voyage de Vevay, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie mon coeur s'élançait avec ardeur à mille félicités innocentes; je m'attendrissais, je soupirais et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m'arrÃÂȘtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau! J'allai à Vevay loger à la Clef; et, pendant deux jours que j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi dans tous mes voyages, et qui m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles Allez à Vevay, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire. Comme j'étais catholique et que je me donnais pour tel, je suivais sans mystÚre et sans scrupule le culte que j'avais embrassé. Les dimanches, quand il faisait beau, j'allais à la messe à Assens, à deux lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette course avec d'autres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont j'ai oublié le nom. Ce n'était pas un Parisien comme moi, c'était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son pays, qu'il ne voulut jamais douter que j'en fusse, de peur de perdre cette occasion d'en parler. M. de Crouzas, lieutenant baillival, avait un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays compromise à ce qu'on osùt se donner pour en ÃÂȘtre lorsqu'on n'avait pas cet honneur. Il me questionnait de l'air d'un homme sûr de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me demanda une fois ce qu'il y avait de remarquable au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. AprÚs avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent connaÃtre cette ville; cependant, si l'on me faisait aujourd'hui pareille question, je ne serais pas moins embarrassé d'y répondre, et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure que je n'ai jamais été à Paris tant, lors mÃÂȘme qu'on rencontre la vérité, l'on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs! Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne. Je n'apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelants. Je sais seulement que, n'y trouvant pas à vivre, j'allai de là à Neuchùtel, et que j'y passai l'hiver. Je réussis mieux dans cette derniÚre ville; j'y eus des écoliers, et j'y gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avait fidÚlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d'argent. J'apprenais insensiblement la musique en l'enseignant. Ma vie était assez douce; un homme raisonnable eût pu s'en contenter mais mon coeur inquiet me demandait autre chose. Les dimanches et les jours oÃÂč j'étais libre, j'allais courir les campagnes et les bois des environs, toujours errant, rÃÂȘvant, soupirant; et quand j'étais une fois sorti de la ville, je n'y rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j'entrai pour dÃner dans un cabaret j'y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l'équipage et l'air assez noble, et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne parlant qu'un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l'italien qu'à nulle autre langue. J'entendais presque tout ce qu'il disait, et j'étais le seul; il ne pouvait s'énoncer que par signes avec l'hÎte et les gens du pays. Je lui dis quelques mots en italien, qu'il entendit parfaitement il se leva, et vint m'embrasser avec transport. La liaison fut bientÎt faite, et dÚs ce moment je lui servis de truchement. Son dÃner était bon, le mien était moins que médiocre; il m'invita de prendre part au sien, je fis peu de façons. En buvant et baragouinant nous achevùmes de nous familiariser, et dÚs la fin du repas nous devÃnmes inséparables. Il me conta qu'il était prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu'il était chargé de faire une quÃÂȘte en Europe pour le rétablissement du saint sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de l'empereur; il en avait de beaucoup d'autres souverains. Il était assez content de ce qu'il avait amassé jusqu'alors; mais il avait eu des peines incroyables en Allemagne, n'entendant pas un mot d'allemand, de latin, ni de français, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque pour toute ressource, ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays oÃÂč il s'était enfourné. Il me proposa de l'accompagner pour lui servir de secrétaire et d'interprÚte. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté, et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j'avais l'air si peu étoffé qu'il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientÎt fait; je ne demandais rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connaissance, je me livre à sa conduite, et dÚs le lendemain me voilà parti pour Jérusalem. Nous commençùmes notre tournée par le canton de Fribourg, oÃÂč il ne fit pas grand'chose. La dignité épiscopale ne permettait pas de faire le mendiant, et de quÃÂȘter aux particuliers; mais nous présentùmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite somme. De là nous fûmes à Berne. Nous logeùmes au Faucon, bonne auberge alors, oÃÂč l'on trouvait bonne compagnie. La table était nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais mauvaise chÚre; j'avais grand besoin de me refaire, j'en avais l'occasion, et j'en profitai. Monseigneur l'archimandrite était lui-mÃÂȘme un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l'entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec assez d'agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant Mirate, signori questo Ú sangue pelasgo. A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m'en tirai pas aussi mal que j'avais craint. J'étais bien plus hardi et mieux parlant que je n'aurais été pour moi-mÃÂȘme. Les choses ne se passÚrent pas aussi simplement qu'à Fribourg il fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de l'Etat, et l'examen de ses titres ne fut pas l'affaire d'un jour. Enfin, tout étant en rÚgle, il fut admis à l'audience du sénat. J'entrai avec lui comme son interprÚte, et l'on me dit de parler. Je ne m'attendais à rien moins, et il ne m'était pas venu dans l'esprit qu'aprÚs avoir longtemps conféré avec les membres, il fallût s'adresser au corps comme si rien n'eût été dit. Qu'on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avait là de quoi m'anéantir. Je ne fus pas mÃÂȘme intimidé. J'exposai succinctement et nettement la commission de l'archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient contribué à la collecte qu'il était venu faire. Piquant d'émulation celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avait pas moins à espérer de leur munificence accoutumée; et puis, tùchant de prouver que cette bonne oeuvre en était également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet, mais il est sûr qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience l'archimandrite reçut un présent fort honnÃÂȘte, et de plus, sur l'esprit de son secrétaire, des compliments dont j'eus l'agréable emploi d'ÃÂȘtre le truchement, mais que je n'osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j'aie parlé en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-ÃÂȘtre que j'ai parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les dispositions du mÃÂȘme homme! Il y a trois ans qu'étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j'avais donnés à la bibliothÚque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguÚrent. Je me crus obligé de répondre; mais je m'embarrassai tellement dans ma réponse, et ma tÃÂȘte se brouilla si bien, que je restai court, et me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse; jamais dans mon ùge avancé. Plus j'ai vu le monde, moins j'ai pu me faire à son ton. Partis de Berne, nous allùmes à Soleure; car le dessein de l'archimandrite était de reprendre la route d'Allemagne, et de s'en retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une route immense mais comme chemin faisant sa bourse s'emplissait plus qu'elle ne se vidait, il craignait peu les détours. Pour moi, qui me plaisais presque autant à cheval qu'à pied, je n'aurais pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie mais il était écrit que je n'irais pas si loin. La premiÚre chose que nous fÃmes arrivant à Soleure fut d'aller saluer monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement pour mon évÃÂȘque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait ÃÂȘtre au fait de tout ce qui regardait le saint sépulcre. L'archimandrite eut une audience d'un quart d'heure, oÃÂč je ne fus pas admis, parce que monsieur l'ambassadeur entendait la langue franque et parlait l'italien du moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'étant donné pour Parisien, j'étais comme tel sous la juridiction de son Excellence. Elle me demanda qui j'étais, m'exhorta de lui dire la vérité je le lui promis, en lui demandant une audience particuliÚre qui me fut accordée. Monsieur l'ambassadeur m'emmena dans son cabinet dont il ferma sur nous la porte; et là , me jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je n'aurais pas moins dit quand je n'aurais rien promis, car un continuel besoin d'épanchement met à tout moment mon coeur sur mes lÚvres; et, aprÚs m'ÃÂȘtre ouvert sans réserve au musicien Lutold, je n'avais garde de faire le mystérieux avec le marquis de Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de l'effusion de coeur avec laquelle il vit que je l'avais contée, qu'il me prit par la main, entra chez madame l'ambassadrice, et me présenta à elle en lui faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit avec bonté, et dit qu'il ne fallait pas me laisser aller avec ce moine grec. Il fut résolu que je resterais à l'hÎtel, en attendant qu'on vÃt ce qu'on pourrait faire de moi. Je voulus aller faire mes adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j'avais conçu de l'attachement on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes arrÃÂȘts, et un quart d'heure aprÚs, je vis arriver mon petit sac. M. de la MartiniÚre, secrétaire d'ambassade, fut en quelque façon chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m'était destinée, il me dit Cette chambre a été occupée sous le comte du Luc par un homme célÚbre du mÃÂȘme nom que vous il ne tient qu'à vous de le remplacer de toutes maniÚres, et de faire dire un jour, Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité, qu'alors je n'espérais guÚre, eût moins flatté mes désirs si j'avais pu prévoir à quel prix je l'achÚterais un jour. Ce que m'avait dit M. de la MartiniÚre me donna de la curiosité. Je lus les ouvrages de celui dont j'occupais la chambre; et, sur le compliment qu'on m'avait fait, croyant avoir du goût pour la poésie, je fis pour mon coup d'essai une cantate à la louange de madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J'ai fait de temps en temps de médiocres vers c'est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes, et apprendre à mieux écrire en prose; mais je n'ai jamais trouvé dans la poésie française assez d'attrait pour m'y livrer tout à fait. M. de la MartiniÚre voulut voir de mon style, et me demanda par écrit le mÃÂȘme détail que j'avais fait à monsieur l'ambassadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j'apprends avoir été conservée par M. de Marianne, qui était attaché depuis longtemps au marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la MartiniÚre sous l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de Malesherbes de tùcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l'avoir par lui ou par d'autres, on la trouvera dans le recueil qui doit accompagner mes Confessions. L'expérience que je commençais d'avoir modérait peu à peu mes projets romanesques; et, par exemple, non seulement je ne devins point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d'abord que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la MartiniÚre en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune qu'un emploi de sous-secrétaire, qui ne me tentait pas infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller à Paris. Monsieur l'ambassadeur goûta cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprÚte de l'ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au service de France, cherchait quelqu'un pour mettre auprÚs de son neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée, assez légÚrement prise, mon départ fut résolu; et moi, qui voyais un voyage à faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon coeur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de force bonnes leçons, et je partis. Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais bien, j'avais assez d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageais à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l'on n'avait dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimÚres me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu'un m'accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bùtissais l'édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient martiales. J'allais m'attacher à un militaire et devenir militaire moi-mÃÂȘme; car on avait arrangé que je commencerais par ÃÂȘtre cadet. Je croyais déjà me voir en habit d'officier, avec un beau plumet blanc. Mon coeur s'enflait à cette noble idée. J'avais quelque teinture de géométrie et de fortifications; j'avais un oncle ingénieur; j'étais en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu d'obstacle, mais qui ne m'embarrassait pas; et je comptais bien, à force de sang-froid et d'intrépidité, suppléer à ce défaut. J'avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue trÚs courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l'aurait-il pas? Je m'échauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et de la fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la main. Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que je voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que mon coeur n'était pas fait pour tant de fracas, et bientÎt, sans savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chÚres bergeries, renonçant pour jamais aux travaux de Mars. Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais! La décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l'alignement des maisons me faisaient chercher, à Paris, autre chose encore. Je m'étais figuré une ville aussi belle que grande, de l'aspect le plus imposant, oÃÂč l'on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n'a pu détruire cette premiÚre impression, et qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une imagination trop active, qui exagÚre par-dessus l'exagération des hommes, et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant vanté Paris, que je me l'étais figuré comme l'ancienne Babylone, dont je trouverais peut-ÃÂȘtre autant à rabattre, si je l'avais vue, du portrait que je m'en suis fait. La mÃÂȘme chose m'arriva à l'Opéra, oÃÂč je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la mÃÂȘme chose m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite encore en voyant la mer; et la mÃÂȘme chose m'arrivera toujours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncés car il est impossible aux hommes et difficile à la nature elle-mÃÂȘme de passer en richesse mon imagination. A la maniÚre dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avais des lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étais le plus recommandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retiré du service et vivant philosophiquement à Bagneux, oÃÂč je fus le voir plusieurs fois, et oÃÂč jamais il ne m'offrit un verre d'eau. J'eus plus d'accueil de madame de Merveilleux, belle-soeur de l'interprÚte, et de son neveu, officier aux gardes non seulement la mÚre et le fils me reçurent bien, mais ils m'offrirent leur table, dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle; ses cheveux étaient d'un beau noir, et faisaient, à la vieille mode, le crochet sur ses tempes. Il lui restait ce qui ne périt point avec les attraits, un esprit trÚs agréable. Elle me parut goûter le mien, et fit tout ce qu'elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda, et je fus bientÎt désabusé de tout ce grand intérÃÂȘt qu'on avait paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux Français ils ne s'épuisent point autant qu'on dit en protestations, et celles qu'ils font sont presque toujours sincÚres; mais ils ont une maniÚre de paraÃtre s'intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Les gros compliments des Suisses n'en peuvent imposer qu'à des sots. Les maniÚres des Français sont plus séduisantes en cela mÃÂȘme qu'elles sont plus simples on croirait qu'ils ne vous disent pas tout ce qu'ils veulent faire, pour vous surprendre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillants, et mÃÂȘme, quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune autre nation mais ils sont légers et volages. Ils ont en effet le sentiment qu'ils vous témoignent; mais ce sentiment s'en va comme il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n'est permanent dans leur coeur tout est chez eux l'oeuvre du moment. Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard, au neveu duquel on m'avait donné, se trouva ÃÂȘtre un vilain vieux avare, qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma détresse, me voulut avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprÚs de son neveu une espÚce de valet sans gages plutÎt qu'un vrai gouverneur. Attaché continuellement à lui, et par là dispensé du service, il fallait que je vécusse de ma paye de cadet, c'est-à -dire de soldat; et à peine consentait-il à me donner l'uniforme; il aurait voulu que je me contentasse de celui du régiment. Madame de Merveilleux, indignée de ses propositions, me détourna elle-mÃÂȘme de les accepter; son fils fut du mÃÂȘme sentiment. On cherchait autre chose, et l'on ne trouvait rien. Cependant je commençais d'ÃÂȘtre pressé, et cent francs sur lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me mener bien loin. Heureusement je reçus de la part de monsieur l'ambassadeur encore une petite remise qui me fit grand bien; et je crois qu'il ne m'aurait pas abandonné si j'eusse eu plus de patience mais languir, attendre, solliciter sont pour moi choses impossibles. Je me rebutai, je ne parus plus, et tout fut fini. Je n'avais pas oublié ma pauvre maman; mais comment la trouver? oÃÂč la chercher? Madame de Merveilleux, qui savait mon histoire, m'avait aidé dans cette recherche, et longtemps inutilement. Enfin elle m'apprit que madame de Warens était repartie il y avait plus de deux mois, mais qu'on ne savait si elle était allée en Savoie ou à Turin, et que quelques personnes la disaient retournée en Suisse. Il ne m'en fallut pas davantage pour me déterminer à la suivre, bien sûr qu'en quelque lieu qu'elle fût je la trouverais plus aisément en province que je n'avais pu faire à Paris. Avant de partir j'exerçai mon nouveau talent poétique dans une épÃtre au colonel Godard, oÃÂč je le drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage à madame de Merveilleux, qui, au lieu de me censurer comme elle aurait dû faire, rit beaucoup de mes sarcasmes, de mÃÂȘme que son fils, qui, je crois, n'aimait pas M. Godard; et il faut avouer qu'il n'était pas aimable. J'étais tenté de lui envoyer mes vers; ils m'y encouragÚrent j'en fis un paquet à son adresse, et comme il n'y avait point alors à Paris de petite poste, je le mis dans ma poche, et le lui envoyai d'Auxerre en passant. Je ris quelquefois encore en songeant aux grimaces qu'il dut faire en lisant ce panégyrique, oÃÂč il était peint trait pour trait. Il commençait ainsi Tu croyais, vieux penard, qu'une folle manie D'élever ton neveu m'inspirerait l'envie. Cette petite piÚce, mal faite à la vérité, mais qui ne manquait pas de sel et qui annonçait du talent pour la satire, est cependant le seul écrit satirique qui soit sorti de ma plume. J'ai le coeur trop peu haineux pour me prévaloir d'un pareil talent mais je crois qu'on peut juger, par quelques écrits polémiques faits de temps à autre pour ma défense, que si j'avais été d'humeur batailleuse, mes agresseurs auraient eu rarement les rieurs de leur cÎté. La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon ùme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l'immensité des ÃÂȘtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gÃÂȘne et sans crainte. Je dispose en maÃtre de la nature entiÚre; mon coeur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en moi-mÃÂȘme, quelle vigueur de pinceau, quelle fraÃcheur de coloris, quelle énergie d'expression je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh! si l'on eût vu ceux de ma premiÚre jeunesse, ceux que j'ai faits durant mes voyages, ceux que j'ai composés et que je n'ai jamais écrits!... Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire? Et pourquoi les écrire? vous répondrai-je pourquoi m'Îter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d'autres que j'avais joui? Que m'importaient des lecteurs, un public, et toute la terre, tandis que je planais dans le ciel? D'ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j'aurais des idées; elles viennent quand il leur plaÃt, non quand il me plaÃt. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule; elles m'accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n'auraient pas suffi. OÃÂč prendre du temps pour les écrire? En arrivant je ne songeais qu'à bien dÃner; en partant je ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis m'attendait à la porte; je ne songeais qu'à l'aller chercher. Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant à Paris, je m'étais borné aux idées relatives à ce que j'y allais faire. Je m'étais élancé dans la carriÚre oÃÂč j'allais entrer, et je l'avais parcourue avec assez de gloire mais cette carriÚre n'était pas celle oÃÂč mon coeur m'appelait, et les ÃÂȘtres réels nuisaient aux ÃÂȘtres imaginaires. Le colonel Godard et son neveu figuraient mal avec un héros tel que moi. Grùce au ciel, j'étais maintenant délivré de tous ces obstacles je pouvais m'enfoncer à mon gré dans le pays des chimÚres, car il ne restait que cela devant moi. Aussi je m'y égarai si bien, que je perdis réellement plusieurs fois ma route; et j'eusse été fort fùché d'aller plus droit, car sentant qu'à Lyon j'allais me retrouver sur la terre, j'aurais voulu n'y jamais arriver. Un jour entre autres, m'étant à dessein détourné pour voir de prÚs un lieu qui me parut admirable, je m'y plus si fort et j'y fis tant de tours, que je me perdis enfin tout à fait. AprÚs plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j'entrai chez un paysan dont la maison n'avait pas belle apparence; mais c'était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c'était comme à GenÚve ou en Suisse, oÃÂč tous les habitants à leur aise sont en état d'exercer l'hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dÃner en payant. Il m'offrit du lait écrémé et de gros pain d'orge, en me disant que c'était tout ce qu'il avait. Je buvais ce lait avec délices et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n'était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m'examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, aprÚs m'avoir dit qu'il voyait bien que j'étais un bon jeune honnÃÂȘte homme qui n'était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à cÎté de sa cuisine, descendit, et revint un moment aprÚs avec un bon pain bis de pur froment, un jambon trÚs appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le coeur plus que tout le reste; on joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dÃner tel qu'autre qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire; et ce qu'il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats de cave. Il me fit entendre qu'il cachait son vin à cause des aides, qu'il cachait son pain à cause de la taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. Tout ce qu'il me dit à ce sujet, et dont je n'avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon coeur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la mÃÂȘme misÚre qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste de ce qui m'est arrivé durant ce voyage. Je me rappelle seulement encore qu'en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les bords du Lignon; car, parmi les romans que j'avais lus avec mon pÚre, l'Astrée n'avait pas été oubliée, et c'était celui qui me revenait au coeur le plus fréquemment. Je demandai la route du Forez; et tout en causant avec une hÎtesse, elle m'apprit que c'était un bon pays de ressource pour les ouvriers, qu'il y avait beaucoup de forges, et qu'on y travaillait fort bien en fer. Cet éloge calma tout à coup ma curiosité romanesque, et je ne jugeai pas à propos d'aller chercher des Dianes et des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m'encourageait de la sorte m'avait sûrement pris pour un garçon serrurier. Je n'allais pas tout à fait à Lyon sans vues. En arrivant, j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du Chùtelet, amie de madame de Warens, et pour laquelle elle m'avait donné une lettre quand je vins avec M. le MaÃtre ainsi c'était une connaissance déjà faite. Mademoiselle du Chùtelet m'apprit qu'en effet son amie avait passé à Lyon, mais qu'elle ignorait si elle avait poussé sa route jusqu'en Piémont, et qu'elle était incertaine elle-mÃÂȘme en partant si elle ne s'arrÃÂȘterait pas en Savoie; que si je voulais elle écrirait pour en avoir des nouvelles, et que le meilleur parti que j'eusse à prendre était de les attendre à Lyon. J'acceptai l'offre; mais je n'osai dire à mademoiselle du Chùtelet que j'étais pressé de la réponse, et que ma petite bourse épuisée ne me laissait pas en état de l'attendre longtemps. Ce qui me retint n'était pas qu'elle m'eût mal reçu; au contraire, elle m'avait fait beaucoup de caresses, et me traitait sur un pied d'égalité qui m'Îtait le courage de lui laisser voir mon état, et de descendre du rÎle de bonne compagnie à celui d'un malheureux mendiant. Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j'ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeler, dans le mÃÂȘme intervalle, un autre voyage de Lyon, dont je ne puis marquer la place, et oÃÂč je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l'oublier. J'étais un soir assis en Bellecour aprÚs un trÚs mince souper, rÃÂȘvant aux moyens de me tirer d'affaire, quand un homme en bonnet vint s'asseoir à cÎté de moi. Cet homme avait l'air d'un de ces ouvriers en soie qu'on appelle, à Lyon, des taffetatiers. Il m'adresse la parole; je lui réponds. A peine avions-nous causé un quart d'heure, que, toujours avec le mÃÂȘme sang-froid et sans changer de ton, il me propose de nous amuser de compagnie. J'attendais qu'il m'expliquùt quel était cet amusement, mais sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n'était pas assez obscure pour m'empÃÂȘcher de voir à quel exercice il se préparait. Il n'en voulait point à ma personne; du moins rien n'annonçait cette intention, et le lieu ne l'eût pas favorisée il ne voulait exactement, comme il me l'avait dit, que s'amuser et que je m'amusasse, chacun pour son compte; et cela lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas mÃÂȘme supposé qu'il ne me le parût pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence, que, sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes, croyant avoir ce misérable à mes trousses. J'étais si troublé, qu'au lieu de gagner mon logis par la rue Saint-Dominique, je courus du cÎté du quai, et ne m'arrÃÂȘtai qu'au delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venais de commettre un crime. J'étais sujet au mÃÂȘme vice ce souvenir m'en guérit pour longtemps. A ce voyage-ci j'eus une aventure à peu prÚs du mÃÂȘme genre, mais qui me mit en plus grand danger. Sentant mes espÚces tirer à leur fin, j'en ménageais le chétif reste. Je prenais moins souvent des repas à mon auberge, et bientÎt je n'en pris plus du tout, pouvant pour cinq ou six sous, à la taverne, me rassasier tout aussi bien que je faisais là pour mes vingt-cinq. N'y mangeant plus, je ne savais comment y aller coucher, non que j'y dusse grand'chose, mais j'avais honte d'occuper une chambre sans rien faire gagner à mon hÎtesse. La saison était belle. Un soir qu'il faisait fort chaud, je me déterminai à passer la nuit dans la place; et déjà je m'étais établi sur un banc, quand un abbé qui passait, me voyant ainsi couché, s'approcha, et me demanda si je n'avais point de gÃte. Je lui avouai mon cas, il en parut touché. Il s'assit à cÎté de moi, et nous causùmes. Il parlait agréablement tout ce qu'il me dit me donna de lui la meilleure opinion du monde. Quand il me vit bien disposé, il me dit qu'il n'était pas logé fort au large; qu'il n'avait qu'une seule chambre, mais qu'assurément il ne me laisserait pas coucher ainsi dans la place; qu'il était tard pour me trouver un gÃte, et qu'il m'offrait, pour cette nuit, la moitié de son lit. J'accepte l'offre, espérant déjà me faire un ami qui pourrait m'ÃÂȘtre utile. Nous allons. Il bat le fusil. Sa chambre me parut propre dans sa petitesse il m'en fit les honneurs fort poliment. Il tira d'une armoire un pot de verre oÃÂč étaient des cerises à l'eau-de-vie; nous en mangeùmes chacun deux, et nous fûmes nous coucher. Cet homme avait les mÃÂȘmes goûts que mon Juif de l'hospice, mais il ne les manifestait pas si brutalement. Soit que, sachant que je pouvais ÃÂȘtre entendu, il craignÃt de me forcer à me défendre, soit qu'en effet il fût moins confirmé dans ses projets, il n'osa m'en proposer ouvertement l'exécution, et cherchait à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que la premiÚre fois, je compris bientÎt son dessein, et j'en frémis. Ne sachant ni dans quelle maison ni entre les mains de qui j'étais, je craignis, en faisant du bruit, de le payer de ma vie. Je feignis d'ignorer ce qu'il me voulait; mais, paraissant trÚs importuné de ses caresses et trÚs décidé à n'en pas endurer le progrÚs, je fis si bien qu'il fut obligé de se contenir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute la fermeté dont j'étais capable; et, sans paraÃtre rien soupçonner, je m'excusai de l'inquiétude que je lui avais montrée sur mon ancienne aventure, que j'affectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au coeur à lui-mÃÂȘme, et qu'il renonça tout à fait à son sale dessein. Nous passùmes tranquillement le reste de la nuit il me dit mÃÂȘme beaucoup de choses trÚs bonnes, trÚs sensées; et ce n'était assurément pas un homme sans mérite, quoique ce fût un grand vilain. Le matin, monsieur l'abbé, qui ne voulait pas avoir l'air mécontent, parla de déjeuner, et pria une des filles de son hÎtesse, qui était jolie, d'en faire apporter. Elle lui dit qu'elle n'avait pas le temps. Il s'adressa à sa soeur qui ne daigna pas lui répondre. Nous attendions toujours; point de déjeuner. Enfin nous passùmes dans la chambre de ces demoiselles. Elles reçurent monsieur l'abbé d'un air trÚs peu caressant. J'eus encore moins à me louer de leur accueil. L'aÃnée, en se retournant, m'appuya son talon pointu sur le bout du pied, oÃÂč un cor fort douloureux m'avait forcé de couper mon soulier; l'autre vint Îter brusquement de derriÚre moi une chaise sur laquelle j'étais prÃÂȘt à m'asseoir; leur mÚre, en jetant de l'eau par la fenÃÂȘtre, m'en aspergea le visage; en quelque place que je me misse, on m'en faisait Îter pour y chercher quelque chose; je n'avais été de ma vie à pareille fÃÂȘte. Je voyais dans leurs regards insultants et moqueurs une fureur cachée à laquelle j'avais la stupidité de ne rien comprendre. Ébahi, stupéfait, prÃÂȘt à les croire toutes possédées, je commençais tout de bon à m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisait semblant de voir ni d'entendre, jugeant bien qu'il n'y avait point de déjeuner à espérer, prit le parti de sortir, et je me hùtai de le suivre, fort content d'échapper à ces trois furies. En marchant, il me proposa d'aller déjeuner au café. Quoique j'eusse grand faim, je n'acceptai point cette offre, sur laquelle il n'insista pas beaucoup non plus, et nous nous séparùmes au trois ou quatriÚme coin de rue; moi, charmé de perdre de vue tout ce qui appartenait à cette maudite maison; et lui, fort aise, à ce que je crois, de m'en avoir assez éloigné pour qu'elle ne me fût pas aisée à reconnaÃtre. Comme à Paris, ni dans aucune autre ville, jamais rien ne m'est arrivé de semblable à ces deux aventures, il m'en est resté une impression peu avantageuse au peuple de Lyon, et j'ai toujours regardé cette ville comme celle de l'Europe oÃÂč rÚgne la plus affreuse corruption. Le souvenir des extrémités oÃÂč j'y fus réduit ne contribue pas non plus à m'en rappeler agréablement la mémoire. Si j'avais été fait comme un autre, que j'eusse eu le talent d'emprunter et de m'endetter dans mon cabaret, je me serais aisément tiré d'affaire mais c'est à quoi mon inaptitude égalait ma répugnance; et, pour imaginer à quel point vont l'une et l'autre, il suffit de savoir qu'aprÚs avoir passé presque toute ma vie dans le mal-ÃÂȘtre, et souvent prÃÂȘt à manquer de pain, il ne m'est jamais arrivé une seule fois de me faire demander de l'argent par un créancier sans lui en donner à l'instant mÃÂȘme. Je n'ai jamais su faire des dettes criardes, et j'ai toujours mieux aimé souffrir que devoir. C'était souffrir assurément que d'ÃÂȘtre réduit à passer la nuit dans la rue, et c'est ce qui m'est arrivé plusieurs fois à Lyon. J'aimais mieux employer quelques sous qui me restaient à payer mon pain que mon gÃte, parce qu'aprÚs tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, dans ce cruel état, je n'étais ni inquiet ni triste. Je n'avais pas le moindre souci sur l'avenir, et j'attendais les réponses que devait recevoir mademoiselle du Chùtelet, couchant à la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens mÃÂȘme d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui cÎtoyait le RhÎne ou la SaÎne, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du cÎté opposé. Il avait fait trÚs chaud ce jour-là ; la soirée était charmante; la rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans ÃÂȘtre froid; le soleil, aprÚs son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rÃÂȘverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espÚce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit était formé par les tÃÂȘtes des arbres; un rossignol était précisément au-dessus de moi je m'endormis à son chant; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour mes yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai la faim me prit; je m'acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux piÚces de six blancs qui me restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais chantant tout le long du chemin; et je me souviens mÃÂȘme que je chantais une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thoméry, que je savais par coeur. Que béni soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptais, et un dÃner bien meilleur encore, sur lequel je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller et de chanter, j'entends quelqu'un derriÚre moi je me retourne; je vois un Antonin qui me suivait, et qui paraissait m'écouter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds Un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique. Souvent, lui dis-je. Et cela était vrai, ma meilleure maniÚre de l'apprendre était d'en copier. Eh bien! me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. J'acquiesçai trÚs volontiers, et je le suivis. Cet Antonin s'appelait M. Rolichon; il aimait la musique, il la savait, et chantait dans de petits concerts qu'il faisait avec ses amis. Il n'y avait rien là que d'innocent et d'honnÃÂȘte; mais ce goût dégénérait apparemment en fureur, dont il était obligé de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite chambre que j'occupai, et oÃÂč je trouvai beaucoup de musique qu'il avait copiée. Il m'en donna d'autre à copier, particuliÚrement la cantate que j'avais chantée, et qu'il devait chanter lui-mÃÂȘme dans quelques jours. J'en demeurai là trois ou quatre à copier tout le temps oÃÂč je ne mangeais pas, car de ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il apportait mes repas lui-mÃÂȘme de leur cuisine; et il fallait qu'elle fût bonne, si leur ordinaire valait le mien. De mes jours, je n'eus tant de plaisir à manger; et il faut avouer aussi que ces lippées me venaient fort à propos, car j'étais sec comme du bois. Je travaillais presque d'aussi bon coeur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je n'étais pas aussi correct que diligent. Quelques jours aprÚs, M. Rolichon, que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s'étaient trouvées pleines d'omissions, de duplications et de transpositions. Il faut avouer que j'ai choisi là dans la suite le métier du monde auquel j'étais le moins propre non que ma note ne fût belle et que je ne copiasse fort nettement; mais l'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes, que je passe plus de temps à gratter qu'à noter, et que si je n'apporte la plus grande attention à collationner mes parties, elles font toujours manquer l'exécution. Je fis donc trÚs mal, en voulant bien faire, et, pour aller vite, j'allais tout de travers. Cela n'empÃÂȘcha pas M. Rolichon de me bien traiter jusqu'à la fin, et de me donner encore en sortant un petit écu que je ne méritais guÚre, et qui me remit tout à fait en pied; car peu de jours aprÚs je reçus des nouvelles de maman, qui était à Chambéri, et de l'argent pour l'aller joindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors, mes finances ont souvent été fort courtes, mais jamais assez pour ÃÂȘtre obligé de jeûner. Je marque cette époque avec un coeur sensible aux soins de la Providence. C'est la derniÚre fois de ma vie que j'ai senti la misÚre et la faim. Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour attendre les commissions dont maman avait chargé mademoiselle du Chùtelet, que je vis durant ce temps-là plus assidûment qu'auparavant, ayant le plaisir de parler avec elle de son amie, et n'étant plus distrait par ces cruels retours sur ma situation qui me forçaient de la cacher. Mademoiselle du Chùtelet n'était ni jeune ni jolie, mais elle ne manquait pas de grùce; elle était liante et familiÚre, et son esprit donnait du prix à cette familiarité. Elle avait ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes; et c'est d'elle, en premiÚre origine, que ce mÃÂȘme goût m'est venu. Elle aimait les romans de Le Sage, et particuliÚrement Gil Blas elle m'en parla, me le prÃÂȘta; je le lus avec plaisir; mais je n'étais pas mûr encore pour ces sortes de lectures il me fallait des romans à grands sentiments. Je passais ainsi mon temps à la grille de mademoiselle du Chùtelet avec autant de plaisir que de profit; et il est certain que les entretiens intéressants et sensés d'une femme de mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. Je fis connaissance aux Chasottes avec d'autres pensionnaires et de leurs amies, entre autres avec une jeune personne de quatorze ans, appelée mademoiselle Serre, à laquelle je ne fis pas alors une grande attention, mais dont je me passionnai huit ou neuf ans aprÚs, et avec raison, car c'était une charmante fille. Occupé de l'attente de revoir bientÎt ma bonne maman, je fis un peu de trÃÂȘve à mes chimÚres, et le bonheur réel qui m'attendait me dispensa d'en chercher dans mes visions. Non seulement je la retrouvais, mais je retrouvais prÚs d'elle et par elle un état agréable; car elle marquait m'avoir trouvé une occupation qu'elle espérait qui me conviendrait, et qui ne m'éloignerait pas d'elle. Je m'épuisais en conjectures pour deviner quelle pouvait ÃÂȘtre cette occupation, et il aurait fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J'avais suffisamment d'argent pour faire commodément la route. Mademoiselle du Chùtelet voulait que je prisse un cheval je n'y pus consentir, et j'eus raison; j'aurais perdu le plaisir du dernier voyage pédestre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisais souvent à mon voisinage tandis que je demeurais à Motiers. C'est une chose bien singuliÚre que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tÃÂȘte ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs; et j'ai dit cent fois que si jamais j'étais mis à la Bastille, j'y ferais le tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un avenir agréable j'étais aussi content, et j'avais tout lieu de l'ÃÂȘtre, que je l'étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n'eus point, durant ce voyage, ces rÃÂȘveries délicieuses qui m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le coeur serein, mais c'était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais d'avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprÚs d'elle je m'y étais toujours attendu; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de nouveau. Je m'inquiétais de ce que j'allais faire, comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais aux croisées des chemins; j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée, j'étais tantÎt oÃÂč j'étais, tantÎt oÃÂč j'allais, jamais plus loin. Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les faisant je ne saurais arriver. Le coeur me battait de joie en approchant de ma chÚre maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à marcher à mon aise, et m'arrÃÂȘter quand il me plaÃt. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans ÃÂȘtre pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les maniÚres de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes cÎtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de Chambéri. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de l'Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite riviÚre qui paraÃt avoir mis à les creuser des milliers de siÚcles. On a bordé le chemin d'un parapet, pour prévenir les malheurs cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font tourner la tÃÂȘte; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entiÚres, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits oÃÂč la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un aprÚs l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d'atteindre le fond du précipice. Plus prÚs de Chambéri, j'eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans ÃÂȘtre mouillé; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrÃÂȘme hauteur, l'eau se divise et tombe en poussiÚre; et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est tout trempé. J'arrive enfin; je la revois. Elle n'était pas seule. Monsieur l'intendant général était chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler elle me prend la main et me présente à lui avec cette grùce qui lui ouvrait tous les coeurs Le voilà , monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi longtemps qu'il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole Mon enfant, me dit-elle, vous appartenez au roi; remerciez monsieur l'intendant, qui vous donne du pain. J'ouvrais de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu'imaginer il s'en fallut peu que l'ambition naissante ne me tournùt la tÃÂȘte, et que je ne fisse déjà le petit intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début je ne l'avais imaginée; mais quant à présent c'était assez pour vivre, et pour moi c'était beaucoup. Voici de quoi il s'agissait. Le roi Victor-Amédée, jugeant, par le sort des guerres précédentes et par la position de l'ancien patrimoine de ses pÚres, qu'il lui échapperait quelque jour, ne cherchait qu'à l'épuiser. Il y avait peu d'années qu'ayant résolu d'en mettre la noblesse à la taille, il avait ordonné un cadastre général de tout le pays, afin que, rendant l'imposition réelle, on pût la répartir avec plus d'équité. Ce travail, commencé sous le pÚre, fut achevé sous le fils. Deux ou trois cents hommes, tant arpenteurs qu'on appelait géomÚtres, qu'écrivains qu'on appelait secrétaires, furent employés à cet ouvrage, et c'était parmi ces derniers que maman m'avait fait inscrire. Le poste, sans ÃÂȘtre fort lucratif, donnait de quoi vivre au large dans ce pays-là . Le mal était que cet emploi n'était qu'à temps, mais il mettait en état de chercher et d'attendre, et c'était par prévoyance qu'elle tùchait de m'obtenir de l'intendant une protection particuliÚre, pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand le temps de celui-là serait fini. J'entrai en fonction peu de jours aprÚs mon arrivée. Il n'y avait à ce travail rien de difficile, et je fus bientÎt au fait. C'est ainsi qu'aprÚs quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souffrances depuis ma sortie de GenÚve, je commençai pour la premiÚre fois de gagner mon pain avec honneur. Ces longs détails de ma premiÚre jeunesse auront paru bien puérils et j'en suis fùché quoique né homme à certains égards, j'ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand personnage j'ai promis de me peindre tel que je suis; et pour me connaÃtre dans mon ùge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tÃÂȘte y sont demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont plutÎt combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d'affections et d'idées qui modifient celles qui les suivent, et qu'il faut connaÃtre pour en bien juger. Je m'applique à bien développer partout les premiÚres causes, pour faire sentir l'enchaÃnement des effets. Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon ùme transparente aux yeux du lecteur; et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-mÃÂȘme du principe qui les produit. Si je me chargeais du résultat et que je lui disse tel est mon caractÚre, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, à moins que je ne le veuille; encore, mÃÂȘme en le voulant, n'y parviendrais-je pas aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments, et de déterminer l'ÃÂȘtre qu'ils composent le résultat doit ÃÂȘtre son ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidÚles, il faut aussi qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits; je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relùcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'ùge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la premiÚre jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'était possible. Si les autres me reviennent avec la mÃÂȘme force, des lecteurs impatients s'ennuieront peut-ÃÂȘtre, mais moi je ne serai pas mécontent de mon travail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette entreprise ce n'est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c'est de ne pas tout dire et de taire des vérités. LIVRE CINQUIÈME 1732-1736 Ce fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai à Chambéri, comme je viens de le dire, et que je commençai d'ÃÂȘtre employé au cadastre pour le service du roi. J'avais vingt ans passés, prÚs de vingt et un. J'étais assez formé pour mon ùge du cÎté de l'esprit; mais le jugement ne l'était guÚre, et j'avais grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire. Car quelques années d'expérience n'avaient pu me guérir encore radicalement de mes visions romanesques; et, malgré tous les maux que j'avais soufferts, je connaissais aussi peu le monde et les hommes que si je n'avais pas acheté ces instructions. Je logeai chez moi, c'est-à -dire chez maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage. La maison qu'elle occupait était sombre et triste, et ma chambre était la plus sombre et la plus triste de la maison. Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d'air, peu de jour, peu d'espace, des grillons, des rats, des planches pourries; tout cela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais j'étais chez elle, auprÚs d'elle; sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je m'apercevais peu de la laideur de la mienne; je n'avais pas le temps d'y rÃÂȘver. Il paraÃtra bizarre qu'elle se fût fixée à Chambéri tout exprÚs pour habiter cette vilaine maison cela mÃÂȘme fut un trait d'habileté de sa part que je ne dois pas taire. Elle allait à Turin avec répugnance, sentant bien qu'aprÚs des révolutions toutes récentes et dans l'agitation oÃÂč l'on était encore à la cour, ce n'était pas le moment de s'y présenter. Cependant ses affaires demandaient qu'elle s'y montrùt elle craignait d'ÃÂȘtre oubliée ou desservie; elle savait surtout que le comte de Saint-Laurent, intendant général des finances, ne la favorisait pas. Il avait à Chambéri une maison vieille, mal bùtie, et dans une si vilaine position qu'elle restait toujours vide; elle la loua et s'y établit. Cela lui réussit mieux qu'un voyage; sa pension ne fut point supprimée, et depuis lors le comte de Saint-Laurent fut toujours de ses amis. J'y trouvai son ménage à peu prÚs monté comme auparavant, et le fidÚle Claude Anet toujours avec elle. C'était, comme je crois l'avoir dit, un paysan de Moutru, qui, dans son enfance, herborisait dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et qu'elle avait pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si bien pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son goût, qu'il devint un vrai botaniste, et que, s'il ne fût mort jeune, il se serait fait un nom dans cette science, comme il en méritait un parmi les honnÃÂȘtes gens. Comme il était sérieux, mÃÂȘme grave, et que j'étais plus jeune que lui, il devint pour moi une espÚce de gouverneur, qui me sauva beaucoup de folies; car il m'en imposait, et je n'osais m'oublier devant lui. Il en imposait mÃÂȘme à sa maÃtresse, qui connaissait son grand sens, sa droiture, son inviolable attachement pour elle, et qui le lui rendait bien. Claude Anet était sans contredit un homme rare, et le seul mÃÂȘme de son espÚce que j'aie jamais vu. Lent, posé, réfléchi, circonspect dans sa conduite, froid dans ses maniÚres, laconique et sentencieux dans ses propos, il était, dans ses passions, d'une impétuosité qu'il ne laissait jamais paraÃtre, mais qui le dévorait en dedans, et qui ne lui a fait faire en sa vie qu'une sottise, mais terrible, c'est de s'ÃÂȘtre empoisonné. Cette scÚne tragique se passa peu aprÚs mon arrivée et il la fallait pour m'apprendre l'intimité de ce garçon avec sa maÃtresse; car si elle ne me l'eût dite elle-mÃÂȘme, jamais je ne m'en serais douté. Assurément si l'attachement, le zÚle et la fidélité peuvent mériter une pareille récompense, elle lui était bien due; et ce qui prouve qu'il en était digne, il n'en abusa jamais. Ils avaient rarement des querelles, et elles finissaient toujours bien. Il en vint pourtant une qui finit mal sa maÃtresse lui dit dans la colÚre un mot outrageant qu'il ne put digérer. Il ne consulta que son désespoir, et trouvant sous sa main une fiole de laudanum, il l'avala, puis fut se coucher tranquillement, comptant ne se réveiller jamais. Heureusement madame de Warens, inquiÚte, agitée elle-mÃÂȘme, errant dans sa maison, trouva la fiole vide, et devina le reste. En volant à son secours, elle poussa des cris qui m'attirÚrent. Elle m'avoua tout, implora mon assistance, et parvint avec beaucoup de peine à lui faire vomir l'opium. Témoin de cette scÚne, j'admirai ma bÃÂȘtise de n'avoir jamais eu le moindre soupçon des liaisons qu'elle m'apprenait. Mais Claude Anet était si discret, que de plus clairvoyants que moi auraient pu s'y méprendre. Le raccommodement fut tel que j'en fus vivement touché moi-mÃÂȘme; et depuis ce temps, ajoutant pour lui le respect à l'estime, je devins en quelque façon son élÚve, et ne m'en trouvai pas plus mal. Je n'appris pourtant pas sans peine que quelqu'un pouvait vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avais pas songé mÃÂȘme à désirer pour moi cette place; mais il m'était dur de la voir remplir par un autre, cela était fort naturel. Cependant, au lieu de prendre en aversion celui qui me l'avait soufflée, je sentis réellement s'étendre à lui l'attachement que j'avais pour elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût heureuse; et, puisqu'elle avait besoin de lui pour l'ÃÂȘtre, j'étais content qu'il fût heureux aussi. De son cÎté, il entrait parfaitement dans les vues de sa maÃtresse, et prit en sincÚre amitié l'ami qu'elle s'était choisi. Sans affecter avec moi l'autorité que son poste le mettait en droit de prendre, il prit naturellement celle que son jugement lui donnait sur le mien. Je n'osais rien faire qu'il parût désapprouver, et il ne désapprouvait que ce qui était mal. Nous vivions ainsi dans une union qui nous rendait tous heureux, et que la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l'excellence du caractÚre de cette aimable femme est que tous ceux qui l'aimaient s'aimaient entre eux. La jalousie, la rivalité mÃÂȘme cédait au sentiment dominant qu'elle inspirait, et je n'ai vu jamais aucun de ceux qui l'entouraient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceux qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge; et s'ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent en dire autant, qu'ils s'attachent à elle pour le repos de leur vie fût-elle au reste la derniÚre des catins. Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéri jusqu'à mon départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j'aurai peu d'événements à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce; et cette uniformité était précisément ce dont j'avais le plus grand besoin pour achever de former mon caractÚre, que des troubles continuels empÃÂȘchaient de se fixer. C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation mÃÂȘlée et sans suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai plus cessé d'ÃÂȘtre à travers les orages qui m'attendaient. Ce progrÚs fut insensible et lent, chargé de peu d'événements mémorables; mais il mérite cependant d'ÃÂȘtre suivi et développé. Au commencement je n'étais guÚre occupé que de mon travail; la gÃÂȘne du bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le peu de temps que j'avais de libre se passait auprÚs de la bonne maman; et n'ayant pas mÃÂȘme celui de lire, la fantaisie ne m'en prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espÚce de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint nécessaire; et, comme si ce goût se fût toujours irrité par la difficulté de m'y livrer, il serait redevenu passion comme chez mon maÃtre, si d'autres goûts venus à la traverse n'eussent fait diversion à celui-là . Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien transcendante, il en fallait assez pour m'embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté, j'achetai des livres d'arithmétique; et je l'appris bien, car je l'appris seul. L'arithmétique pratique s'étend plus loin qu'on ne pense quand on y veut mettre l'exacte précision. Il y a des opérations d'une longueur extrÃÂȘme, au milieu desquelles j'ai vu quelquefois de bons géomÚtres s'égarer. La réflexion jointe à l'usage donne des idées nettes; et alors on trouve des méthodes abrégées, dont l'invention frappe l'amour-propre, dont la justesse satisfait l'esprit, et qui font faire avec plaisir un travail ingrat par lui-mÃÂȘme. Je m'y enfonçai si bien qu'il n'y avait point de question soluble par les seuls chiffres qui m'embarrassùt et maintenant que tout ce que j'ai su s'efface journellement de ma mémoire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente ans d'interruption. Il y a quelques jours que dans un voyage que j'ai fait à Davenport, chez mon hÎte, assistant à la leçon d'arithmétique de ses enfants, j'ai fait sans faute, avec un plaisir incroyable, une opération des plus composées. Il me semblait, en posant mes chiffres, que j'étais encore à Chambéri dans mes heureux jours. C'était revenir de loin sur mes pas. Le lavis des mappes de nos géomÚtres m'avait aussi rendu le goût du dessin. J'achetai des couleurs, et je me mis à faire des fleurs et des paysages. C'est dommage que je me sois trouvé peu de talent pour cet art, l'inclination y était tout entiÚre. Au milieu de mes crayons et de mes pinceaux j'aurais passé des mois entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on était obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts auxquels je commence à me livrer; ils augmentent, deviennent passion, et bientÎt je ne vois plus rien au monde que l'amusement dont je suis occupé. L'ùge ne m'a pas guéri de ce défaut, il ne l'a pas diminué mÃÂȘme; et maintenant que j'écris ceci, me voilà comme un vieux radoteur engoué d'une autre étude inutile oÃÂč je n'entends rien, et que ceux mÃÂȘme qui s'y sont livrés dans leur jeunesse sont forcés d'abandonner à l'ùge oÃÂč je la veux commencer. C'était alors qu'elle eût été à sa place. L'occasion était belle, et j'eus quelque tentation d'en profiter. Le contentement que je voyais dans les yeux d'Anet, revenant chargé de plantes nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d'aller herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j'y avais été une seule fois, cela m'aurait gagné; et je serais peut-ÃÂȘtre aujourd'hui un grand botaniste; car je ne connais point d'étude au monde qui s'associe mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes; et la vie que je mÚne depuis dix ans à la campagne n'est guÚre qu'une herborisation continuelle, à la vérité sans objet et sans progrÚs; mais n'ayant alors aucune idée de la botanique, je l'avais prise en une sorte de mépris et mÃÂȘme de dégoût; je ne la regardais que comme une étude d'apothicaire. Maman, qui l'aimait, n'en faisait pas elle-mÃÂȘme un autre usage; elle ne recherchait que les plantes usuelles, pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique, la chimie et l'anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de médecine, ne servaient qu'à me fournir des sarcasmes plaisants toute la journée, et à m'attirer des soufflets de temps en temps. D'ailleurs un goût différent et trop contraire à celui-là croissait par degrés, et bientÎt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j'ai commencé de l'aimer dÚs mon enfance, et qu'il est le seul que j'aie aimé constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant est qu'un art pour lequel j'étais né m'ait néanmoins tant coûté de peine à apprendre, et avec des succÚs si lents, qu'aprÚs une pratique de toute ma vie, jamais je n'ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors cette étude agréable était que je la pouvais faire avec maman. Ayant des goûts d'ailleurs fort différents, la musique était pour nous un point de réunion dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y refusait pas j'étais alors à peu prÚs aussi avancé qu'elle, en deux ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois, la voyant empressée autour d'un fourneau, je lui disais Maman, voici un duo charmant qui m'a bien l'air de faire sentir l'empyreume à vos drogues. Ah! par ma foi, me disait-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant, je l'entraÃnais à son clavecin on s'y oubliait; l'extrait de geniÚvre ou d'absinthe était calciné elle m'en barbouillait le visage, et tout cela était délicieux. On voit qu'avec peu de temps de reste j'avais beaucoup de choses à quoi l'employer. Il me vint pourtant encore un amusement de plus qui fit bien valoir tous les autres. Nous occupions un cachot si étouffé, qu'on avait besoin quelquefois d'aller prendre l'air sur la terre. Anet engagea maman à louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin était jointe une guinguette assez jolie, qu'on meubla suivant l'ordonnance on y mit un lit. Nous allions souvent y dÃner, et j'y couchais quelquefois. Insensiblement je m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres, beaucoup d'estampes; je passais une partie de mon temps à l'orner, et à y préparer à maman quelque surprise agréable lorsqu'elle s'y venait promener. Je la quittais pour venir m'occuper d'elle, pour y penser avec plus de plaisir autre caprice que je n'excuse ni n'explique, mais que j'avoue parce que la chose était ainsi. Je me souviens qu'une fois madame de Luxembourg me parlait en raillant d'un homme qui quittait sa maÃtresse pour lui écrire. Je lui dis que j'aurais bien été cet homme-là , et j'aurais pu ajouter que je l'avais été quelquefois. Je n'ai pourtant jamais senti prÚs de maman ce besoin de m'éloigner d'elle pour l'aimer davantage; car tÃÂȘte à tÃÂȘte avec elle j'étais aussi parfaitement à mon aise que si j'eusse été seul; et cela ne m'est jamais arrivé prÚs de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j'aie eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée, et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l'ennui me chassaient dans mon asile, oÃÂč je l'avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre. Tandis qu'ainsi partagé entre le travail, le plaisir et l'instruction, je vivais dans le plus doux repos, l'Europe n'était pas si tranquille que moi. La France et l'empereur venaient de s'entre-déclarer la guerre le roi de Sardaigne était entré dans la querelle, et l'armée française filait en Piémont pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par Chambéri, et entre autres le régiment de Champagne, dont était colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de choses, et qui sûrement n'a jamais repensé à moi. Notre petit jardin était précisément au haut du faubourg par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassasiais du plaisir d'aller les voir passer, et je me passionnais pour le succÚs de cette guerre comme s'il m'eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne m'étais pas encore avisé de songer aux affaires publiques; et je me mis à lire les gazettes pour la premiÚre fois, mais avec une telle partialité pour la France, que le coeur me battait de joie à ses moindres avantages, et que ses revers m'affligeaient comme s'ils fussent tombés sur moi. Si cette folie n'eût été que passagÚre, je ne daignerais pas en parler; mais elle s'est tellement enracinée dans mon coeur sans aucune raison, que lorsque j'ai fait dans la suite, à Paris, l'antidespote et le fier républicain, je sentais en dépit de moi-mÃÂȘme une prédilection secrÚte pour cette mÃÂȘme nation que je trouvais servile, et pour ce gouvernement que j'affectais de fronder. Ce qu'il y avait de plaisant était qu'ayant honte d'un penchant si contraire à mes maximes, je n'osais l'avouer à personne, et je raillais les Français de leurs défaites, tandis que le coeur m'en saignait plus qu'à eux. Je suis sûrement le seul qui, vivant chez une nation qui le traitait bien et qu'il adorait, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce penchant s'est trouvé si désintéressé de ma part, si fort, si constant, si invincible, que mÃÂȘme depuis ma sortie du royaume, depuis que le gouvernement, les magistrats, les auteurs s'y sont à l'envi déchaÃnés contre moi, depuis qu'il est devenu du bon air de m'accabler d'injustices et d'outrages, je n'ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi quoiqu'ils me maltraitent. J'ai cherché longtemps la cause de cette partialité, et je n'ai pu la trouver que dans l'occasion qui la vit naÃtre. Un goût croissant pour la littérature m'attachait aux livres français, aux auteurs de ces livres, au pays de ces auteurs. Au moment mÃÂȘme que défilait sous mes yeux l'armée française, je lisais les grands capitaines de BrantÎme. J'avais la tÃÂȘte pleine des Clisson, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency, des la Trimouille, et je m'affectionnais à leurs descendants comme aux héritiers de leur mérite et de leur courage. A chaque régiment qui passait, je croyais revoir ces fameuses bandes noires qui jadis avaient fait tant d'exploits en Piémont. Enfin j'appliquais à ce que je voyais les idées que je puisais dans les livres mes lectures continuées et toujours tirées de la mÃÂȘme nation nourrissaient mon affection pour elle, et m'en firent une passion aveugle que rien n'a pu surmonter. J'ai eu dans la suite occasion de remarquer dans mes voyages que cette impression ne m'était pas particuliÚre, et qu'agissant plus ou moins dans tous les pays sur la partie de la nation qui aimait la lecture et qui cultivait les lettres, elle balançait la haine générale qu'inspire l'air avantageux des Français. Les romans plus que les hommes leur attachent les femmes de tous les pays; leurs chefs-d'oeuvre dramatiques affectionnent la jeunesse à leurs théùtres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules d'étrangers qui en reviennent enthousiastes. Enfin l'excellent goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont; et, dans la guerre si malheureuse dont ils sortent, j'ai vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom français ternie par leurs guerriers. J'étais donc Français ardent, et cela me rendit nouvelliste. J'allais avec la foule des gobe-mouches attendre sur la place l'arrivée des courriers; et, plus bÃÂȘte que l'ùne de la fable, je m'inquiétais beaucoup pour savoir de quel maÃtre j'aurais l'honneur de porter le bùt car on prétendait alors que nous appartiendrions à la France, et l'on faisait de la Savoie un échange pour le Milanais. Il faut pourtant convenir que j'avais quelques sujets de craintes; car si cette guerre eût mal tourné pour les alliés, la pension de maman courait un grand risque. Mais j'étais plein de confiance dans mes bons amis; et pour le coup, malgré la surprise de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, grùces au roi de Sardaigne, à qui je n'avais pas pensé. Tandis qu'on se battait en Italie, on chantait en France. Les opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevÚrent ses ouvrages théoriques, que leur obscurité laissait à la portée de peu de gens. Par hasard j'entendis parler de son Traité de l'harmonie; et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce livre. Par un autre hasard je tombai malade. La maladie était inflammatoire; elle fut vive et courte, mais ma convalescence fut longue, et je ne fus d'un mois en état de sortir. Durant ce temps j'ébauchai, je dévorai mon Traité de l'harmonie; mais il était si long, si diffus, si mal arrangé, que je sentis qu'il me fallait un temps considérable pour l'étudier et le débrouiller. Je suspendais mon application et je récréais mes yeux avec de la musique. Les cantates de Bernier, sur lesquelles je m'exerçai, ne me sortaient pas de l'esprit. J'en appris par coeur quatre ou cinq, entre autres celle des Amours dormants, que je n'ai pas revue depuis ce temps-là , et que je sais encore presque tout entiÚre, de mÃÂȘme que l'Amour piqué par une abeille, trÚs jolie cantate de Clérambault, que j'appris à peu prÚs dans le mÃÂȘme temps. Pour m'achever, il arriva de la Val d'Aoste un jeune organiste appelé l'abbé Palais, bon musicien, bon homme, et qui accompagnait trÚs bien du clavecin. Je fais connaissance avec lui; nous voilà inséparables. Il était l'élÚve d'un moine italien, grand organiste. Il me parlait de ses principes je les comparais avec ceux de mon Rameau; je remplissais ma tÃÂȘte d'accompagnements, d'accords, d'harmonie. Il fallait se former l'oreille à tout cela. Je proposai à maman un petit concert tous les mois elle y consentit. Me voilà si plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose; et réellement cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les concertants, les instruments, tirer les parties, etc. Maman chantait, le P. Caton, dont j'ai parlé et dont j'ai à parler encore, chantait aussi; un maÃtre à danser, appelé Roche, et son fils, jouaient du violon; Canavas, musicien piémontais, qui travaillait au cadastre, et qui depuis s'est marié à Paris, jouait du violoncelle; l'abbé Palais accompagnait du clavecin; j'avais l'honneur de conduire la musique, sans oublier le bùton du bûcheron. On peut juger combien tout cela était beau! pas tout à fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s'en fallait guÚre. Le petit concert de madame de Warens, nouvelle convertie, et vivant, disait-on, des charités du roi, faisait murmurer la séquelle dévote; mais c'était un amusement agréable pour plusieurs honnÃÂȘtes gens. On ne devinerait pas qui je mets à leur tÃÂȘte en cette occasion un moine, mais un moine homme de mérite, et mÃÂȘme aimable, dont les infortunes m'ont dans la suite bien vivement affecté, et dont la mémoire, liée à celle de mes beaux jours, m'est encore chÚre. Il s'agit du P. Caton, cordelier, qui, conjointement avec le comte Dortan, avait fait saisir à Lyon la musique du pauvre petit-chat; ce qui n'est pas le plus beau trait de sa vie. Il était bachelier de Sorbonne; il avait vécu longtemps à Paris dans le plus grand monde, et trÚs faufilé surtout chez le marquis d'Antremont, alors ambassadeur de Sardaigne. C'était un grand homme, bien fait, le visage plein, les yeux à fleur de tÃÂȘte, des cheveux noirs qui faisaient sans affectation le crochet à cÎté du front, l'air à la fois noble, ouvert, modeste, se présentant simplement et bien, n'ayant ni le maintien cafard ou effronté des moines, ni l'abord cavalier d'un homme à la mode, quoiqu'il le fût; mais l'assurance d'un honnÃÂȘte homme qui, sans rougir de sa robe, s'honore lui-mÃÂȘme et se sent toujours à sa place parmi les honnÃÂȘtes gens. Quoique le P. Caton n'eût pas beaucoup d'étude pour un docteur, il en avait beaucoup pour un homme du monde; et n'étant point pressé de montrer son acquis, il le plaçait si à propos qu'il en paraissait davantage. Ayant beaucoup vécu dans la société, il s'était plus attaché aux talents agréables qu'à un solide savoir. Il avait de l'esprit, faisait des vers, parlait bien, chantait mieux, avait la voix belle, touchait l'orgue et le clavecin. Il n'en fallait pas tant pour ÃÂȘtre recherché aussi l'était-il; mais cela lui fit si peu négliger les soins de son état, qu'il parvint, malgré des concurrents trÚs jaloux, à ÃÂȘtre élu définiteur de sa province, ou, comme on dit, un des grands colliers de l'ordre. Ce P. Caton fit connaissance avec maman chez le marquis d'Antremont. Il entendit parler de nos concerts, il voulut en ÃÂȘtre; il en fut, et les rendit brillants. Nous fûmes bientÎt liés par notre goût commun pour la musique, qui, chez l'un et chez l'autre, était une passion trÚs vive; avec cette différence qu'il était vraiment musicien, et que je n'étais qu'un barbouillon. Nous allions avec Canavas et l'abbé Palais faire de la musique dans sa chambre, et quelquefois à son orgue les jours de fÃÂȘte. Nous dÃnions souvent à son petit couvert; car ce qu'il y avait encore d'étonnant pour un moine est qu'il était généreux, magnifique, et sensuel sans grossiÚreté. Les jours de nos concerts, il soupait chez maman. Ces soupers étaient trÚs gais, trÚs agréables; on y disait le mot et la chose; on y chantait des duos; j'étais à mon aise; j'avais de l'esprit, des saillies; le P. Caton était charmant, maman était adorable; l'abbé Palais, avec sa voix de boeuf, était le plastron. Moments si doux de la folùtre jeunesse, qu'il y a de temps que vous ÃÂȘtes partis! Comme je n'aurai plus à parler de ce pauvre P. Caton, que j'achÚve ici en deux mots sa triste histoire. Les autres moines, jaloux ou plutÎt furieux de lui voir un mérite, une élégance de moeurs qui n'avait rien de la crapule monastique, le prirent en haine, parce qu'il n'était pas aussi haïssable qu'eux. Les chefs se liguÚrent contre lui, et ameutÚrent les moinillons envieux de sa place, et qui n'osaient auparavant le regarder. On lui fit mille affronts, on le destitua, on lui Îta sa chambre, qu'il avait meublée avec goût quoique avec simplicité; on le relégua je ne sais oÃÂč; enfin, ces misérables l'accablÚrent de tant d'outrages, que son ùme honnÃÂȘte, et fiÚre avec justice, n'y put résister; et, aprÚs avoir fait les délices des sociétés les plus aimables, il mourut de douleur sur un vil grabat, dans quelque fond de cellule ou de cachot, regretté, pleuré de tous les honnÃÂȘtes gens dont il fut connu, et qui ne lui ont trouvé d'autre défaut que d'ÃÂȘtre moine. Avec ce petit train de vie, je fis si bien en trÚs peu de temps, qu'absorbé tout entier par la musique, je me trouvai hors d'état de penser à autre chose. Je n'allais plus à mon bureau qu'à contrecoeur; la gÃÂȘne et l'assiduité au travail m'en firent un supplice insupportable, et j'en vins enfin à vouloir quitter mon emploi, pour me livrer totalement à la musique. On peut croire que cette folie ne passa pas sans opposition. Quitter un poste honnÃÂȘte et d'un revenu fixe pour courir aprÚs des écoliers incertains était un parti trop peu sensé pour plaire à maman. MÃÂȘme en supposant mes progrÚs futurs aussi grands que je me les figurais, c'était borner bien modestement mon ambition que de me réduire pour la vie à l'état de musicien. Elle, qui ne formait que des projets magnifiques, et qui ne me prenait plus tout à fait au mot de M. d'Aubonne, me voyait avec peine occupé sérieusement d'un talent qu'elle trouvait si frivole, et me répétait souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris, que qui bien chante et bien danse, fait un métier qui peu avance. Elle me voyait d'un autre cÎté entraÃné par un goût irrésistible; ma passion de musique devenait une fureur, et il était à craindre que mon travail, se sentant de mes distractions, ne m'attirùt un congé qu'il valait beaucoup mieux prendre de moi-mÃÂȘme. Je lui représentais encore que cet emploi n'avait pas longtemps à durer, qu'il me fallait un talent pour vivre, et qu'il était plus sûr d'achever d'acquérir par la pratique celui auquel mon goût me portait, et qu'elle m'avait choisi, que de me mettre à la merci des protections, ou de faire de nouveaux essais qui pouvaient mal réussir, et me laisser, aprÚs avoir passé l'ùge d'apprendre, sans ressource pour gagner mon pain. Enfin j'extorquai son consentement plus à force d'importunités et de caresses, que de raisons dont elle se contentùt. AussitÎt je courus remercier fiÚrement M. Coccelli, directeur général du cadastre, comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque; et je quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans prétexte, avec autant et plus de joie que je n'en avais eu à le prendre il n'y avait pas deux ans. Cette démarche, toute folle qu'elle était, m'attira, dans le pays, une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me supposÚrent des ressources que je n'avais pas; d'autres, me voyant livré tout à fait à la musique, jugÚrent de mon talent par mon sacrifice, et crurent qu'avec tant de passion pour cet art je devais le posséder supérieurement. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois je passai là pour un bon maÃtre, parce qu'il n'y en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d'un certain goût de chant, favorisé d'ailleurs par mon ùge et par ma figure, j'eus bientÎt plus d'écoliÚres qu'il ne m'en fallait pour remplacer ma paye de secrétaire. Il est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait passer plus rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre, occupé huit heures par jour du plus maussade travail, avec des gens encore plus maussades; enfermé dans un triste bureau empuanti de l'haleine et de la sueur de tous ces manants, la plupart fort mal peignés et fort malpropres, je me sentais quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'attention, l'odeur, la gÃÂȘne et l'ennui. Au lieu de cela, me voilà tout à coup jeté parmi le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maisons; partout un accueil gracieux, caressant, un air de fÃÂȘte d'aimables demoiselles bien parées m'attendent, me reçoivent avec empressement, je ne vois que des objets charmants, je ne sens que la rose et la fleur d'orange; on chante, on cause, on rit, on s'amuse; je ne sors de là que pour aller ailleurs en faire autant. On conviendra qu'à égalité dans les avantages, il n'y avait pas à balancer dans le choix. Aussi me trouvai-je si bien du mien, qu'il ne m'est arrivé jamais de m'en repentir; et je ne m'en repens pas mÃÂȘme en ce moment, oÃÂč je pÚse, au poids de la raison, les actions de ma vie, et oÃÂč je suis délivré des motifs peu sensés qui m'ont entraÃné. Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes penchants je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé, l'esprit liant, l'humeur facile des habitants du pays me rendit le commerce du monde aimable; et le goût que j'y pris alors m'a bien prouvé que si je n'aime pas à vivre parmi les hommes, c'est moins ma faute que la leur. C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-ÃÂȘtre serait-ce dommage qu'ils le fussent; car tels qu'ils sont, c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S'il est une petite ville au monde oÃÂč l'on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est Chambéri. La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour parvenir; et, ne pouvant se livrer à l'ambition, elle suit, par nécessité, le conseil de Cinéas. Elle dévoue sa jeunesse à l'état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se passer de l'ÃÂȘtre; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté, et mÃÂȘme y suppléer. Il est singulier qu'appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir vu, à Chambéri, une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j'étais disposé à les trouver telles, et l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écoliÚres. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les rappeler de mÃÂȘme, et moi avec elles, à l'ùge heureux oÃÂč nous étions lors des moments aussi doux qu'innocents que j'ai passés auprÚs d'elles! La premiÚre fut mademoiselle de MellarÚde, ma voisine, soeur de l'élÚve de M. Gaime. C'était une brune trÚs vive, mais d'une vivacité caressante, pleine de grùces, et sans étourderie. Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son ùge; mais ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant n'avaient pas besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle était encore en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelques fleurs qu'on mettait à mon arrivée, et qu'on Îtait à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne en déshabillé; je la redouterais cent fois moins parée. Mademoiselle de Menthon, chez qui j'allais l'aprÚs-midi, l'était toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux était d'un blond cendré elle était trÚs mignonne, trÚs timide et trÚs blanche, une voix nette, juste et flûtée, mais qui n'osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrÃÂȘmement. Cette marque attirait quelquefois de ce cÎté mon attention, qui bientÎt n'était plus pour la cicatrice. Mademoiselle de Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite; grande, belle carrure, de l'embonpoint elle avait été trÚs bien. Ce n'était plus une beauté, mais c'était une personne à citer pour la bonne grùce, pour l'humeur égale, pour le bon naturel. Sa soeur, madame de Charly, la plus belle femme de Chambéri, n'apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d'égaler celle de sa mÚre, si malheureusement elle n'eût été un peu rousse. J'avais à la Visitation une petite demoiselle française dont j'ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traÃnant des religieuses, et sur ce ton traÃnant elle disait des choses trÚs saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au reste elle était paresseuse, n'aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout le monde. Ce ne fut qu'aprÚs un mois ou deux de leçons et de négligence qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'ÃÂȘtre. Je me plaisais à mes leçons quand j'y étais, mais je n'aimais pas ÃÂȘtre obligé de m'y rendre, ni que l'heure me commandùt en toute chose la gÃÂȘne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me feraient prendre en haine le plaisir mÃÂȘme. On dit que chez les mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais Turc à ces heures-là . J'avais quelques écoliÚres aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation, dont j'ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d'un épicier, et se nommait mademoiselle Lard, vrai modÚle d'une statue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans ùme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité allaient à un point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fùcher et je suis persuadé que si l'on eût fait sur elle quelque entreprise, elle aurait laissé faire, non par goût, mais par stupidité. Sa mÚre, qui n'en voulait pas courir le risque, ne la quittait pas d'un pas. En lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maÃtre, elle faisait tout de son mieux pour l'émoustiller; mais cela ne réussit point. Tandis que le maÃtre agaçait la fille, la mÚre agaçait le maÃtre, et cela ne réussissait pas beaucoup mieux. Madame Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C'était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux trÚs ardents, et un peu rouges, parce qu'elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais, je trouvais prÃÂȘt mon café à la crÚme; et la mÚre ne manquait jamais de m'accueillir par un baiser bien appliqué sur la bouche, et que par curiosité j'aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l'aurait pris. Au reste, tout cela se faisait si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était là , les agaceries et les baisers n'en allaient pas moins leur train. C'était une bonne pùte d'homme, le vrai pÚre de sa fille, et que sa femme ne trompait pas parce qu'il n'en était pas besoin. Je me prÃÂȘtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J'en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive madame Lard ne laissait pas d'ÃÂȘtre exigeante; et si dans la journée j'avais passé devant la boutique sans m'arrÃÂȘter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'étais pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu'il n'était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y entrer. Madame Lard s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse point d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J'en parlais à maman comme d'une chose sans mystÚre et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé; car lui taire un secret de quoi que ce fût ne m'eût pas été possible; mon coeur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la mÃÂȘme simplicité que moi. Elle vit des avances oÃÂč je n'avais vu que des amitiés; elle jugea que madame Lard, se faisant un point d'honneur de me laisser moins sot qu'elle ne m'avait trouvé, parviendrait de maniÚre ou d'autre à se faire entendre; et, outre qu'il n'était pas juste qu'une autre femme se chargeùt de l'instruction de son élÚve, elle avait des motifs plus dignes d'elle pour me garantir des piÚges auxquels mon ùge et mon état m'exposaient. Dans le mÃÂȘme temps on m'en tendit un d'une espÚce plus dangereuse, auquel j'échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires tous les préservatifs qu'elle y pouvait apporter. Madame la comtesse de Menthon, mÚre d'une de mes écoliÚres, était une femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de bien des brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des suites fatales à la maison d'Antremont. Maman avait été assez liée avec elle pour connaÃtre son caractÚre ayant trÚs innocemment inspiré du goût à quelqu'un sur qui madame de Menthon avait des prétentions, elle resta chargée auprÚs d'elle du crime de cette préférence, quoiqu'elle n'eût été ni recherchée ni acceptée; et madame de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J'en rapporterai un des plus comiques, par maniÚre d'échantillon. Elles étaient ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l'aspirant en question. Madame de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que madame de Warens n'était qu'une précieuse, qu'elle n'avait point de goût, qu'elle se mettait mal, qu'elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise. Quant à ce dernier article, lui dit l'homme, qui était un plaisant, elle a ses raisons, et je sais qu'elle a un gros vilain rat empreint sur le sein, mais si ressemblant, qu'on dirait qu'il court. La haine ainsi que l'amour rend crédule. Madame de Menthon résolut de tirer parti de cette découverte; et un jour que maman était au jeu avec l'ingrat favori de la dame, celle-ci prit son temps pour passer derriÚre sa rivale, puis renversant à demi sa chaise elle découvrit adroitement son mouchoir mais, au lieu du gros rat, le monsieur ne vit qu'un objet fort différent, qu'il n'était pas plus aisé d'oublier que de voir; et cela ne fit pas le compte de la dame. Je n'étais pas un personnage à occuper madame de Menthon, qui ne voulait que des gens brillants autour d'elle cependant elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure, dont assurément elle ne se souciait point du tout, mais pour l'esprit qu'on me supposait, et qui m'eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à faire des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si elle m'eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle et moi nous aurions bientÎt mis Chambéri sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces libelles; madame de Menthon se serait tirée d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais été enfermé pour le reste de mes jours peut-ÃÂȘtre, pour m'apprendre à faire le Phébus avec les dames. Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de Menthon me retint à dÃner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n'étais qu'un sot. Je le sentais moi-mÃÂȘme, et j'en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j'aurais dû remercier ma bÃÂȘtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour madame de Menthon le maÃtre à chanter de sa fille, et rien de plus; mais je vécus tranquille et toujours bien voulu dans Chambéri. Cela valait mieux que d'ÃÂȘtre un bel esprit pour elle et un serpent pour le reste du pays. Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au péril de ma jeunesse il était temps de me traiter en homme; et c'est ce qu'elle fit, mais de la façon la plus singuliÚre dont jamais femme se soit avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus grave et le propos plus moral qu'à son ordinaire. A la gaieté folùtre dont elle entremÃÂȘlait ordinairement ses instructions, succéda tout à coup un ton toujours soutenu, qui n'était ni familier ni sévÚre, mais qui semblait préparer une explication. AprÚs avoir cherché vainement en moi-mÃÂȘme la raison de ce changement, je la lui demandai; c'était ce qu'elle attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lendemain nous y fûmes dÚs le matin. Elle avait pris ses mesures pour qu'on nous laissùt seuls toute la journée elle l'employa à me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du manÚge et des agaceries, mais par des entretiens pleins de sentiment et de raison, plus faits pour m'instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon coeur qu'à mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent rien moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute l'attention qu'ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma mémoire comme j'aurais fait dans tout autre temps. Son début, cet air de préparatif m'avait donné de l'inquiétude tandis qu'elle parlait, rÃÂȘveur et distrait malgré moi, j'étais moins occupé de ce qu'elle disait que de chercher à quoi elle en voulait venir; et sitÎt que je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté de cette idée, qui depuis que je vivais auprÚs d'elle ne m'était pas venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant alors tout entier, ne me laissa plus le maÃtre de penser à ce qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à elle, et je ne l'écoutais pas. Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur veut dire, en leur montrant au bout un objet trÚs intéressant pour eux, est un contresens trÚs ordinaire aux instituteurs, et que je n'ai pas évité moi-mÃÂȘme dans mon Émile. Le jeune homme, frappé de l'objet qu'on lui présente, s'en occupe uniquement, et saute à pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour aller d'abord oÃÂč vous le menez trop lentement à son gré. Quand on veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d'avance; et c'est en quoi maman fut maladroite. Par une singularité qui tenait à son esprit systématique, elle prit la précaution trÚs vaine de faire ses conditions; mais sitÎt que j'en vis le prix, je ne les écoutai pas mÃÂȘme, et je me dépÃÂȘchai de consentir à tout. Je doute mÃÂȘme qu'en pareil cas il y ait sur la terre entiÚre un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander, et une seule femme qui pût pardonner de l'avoir fait. Par suite de la mÃÂȘme bizarrerie, elle mit à cet accord les formalités les plus graves, et me donna pour y penser huit jours, dont je l'assurai faussement que je n'avais pas besoin car, pour comble de singularité, je fus trÚs aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m'avait frappé, et tant je sentais un bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour les arranger! On croira que ces huit jours me durÚrent huit siÚcles tout au contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent durés en effet. Je ne sais comment décrire l'état oÃÂč je me trouvais, plein d'un certain effroi mÃÂȘlé d'impatience, redoutant ce que je désirais, jusqu'à chercher quelquefois tout de bon dans ma tÃÂȘte quelque honnÃÂȘte moyen d'éviter d'ÃÂȘtre heureux. Qu'on se représente mon tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé, mon coeur enivré d'amour, ma vigueur, ma santé, mon ùge. Qu'on pense que dans cet état, altéré de la soif des femmes, je n'avais encore approché d'aucune; que l'imagination, le besoin, la vanité, la curiosité se réunissaient pour me dévorer de l'ardent désir d'ÃÂȘtre homme et de le paraÃtre. Qu'on ajoute surtout car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on oublie que mon vif et tendre attachement pour elle, loin de s'attiédir, n'avait fait qu'augmenter de jour en jour; que je n'étais bien qu'auprÚs d'elle; que je ne m'en éloignais que pour y penser; que j'avais le coeur plein, non seulement de ses bontés, de son caractÚre aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne, d'elle, en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvait m'ÃÂȘtre chÚre. Et qu'on n'imagine pas que, pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle, elle fût vieillie ou me parût l'ÃÂȘtre. Depuis cinq ou six ans que j'avais éprouvé des transports si doux à sa premiÚre vue, elle était réellement trÚs peu changée, et ne me le paraissait point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi, et l'était encore pour tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus de rondeur. Du reste, c'était le mÃÂȘme oeil, le mÃÂȘme teint, le mÃÂȘme sein, les mÃÂȘmes traits, les mÃÂȘmes beaux cheveux blonds, la mÃÂȘme gaieté, tout jusqu'à la mÃÂȘme voix, cette voix argentée de la jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore aujourd'hui je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie voix de fille. Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la possession d'une personne si chérie était de l'anticiper, et de ne pouvoir assez gouverner mes désirs et mon imagination pour rester maÃtre de moi-mÃÂȘme. On verra que, dans un ùge avancé, la seule idée de quelques légÚres faveurs qui m'attendaient prÚs de la personne aimée allumait mon sang à tel point qu'il m'était impossible de faire impunément le court trajet qui me séparait d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse, eus-je si peu d'empressement pour la premiÚre jouissance? Comment pus-je en voir approcher l'heure avec plus de peine que de plaisir? Comment, au lieu des délices qui devaient m'enivrer, sentais-je presque de la répugnance et des craintes? Il n'y a point à douter que si j'avais pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l'eusse fait de tout mon coeur. J'ai promis des bizarreries dans l'histoire de mon attachement pour elle; en voilà sûrement une à laquelle on ne s'attendait pas. Le lecteur, déjà révolté, juge qu'étant possédée par un autre homme, elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et qu'un sentiment de mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait inspirés il se trompe. Ce partage, il est vrai, me faisait une cruelle peine, tant par une délicatesse fort naturelle, que parce qu'en effet je le trouvais peu digne d'elle et de moi; mais quant à mes sentiments pour elle il ne les altérait point, et je peux jurer que jamais je ne l'aimai plus tendrement que quand je désirais si peu la posséder. Je connaissais trop son coeur chaste et son tempérament de glace pour croire un moment que le plaisir des sens eût aucune part à cet abandon d'elle-mÃÂȘme j'étais parfaitement sûr que le seul soin de m'arracher à des dangers autrement presque inévitables, et de me conserver tout entier à moi et à mes devoirs, lui en faisait enfreindre un qu'elle ne regardait pas du mÃÂȘme oeil que les autres femmes, comme il sera dit ci-aprÚs. Je la plaignais et je me plaignais. J'aurais voulu lui dire, non, maman, il n'est pas nécessaire; je vous réponds de moi sans cela. Mais je n'osais, premiÚrement parce que ce n'était pas une chose à dire, et puis parce qu'au fond je sentais que cela n'était pas vrai, et qu'en effet il n'y avait qu'une femme qui pût me garantir des autres femmes et me mettre à l'épreuve des tentations. Sans désirer de la posséder, j'étais bien aise qu'elle m'Îtùt le désir d'en posséder d'autres; tant je regardais tout ce qui pouvait me distraire d'elle comme un malheur. La longue habitude de vivre ensemble et d'y vivre innocemment, loin d'affaiblir mes sentiments pour elle, les avait renforcés, mais leur avait en mÃÂȘme temps donné une autre tournure qui les rendait plus affectueux, plus tendres peut-ÃÂȘtre, mais moins sensuels. A force de l'appeler maman, à force d'user avec elle de la familiarité d'un fils, je m'étais accoutumé à me regarder comme tel. Je crois que voilà la véritable cause du peu d'empressement que j'eus de la posséder, quoiqu'elle me fût si chÚre. Je me souviens trÚs bien que mes premiers sentiments, sans ÃÂȘtre plus vifs, étaient plus voluptueux. A Annecy, j'étais dans l'ivresse; à Chambéri, je n'y étais plus. Je l'aimais toujours aussi passionnément qu'il fût possible; mais je l'aimais plus pour elle et moins pour moi, ou du moins je cherchais plus mon bonheur que mon plaisir auprÚs d'elle elle était pour moi plus qu'une soeur, plus qu'une mÚre, plus qu'une amie, plus mÃÂȘme qu'une maÃtresse; et c'était pour cela qu'elle n'était pas une maÃtresse. Enfin, je l'aimais trop pour la convoiter voilà ce qu'il y a de plus clair dans mes idées. Ce jour, plutÎt redouté qu'attendu, vint enfin. Je promis tout, et je ne mentis pas. Mon coeur confirmait mes engagements sans en désirer le prix. Je l'obtins pourtant. Je me vis pour la premiÚre fois dans les bras d'une femme, et d'une femme que j'adorais. Fus-je heureux? non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme j'étais comme si j'avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la pressant avec transport dans mes bras, j'inondai son sein de mes larmes. Pour elle, elle n'était ni triste ni vive; elle était caressante et tranquille. Comme elle était peu sensuelle et n'avait point recherché la volupté, elle n'en eut pas les délices et n'en a jamais eu les remords. Je le répÚte, toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses passions. Elle était bien née, son coeur était pur, elle aimait les choses honnÃÂȘtes, ses penchants étaient droits et vertueux, son goût était délicat; elle était faite pour une élégance de moeurs qu'elle a toujours aimée et qu'elle n'a jamais suivie, parce qu'au lieu d'écouter son coeur qui la menait bien, elle écouta sa raison qui la menait mal. Quand des principes faux l'ont égarée, ses vrais sentiments les ont toujours démentis mais malheureusement elle se piquait de philosophie, et la morale qu'elle s'était faite gùta celle que son coeur lui dictait. M. de Tavel, son premier amant, fut son maÃtre de philosophie, et les principes qu'il lui donna furent ceux dont il avait besoin pour la séduire. La trouvant attachée à son mari, à ses devoirs, toujours froide, raisonnante, et inattaquable par les sens, il l'attaqua par des sophismes, et parvint à lui montrer ses devoirs auxquels elle était si attachée comme un bavardage de catéchismes fait uniquement pour amuser les enfants; l'union des sexes, comme l'acte le plus indifférent en soi; la fidélité conjugale, comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardait l'opinion; le repos des maris, comme la seule rÚgle du devoir des femmes; en sorte que des infidélités ignorées, nulles pour celui qu'elles offensaient, l'étaient aussi pour la conscience enfin il lui persuada que la chose en elle-mÃÂȘme n'était rien, qu'elle ne prenait d'existence que par le scandale, et que toute femme qui paraissait sage, par cela seul l'était en effet. C'est ainsi que le malheureux parvint à son but en corrompant la raison d'un enfant dont il n'avait pu corrompre le coeur. Il en fut puni par la plus dévorante jalousie, persuadé qu'elle le traitait lui-mÃÂȘme comme il lui avait appris à traiter son mari. Je ne sais s'il se trompait sur ce point. Le ministre Perret passa pour son successeur. Ce que je sais, c'est que le tempérament froid de cette jeune femme, qui l'aurait dû garantir de ce systÚme, fut ce qui l'empÃÂȘcha dans la suite d'y renoncer. Elle ne pouvait concevoir qu'on donnùt tant d'importance à ce qui n'en avait point pour elle. Elle n'honora jamais du nom de vertu une abstinence qui lui coûtait si peu. Elle n'eût donc guÚre abusé de ce faux principe pour elle-mÃÂȘme; mais elle en abusa pour autrui, et cela par une autre maxime presque aussi fausse, mais plus d'accord avec la bonté de son coeur. Elle a toujours cru que rien n'attachait tant un homme à une femme que la possession; et quoiqu'elle n'aimùt ses amis que d'amitié, c'était d'une amitié si tendre qu'elle employait tous les moyens qui dépendaient d'elle pour se les attacher plus fortement. Ce qu'il y a d'extraordinaire est qu'elle a presque toujours réussi. Elle était si réellement aimable que plus l'intimité dans laquelle on vivait avec elle était grande, plus on y trouvait de nouveaux sujets de l'aimer. Une autre chose digne de remarque est qu'aprÚs sa premiÚre faiblesse elle n'a guÚre favorisé que des malheureux; les gens brillants ont tous perdu leur peine auprÚs d'elle mais il fallait qu'un homme qu'elle commençait par plaindre fût bien peu aimable si elle ne finissait par l'aimer. Quand elle se fit des choix peu dignes d'elle, bien loin que ce fût par des inclinations basses, qui n'approchÚrent jamais de son noble coeur, ce fut uniquement par son caractÚre trop généreux, trop humain, trop compatissant, trop sensible, qu'elle ne gouverna pas toujours avec assez de discernement. Si quelques principes faux l'ont égarée, combien n'en avait-elle pas d'admirables dont elle ne se départait jamais! Par combien de vertu ne rachetait-elle pas ses faiblesses, si l'on peut appeler de ce nom des erreurs oÃÂč les sens avaient si peu de part! Ce mÃÂȘme homme qui la trompa sur un point l'instruisit excellemment sur mille autres; et ses passions, qui n'étaient pas fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumiÚres, elle allait bien quand ses sophismes ne l'égaraient pas. Ses motifs étaient louables jusque dans ses fautes en s'abusant elle pouvait mal faire, mais elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal. Elle abhorrait la duplicité, le mensonge elle était juste, équitable, humaine, désintéressée, fidÚle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs qu'elle reconnaissait pour tels, incapable de vengeance et de haine, et ne concevant pas mÃÂȘme qu'il y eût le moindre mérite à pardonner. Enfin, pour revenir à ce qu'elle avait de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles valaient, elle n'en fit jamais un vil commerce; elle les prodiguait, mais elle ne les vendait pas, quoiqu'elle fût sans cesse aux expédients pour vivre; et j'ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eût respecté madame de Warens. Je sais d'avance qu'en lui donnant un caractÚre sensible et un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à l'ordinaire, et avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu tort, et que cette combinaison n'ait pas dû ÃÂȘtre; je sais seulement qu'elle a été. Tous ceux qui ont connu madame de Warens, et dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir qu'elle était ainsi. J'ose mÃÂȘme ajouter qu'elle n'a connu qu'un seul vrai plaisir au monde, c'était d'en faire à ceux qu'elle aimait. Toutefois, permis à chacun d'argumenter là -dessus tout à son aise, et de prouver doctement que cela n'est pas vrai. Ma fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire. J'appris peu à peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent délicieuse. Elle avait eu raison d'espérer que sa complaisance me serait utile; j'en tirai pour mon instruction de grands avantages. Elle m'avait jusqu'alors parlé de moi seul comme à un enfant. Elle commença de me traiter en homme, et me parla d'elle. Tout ce qu'elle me disait m'était si intéressant, je m'en sentais si touché, que, me repliant sur moi-mÃÂȘme, j'appliquais à mon profit ses confidences plus que je n'avais fait ses leçons. Quand on sent vraiment que le coeur parle, le nÎtre s'ouvre pour recevoir ses épanchements; et jamais toute la morale d'un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d'une femme sensée, pour qui l'on a de l'attachement. L'intimité dans laquelle je vivais avec elle l'ayant mise à portée de m'apprécier plus avantageusement qu'elle n'avait fait, elle jugea que, malgré mon air gauche, je valais la peine d'ÃÂȘtre cultivé pour le monde, et que si je m'y montrais un jour sur un certain pied, je serais en état d'y faire mon chemin. Sur cette idée, elle s'attachait non seulement à former mon jugement, mais mon extérieur, mes maniÚres, à me rendre aimable autant qu'estimable; et s'il est vrai qu'on puisse allier les succÚs dans le monde avec la vertu ce que pour moi je ne crois pas, je suis sûr au moins qu'il n'y a pour cela d'autre route que celle qu'elle avait prise, et qu'elle voulait m'enseigner. Car madame de Warens connaissait les hommes, et savait supérieurement l'art de traiter avec eux sans mensonge et sans imprudence, sans les tromper et sans les fùcher. Mais cet art était dans son caractÚre bien plus que dans ses leçons; elle savait mieux le mettre en pratique que l'enseigner, et j'étais l'homme du monde le moins propre à l'apprendre. Aussi tout ce qu'elle fit à cet égard fut-il, peu s'en faut, peine perdue, de mÃÂȘme que le soin qu'elle prit de me donner des maÃtres pour la danse et pour les armes. Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre à danser un menuet. J'avais tellement pris, à cause de mes cors, l'habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire perdre; et jamais, avec l'air assez ingambe, je n'ai pu sauter un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d'armes. AprÚs trois mois de leçon, je tirais encore à la muraille, hors d'état de faire assaut, et jamais je n'eus le poignet assez souple ou le bras assez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaisait au maÃtre de me le faire sauter. Ajoutez que j'avais un dégoût mortel pour cet exercice, et pour le maÃtre qui tùchait de me l'enseigner. Je n'aurais jamais cru qu'on pût ÃÂȘtre si fier de l'art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée, il ne s'exprimait que par des comparaisons tirées de la musique, qu'il ne savait point. Il trouvait des analogies frappantes entre les bottes de tierce et de quarte et les intervalles musicaux du mÃÂȘme nom. Quand il voulait faire une feinte, il me disait de prendre garde à ce diÚse, parce qu'anciennement les diÚses s'appelaient des feintes; quand il m'avait fait sauter de la main mon fleuret, il disait en ricanant que c'était une pause. Enfin je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre homme avec son plumet et son plastron. Je fis donc peu de progrÚs dans mes exercices, que je quittai bientÎt par pur dégoût; mais j'en fis davantage dans un art plus utile, celui d'ÃÂȘtre content de mon sort, et de n'en pas désirer un plus brillant, pour lequel je commençais à sentir que je n'étais pas né. Livré tout entier au désir de rendre à maman la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprÚs d'elle; et quand il fallait m'en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique, je commençais à sentir la gÃÂȘne de mes leçons. J'ignore si Claude Anet s'aperçut de l'intimité de notre commerce. J'ai lieu de croire qu'il ne lui fut pas caché. C'était un garçon trÚs clairvoyant, mais trÚs discret, qui ne parlait jamais contre sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu'il fût instruit, par sa conduite, il paraissait l'ÃÂȘtre; et cette conduite ne venait sûrement pas de bassesse d'ùme, mais de ce qu'étant entré dans les principes de sa maÃtresse, il ne pouvait désapprouver qu'elle agÃt conséquemment. Quoique aussi jeune qu'elle, il était si mûr et si grave, qu'il nous regardait presque comme deux enfants dignes d'indulgence, et nous le regardions l'un et l'autre comme un homme respectable, dont nous avions l'estime à ménager. Ce ne fut qu'aprÚs qu'elle lui fut infidÚle que je connus bien tout l'attachement qu'elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait combien elle l'aimait, afin que je l'aimasse de mÃÂȘme; et elle appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c'était le sentiment que je pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos coeurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie! Et que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu'elle avait, ce besoin n'était pas équivoque c'était uniquement celui de son coeur. Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-ÃÂȘtre sur la terre. Tous nos voeux, nos soins, nos coeurs étaient en commun; rien n'en passait au delà de ce petit cercle. L'habitude de vivre ensemble et d'y vivre exclusivement devint si grande, que si, dans nos repas, un des trois manquait ou qu'il vÃnt un quatriÚme, tout était dérangé, et, malgré nos liaisons particuliÚres, les tÃÂȘte-à -tÃÂȘte nous étaient moins doux que la réunion. Ce qui prévenait entre nous la gÃÂȘne était une extrÃÂȘme confiance réciproque, et ce qui prévenait l'ennui était que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projetante et toujours agissante, ne nous laissait guÚre oisifs ni l'un ni l'autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le désoeuvrement n'est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l'esprit, rien n'engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d'ÃÂȘtre éternellement renfermés vis-à -vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé, l'on ne parle que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours; et voilà de toutes les gÃÂȘnes la plus incommode et la plus dangereuse. J'ose mÃÂȘme aller plus loin, et je soutiens que, pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d'attention. Faire des noeuds, c'est ne rien faire; et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des noeuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c'est autre chose elle s'occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu'il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever, s'asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles la belle occupation! Ces gens-là , quoi qu'ils fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mÃÂȘmes. Quand j'étais à Motiers, j'allais faire des lacets chez mes voisines; si je retournais dans le monde, j'aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j'en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand je n'aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus sûr, et je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient s'ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du présent siÚcle est la morale du bilboquet. Au reste, on ne nous laissait guÚre le soin d'éviter l'ennui par nous-mÃÂȘmes, et les importuns nous en donnaient trop par leur affluence pour nous en laisser quand nous restions seuls. L'impatience qu'ils m'avaient donnée autrefois n'était pas diminuée, et toute la différence était que j'avais moins de temps pour m'y livrer. La pauvre maman n'avait point perdu son ancienne fantaisie d'entreprises et de systÚme au contraire, plus ses besoins domestiques devenaient pressants, plus pour y pourvoir elle se livrait à ses visions; moins elle avait de ressources présentes, plus elle s'en forgeait dans l'avenir. Le progrÚs des ans ne faisait qu'augmenter en elle cette manie; et à mesure qu'elle perdait le goût des plaisirs du monde et de la jeunesse, elle le remplaçait par celui des secrets et des projets. La maison ne désemplissait pas de charlatans, de fabricants, de souffleurs, d'entrepreneurs de toute espÚce, qui, distribuant par millions la fortune, finissaient par avoir besoin d'un écu. Aucun ne sortait de chez elle à vide, et l'un de mes étonnements est qu'elle ait pu suffire aussi longtemps à tant de profusions sans en épuiser la source et sans lasser ses créanciers. Le projet dont elle était le plus occupée au temps dont je parle, et qui n'était pas le plus déraisonnable qu'elle eût formé, était de faire établir à Chambéri un jardin royal de plantes, avec un démonstrateur appointé; et l'on comprend d'avance à qui cette place était destinée. La position de cette ville, au milieu des Alpes, était trÚs favorable à la botanique; et maman, qui facilitait toujours un projet par un autre, y joignit celui d'un collÚge de pharmacie, qui véritablement paraissait trÚs utile dans un pays aussi pauvre, oÃÂč les apothicaires sont presque les seuls médecins. La retraite du proto-médecin Grossi à Chambéri, aprÚs la mort du roi Victor, lui parut favoriser beaucoup cette idée, et la lui suggéra peut-ÃÂȘtre. Quoi qu'il en soit, elle se mit à cajoler Grossi, qui pourtant n'était pas trop cajolable; car c'était bien le plus caustique et le plus brutal monsieur que j'aie jamais connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon. Un jour il était en consultation avec d'autres médecins, un entre autres qu'on avait fait venir d'Annecy, et qui était le médecin ordinaire du malade. Ce jeune homme, encore malappris pour un médecin, osa n'ÃÂȘtre pas de l'avis de monsieur le proto. Celui-ci, pour toute réponse, lui demanda quand il s'en retournait, par oÃÂč il passait, et quelle voiture il prenait. L'autre, aprÚs l'avoir satisfait, lui demande à son tour s'il y a quelque chose pour son service. Rien, rien, dit Grossi, sinon que je veux m'aller mettre à une fenÃÂȘtre sur votre passage, pour avoir le plaisir de voir passer un ùne à cheval. Il était aussi avare que riche et dur. Un de ses amis lui voulut un jour emprunter de l'argent avec de bonnes sûretés Mon ami, lui dit-il en lui serrant le bras et grinçant les dents, quand saint Pierre descendrait du ciel pour m'emprunter dix pistoles, et qu'il me donnerait la Trinité pour caution, je ne les lui prÃÂȘterais pas. Un jour, invité à dÃner chez M. le comte Picon, gouverneur de Savoie, et trÚs dévot, il arrive avant l'heure; et S. Exc., alors occupée à dire le rosaire, lui en propose l'amusement. Ne sachant trop que répondre, il fait une grimace affreuse et se met à genoux; mais à peine avait-il récité deux Ave, que, n'y pouvant plus tenir, il se lÚve brusquement, prend sa canne, et s'en va sans mot dire. Le comte Picon court aprÚs lui, et lui crie Monsieur Grossi! monsieur Grossi! restez donc; vous avez là -bas à la broche une excellente bartavelle. Monsieur le comte, lui répond l'autre en se retournant, vous me donneriez un ange rÎti que je ne resterais pas. Voilà quel était M. le proto-médecin Grossi, que maman entreprit et vint à bout d'apprivoiser. Quoique extrÃÂȘmement occupé, il s'accoutuma à venir trÚs souvent chez elle, prit Anet en amitié, marqua faire cas de ses connaissances, en parlait avec estime, et, ce qu'on n'aurait pas attendu d'un pareil ours, affectait de le traiter avec considération pour effacer les impressions du passé. Car, quoique Anet ne fût plus sur le pied d'un domestique, on savait qu'il l'avait été, et il ne fallait pas moins que l'exemple et l'autorité de monsieur le proto-médecin pour donner à son égard le ton qu'on n'aurait pas pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque bien peignée, un maintien grave et décent, une conduite sage et circonspecte, des connaissances assez étendues en matiÚre médicale et en botanique, et la faveur d'un chef de la Faculté, pouvait raisonnablement espérer de remplir avec applaudissement la place de démonstrateur royal des plantes, si l'établissement projeté avait lieu; et réellement Grossi en avait goûté le plan, l'avait adopté, et n'attendait pour le proposer à la cour que le moment oÃÂč la paix permettrait de songer aux choses utiles, et laisserait disposer de quelque argent pour y pourvoir. Mais ce projet, dont l'exécution m'eût probablement jeté dans la botanique, pour laquelle il me semble que j'étais né, manqua par un de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. J'étais destiné à devenir par degrés un exemple des misÚres humaines. On dirait que la Providence, qui m'appelait à ces grandes épreuves, écartait de sa main tout ce qui m'eût empÃÂȘché d'y arriver. Dans une course qu'Anet avait fait au haut des montagnes pour aller chercher du génépi, plante rare qui ne croÃt que sur les Alpes, et dont M. Grossi avait besoin, ce pauvre garçon s'échauffa tellement qu'il gagna une pleurésie dont le génépi ne put le sauver, quoiqu'il y soit, dit-on, spécifique; et, malgré tout l'art de Grossi, qui certainement était un trÚs habile homme, malgré les soins infinis que nous prÃmes de lui, sa bonne maÃtresse et moi, il mourut le cinquiÚme jour entre nos mains, aprÚs la plus cruelle agonie, durant laquelle il n'eut d'autres exhortations que les miennes; et je les lui prodiguai avec des élans de douleur et de zÚle qui, s'il était en état de m'entendre, devaient ÃÂȘtre de quelque consolation pour lui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j'eus en toute ma vie homme estimable et rare en qui la nature tint lieu d'éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands hommes, et à qui peut-ÃÂȘtre il ne manqua, pour se montrer tel à tout le monde, que de vivre et d'ÃÂȘtre placé. Le lendemain, j'en parlais avec maman dans l'affliction la plus vive et la plus sincÚre, et, tout d'un coup, au milieu de l'entretien, j'eus la vile et indigne pensée que j'héritais de ses nippes, et surtout d'un bel habit noir qui m'avait donné dans la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis; car prÚs d'elle c'était pour moi la mÃÂȘme chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu'elle avait faite que ce lùche et odieux mot, le désintéressement et la noblesse d'ùme étant des qualités que le défunt avait éminemment possédées. La pauvre femme, sans rien répondre, se tourna de l'autre cÎté et se mit à pleurer. ChÚres et précieuses larmes! elles furent entendues et coulÚrent toutes dans mon coeur; elles y lavÚrent jusqu'aux derniÚres traces d'un sentiment bas et malhonnÃÂȘte. Il n'y en est jamais entré depuis ce temps-là . Cette perte causa à maman autant de préjudice que de douleur. Depuis ce moment, ses affaires ne cessÚrent d'aller en décadence. Anet était un garçon exact et rangé, qui maintenait l'ordre dans la maison de sa maÃtresse. On craignait sa vigilance, et le gaspillage était moindre. Elle-mÃÂȘme craignait sa censure, et se contenait davantage dans ses dissipations. Ce n'était pas assez pour elle de son attachement, elle voulait conserver son estime, et elle redoutait le juste reproche qu'il osait quelquefois lui faire, qu'elle prodiguait le bien d'autrui autant que le sien. Je pensais comme lui, je le disais mÃÂȘme; mais je n'avais pas le mÃÂȘme ascendant sur elle, et mes discours n'en imposaient pas comme les siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de prendre sa place, pour laquelle j'avais aussi peu d'aptitude que de goût; je la remplis mal. J'étais peu soigneux, j'étais fort timide; tout en grondant à part moi, je laissais tout aller comme il allait. D'ailleurs, j'avais bien obtenu la mÃÂȘme confiance, mais non pas la mÃÂȘme autorité. Je voyais le désordre, j'en gémissais, je m'en plaignais, et je n'étais pas écouté. J'étais trop jeune et trop vif pour avoir le droit d'ÃÂȘtre raisonnable; et quand je voulais me mÃÂȘler de faire le censeur, maman me donnait de petits soufflets de caresses, m'appelait son petit Mentor, et me forçait à reprendre le rÎle qui me convenait. Le sentiment profond de la détresse oÃÂč ses dépenses peu mesurées devaient nécessairement la jeter tÎt ou tard me fit une impression d'autant plus forte, qu'étant devenu l'inspecteur de sa maison, je jugeais par moi-mÃÂȘme de l'inégalité de la balance entre le doit et l'avoir. Je date de cette époque le penchant à l'avarice que je me suis toujours senti depuis ce temps-là . Je n'ai jamais été follement prodigue que par bourrasques; mais jusqu'alors je ne m'étais jamais beaucoup inquiété si j'avais peu ou beaucoup d'argent. Je commençai à faire cette attention, et à prendre du souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif trÚs noble; car, en vérité, je ne songeais qu'à ménager à maman quelque ressource dans la catastrophe que je prévoyais. Je craignais que ses créanciers ne fissent saisir sa pension, qu'elle ne fût tout à fait supprimée, et je m'imaginais, selon mes vues étroites, que mon petit magot lui serait alors d'un grand secours. Mais pour le faire, et surtout pour le conserver, il fallait me cacher d'elle; car il n'eût pas convenu, tandis qu'elle était aux expédients, qu'elle eût su que j'avais de l'argent mignon. J'allais donc cherchant par-ci par-là de petites caches oÃÂč je fourrais quelques louis en dépÎt, comptant augmenter ce dépÎt sans cesse jusqu'au moment de le mettre à ses pieds. Mais j'étais si maladroit dans le choix de mes cachettes, qu'elle les éventait toujours; puis, pour m'apprendre qu'elle les avait trouvées, elle Îtait l'or que j'y avais mis, et en mettait davantage en autres espÚces. Je venais tout honteux rapporter à la bourse commune mon petit trésor, et jamais elle ne manquait de l'employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée d'argent, montre ou autre chose pareille. Bien convaincu qu'accumuler ne me réussirait jamais et serait pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n'en avais point d'autre contre le malheur que je craignais que de me mettre en état de pourvoir par moi-mÃÂȘme à sa subsistance, quand, cessant de pourvoir à la mienne, elle verrait le pain prÃÂȘt à lui manquer. Malheureusement, jetant mes projets du cÎté de mes goûts, je m'obstinais à chercher follement ma fortune dans la musique; et, sentant naÃtre des idées et des chants dans ma tÃÂȘte, je crus qu'aussitÎt que je serais en état d'en tirer parti, j'allais devenir un homme célÚbre, un Orphée moderne, dont les sons devaient attirer tout l'argent du Pérou. Ce dont il s'agissait pour moi, commençant à lire passablement la musique, était d'apprendre la composition. La difficulté était de trouver quelqu'un pour me l'enseigner; car, avec mon Rameau seul, je n'espérais pas y parvenir par moi-mÃÂȘme; et depuis le départ de M. le MaÃtre, il n'y avait personne en Savoie qui entendÃt rien à l'harmonie. Ici l'on va voir encore une de ces inconséquences dont ma vie est remplie, et qui m'ont fait si souvent aller contre mon but, lors mÃÂȘme que j'y pensais tendre directement. Venture m'avait beaucoup parlé de l'abbé Blanchard, son maÃtre de composition, homme de mérite et d'un grand talent, qui pour lors était maÃtre de musique de la cathédrale de Besançon, et qui l'est maintenant de la chapelle de Versailles. Je me mis en tÃÂȘte d'aller à Besançon prendre leçon de l'abbé Blanchard; et cette idée me parut si raisonnable, que je parvins à la faire trouver telle à maman. La voilà travaillant à mon petit équipage, et cela avec la profusion qu'elle mettait à toute chose. Ainsi, toujours avec le projet de prévenir une banqueroute et de réparer dans l'avenir l'ouvrage de sa dissipation, je commençai dans le moment mÃÂȘme par lui causer une dépense de huit cents francs j'accélérais sa ruine pour me mettre en état d'y remédier. Quelque folle que fût cette conduite, l'illusion était entiÚre de ma part, et mÃÂȘme de la sienne. Nous étions persuadés l'un et l'autre, moi que je travaillais utilement pour elle; elle que je travaillais utilement pour moi. J'avais compté trouver Venture encore à Annecy, et lui demander une lettre pour l'abbé Blanchard. Il n'y était plus. Il fallut, pour tout renseignement, me contenter d'une messe à quatre parties, de sa composition et de sa main, qu'il m'avait laissée. Avec cette recommandation, je vais à Besançon, passant par GenÚve, oÃÂč je fus voir mes parents, et par Nyon, oÃÂč je fus voir mon pÚre, qui me reçut comme à son ordinaire et se chargea de me faire parvenir ma malle, qui ne venait qu'aprÚs moi, parce que j'étais à cheval. J'arrive à Besançon. L'abbé Blanchard me reçoit bien, me promet ses instructions et m'offre ses services. Nous étions prÃÂȘts à commencer, quand j'apprends par une lettre de mon pÚre que ma malle a été saisie et confisquée aux Rousses, bureau de France sur les frontiÚres de Suisse. Effrayé de cette nouvelle, j'emploie les connaissances que je m'étais faites à Besançon pour savoir le motif de cette confiscation; car, bien sûr de n'avoir point de contrebande, je ne pouvais concevoir sur quel prétexte on l'avait pu fonder. Je l'apprends enfin il faut le dire, car c'est un fait curieux. Je voyais à Chambéri un vieux Lyonnais, fort bon homme, appelé M. Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la régence, et qui, faute d'emploi, était venu travailler au cadastre. Il avait vécu dans le monde; il avait des talents, quelque savoir, de la douceur, de la politesse; il savait la musique et comme j'étais de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours mal léchés qui nous entouraient. Il avait à Paris des correspondances qui lui fournissaient ces petits riens, ces nouveautés éphémÚres qui courent on ne sait pourquoi, qui meurent on ne sait comment, sans que jamais personne y repense quand on a cessé d'en parler. Comme je le menais quelquefois dÃner chez maman, il me faisait sa cour en quelque sorte, et, pour se rendre agréable, il tùchait de me faire aimer ces fadaises, pour lesquelles j'eus toujours un tel dégoût, qu'il ne m'est arrivé de la vie d'en lire une à moi seul. Malheureusement, un de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d'un habit neuf que j'avais porté deux ou trois fois pour ÃÂȘtre en rÚgle avec les commis. Ce papier était une parodie janséniste assez plate de la belle scÚne du Mithridate de Racine. Je n'en avais pas lu dix vers, et l'avais laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit confisquer mon équipage. Les commis firent à la tÃÂȘte de l'inventaire de cette malle un magnifique procÚs-verbal, oÃÂč, supposant que cet écrit venait de GenÚve pour ÃÂȘtre imprime et distribué en France, ils s'étendaient en saintes invectives contre les ennemis de Dieu et de l'Église, et en éloges de leur pieuse vigilance, qui avait arrÃÂȘté l'exécution de ce projet infernal. Ils trouvÚrent sans doute que mes chemises sentaient aussi l'hérésie, car, en vertu de ce terrible papier, tout fut confisqué sans que jamais j'aie eu ni raison ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l'on s'adressa demandaient tant d'instructions, de renseignements, de certificats, de mémoires, que, me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tout abandonner. J'ai un vrai regret de n'avoir pas conservé le procÚs-verbal du bureau des Rousses c'était une piÚce à figurer avec distinction parmi celles dont le recueil doit accompagner cet écrit. Cette perte me fit revenir à Chambéri tout de suite, sans avoir rien fait avec l'abbé Blanchard; et, tout bien pesé, voyant le malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de m'attacher uniquement à maman, de courir sa fortune, et de ne plus m'inquiéter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvais rien. Elle me reçut comme si j'avais rapporté des trésors, remonta peu à peu ma petite garde-robe; et mon malheur, assez grand pour l'un et pour l'autre, fut presque aussitÎt oublié qu'arrivé. Quoique ce malheur m'eût refroidi sur mes projets de musique, je ne laissais pas d'étudier toujours mon Rameau; et, à force d'efforts, je parvins enfin à l'entendre et à faire quelques petits essais de composition, dont le succÚs m'encouragea. Le comte de Bellegarde, fils du marquis d'Antremont, était revenu de Dresde aprÚs la mort du roi Auguste. Il avait vécu longtemps à Paris il aimait extrÃÂȘmement la musique, et avait pris en passion celle de Rameau. Son frÚre, le comte de Nangis, jouait du violon, madame la comtesse de la Tour, leur soeur, chantait un peu. Tout cela mit à Chambéri la musique à la mode, et l'on établit une maniÚre de concert public, dont on voulut d'abord me donner la direction mais on s'aperçut bientÎt qu'elle passait mes forces, et l'on s'arrangea autrement. Je ne laissais pas d'y donner quelques petits morceaux de ma façon, et entre autres une cantate qui plut beaucoup. Ce n'était pas une piÚce bien faite, mais elle était pleine de chants nouveaux et de choses d'effet que l'on n'attendait pas de moi. Ces messieurs ne purent croire que, lisant si mal la musique, je fusse en état d'en composer de passable, et ils ne doutÚrent pas que je ne me fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la chose, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de Clérambault, qu'il avait transposée, disait-il, pour la commodité de la voix, et à laquelle il fallait faire une autre basse, la transposition rendant celle de Clérambault impraticable sur l'instrument. Je répondis que c'était un travail considérable, et qui ne pouvait ÃÂȘtre fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais une défaite, et me pressa de lui faire au moins la basse d'un récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu'en toute chose il me faut, pour bien faire, mes aises et ma liberté; mais je la fis du moins dans les rÚgles et comme il était présent, il ne put douter que je ne susse les éléments de la composition. Ainsi je ne perdis pas mes écoliÚres, mais je me refroidis un peu sur la musique, voyant que l'on faisait un concert et que l'on s'y passait de moi. Ce fut à peu prÚs dans ce temps-là que, la paix étant faite, l'armée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent voir maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du régiment d'Orléans, depuis plénipotentiaire à GenÚve, et enfin maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui dit, il parut s'intéresser beaucoup à moi, et me promit beaucoup de choses dont il ne s'est souvenu que la derniÚre année de sa vie, lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de Sennecterre, dont le pÚre était alors ambassadeur à Turin, passa dans le mÃÂȘme temps à Chambéri. Il dÃna chez madame de Menthon j'y dÃnais aussi ce jour-là . AprÚs le dÃner il fut question de musique il la savait trÚs bien. L'opéra de Jephté était alors dans sa nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me proposant d'exécuter à nous deux cet opéra; et, tout en ouvrant le livre, il tomba sur ce morceau célÚbre à deux choeurs La terre, l'enfer, le ciel mÃÂȘme, Tout tremble devant le Seigneur. Il me dit Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma part ces six-là . Je n'étais pas encore accoutumé à cette pétulance française, et quoique j'eusse quelquefois ùnonné des partitions, je ne comprenais pas comment le mÃÂȘme homme pouvait faire en mÃÂȘme temps six parties, ni mÃÂȘme deux. Rien ne m'a plus coûté dans l'exercice de la musique que de sauter ainsi légÚrement d'une partie à l'autre, et d'avoir l'oeil à la fois sur toute une partition. A la maniÚre dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut ÃÂȘtre tenté de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut peut-ÃÂȘtre pour vérifier ce doute qu'il me proposa de noter une chanson qu'il voulait donner à mademoiselle de Menthon. Je ne pouvais m'en défendre. Il chanta la chanson; je l'écrivis, mÃÂȘme sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite, et trouva, comme il était vrai, qu'elle était trÚs correctement notée. Il avait vu mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succÚs. C'était pourtant une chose trÚs simple. Au fond, je savais fort bien la musique; je ne manquais que de cette vivacité du premier coup d'oeil que je n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par une pratique consommée. Quoi qu'il en soit, je fus sensible à l'honnÃÂȘte soin qu'il prit d'effacer dans l'esprit des autres et dans le mien la petite honte que j'avais eue; et douze ou quinze ans aprÚs, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette anecdote, et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il avait perdu les yeux depuis ce temps-là je craignis de renouveler ses regrets en lui rappelant l'usage qu'il en avait su faire, et je me tus. Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées jusqu'à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m'ont souvent fait regretter cette heureuse obscurité oÃÂč ceux qui se disaient mes amis l'étaient et m'aimaient pour moi, par pure bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaisons avec un homme connu, ou par le désir secret de trouver ainsi plus d'occasions de lui nuire. C'est d'ici que je date ma premiÚre connaissance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours resté, malgré les efforts qu'on a faits pour me l'Îter. Toujours resté! non. Hélas! je viens de le perdre. Mais il n'a cessé de m'aimer qu'en cessant de vivre, et notre amitié n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt était un des hommes les plus aimables qui aient existé. Il était impossible de le voir sans l'aimer, et de vivre avec lui sans s'y attacher tout à fait. Je n'ai vu de ma vie une physionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité, qui marquùt plus de sentiment et d'esprit, qui inspirùt plus de confiance. Quelque réservé qu'on pût ÃÂȘtre, on ne pouvait, dÚs la premiÚre vue, se défendre d'ÃÂȘtre aussi familier avec lui que si on l'eût connu depuis vingt ans et moi, qui avais tant de peine d'ÃÂȘtre à mon aise avec les nouveaux visages, j'y fus avec lui du premier moment. Son ton, son accent, son propos accompagnaient parfaitement sa physionomie. Le son de sa voix était net, plein, bien timbré, une belle voix de basse étoffée et mordante, qui remplissait l'oreille et sonnait au coeur. Il est impossible d'avoir une gaieté plus égale et plus douce, des grùces plus vraies et plus simples, des talents plus naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un coeur aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractÚre officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zÚle, ou plutÎt se faisant l'ami des gens qu'il pouvait servir, et sachant faire trÚs adroitement ses propres affaires en faisant trÚs chaudement celles d'autrui. Gauffecourt était fils d'un simple horloger, et avait été horloger lui-mÃÂȘme. Mais sa figure et son mérite l'appelaient dans une autre sphÚre oÃÂč il ne tarda pas d'entrer. Il fit connaissance avec M. de la Closure, résident de France à GenÚve, qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris d'autres connaissances qui lui furent utiles, et par lesquelles il parvint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui valait vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se borna là du cÎté des hommes; mais du cÎté des femmes, la presse y était il eut à choisir, et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut de plus rare et de plus honorable pour lui fut qu'ayant des liaisons dans tous les états, il fut partout chéri, recherché de tout le monde, sans jamais ÃÂȘtre envié ni haï de personne; et je crois qu'il est mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heureux homme! Il venait tous les ans aux bains d'Aix, oÃÂč se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de Savoie, il venait d'Aix à Chambéri voir le comte de Bellegarde et son pÚre le marquis d'Antremont, chez qui maman fit et me fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui semblait devoir n'aboutir à rien, et fut nombre d'années interrompue, se renouvela dans l'occasion que je dirai, et devint un véritable attachement. C'est assez pour m'autoriser à parler d'un ami avec qui j'ai été si étroitement lié mais quand je ne prendrais aucun intérÃÂȘt personnel à sa mémoire, c'était un homme si aimable et si heureusement né, que, pour l'honneur de l'espÚce humaine, je la croirais toujours bonne à conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses défauts ainsi que les autres, comme on pourra voir ci-aprÚs mais s'il ne les eût pas eus, peut-ÃÂȘtre eût-il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu'il pouvait l'ÃÂȘtre, il fallait qu'on eût quelque chose à lui pardonner. Une autre liaison du mÃÂȘme temps n'est pas éteinte, et me leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si difficilement dans le coeur de l'homme. M. de Conzié, gentilhomme savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie d'apprendre la musique, ou plutÎt de faire connaissance avec celui qui l'enseignait. Avec de l'esprit et du goût pour les belles connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractÚre qui le rendait trÚs liant, et je l'étais beaucoup moi-mÃÂȘme pour les gens en qui je la trouvais. La liaison fut bientÎt faite. Le germe de littérature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma tÃÂȘte, et qui n'attendait qu'un peu de culture et d'émulation pour se développer tout à fait, les trouvait en lui. M. de Conzié avait peu de disposition pour la musique ce fut un bien pour moi; les heures des leçons se passaient à tout autre chose qu'à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célÚbres, dont l'un, depuis peu sur le trÎne, s'annonçait déjà tel qu'il devait dans peu se montrer; et dont l'autre, aussi décrié qu'il est admiré maintenant, nous faisait plaindre sincÚrement le malheur qui semblait le poursuivre, et qu'on voit si souvent ÃÂȘtre l'apanage des grands talents. Le prince de Prusse avait été peu heureux dans sa jeunesse; et Voltaire semblait fait pour ne l'ÃÂȘtre jamais. L'intérÃÂȘt que nous prenions à l'un et à l'autre s'étendait à tout ce qui s'y rapportait. Rien de tout ce qu'écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces lectures m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance, et de tùcher d'imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'étais enchanté. Quelque temps aprÚs parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu'elles ne soient pas assurément son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m'attira le plus vers l'étude, et ce goût naissant ne s'éteignit plus depuis ce temps-là . Mais le moment n'était pas venu de m'y livrer tout de bon. Il me restait encore une humeur un peu volage, un désir d'aller et venir qui s'était plutÎt borné qu'éteint, et que nourrissait le train de la maison de madame de Warens, trop bruyant pour mon humeur solitaire. Ce tas d'inconnus qui lui affluaient journellement de toutes parts, et la persuasion oÃÂč j'étais que ces gens-là ne cherchaient qu'à la duper chacun à sa maniÚre, me faisaient un vrai tourment de mon habitation. Depuis qu'ayant succédé à Claude Anet dans la confidence de sa maÃtresse, je suivais de plus prÚs l'état de ses affaires, j'y voyais un progrÚs en mal dont j'étais effrayé. J'avais cent fois remontré, prié, pressé, conjuré, et toujours inutilement. Je m'étais jeté à ses pieds; je lui avais fortement représenté la catastrophe qui la menaçait; je l'avais vivement exhortée à réformer sa dépense, à commencer par moi; à souffrir plutÎt un peu tandis qu'elle était encore jeune, que, multipliant toujours ses dettes et ses créanciers, de s'exposer sur ses vieux jours à leurs vexations et à la misÚre. Sensible à la sincérité de mon zÚle, elle s'attendrissait avec moi et me promettait les plus belles choses du monde. Un croquant arrivait-il, à l'instant tout était oublié. AprÚs mille épreuves de l'inutilité de mes remontrances, que me restait-il à faire, que de détourner les yeux du mal que je ne pouvais prévenir? Je m'éloignais de la maison dont je ne pouvais garder la porte; je faisais de petits voyages à Nyon, à GenÚve, à Lyon, qui, m'étourdissant sur ma peine secrÚte, en augmentaient en mÃÂȘme temps le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j'en aurais souffert tous les retranchements avec joie, si maman eût vraiment profité de cette épargne; mais certain que ce que je me refusais passait à des fripons, j'abusais de sa facilité pour partager avec eux, et, comme le chien qui revenait de la boucherie, j'emportais mon lopin du morceau que je n'avais pu sauver. Les prétextes ne me manquaient pas pour tous ces voyages, et maman seule m'en eût fourni de reste, tant elle avait partout de liaisons, de négociations, d'affaires, de commissions à donner à quelqu'un de sûr. Elle ne demandait qu'à m'envoyer, je ne demandais qu'à aller cela ne pouvait manquer de faire une vie assez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques bonnes connaissances, qui m'ont été dans la suite agréables ou utiles; entre autres à Lyon celle de M. Perrichon, que je me reproche de n'avoir pas assez cultivée, vu les bontés qu'il a eues pour moi; celle du bon Parisot, dont je parlerai dans son temps; à Grenoble, celle de madame Deybens et de madame la présidente de Bardonanche, femme de beaucoup d'esprit, et qui m'eût pris en amitié si j'avais été à portée de la voir plus souvent; à GenÚve, celle de M. de la Closure, résident de France, qui me parlait souvent de ma mÚre, dont malgré la mort et le temps son coeur n'avait pu se déprendre; celle des deux Barillot, dont le pÚre, qui m'appelait son petit-fils, était d'une société trÚs aimable, et l'un des plus dignes hommes que j'aie jamais connus. Durant les troubles de la République, ces deux citoyens se jetÚrent dans les deux partis contraires, le fils, dans celui de la bourgeoisie; le pÚre, dans celui des magistrats et lorsqu'on prit les armes en 1737, je vis, étant à GenÚve, le pÚre et le fils sortir armés de la mÃÂȘme maison, l'un pour monter à l'hÎtel de ville, l'autre pour se rendre à son quartier, sûrs de se trouver deux heures aprÚs l'un vis-à -vis de l'autre exposés à s'entr'égorger. Ce spectacle affreux me fit une impression si vive, que je jurai de ne tremper jamais dans aucune guerre civile, et de ne soutenir jamais au dedans la liberté par les armes, ni de ma personne ni de mon aveu, si jamais je rentrais dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d'avoir tenu ce serment dans une occasion délicate; et l'on trouvera, du moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix. Mais je n'en étais pas encore à cette premiÚre fermentation de patriotisme que GenÚve en armes excita dans mon coeur. On jugera combien j'en étais loin par un fait trÚs grave à ma charge, que j'ai oublié de mettre à sa place, et qui ne doit pas ÃÂȘtre omis. Mon oncle Bernard était, depuis quelques années, passé dans la Caroline pour y faire bùtir la ville de Charlestown, dont il avait donné le plan il y mourut peu aprÚs. Mon pauvre cousin était aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi son fils et son mari presque en mÃÂȘme temps. Ces pertes réchauffÚrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui lui restùt, et qui était moi. Quand j'allais à GenÚve je logeais chez elle, et je m'amusais à fureter et feuilleter les livres et papiers que mon oncle avait laissés. J'y trouvai beaucoup de piÚces curieuses, et des lettres dont assurément on ne se douterait pas. Ma tante, qui faisait peu de cas de ces paperasses, m'eût laissé tout emporter si j'avais voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-pÚre Bernard le ministre, et entre autres les Oeuvres posthumes de Rohault, in-4°, dont les marges étaient pleines d'excellentes scolies qui me firent aimer les mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de madame de Warens; j'ai toujours été fùché de ne l'avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou six mémoires manuscrits, et un seul imprimé, qui était du fameux Micheli Ducret, homme d'un grand talent, savant, éclairé, mais trop remuant, traité bien cruellement par les magistrats de GenÚve, et mort derniÚrement dans la forteresse d'Arberg, oÃÂč il était enfermé depuis longues années, pour avoir, disait-on, trempé dans la conspiration de Berne. Ce mémoire était une critique assez judicieuse de ce grand et ridicule plan de fortification qu'on a exécuté en partie à GenÚve, à la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas le but secret qu'avait le conseil dans l'exécution de cette magnifique entreprise. M. Micheli, ayant été exclu de la chambre des fortifications pour avoir blùmé ce plan, avait cru, comme membre des deux-cents et mÃÂȘme comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au long; et c'était ce qu'il avait fait par ce mémoire, qu'il eut l'imprudence de faire imprimer, mais non pas publier, car il n'en fit tirer que le nombre d'exemplaires qu'il envoyait aux deux-cents, et qui furent tous interceptés à la poste par ordre du petit conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle, avec la réponse qu'il avait été chargé d'y faire, et j'emportai l'un et l'autre. J'avais fait ce voyage peu aprÚs ma sortie du cadastre, et j'étais demeuré en quelque liaison avec l'avocat Coccelli, qui en était le chef. Quelque temps aprÚs, le directeur de la douane s'avisa de me prier de lui tenir un enfant, et me donna madame Coccelli pour commÚre. Les honneurs me tournaient la tÃÂȘte; et, fier d'appartenir de si prÚs à monsieur l'avocat, je tùchais de faire l'important, pour me montrer digne de cette gloire. Dans cette idée, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réellement était une piÚce rare, pour lui prouver que j'appartenais à des notables de GenÚve qui savaient les secrets de l'Etat. Cependant, par une demi-réserve dont j'aurais peine à rendre raison, je ne lui montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-ÃÂȘtre parce qu'elle était manuscrite et qu'il ne fallait à monsieur l'avocat que du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l'écrit que j'eus la bÃÂȘtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et que, bien convaincu de l'inutilité de mes efforts, je me fis un mérite de la chose, et transformai ce vol en présent. Je ne doute pas un moment qu'il n'ait bien fait valoir à la cour de Turin cette piÚce plus curieuse cependant qu'utile, et qu'il n'ait eu grand soin de se faire rembourser de maniÚre ou d'autre de l'argent qu'il lui en avait dû coûter pour l'acquérir. Heureusement, de tous les futurs contingents, un des moins probables est qu'un jour le roi de Sardaigne assiégera GenÚve. Mais comme il n'y a pas d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours à reprocher à ma sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi. Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistÚres, les projets, les voyages, flottant incessamment d'une chose à l'autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraÃné pourtant par degrés vers l'étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littérature, me mÃÂȘlant quelquefois d'en parler moi-mÃÂȘme, et prenant plutÎt le jargon des livres que la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de GenÚve, j'allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes fraÃches de la république des lettres, tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyais beaucoup aussi à Chambéri un jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine dont j'ai oublié le nom, et qui faisait souvent de petites expériences qui m'amusaient extrÃÂȘmement. Je voulus, à son exemple et aidé des Récréations mathématiques d'Ozanam, faire de l'encre de sympathie. Pour cet effet, aprÚs avoir rempli une bouteille plus qu'à demi de chaux vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai bien. L'effervescence commença presque à l'instant trÚs violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines; et j'appris ainsi à ne pas me mÃÂȘler de physique expérimentale sans en savoir les éléments. Cette aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis quelque temps s'altérait sensiblement. Je ne sais d'oÃÂč venait qu'étant bien conformé par le coffre, et ne faisant d'excÚs d'aucune espÚce, je déclinais à vue d'oeil. J'ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l'aise; cependant j'avais la courte haleine, je me sentais oppressé, je soupirais involontairement, j'avais des palpitations, je crachais du sang, la fiÚvre lente survint, et je n'en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l'ùge, sans avoir aucun viscÚre vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé? L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont tué. Quelles passions? dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus puériles, mais qui m'affectaient comme s'il se fût agi de la possession d'HélÚne ou du trÎne de l'univers. D'abord les femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon coeur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me dévoraient au sein de la jouissance. J'avais une tendre mÚre, une amie chérie; mais il me fallait une maÃtresse. Je me la figurais à sa place; je me la créais de mille façons, pour me donner le change à moi-mÃÂȘme. Si j'avais cru tenir maman dans mes bras quand je l'y tenais, mes étreintes n'auraient pas été moins vives, mais tous mes désirs se seraient éteints; j'aurais sangloté de tendresse, mais je n'aurais pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour l'homme? Ah! si jamais une seule fois en ma vie j'avais goûté dans leur plénitude toutes les délices de l'amour, je n'imagine pas que ma frÃÂȘle existence eût pu suffire; je serais mort sur le fait. J'étais donc brûlant d'amour sans objet; et c'est peut-ÃÂȘtre ainsi qu'il épuise le plus. J'étais inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de ma pauvre maman et de son imprudente conduite, qui ne pouvait manquer d'opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des malheurs, me montrait celui-là sans cesse dans tout son excÚs et dans toutes ses suites. Je me voyais d'avance forcément séparé par la misÚre de celle à qui j'avais consacré ma vie, et sans qui je n'en pouvais jouir. Voilà comment j'avais toujours l'ùme agitée. Les désirs et les craintes me dévoraient alternativement. La musique était pour moi une autre passion moins fougueuse, mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y livrais, par l'étude opiniùtre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire qui s'y refusait toujours; par mes courses continuelles, par les compilations immenses que j'entassais, passant trÚs souvent à copier les nuits entiÚres. Et pourquoi m'arrÃÂȘter aux choses permanentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon inconstante tÃÂȘte, les goûts fugitifs d'un seul jour, un voyage, un concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui était le moins du monde prémédité dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout autant de passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule me donnaient le plus vrai tourment? La lecture des malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens. Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avait été employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie; un des plus vilains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient rien. Cet homme, étant venu à Chambéri pour quelque procÚs au sénat, s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de zéros qu'il lui prodiguait généreusement, tirait ses pauvres écus piÚce à piÚce. Je ne l'aimais point il le voyait; avec moi cela n'est pas difficile il n'y avait sorte de bassesse qu'il n'employùt pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre les échecs, qu'il jouait un peu. J'essayai presque malgré moi; et, aprÚs avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrÚs fut si rapide, qu'avant la fin de la premiÚre séance, je lui donnai la tour qu'il m'avait donnée en commençant. Il ne m'en fallut pas davantage me voilà forcené des échecs. J'achÚte un échiquier, j'achÚte le Calabrois je m'enferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par coeur toutes les parties, à les fourrer dans ma tÃÂȘte bon gré mal gré, à jouer seul sans relùche et sans fin. AprÚs deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune, et presque hébété. Je m'essaye, je rejoue avec M. Bagueret il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaisons s'étaient brouillées dans ma tÃÂȘte, et mon imagination s'était si bien amortie, que je ne voyais plus qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j'ai voulu m'exercer à étudier des parties, la mÃÂȘme chose m'est arrivée; et aprÚs m'ÃÂȘtre épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus faible qu'auparavant. Du reste, que j'aie abandonné les échecs, ou qu'en jouant je me sois remis en haleine, je n'ai jamais avancé d'un cran depuis cette premiÚre séance, et je me suis toujours retrouvé au mÃÂȘme point oÃÂč j'étais en la finissant. Je m'exercerais des milliers de siÚcles que je finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus. Voilà du temps bien employé! direz-vous. Et je n'y en ai pas employé peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n'eus plus la force de continuer. Quand j'allai me montrer sortant de ma chambre, j'avais l'air d'un déterré, et, suivant le mÃÂȘme train, je n'aurais pas resté déterré longtemps. On conviendra qu'il est difficile, et surtout dans l'ardeur de la jeunesse, qu'une pareille tÃÂȘte laisse toujours le corps en santé. L'altération de la mienne agit sur mon humeur et tempéra l'ardeur de mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus tranquille, et perdis un peu la fureur des voyages. Plus sédentaire, je fus pris, non de l'ennui, mais de la mélancolie; les vapeurs succédÚrent aux passions; ma langueur devint tristesse; je pleurais et soupirais à propos de rien; je sentais la vie m'échapper sans l'avoir goûtée; je gémissais sur l'état oÃÂč je laissais ma pauvre maman, sur celui oÃÂč je la voyais prÃÂȘte à tomber; je puis dire que la quitter et la laisser à plaindre était mon unique regret. Enfin je tombai tout à fait malade. Elle me soigna comme jamais mÚre n'a soigné son enfant; et cela lui fit du bien à elle-mÃÂȘme, en faisant diversion aux projets et tenant écartés les projeteurs. Quelle douce mort, si alors elle fût venue! Si j'avais peu goûté les biens de la vie, j'en avais peu senti les malheurs. Mon ùme paisible pouvait partir sans le sentiment cruel de l'injustice des hommes, qui empoisonne la vie et la mort. J'avais la consolation de me survivre dans la meilleure moitié de moi-mÃÂȘme; c'était à peine mourir. Sans les inquiétudes que j'avais sur son sort, je serais mort comme j'aurais pu m'endormir, et ces inquiétudes mÃÂȘmes avaient un objet affectueux et tendre qui en tempérait l'amertume. Je lui disais Vous voilà dépositaire de tout mon ÃÂȘtre; faites en sorte qu'il soit heureux. Deux ou trois fois, quand j'étais le plus mal, il m'arriva de me lever dans la nuit et de me traÃner à sa chambre, pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j'ose dire pleins de justesse et de sens, mais oÃÂč l'intérÃÂȘt que je prenais à son sort se marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étaient ma nourriture et mon remÚde, je me fortifiais de ceux que je versais auprÚs d'elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces entretiens nocturnes, et je m'en retournais en meilleur état que je n'étais venu content et calme dans les promesses qu'elle m'avait faites, dans les espérances qu'elle m'avait données, je m'endormais là -dessus avec la paix du coeur et la résignation à la Providence. Plaise à Dieu qu'aprÚs tant de sujets de haïr la vie, aprÚs tant d'orages qui ont agité la mienne et qui ne m'en font plus qu'un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu'elle me l'eût été dans ce moment-là ! A force de soins, de vigilance et d'incroyables peines, elle me sauva; et il est certain qu'elle seule pouvait me sauver. J'ai peu de foi à la médecine des médecins, mais j'en ai beaucoup à celle des vrais amis; les choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S'il y a dans la vie un sentiment délicieux, c'est celui que nous éprouvùmes d'ÃÂȘtre rendus l'un à l'autre. Notre attachement mutuel n'en augmenta pas, cela n'était pas possible; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant dans sa grande simplicité. Je devenais tout à fait son oeuvre, tout à fait son enfant, et plus que si elle eût été ma vraie mÚre. Nous commençùmes, sans y songer, à ne plus nous séparer l'un de l'autre, à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun; et, sentant que réciproquement nous nous étions non seulement nécessaires, mais suffisants, nous nous accoutumùmes à ne plus penser à rien d'étranger à nous, à borner absolument notre bonheur et tous nos désirs à cette possession mutuelle et peut-ÃÂȘtre unique parmi les humains, qui n'était point, comme je l'ai dit, celle de l'amour, mais une possession plus essentielle, qui, sans tenir aux sens, au sexe, à l'ùge, à la figure, tenait à tout ce par quoi l'on est soi, et qu'on ne peut perdre qu'en cessant d'ÃÂȘtre. A quoi tint-il que cette précieuse crise n'amenùt le bonheur du reste de ses jours et des miens? Ce ne fut pas à moi, je m'en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il était écrit que bientÎt l'invincible naturel reprendrait son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d'un coup. Il y eut, grùce au ciel, un intervalle, court et précieux intervalle, qui n'a pas fini par ma faute, et dont je ne me reprocherai pas d'avoir mal profité. Quoique guéri de ma grande maladie, je n'avais pas repris ma vigueur. Ma poitrine n'était pas rétablie; un reste de fiÚvre durait toujours, et me tenait en langueur. Je n'avais plus de goût à rien qu'à finir mes jours prÚs de celle qui m'était chÚre, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistait le vrai charme d'une vie heureuse, à rendre la sienne telle, autant qu'il dépendait de moi. Mais je voyais, je sentais mÃÂȘme que, dans une maison sombre et triste, la continuelle solitude du tÃÂȘte-à -tÃÂȘte deviendrait à la fin triste aussi. Le remÚde à cela se présenta comme de lui-mÃÂȘme. Maman m'avait ordonné le lait, et voulait que j'allasse le prendre à la campagne. J'y consentis, pourvu qu'elle y vÃnt avec moi. Il n'en fallut pas davantage pour la déterminer il ne s'agit plus que du choix du lieu. Le jardin du faubourg n'était pas proprement à la campagne entouré de maisons et d'autres jardins, il n'avait point les attraits d'une retraite champÃÂȘtre. D'ailleurs, aprÚs la mort d'Anet, nous avions quitté ce jardin pour raison d'économie, n'ayant plus à coeur d'y tenir des plantes, et d'autres vues nous faisant peu regretter ce réduit. Profitant maintenant du dégoût que je lui trouvai pour la ville, je lui proposai de l'abandonner tout à fait, et de nous établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l'eût fait, et ce parti que son bon ange et le mien me suggéraient nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles jusqu'au moment oÃÂč la mort devait nous séparer. Mais cet état n'était pas celui oÃÂč nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les peines de l'indigence et du mal-ÃÂȘtre, aprÚs avoir passé sa vie dans l'abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute espÚce, je devais ÃÂȘtre un jour en exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes, sans s'étayer par des cabales, sans s'ÃÂȘtre fait des partis pour le protéger. Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa vilaine maison, de peur de fùcher le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain; et quand nous n'en aurons plus dans les bois, il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d'y venir, ne la quittons pas tout à fait. Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent, pour qu'il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix et assez prÚs pour y revenir toutes les fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait. AprÚs avoir un peu cherché, nous nous fixùmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud, au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon, à mi-cÎte, sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. AprÚs avoir essayé deux ou trois fois de ces maisons, nous choisÃmes enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noiret. La maison était trÚs logeable. Au-devant était un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous; vis-à -vis un petit bois de chùtaigniers, une fontaine à portée; plus haut, dans la montagne, des prés pour l'entretien du bétail, enfin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champÃÂȘtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prÃmes possession vers la fin de l'été de 1736. J'étais transporté le premier jour que nous y couchùmes. O maman! dis-je à cette chÚre amie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part. LIVRE SIXIÈME 1736 Hoc erat in votis modus agri non ita magnus, Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquae fons; Et paulum sylvae super his foret... Je ne puis pas ajouter Auctius atque Di melius fecere; mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage; il ne m'en fallait pas mÃÂȘme la propriété c'était assez pour moi de la jouissance; et il y a longtemps que j'ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes trÚs différentes, mÃÂȘme en laissant à part les maris et les amants. Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours; coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fÃtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mÃÂȘmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant, que je ne m'ennuyais moi-mÃÂȘme en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon; mais comment dire ce qui n'était ni dit ni fait, ni pensé mÃÂȘme, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment mÃÂȘme? Je me levais avec le soleil, et j'étais heureux; je me promenais, et j'étais heureux; je voyais maman, et j'étais heureux; je la quittais, et j'étais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-mÃÂȘme, il ne pouvait me quitter un seul instant. Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré n'est échappé de ma mémoire. Les temps qui précÚdent et qui suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle inégalement et confusément; mais je me rappelle celui-là tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs. Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allùmes coucher aux Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu prÚs à moitié chemin, pour faire le reste à pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre des plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'oeil sur celle-là , et prÚs de trente ans se sont passés sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie Ah! voilà de la pervenche! et c'en était en effet. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la cause; il l'apprendra, je l'espÚre, lorsqu'un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la mÃÂȘme époque. Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ma premiÚre santé. J'étais languissant; je le devins davantage. Je ne pus supporter le lait; il fallut le quitter. C'était alors la mode de l'eau pour tout remÚde; je me mis à l'eau, et si peu discrÚtement, qu'elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins en me levant, j'allais à la fontaine avec un grand gobelet, et j'en buvais successivement en me promenant la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes repas. L'eau que je buvais était un peu crue et difficile à passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu'en moins de deux mois je me détruisis totalement l'estomac, que j'avais eu trÚs bon jusqu'alors. Ne digérant plus, je compris qu'il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce mÃÂȘme temps il m'arriva un accident aussi singulier par lui-mÃÂȘme que par ses suites, qui ne finiront qu'avec moi. Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ne saurais mieux la comparer qu'à une espÚce de tempÃÂȘte qui s'éleva dans mon sang et gagna dans l'instant tous mes membres. Mes artÚres se mirent à battre d'une si grande force, que non seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais mÃÂȘme, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela, et ce bruit était triple ou plutÎt quadruple, savoir un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un sifflement trÚs aigu, et le battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisément compter les coups sans me tùter le pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si grand, qu'il m'Îta la finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit non tout à fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce temps-là . On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus mort; je me mis au lit le médecin fut appelé; je lui contai mon cas en frémissant, et le jugeant sans remÚde. Je crois qu'il en pensa de mÃÂȘme; mais il fit son métier. Il m'enfila de longs raisonnements oÃÂč je ne compris rien du tout; puis, en conséquence de sa sublime théorie, il commença in anima vili la cure expérimentale qu'il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoûtante et opérait si peu, que je m'en lassai bientÎt; et au bout de quelques semaines, voyant que je n'étais ni mieux ni pis, je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon battement d'artÚres et mes bourdonnements, qui depuis ce temps-là , c'est-à -dire depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une minute. J'avais été jusqu'alors grand dormeur. La totale privation du sommeil qui se joignit à tous ces symptÎmes, et qui les a constamment accompagnés jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je résolus de tirer du peu qu'il m'en restait tout le parti qu'il m'était possible; et cela se pouvait par une singuliÚre faveur de la nature, qui, dans un état si funeste, m'exemptait des douleurs qu'il semblait devoir m'attirer. J'étais importuné de ce bruit, mais je n'en souffrais pas il n'était accompagné d'aucune autre incommodité habituelle que de l'insomnie durant les nuits, et en tout temps d'une courte haleine qui n'allait pas jusqu'à l'asthme, et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu fortement. Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions; et j'en bénis le ciel chaque jour, par l'heureux effet qu'il produisit sur mon ùme. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur véritable prix aux choses que j'allais quitter, je commençai de m'occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que j'aurais bientÎt à remplir et que j'avais fort négligés jusqu'alors. J'avais souvent travesti la religion à ma mode, mais je n'avais jamais été tout à fait sans religion. Il m'en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s'en fait un objet de consolation et d'espoir. Maman me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l'auraient été. Elle, qui mettait toute chose en systÚme, n'avait pas manqué d'y mettre aussi la religion; et ce systÚme était composé d'idées trÚs disparates, les unes trÚs saines, les autres trÚs folles, de sentiments relatifs à son caractÚre et de préjugés venus de son éducation. En général, les croyants font Dieu comme ils sont eux-mÃÂȘmes; les bons le font bon, les méchants le font méchant; les dévots, haineux et bilieux, ne voient que l'enfer, parce qu'ils voudraient damner tout le monde; les ùmes aimantes et douces n'y croient guÚre; et l'un des étonnements dont je ne reviens point est de voir le bon Fénelon en parler dans son Télémaque, comme s'il y croyait tout de bon mais j'espÚre qu'il mentait alors; car enfin, quelque véridique qu'on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évÃÂȘque. Maman ne mentait pas avec moi; et cette ùme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu vindicatif et toujours courroucé, ne voyait que clémence et miséricorde oÃÂč les dévots ne voient que justice et punition. Elle disait souvent qu'il n'y aurait point de justice en Dieu d'ÃÂȘtre juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce qu'il faut pour l'ÃÂȘtre, ce serait redemander plus qu'il n'a donné. Ce qu'il y avait de bizarre était que sans croire à l'enfer, elle ne laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu'elle ne savait que faire des ùmes des méchants, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent devenus; et il faut avouer qu'en effet, et dans ce monde et dans l'autre, les méchants sont toujours bien embarrassants. Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché originel et de la rédemption est détruite par ce systÚme, que la base du christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au moins ne peut subsister. Maman, cependant, était bonne catholique, ou prétendait l'ÃÂȘtre, et il est sûr qu'elle le prétendait de trÚs bonne foi. Il lui semblait qu'on expliquait trop littéralement et trop durement l'Écriture. Tout ce qu'on y lit des tourments éternels lui paraissait comminatoire ou figuré. La mort de Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité vraiment divine, pour apprendre aux hommes à aimer Dieu et à s'aimer entre eux de mÃÂȘme. En un mot, fidÚle à la religion qu'elle avait embrassée, elle admettait sincÚrement toute la profession de foi; mais quand on venait à la discussion de chaque article, il se trouvait qu'elle croyait tout autrement que l'Église, toujours en s'y soumettant. Elle avait là -dessus une simplicité de coeur, une franchise plus éloquente que des ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu'à son confesseur; car elle ne lui déguisait rien. Je suis bonne catholique, lui disait-elle, je veux toujours l'ÃÂȘtre; j'adopte de toutes les puissances de mon ùme les décisions de la sainte mÚre Église. Je ne suis pas maÃtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus? Quand il n'y aurait point eu de morale chrétienne, je crois qu'elle l'aurait suivie, tant elle s'adaptait bien à son caractÚre. Elle faisait tout ce qui était ordonné; mais elle l'eût fait de mÃÂȘme quand il n'aurait pas été ordonné. Dans les choses indifférentes, elle aimait à obéir; et s'il ne lui eût pas été permis, prescrit mÃÂȘme de faire gras, elle aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans que la prudence eût eu besoin d'y entrer pour rien. Mais toute cette morale était subordonnée aux principes de M. de Tavel, ou plutÎt elle prétendait n'y rien voir de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en repos de conscience, et sans mÃÂȘme en avoir plus de scrupule que de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas, sur ce point, plus scrupuleuses; mais la différence est qu'elles sont séduites par leurs passions, et qu'elle ne l'était que par ses sophismes. Dans les conversations les plus touchantes, et j'ose dire les plus édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans changer ni d'air ni de ton, sans se croire en contradiction avec elle-mÃÂȘme. Elle l'eût mÃÂȘme interrompue au besoin pour le fait, et puis l'eût reprise avec la mÃÂȘme sérénité qu'auparavant; tant elle était intimement persuadée que tout cela n'était qu'une maxime de police sociale dont toute personne sensée pouvait faire l'interprétation, l'application, l'exception, selon l'esprit de la chose, sans le moindre risque d'offenser Dieu. Quoique sur ce point je ne fusse assurément pas de son avis, j'avoue que je n'osais le combattre, honteux du rÎle peu galant qu'il m'eût fallu faire pour cela. J'aurais bien cherché d'établir la rÚgle pour les autres, en tùchant de m'en excepter; mais, outre que son tempérament prévenait assez l'abus de ses principes, je sais qu'elle n'était pas femme à prendre le change, et que réclamer l'exception pour moi c'était la lui laisser pour tous ceux qu'il lui plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette inconséquence avec les autres, quoiqu'elle ait eu toujours peu d'effet dans sa conduite, et qu'alors elle n'en eût point du tout mais j'ai promis d'exposer fidÚlement ses principes, et je veux tenir cet engagement. Je reviens à moi. Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour garantir mon ùme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais avec sécurité dans cette source de confiance. Je m'attachais à elle plus que je n'avais jamais fait; j'aurais voulu transporter tout en elle ma vie, que je sentais prÃÂȘte à m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pour elle, de la persuasion qu'il me restait peu de temps à vivre, de ma profonde sécurité sur mon sort à venir, résultait un état habituel trÚs calme, et sensuel mÃÂȘme, en ce qu'amortissant toutes les passions qui portent au loin nos craintes et nos espérances, il me laissait jouir sans inquiétude et sans trouble du peu de jours qui m'étaient laissés. Une chose contribuait à les rendre plus agréables c'était le soin de nourrir son goût pour la campagne par tous les amusements que j'y pouvais rassembler. En lui faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, je m'affectionnais moi-mÃÂȘme à tout cela; et ces petites occupations, qui remplissaient ma journée sans troubler ma tranquillité, me valurent mieux que le lait et tous les remÚdes pour conserver ma pauvre machine et la rétablir mÃÂȘme autant que cela se pouvait. Les vendanges, la récolte des fruits nous amusÚrent le reste de cette année, et nous attachÚrent de plus en plus à la vie rustique, au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés. Nous vÃmes arriver l'hiver avec grand regret, et nous retournùmes à la ville comme nous serions allés en exil; moi surtout, qui, doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m'en éloignant. Ayant quitté depuis longtemps mes écoliÚres, ayant perdu le goût des amusements et des sociétés de la ville, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne, excepté maman et M. Salomon, devenu depuis peu son médecin et le mien, honnÃÂȘte homme, homme d'esprit, grand cartésien, qui parlait assez bien du systÚme du monde, et dont les entretiens agréables et instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n'ai jamais pu supporter ce sot et niais remplissage des conversations ordinaires; mais des conversations utiles et solides m'ont toujours fait grand plaisir, et je ne m'y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de goût à celles de M. Salomon il me semblait que j'anticipais avec lui sur ces hautes connaissances que mon ùme allait acquérir quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j'avais pour lui s'étendit aux sujets qu'il traitait, et je commençai de rechercher les livres qui pouvaient m'aider à le mieux entendre. Ceux qui mÃÂȘlaient la dévotion aux sciences m'étaient les plus convenables tels étaient particuliÚrement ceux de l'Oratoire et de Port-Royal. Je me mis à les lire, ou plutÎt à les dévorer. Il m'en tomba dans les mains un du P. Lamy, intitulé Entretiens sur les sciences. C'était une espÚce d'introduction à la connaissance des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent fois; je résolus d'en faire mon guide. Enfin je me sentis entraÃné peu à peu, malgré mon état, ou plutÎt par mon état, vers l'étude, avec une force irrésistible; et tout en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours, j'étudiais avec autant d'ardeur que si j'avais dû toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal je crois, moi, que cela me fit du bien, et non seulement à mon ùme, mais à mon corps; car cette application, pour laquelle je me passionnais, me devint si délicieuse, que, ne pensant plus à mes maux, j'en étais beaucoup moins affecté. Il est pourtant vrai que rien ne me procurait un soulagement réel; mais, n'ayant pas de douleurs vives, je m'accoutumais à languir, à ne pas dormir, à penser au lieu d'agir, et enfin à regarder le dépérissement successif et lent de ma machine comme un progrÚs inévitable que la mort seule pouvait arrÃÂȘter. Non seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins de la vie, mais elle me délivra de l'importunité des remÚdes, auxquels on m'avait jusqu'alors soumis malgré moi. Salomon, convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m'en épargna le déboire, et se contenta d'amuser la douleur de ma pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes qui leurrent l'espoir du malade et maintiennent le crédit du médecin. Je quittai l'étroit régime je repris l'usage du vin et tout le train de vie d'un homme en santé, selon la mesure de mes forces, sobre sur toute chose, mais ne m'abstenant de rien. Je sortis mÃÂȘme, et recommençai d'aller voir mes connaissances, surtout M. de Conzié, dont le commerce me plaisait fort. Enfin, soit qu'il me parût beau d'apprendre jusqu'à ma derniÚre heure, soit qu'un reste d'espoir de vivre se cachùt au fond de mon coeur, l'attente de la mort, loin de ralentir mon goût pour l'étude, semblait l'animer; et je me pressais d'amasser un peu d'acquis pour l'autre monde, comme si j'avais cru n'y avoir que celui que j'aurais emporté. Je pris en affection la boutique d'un libraire appelé Bouchard, oÃÂč se rendaient quelques gens de lettres; et le printemps que j'avais cru ne pas revoir étant proche, je m'assortis de quelques livres pour les Charmettes, en cas que j'eusse le bonheur d'y retourner. J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le printemps était pour moi ressusciter en paradis. A peine les neiges commençaient à fondre, que nous quittùmes notre cachot; et nous fûmes assez tÎt aux Charmettes pour y avoir les prémices du rossignol. DÚs lors je ne crus plus mourir; et réellement il est singulier que je n'aie jamais fait de grandes maladies à la campagne. J'y ai beaucoup souffert, mais je n'y ai jamais été alité. Souvent j'ai dit, me sentant plus mal qu'à l'ordinaire Quand vous me verrez prÃÂȘt à mourir, portez-moi à l'ombre d'un chÃÂȘne, je vous promets que j'en reviendrai. Quoique faible, je repris mes fonctions champÃÂȘtres, mais d'une maniÚre proportionnée à mes forces. J'eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardin tout seul; mais quand j'avais donné six coups de bÃÂȘche, j'étais hors d'haleine, la sueur me ruisselait, je n'en pouvais plus. Quand j'étais baissé, mes battements redoublaient, et le sang me montait à la tÃÂȘte avec tant de force qu'il fallait bien vite me redresser. Contraint de me borner à des soins moins fatigants, je pris entre autres celui du colombier, et je m'y affectionnai si fort que j'y passais souvent plusieurs heures de suite sans m'y ennuyer un moment. Le pigeon est fort timide, et difficile à apprivoiser; cependant je vins à bout d'inspirer aux miens tant de confiance, qu'ils me suivaient partout et se laissaient prendre quand je voulais. Je ne pouvais paraÃtre au jardin ni dans la cour sans en avoir à l'instant deux ou trois sur les bras, sur la tÃÂȘte; et enfin, malgré tout le plaisir j'y prenais, ce cortÚge me devint si incommode, que je fus obligé de leur Îter cette familiarité. J'ai toujours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux, surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me paraissait charmant de leur inspirer une confiance que je n'ai jamais trompée je voulais qu'ils m'aimassent en liberté. J'ai dit que j'avais apporté des livres j'en fis usage, mais d'une maniÚre moins propre à m'instruire qu'à m'accabler. La fausse idée que j'avais des choses me persuadait que, pour lire un livre avec fruit, il fallait avoir toutes les connaissances qu'il supposait, bien éloigné de penser que souvent l'auteur ne les avait pas lui-mÃÂȘme, et qu'il les puisait dans d'autres livres à mesure qu'il en avait besoin. Avec cette folle idée, j'étais arrÃÂȘté à chaque instant, forcé de courir incessamment d'un livre à l'autre; et quelquefois, avant d'ÃÂȘtre à la dixiÚme page de celui que je voulais étudier, il m'eût fallu épuiser des bibliothÚques. Cependant je m'obstinai si bien à cette extravagante méthode, que j'y perdis un temps infini, et faillis à me brouiller la tÃÂȘte au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni rien savoir. Heureusement je m'aperçus que j'enfilais une fausse route qui m'égarait dans un labyrinthe immense, et j'en sortis avant d'y ÃÂȘtre tout à fait perdu. Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences, la premiÚre chose qu'on sent en s'y livrant c'est leur liaison, qui fait qu'elles s'attirent, s'aident, s'éclairent mutuellement, et que l'une ne peut se passer de l'autre. Quoique l'esprit humain ne puisse suffire à toutes, et qu'il en faille toujours préférer une comme la principale, si l'on n'a quelque notion des autres, dans la sienne mÃÂȘme on se trouve souvent dans l'obscurité. Je sentis que ce que j'avais entrepris était bon et utile en lui-mÃÂȘme, qu'il n'y avait que la méthode à changer. Prenant d'abord l'Encyclopédie, j'allais la divisant dans ses branches. Je vis qu'il fallait faire tout le contraire, les prendre chacune séparément, et les poursuivre chacune à part jusqu'au point oÃÂč elles se réunissent. Ainsi, je revins à la synthÚse ordinaire; mais j'y revins en homme qui sait ce qu'il fait. La méditation me tenait en cela lieu de connaissances et une réflexion trÚs naturelle aidait à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je mourusse, je n'avais point de temps à perdre. Ne rien savoir à prÚs de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c'est s'engager à bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel point le sort ou la mort pouvaient arrÃÂȘter mon zÚle, je voulais, à tout événement, acquérir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-mÃÂȘme de ce qui méritait le mieux d'ÃÂȘtre cultivé. Je trouvai dans l'exécution de ce plan un autre avantage auquel je n'avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à profit. Il faut que je ne sois pas né pour l'étude, car une longue application me fatigue à tel point qu'il m'est impossible de m'occuper une demi-heure de suite avec force du mÃÂȘme sujet, surtout en suivant les idées d'autrui; car il m'est arrivé quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et mÃÂȘme avec assez de succÚs. Quand j'ai suivi durant quelques pages un auteur qu'il faut lire avec application, mon esprit l'abandonne et se perd dans les nuages. Si je m'obstine, je m'épuise inutilement, les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien; mais que des sujets différents se succÚdent, mÃÂȘme sans interruption, l'un me délasse de l'autre, et, sans avoir besoin de relùche, je les suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon plan d'études, et je les entremÃÂȘlai tellement que je m'occupais tout le jour, et ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les soins champÃÂȘtres et domestiques faisaient des diversions utiles; mais, dans ma ferveur croissante, je trouvai bientÎt le moyen d'en ménager encore le temps pour l'étude, et de m'occuper à la fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins bien. Dans tant de menus détails qui me charment et dont j'excÚde souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne se douterait guÚre, si je n'avais soin de l'en avertir. Ici, par exemple, je me rappelle avec délices tous les différents essais que je fis pour distribuer mon temps de façon que j'y trouvasse à la fois autant d'agrément et d'utilité qu'il était possible; et je puis dire que ce temps, oÃÂč je vivais dans la retraite et toujours malade, fut celui de ma vie oÃÂč je fus le moins oisif et le moins ennuyé. Deux ou trois mois se passÚrent ainsi à tùter la pente de mon esprit, et à jouir, dans la belle saison de l'année et dans un lieu qu'elle rendait enchanté, du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de celui d'une société aussi libre que douce, si l'on peut donner le nom de société à une aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que je me proposais d'acquérir; car c'était pour moi comme si je les avais déjà possédées, ou plutÎt c'était mieux encore, puisque le plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur. Il faut passer sur ces essais, qui tous étaient pour moi des jouissances, mais trop simples pour pouvoir ÃÂȘtre expliquées. Encore un coup, le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et se sent d'autant mieux qu'il peut le moins se décrire, parce qu'il ne résulte pas d'un recueil de faits, mais qu'il est un état permanent. Je me répÚte souvent; mais je me répéterais bien davantage, si je disais la mÃÂȘme chose autant de fois qu'elle me vient dans l'esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changé eut pris un cours uniforme, voici à peu prÚs quelle en fut la distribution. Je me levais tous les matins avant le soleil; je montais par un verger voisin dans un trÚs joli chemin qui était au-dessus de la vigne et suivait la cÎte jusqu'à Chambéri. Là , tout en me promenant, je faisais ma priÚre qui ne consistait pas en un vain balbutiement de lÚvres, mais dans une sincÚre élévation de coeur à l'auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux. Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre; il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses oeuvres, tandis que mon coeur s'élÚve à lui. Mes priÚres étaient pures, je puis le dire, et dignes par là d'ÃÂȘtre exaucées. Je ne demandais pour moi, et pour celle dont mes voeux ne me séparaient jamais, qu'une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait plus en admiration et en contemplation qu'en demandes; et je savais qu'auprÚs du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les demander que de les mériter. Je revenais en me promenant par un assez grand tour, occupé à considérer avec intérÃÂȘt et volupté les objets champÃÂȘtres dont j'étais environné, les seuls dont l'oeil et le coeur ne se lassent jamais. Je regardais de loin s'il était jour chez maman quand je voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j'accourais; s'il était fermé, j'entrais au jardin en attendant qu'elle fût réveillée, m'amusant à repasser ce que j'avais appris la veille ou à jardiner. Le contrevent s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent encore à moitié endormie; et cet embrassement, aussi pur que tendre, tirait de son innocence mÃÂȘme un charme qui n'est jamais joint à la volupté des sens. Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était le temps de la journée oÃÂč nous étions le plus tranquilles, oÃÂč nous causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l'ordinaire assez longues, m'ont laissé un goût vif pour les déjeuners; et je préfÚre infiniment l'usage d'Angleterre et de Suisse, oÃÂč le déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui de France, oÃÂč chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune point du tout. AprÚs une heure ou deux de causerie, j'allais à mes livres jusqu'au dÃner. Je commençais par quelque livre de philosophie, comme la Logique de Port-Royal, l'Essai de Locke, Malebranche, Leibnitz, Descartes, etc. Je m'aperçus bientÎt que tous ces auteurs étaient entre eux en contradiction presque perpétuelle, et je formai le chimérique projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit perdre bien du temps. Je me brouillais la tÃÂȘte et je n'avançais point. Enfin, renonçant encore à cette méthode, j'en pris une infiniment meilleure, et à laquelle j'attribue tout le progrÚs que je puis avoir fait, malgré mon défaut de capacité; car il est certain que j'en eus toujours fort peu pour l'étude. En lisant chaque auteur, je me fis une loi d'adopter et suivre toutes ses idées sans y mÃÂȘler les miennes ni celles d'un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis Commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tÃÂȘte en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode n'est pas sans inconvénient, je le sais; mais elle m'a réussi dans l'objet de m'instruire. Au bout de quelques années passées à ne penser exactement que d'aprÚs autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d'acquis pour me suffire à moi-mÃÂȘme, et penser sans le secours d'autrui. Alors, quand les voyages et les affaires m'ont Îté les moyens de consulter les livres, je me suis amusé à repasser et comparer ce que j'avais lu, à peser chaque chose à la balance de la raison, et à juger quelquefois mes maÃtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire, je n'ai pas trouvé qu'elle eût perdu sa vigueur; et quand j'ai publié mes propres idées, on ne m'a pas accusé d'ÃÂȘtre un disciple servile, et de jurer in verba magistri. Je passais de là à la géométrie élémentaire; car je n'ai jamais été plus loin, m'obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la mÃÂȘme marche. Je ne goûtai pas celle d'Euclide, qui cherche plutÎt la chaÃne des démonstrations que la liaison des idées; je préférai la géométrie du P. Lamy, qui dÚs lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages. L'algÚbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy que je pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je pris la Science du calcul du P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je n'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais été assez loin pour bien sentir l'application de l'algÚbre à la géométrie. Je n'aimais point cette maniÚre d'opérer sans voir ce qu'on fait; et il me semblait que résoudre un problÚme de géométrie par les équations, c'était jouer un air en tournant une manivelle. La premiÚre fois que je trouvai par le calcul que le carré d'un binÎme était composé du carré de chacune de ses parties et du double produit de l'une par l'autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n'en voulus rien croire jusqu'à ce que j'eusse fait la figure. Ce n'était pas que je n'eusse un grand goût pour l'algÚbre en n'y considérant que la quantité abstraite; mais appliquée à l'étendue, je voulais voir l'opération sur les lignes, autrement je n'y comprenais plus rien. AprÚs cela venait le latin. C'était mon étude la plus pénible, et dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrÚs. Je me mis d'abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostrogoths me faisaient mal au coeur, et ne pouvaient entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules de rÚgles, et en apprenant la derniÚre j'oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n'est pas ce qu'il faut à un homme sans mémoire; et c'était précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capacité que je m'obstinais à cette étude. Il fallut l'abandonner à la fin. J'entendais assez la construction pour pouvoir lire un auteur facile, à l'aide d'un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m'en trouvai bien. Je m'appliquai à la traduction, non par écrit, mais mentale, et je m'en tins là . A force de temps et d'exercice, je suis parvenu à lire assez couramment les auteurs latins mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue ce qui m'a souvent mis dans l'embarras quand je me suis trouvé, je ne sais comment, enrÎlé parmi les gens de lettres. Un autre inconvénient, conséquent à cette maniÚre d'apprendre, est que jamais je n'ai su la prosodie, encore moins les rÚgles de la versification. Désirant pourtant de sentir l'harmonie de la langue en vers et en prose, j'ai fait bien des efforts pour y parvenir; mais je suis convaincu que sans maÃtre cela est presque impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les vers, qui est l'hexamÚtre, j'eus la patience de scander presque tout Virgile, et d'y marquer les pieds et la quantité; puis quand j'étais en doute si une syllabe était longue ou brÚve, c'était mon Virgile que j'allais consulter. On sent que cela me faisait faire bien des fautes, à cause des altérations permises par les rÚgles de la versification. Mais s'il y a de l'avantage à étudier seul, il y a aussi de grands inconvénients, et surtout une peine incroyable. Je sais cela mieux que qui que ce soit. Avant midi je quittais mes livres, et si le dÃner n'était pas prÃÂȘt, j'allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en attendant l'heure. Quand je m'entendais appeler, j'accourais fort content et muni d'un grand appétit; car c'est encore une chose à noter que, quelque malade que je puisse ÃÂȘtre, l'appétit ne me manque jamais. Nous dÃnions trÚs agréablement, en causant de nos affaires, en attendant que maman pût manger. Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau, nous allions derriÚre la maison prendre le café dans un cabinet frais et touffu, que j'avais garni de houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur. Nous passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens relatifs à notre maniÚre de vivre, et qui nous en faisaient mieux goûter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du jardin c'étaient des abeilles. Je ne manquais guÚre, et souvent maman avec moi, d'aller leur rendre visite; je m'intéressais beaucoup à leur ouvrage; je m'amusais infiniment à les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si chargées qu'elles avaient peine à marcher. Les premiers jours, la curiosité me rendit indiscret, et elles me piquÚrent deux ou trois fois; mais ensuite nous fÃmes si bien connaissance, que, quelque prÚs que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque pleines que fussent les ruches, prÃÂȘtes à jeter leur essaim, j'en étais quelquefois entouré, j'en avais sur les mains, sur le visage, sans qu'aucune me piquùt jamais. Tous les animaux se défient de l'homme, et n'ont pas tort; mais sont-ils sûrs une fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande qu'il faut ÃÂȘtre plus que barbare pour en abuser. Je retournais à mes livres; mais mes occupations de l'aprÚs-midi devaient moins porter le nom de travail et d'étude que de récréation et d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter l'application du cabinet aprÚs mon dÃner, et en général toute peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant, mais sans gÃÂȘne et presque sans rÚgle, à lire sans étudier. La chose que je suivais le plus exactement était l'histoire et la géographie; et comme cela ne demandait point de contention d'esprit, j'y fis autant de progrÚs que le permettait mon peu de mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau, et je m'enfonçai dans les ténÚbres de la chronologie mais je me dégoûtai de la partie critique, qui n'a ni fond ni rive, et je m'affectionnai par préférence à l'exacte mesure des temps et à la marche des corps célestes. J'aurais mÃÂȘme pris du goût pour l'astronomie, si j'avais eu des instruments; mais il fallut me contenter de quelques éléments pris dans les livres, et de quelques observations grossiÚres faites avec une lunette d'approche, seulement pour connaÃtre la situation générale du ciel car ma vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux nus, assez nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais acheté un planisphÚre céleste pour étudier les constellations. J'avais attaché ce planisphÚre sur un chùssis; et les nuits oÃÂč le ciel était serein, j'allais dans le jardin poser mon chùssis sur quatre piquets de ma hauteur, le planisphÚre tourné en dessous; et pour l'éclairer sans que le vent soufflùt ma chandelle, je la mis dans un seau à terre entre les quatre piquets puis, regardant alternativement le planisphÚre avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je m'exerçais à connaÃtre les étoiles et à discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret était en terrasse; on voyait du chemin tout ce qui s'y faisait. Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnait sur mon planisphÚre, et dont ils ne voyaient pas la cause parce que la lumiÚre était cachée à leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce cadre, et le jeu de ma lunette, qu'ils voyaient aller et venir, donnaient à cet objet un tir de grimoire qui les effraya. Ma parure n'était pas propre à les rassurer un chapeau clabaud par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l'air ouaté de maman qu'elle m'avait obligé de mettre, offraient à leurs yeux l'image d'un vrai sorcier; et comme il était prÚs de minuit, ils ne doutÚrent point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d'en voir davantage, ils se sauvÚrent trÚs alarmés, éveillÚrent leurs voisins pour leur conter leur vision; et l'histoire courut si bien, que dÚs le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût produit enfin cette rumeur, si l'un des paysans, témoin de mes conjurations, n'en eût le mÃÂȘme jour porté sa plainte à deux jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il s'agissait, les désabusÚrent par provision. Ils nous contÚrent l'histoire, je leur en dis la cause, et nous rÃmes beaucoup. Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j'observerais désormais sans lumiÚre, et que j'irais consulter le planisphÚre dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montagne ma magie de Venise, trouveront, je m'assure, que j'avais de longue main une grande vocation pour ÃÂȘtre sorcier. Tel était mon train de vie aux Charmettes quand je n'étais occupé d'aucuns soins champÃÂȘtres; car ils avaient toujours la préférence, et dans ce qui n'excédait pas mes forces je travaillais comme un paysan mais il est vrai que mon extrÃÂȘme faiblesse ne me laissait guÚre alors sur cet article que le mérite de la bonne volonté. D'ailleurs je voulais faire à la fois deux ouvrages, et par cette raison je n'en faisais bien aucun. Je m'étais mis dans la tÃÂȘte de me donner par force de la mémoire; je m'obstinais à vouloir beaucoup apprendre par coeur. Pour cela je portais toujours avec moi quelque livre, qu'avec une peine incroyable j'étudiais et repassais tout en travaillant. Je ne sais pas comment l'opiniùtreté de ces vains et continuels efforts ne m'a pas enfin rendu stupide. Il faut que j'aie appris et rappris bien vingt fois les Églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot. J'ai perdu ou dépareillé des multitudes de livres, par l'habitude que j'avais d'en porter partout avec moi, au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé d'autre chose, je posais mon livre au pied d'un arbre ou sur la haie; partout j'oubliais de le reprendre et souvent au bout de quinze jours je le retrouvais pourri, ou rongé des fourmis et des limaçons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me rendait comme hébété, tout occupé que j'étais sans cesse à marmotter quelque chose entre mes dents. Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste; et, malgré toute ma confiance, leur dure théologie m'épouvantait quelquefois. La terreur de l'enfer, que jusque-là j'avais trÚs peu craint, troublait peu à peu ma sécurité; et si maman ne m'eût tranquillisé l'ùme, cette effrayante doctrine m'eût tout à fait bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien, contribuait pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C'était le P. Hemet, jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera toujours en vénération. Quoique jésuite, il avait la simplicité d'un enfant; et sa morale, moins relùchée que douce, était précisément ce qu'il me fallait pour balancer les tristes impressions du jansénisme. Ce bonhomme et son compagnon, le P. Coppier, venaient souvent nous voir aux Charmettes, quoique le chemin fût fort rude et assez long pour des gens de leur ùge. Leurs visites me faisaient grand bien que Dieu veuille le rendre à leurs ùmes! car ils étaient trop vieux alors pour que je les présume en vie encore aujourd'hui. J'allais aussi les voir à Chambéri je me familiarisais peu à peu avec leur maison; leur bibliothÚque était à mon service. Le souvenir de cet heureux temps se lie avec celui des jésuites au point de me faire aimer l'un par l'autre; et, quoique leur doctrine m'ait toujours paru dangereuse, je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les haïr sincÚrement. Je voudrais savoir s'il passe quelquefois dans les coeurs des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études et d'une vie innocente autant qu'on la puisse mener, et malgré tout ce qu'on m'avait pu dire, la peur de l'enfer m'agitait encore souvent. Je me demandais En quel état suis-je? si je mourais à l'instant, serais-je damné? Selon mes jansénistes la chose était indubitable; mais selon ma conscience il me paraissait que non. Toujours craintif et flottant dans cette cruelle incertitude, j'avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus risibles, et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un jour, rÃÂȘvant à ce triste sujet, je m'exerçais machinalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c'est-à -dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m'avisai de m'en faire une espÚce de pronostic pour calmer mon inquiétude. Je me dis Je m'en vais jeter cette pierre contre l'arbre qui est vis-à -vis de moi; si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d'une main tremblante et avec un horrible battement de coeur, mais si heureusement qu'elle va frapper au beau milieu de l'arbre; ce qui véritablement n'était pas difficile, car j'avais eu soin de le choisir fort gros et fort prÚs. Depuis lors je n'ai plus douté de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce fait, si je dois rire ou gémir sur moi-mÃÂȘme. Vous autres grands hommes, qui riez sûrement, félicitez-vous; mais n'insultez pas à ma misÚre, car je vous jure que je la sens bien. Au reste, ces troubles, ces larmes, inséparables peut-ÃÂȘtre de la dévotion, n'étaient pas un état permanent. Communément j'étais assez tranquille, et l'impression que l'idée d'une mort prochaine faisait sur mon ùme était moins de la tristesse qu'une langueur paisible et qui mÃÂȘme avait ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espÚce d'exhortation que je me faisais à moi-mÃÂȘme, et oÃÂč je me félicitais de mourir à l'ùge oÃÂč l'on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d'esprit durant ma vie. Que j'avais bien raison! un pressentiment me faisait craindre de vivre pour souffrir. Il semblait que je prévoyais le sort qui m'attendait sur mes vieux jours. Je n'ai jamais été si prÚs de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l'avenir, le sentiment qui dominait constamment dans mon ùme était de jouir du présent. Les dévots ont pour l'ordinaire une petite sensualité trÚs vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi; ou plutÎt je le sais bien c'est qu'ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mÃÂȘmes ont perdu le goût. Je l'avais, ce goût, et je trouvais charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon coeur, neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d'enfant, ou plutÎt, si j'ose le dire, avec une volupté d'ange; car en vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dÃners faits sur l'herbe à Montagnole, des soupers sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de fÃÂȘtes auxquelles maman prenait le mÃÂȘme plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le coeur s'épanchait plus en liberté. Nous en fÃmes une entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint Louis, dont maman portait le nom. Nous partÃmes ensemble et seuls de bon matin, aprÚs la messe qu'un carme était venu nous dire, au point du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J'avais proposé d'aller parcourir la cÎte opposée à celle oÃÂč nous étions, et que nous n'avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions d'avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoiqu'un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal nous allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l'ombre, nous reposant de temps en temps et nous oubliant des heures entiÚres; causant de nous, de notre union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des voeux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu; point de poussiÚre, et des ruisseaux bien courants; un petit vent frais agitait les feuilles, l'air était pur, l'horizon sans nuage; la sérénité régnait au ciel comme dans nos coeurs. Notre dÃner fut fait chez un paysan et partagé avec sa famille, qui nous bénissait de bon coeur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens! AprÚs le dÃner nous gagnùmes l'ombre sous les grands arbres, oÃÂč, tandis que j'amassais des brins de bois sec pour faire notre café, maman s'amusait à herboriser parmi les broussailles; et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m'amusÚrent beaucoup et qui devaient me donner du goût pour la botanique mais le moment n'était pas venu, j'étais distrait par trop d'autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plantes. La situation d'ùme oÃÂč je me trouvais, tout ce que nous avions dit et fait ce jour-là , tous les objets qui m'avaient frappé, me rappelÚrent l'espÚce de rÃÂȘve que tout éveillé j'avais fait à Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j'ai rendu compte en son lieu. Les rapports en étaient si frappants, qu'en y pensant j'en fus ému jusqu'aux larmes. Dans un transport d'attendrissement j'embrassai cette chÚre amie Maman, maman, lui dis-je avec passion, ce jour m'a été promis depuis longtemps, et je ne vois rien au delà . Mon bonheur, grùce à vous, est à son comble puisse-t-il ne pas décliner désormais! puisse-t-il durer aussi longtemps que j'en conserverai le goût! il ne finira qu'avec moi. Ainsi coulÚrent mes jours heureux, et d'autant plus heureux que, n'apercevant rien qui les dût troubler, je n'envisageais en effet leur fin qu'avec la mienne. Ce n'était pas que la source de mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyais prendre un autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles, afin qu'elle portùt son remÚde avec elle. Maman aimait naturellement la campagne, et ce goût ne s'attiédissait pas avec moi. Peu à peu elle prit celui des soins champÃÂȘtres; elle aimait à faire valoir les terres, et elle avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente de ce qui dépendait de la maison qu'elle avait prise, elle louait tantÎt un champ, tantÎt un pré. Enfin, portant son humeur entreprenante sur des objets d'agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientÎt une grosse fermiÚre. Je n'aimais pas trop à la voir ainsi s'étendre, et je m'y opposais tant que je pouvais, bien sûr qu'elle serait toujours trompée, et que son humeur libérale et prodigue porterait toujours la dépense au delà du produit. Toutefois, je me consolais en pensant que ce produit du moins ne serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les entreprises qu'elle pouvait former, celle-là me paraissait la moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de profit, j'y envisageais une occupation continuelle qui la garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée, je désirais ardemment de recouvrer autant de force et de santé qu'il m'en fallait pour veiller à ses affaires, pour ÃÂȘtre piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier; et naturellement l'exercice que cela me faisait faire, m'arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur mon état, devait le rendre meilleur. L'hiver suivant, Barillot revenant d'Italie m'apporta quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du pÚre Banchieri, qui me donnÚrent du goût pour l'histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce bel art. Barillot resta quelque temps avec nous; et comme j'étais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irais le printemps suivant à GenÚve redemander le bien de ma mÚre, ou du moins la part qui m'en revenait, en attendant qu'on sût ce que mon frÚre était devenu. Cela s'exécuta comme il avait été résolu. J'allai à GenÚve; mon pÚre y vint de son cÎté. Depuis longtemps il y revenait sans qu'on lui cherchùt querelle, quoiqu'il n'eût jamais purgé son décret mais comme on avait de l'estime pour son courage et du respect pour sa probité, on feignait d'avoir oublié son affaire; et les magistrats, occupés du grand projet qui éclata peu aprÚs, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie, en lui rappelant mal à propos leur ancienne partialité. Je craignais qu'on ne me fÃt des difficultés sur mon changement de religion; l'on n'en fit aucune. Les lois de GenÚve sont à cet égard moins dures que celles de Berne, oÃÂč quiconque change de religion perd non seulement son état, mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu'on fût à peu prÚs sûr que mon frÚre était mort, on n'en avait point de preuve juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa part, et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon pÚre, qui en a joui tant qu'il a vécu. SitÎt que les formalités de justice furent faites et que j'eus reçu mon argent, j'en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds de maman. Le coeur me battait de joie durant la route, et le moment oÃÂč je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui oÃÂč il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des belles ùmes, qui, faisant ces choses-là sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale simplicité. L'emploi en eût exactement été le mÃÂȘme s'il lui fût venu d'autre part. Cependant ma santé ne se rétablissait point; je dépérissais au contraire à vue d'oeil; j'étais pùle comme un mort et maigre comme un squelette; mes battements d'artÚres étaient terribles, mes palpitations plus fréquentes; j'étais continuellement oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j'avais peine à me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau; j'étais réduit à l'inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu'il se mÃÂȘlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux, c'était la mienne les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau, l'inégalité d'humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-ÃÂȘtre qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour ÃÂȘtre heureux ici-bas, qu'il faut nécessairement que l'ùme ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état de l'un fait presque toujours tort à l'autre. Quand j'aurais pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence m'en empÃÂȘchait, sans qu'on pût dire oÃÂč la cause du mal avait son vrai siÚge. Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux trÚs réels et trÚs graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs; et maintenant que j'écris ceci, infirme et presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espÚce, je me sens, pour souffrir, plus de vigueur et de vie que je n'en eus pour jouir à la fleur de mon ùge et dans le sein du plus vrai bonheur. Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m'étais mis à étudier l'anatomie; et, passant en revue la multitude et le jeu des piÚces qui composaient ma machine, je m'attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour loin d'ÃÂȘtre étonné de me trouver mourant, je l'étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d'une maladie que je ne crusse ÃÂȘtre la mienne. Je suis sûr que si je n'avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptÎmes de la mienne, je croyais les avoir toutes; et j'en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m'étais cru délivré, la fantaisie de guérir c'en est une difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. A force de chercher, de réfléchir, de comparer, j'allai m'imaginer que la base de mon mal était un polype au coeur; et Salomon lui-mÃÂȘme parut frappé de cette idée. Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on pouvait guérir d'un polype au coeur, résolu d'entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu'Anet avait fait à Montpellier pour aller voir le jardin des plantes et le démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un pareil polype. Maman s'en souvint et m'en parla. Il n'en fallut pas davantage pour m'inspirer le désir d'aller consulter M. Fizes. L'espoir de guérir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce voyage. L'argent venu de GenÚve en fournit le moyen. Maman, loin de m'en détourner, m'y exhorte; et me voilà parti pour Montpellier. Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le médecin qu'il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j'avais pris une chaise à Grenoble. A Moirans, cinq ou six autres chaises arrivÚrent à la file aprÚs la mienne. Pour le coup c'était vraiment l'aventure des brancards. La plupart de ces chaises étaient le cortÚge d'une nouvelle mariée appelée madame du Colombier. Avec elle était une autre femme appelée madame de Larnage, moins jeune et moins belle que madame du Colombier, mais non moins aimable, et qui de Romans, oÃÂč s'arrÃÂȘtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu'au bourg Saint-Andiol, prÚs le Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu'on me connaÃt, on s'attend que la connaissance ne fut pas sitÎt faite avec des femmes brillantes et la suite qui les entourait mais enfin, suivant la mÃÂȘme route, logeant dans les mÃÂȘmes auberges, et, sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la mÃÂȘme table, il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se fit donc, et mÃÂȘme plus tÎt que je n'aurais voulu; car tout ce fracas ne convenait guÚre à un malade, et surtout à un malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si insinuantes, que pour parvenir à connaÃtre un homme, elles commencent par lui faire tourner la tÃÂȘte. Ainsi arriva de moi. Madame du Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n'avait guÚre le temps de m'agacer, et d'ailleurs ce n'en était pas la peine, puisque nous allions nous quitter; mais madame de Larnage, moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route voilà madame de Larnage qui m'entreprend; et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutÎt adieu la fiÚvre, les vapeurs, le polype; tout part auprÚs d'elle, hors certaines palpitations qui me restÚrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de notre connaissance. On voyait que j'étais malade, on savait que j'allais à Montpellier; et il faut que mon air et mes maniÚres n'annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans la suite qu'on ne m'avait pas soupçonné d'aller y faire un tour de casserole. Quoique l'état de maladie ne soit pas pour un homme une grande recommandation prÚs des dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles, et m'inviter à prendre le chocolat avec elles; elles s'informaient comment j'avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette réponse leur fit croire que j'étais fou elles m'examinÚrent davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois madame du Colombier dire à son amie Il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura beaucoup et fit que je le devins en effet. En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d'oÃÂč l'on venait, qui l'on était. Cela m'embarrassait; car je sentais trÚs bien que parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti m'allait tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglais; je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel; je m'appelai Dudding, et l'on m'appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là , malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d'assez mauvaise humeur, s'avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi Jacques, du prétendant, de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'étais sur les épines je ne savais de tout cela que le peu que j'en avais lu dans le comte Hamilton et dans les gazettes; cependant je fis de ce peu si bon usage, que je me tirai d'affaire heureux qu'on ne se fût pas avisé de me questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul mot. Toute la compagnie se convenait, et voyait à regret le moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous trouvùmes un dimanche à Saint-Marcellin. Madame de Larnage voulut aller à la messe, j'y fus avec elle cela faillit à gùter mes affaires. Je me comportai comme j'ai toujours fait. Sur ma contenance modeste et recueillie elle me crut dévot, et prit de moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l'avoua deux jours aprÚs. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer cette mauvaise impression; ou plutÎt madame de Larnage, en femme d'expérience et qui ne se rebutait pas aisément, voulut bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m'en tirerais. Elle m'en fit beaucoup, et de telles que, bien éloigné de présumer de ma figure, je crus qu'elle se moquait de moi. Sur cette folie il n'y eut sorte de bÃÂȘtise que je ne fisse; c'était pis que le marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me fit tant d'agaceries et me dit des choses si tendres, qu'un homme beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela sérieusement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans mon idée; et ce qui me tourmentait davantage était qu'à bon compte je me prenais d'amour tout de bon. Je me disais, et je lui disais en soupirant Ah! que tout cela n'est-il vrai! je serais le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne fit qu'irriter sa fantaisie; elle n'en voulut pas avoir le démenti. Nous avions laissé à Romans madame du Colombier et sa suite. Nous continuions notre route le plus lentement et le plus agréablement du monde, madame de Larnage, le marquis de Torignan, et moi. Le marquis, quoique malade et grondeur, était un assez bon homme, mais qui n'aimait pas trop à manger son pain à la fumée du rÎti. Madame de Larnage cachait si peu le goût qu'elle avait pour moi, qu'il s'en aperçut plus tÎt que moi-mÃÂȘme; et ses sarcasmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que je n'osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers d'esprit dont moi seul étais capable, je ne m'étais imaginé qu'ils s'entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva de me renverser la tÃÂȘte et me fit faire le plus plat personnage dans une situation oÃÂč mon coeur, étant réellement pris, m'en pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment madame de Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me congédia pas avec le dernier mépris. Mais c'était une femme d'esprit qui savait discerner son monde, et qui voyait bien qu'il y avait plus de bÃÂȘtise que de tiédeur dans mes procédés. Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. A Valence, nous étions arrivés pour dÃner, et, selon notre louable coutume, nous y passùmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville à Saint-Jacques; je me souviendrai toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que madame de Larnage y occupait. AprÚs le dÃner elle voulut se promener elle savait que le marquis n'était pas allant; c'était le moyen de se ménager un tÃÂȘte-à -tÃÂȘte dont elle avait bien résolu de tirer parti, car il n'y avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville le long des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait d'un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son coeur le bras qu'elle tenait, qu'il fallait une stupidité pareille à la mienne pour m'empÃÂȘcher de vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu'il y avait d'impayable était que j'étais moi-mÃÂȘme excessivement ému. J'ai dit qu'elle était aimable l'amour la rendait charmante; il lui rendait tout l'éclat de la premiÚre jeunesse, et elle ménageait ses agaceries avec tant d'art, qu'elle aurait séduit un homme à l'épreuve. J'étais donc fort mal à mon aise, et toujours sur le point de m'émanciper; mais la crainte d'offenser ou de déplaire, la frayeur plus grande encore d'ÃÂȘtre hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table et d'ÃÂȘtre complimenté sur mes entreprises par l'impitoyable marquis, me retinrent au point d'ÃÂȘtre indigné moi-mÃÂȘme de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J'étais au supplice j'avais déjà quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais; j'avais l'air boudeur, enfin je faisais tout ce qu'il fallait pour m'attirer le traitement que j'avais redouté. Heureusement madame de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et dans l'instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était temps. Elle m'avait donné cette confiance dont le défaut m'a presque toujours empÃÂȘché d'ÃÂȘtre moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon coeur et ma bouche n'ont si bien parlé; jamais je n'ai si pleinement réparé mes torts; et si cette petite conquÃÂȘte avait coûté des soins à madame de Larnage, j'eus lieu de croire qu'elle n'y avait pas de regret. Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu'elle ne fût ni belle ni jeune; mais, n'étant non plus ni laide ni vieille, elle n'avait rien dans sa figure qui empÃÂȘchùt son esprit et ses grùces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu'elle avait de moins frais était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gùté. Elle avait ses raisons pour ÃÂȘtre facile, c'était le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans l'aimer, mais non pas la posséder sans l'adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu'elle n'était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu'elle le fut avec moi. Elle s'était prise d'un goût trop prompt et trop vif pour ÃÂȘtre excusable, mais oÃÂč le coeur entrait du moins autant que les sens; et durant le temps court et délicieux que je passai auprÚs d'elle, j'eus lieu de croire, aux ménagements forcés qu'elle m'imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs. Notre intelligence n'échappa pas au marquis. Il n'en tirait pas moins sur moi au contraire, il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un regard, un sourire qui pût me faire soupçonner qu'il nous eût devinés; et je l'aurais cru notre dupe, si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m'eût dit qu'il ne l'était pas, mais qu'il était galant homme; et en effet, on ne saurait avoir des attentions plus honnÃÂȘtes, ni se comporter plus poliment qu'il fit toujours, mÃÂȘme envers moi, sauf ses plaisanteries, surtout depuis mon succÚs. Il m'en attribuait l'honneur peut-ÃÂȘtre, et me supposait moins sot que je ne l'avais paru. Il se trompait, comme on a vu mais n'importe, je profitais de son erreur; et il est vrai qu'alors les rieurs étant pour moi, je prÃÂȘtais le flanc de bon coeur et d'assez bonne grùce à ses épigrammes, et j'y ripostais quelquefois, mÃÂȘme assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprÚs de madame de Larnage de l'esprit qu'elle m'avait donné. Je n'étais plus le mÃÂȘme homme. Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chÚre; nous la faisions partout excellente, grùce aux bons soins du marquis. Je me serais pourtant passé qu'il les étendÃt jusqu'à nos chambres; mais il envoyait devant son laquais pour les retenir; et le coquin, soit de son chef, soit par l'ordre de son maÃtre, le logeait toujours à cÎté de madame de Larnage, et me fourrait à l'autre bout de la maison. Mais cela ne m'embarrassait guÚre, et nos rendez-vous n'en étaient que plus piquants. Cette vie délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je m'enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun mélange de peines ce sont les premiÚres et les seules que j'aie ainsi goûtées; et je puis dire que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir. Si ce que je sentais pour elle n'était pas précisément de l'amour, c'était du moins un retour si tendre pour celui qu'elle me témoignait, c'était une sensualité si brûlante dans le plaisir, et une intimité si douce dans les entretiens, qu'elle avait tout le charme de la passion sans en avoir le délire, qui tourne la tÃÂȘte et fait qu'on ne sait pas jouir. Je n'ai jamais senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas auprÚs d'elle. Je ne l'aimais pas non plus comme j'avais aimé et comme j'aimais madame de Warens; mais c'était pour cela mÃÂȘme que je la possédais cent fois mieux. PrÚs de maman mon plaisir était toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret serrement de coeur que je ne surmontais pas sans peine; au lieu de me féliciter de la posséder, je me reprochais de l'avilir. PrÚs de madame de Larnage, au contraire, fier d'ÃÂȘtre homme et d'ÃÂȘtre heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec confiance; je partageais l'impression que je faisais sur les siens; j'étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité que de volupté mon triomphe, et pour tirer de là de quoi le redoubler. Je ne me souviens pas de l'endroit oÃÂč nous quitta le marquis, qui était du pays; mais nous nous trouvùmes seuls avant d'arriver à Montélimar, et dÚs lors madame de Larnage établit sa femme de chambre dans ma chaise, et je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette maniÚre, et j'aurais eu bien de la peine à dire comment le pays que nous parcourions était fait. A Montélimar, elle eut des affaires qui l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu'un quart d'heure pour une visite qui lui attira des importunités désolantes et des invitations qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne nous empÃÂȘchÚrent pourtant pas d'aller nous promener tous les jours tÃÂȘte à tÃÂȘte dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde. Oh! ces trois jours! j'ai dû les regretter quelquefois; il n'en est plus revenu de semblables. Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous séparer, et j'avoue qu'il en était temps, non que je fusse rassasié ni prÃÂȘt à l'ÃÂȘtre, je m'attachais chaque jour davantage; mais, malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait guÚre que la bonne volonté. Nous donnùmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce régime me faisait du bien, j'en userais, et que j'irais passer l'hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour lui laisser le temps de préparer les choses de maniÚre à prévenir les caquets. Elle me donna d'amples instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais dire, sur la maniÚre dont je devais me comporter. En attendant, nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement du soin de ma santé; m'exhorta de consulter d'habiles gens, d'ÃÂȘtre trÚs attentif à tout ce qu'ils me prescriraient, et se chargea, quelque sévÚre que pût ÃÂȘtre leur ordonnance, de me la faire exécuter tandis que je serais auprÚs d'elle. Je crois qu'elle parlait sincÚrement, car elle m'aimait elle m'en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon équipage que je ne nageais pas dans l'opulence; quoiqu'elle ne fût pas riche elle-mÃÂȘme, elle voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse, qu'elle apportait de Grenoble assez bien garnie, et j'eus beaucoup de peine à m'en défendre. Enfin, je la quittai le coeur tout plein d'elle, en lui laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi. J'achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs, et pour le coup trÚs content d'ÃÂȘtre dans une bonne chaise pour y rÃÂȘver plus à mon aise aux plaisirs que j'avais goûtés et à ceux qui m'étaient promis. Je ne pensais qu'au bourg Saint-Andiol et à la charmante vie qui m'y attendait; je ne voyais que madame de Larnage et ses entours tout le reste de l'univers n'était rien pour moi, maman mÃÂȘme était oubliée. Je m'occupais à combiner dans ma tÃÂȘte tous les détails dans lesquels madame de Larnage était entrée, pour me faire d'avance une idée de sa demeure, de son voisinage, de ses sociétés, de toute sa maniÚre de vivre. Elle avait une fille dont elle m'avait parlé trÚs souvent en mÚre idolùtre. Cette fille avait quinze ans passés; elle était vive, charmante et d'un caractÚre aimable. On m'avait promis que j'en serais caressé je n'avais pas oublié cette promesse, et j'étais fort curieux d'imaginer comment mademoiselle de Larnage traiterait le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes rÃÂȘveries depuis le Pont-Saint-Esprit jusqu'à Remoulin. On m'avait dit d'aller voir le pont du Gard; je n'y manquai pas. AprÚs un déjeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai voir le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que j'eusse vu. Je m'attendais à voir un monument digne des mains qui l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente, et ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains de produire cet effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un désert oÃÂč le silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et l'admiration plus vive, car ce prétendu pont n'était qu'un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin de toute carriÚre, et a réuni les bras de tant de milliers d'hommes dans un lieu oÃÂč il n'en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m'empÃÂȘchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bùties. Je me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'ùme; et je me disais en soupirant Que ne suis-je né Romain! Je restai là plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m'en revins distrait et rÃÂȘveur, et cette rÃÂȘverie ne fut pas favorable à madame de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard. On ne s'avise jamais de tout. A NÃmes, j'allai voir les ArÚnes c'est un ouvrage beaucoup plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins d'impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le premier objet, soit que la situation de l'autre au milieu d'une ville fût moins propre à l'exciter. Ce vaste et superbe cirque est entouré de vilaines petites maisons, et d'autres maisons plus petites et plus vilaines encore en remplissent l'arÚne; de sorte que le tout ne produit qu'un effet disparate et confus, oÃÂč le regret et l'indignation étouffent le plaisir et la surprise. J'ai vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de NÃmes, mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté possibles, et qui par cela mÃÂȘme me fit une impression plus forte et plus agréable. Les Français n'ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir. J'étais changé à tel point, et ma sensualité mise en exercice s'était si bien éveillée, que je m'arrÃÂȘtai un jour au pont de Lunel pour y faire bonne chÚre avec de la compagnie qui s'y trouva. Ce cabaret, le plus estimé de l'Europe, méritait alors de l'ÃÂȘtre. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et avec choix. C'était réellement une chose curieuse de trouver, dans une maison seule et isolée au milieu de la campagne, une table fournie en poisson de mer et d'eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins qu'on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne resta pas longtemps sur ce pied, et à force d'user sa réputation, il la perdit enfin tout à fait. J'avais oublié, durant ma route, que j'étais malade; je m'en souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien guéries, mais tous mes autres maux me restaient; et, quoique l'habitude m'y rendÃt moins sensible, c'en était assez pour se croire mort à qui s'en trouverait attaqué tout d'un coup. En effet, ils étaient moins douloureux qu'effrayants, et faisaient plus souffrir l'esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne songeais plus à mon état; mais comme il n'était pas imaginaire, je le sentais sitÎt que j'étais de sang-froid. Je songeai donc sérieusement aux conseils de madame de Larnage et au but de mon voyage. J'allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes, et pour surabondance de précaution, je me mis en pension chez un médecin. C'était un Irlandais appelé Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d'étudiants en médecine; et il y avait cela de commode pour un malade à s'y mettre, que M. Fitz-Moris se contentait d'une pension honnÃÂȘte pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires pour ses soins comme médecin. Il se chargea de l'exécution des ordonnances de M. Fizes et de veiller sur ma santé. Il s'acquitta fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnait pas d'indigestions à cette pension-là ; et, quoique je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espÚce, les objets de comparaison étaient si proches, que je ne pouvais m'empÃÂȘcher de trouver quelquefois en moi-mÃÂȘme que M. de Torignan était un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme on ne mourait pas de faim non plus, et que toute cette jeunesse était fort gaie, cette maniÚre de vivre me fit du bien réellement, et m'empÃÂȘcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à prendre des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, et à écrire à madame de Larnage; car la correspondance allait son train, et Rousseau se chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. A midi j'allais faire un tour à la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes commensaux, qui tous étaient de trÚs bons enfants on se rassemblait, on allait dÃner. AprÚs dÃner une importante affaire occupait la plupart d'entre nous jusqu'au soir, c'était d'aller hors de la ville jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais pas, je n'en avais ni la force ni l'adresse, mais je pariais et suivant, avec l'intérÃÂȘt du pari, nos joueurs et leurs boules à travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un exercice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On goûtait dans un cabaret hors de la ville. Je n'ai pas besoin de dire que ces goûters étaient gais; mais j'ajouterai qu'ils étaient assez décents, quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, était notre président; et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des étudiants, que je trouvai plus de moeurs et d'honnÃÂȘteté parmi toute cette jeunesse qu'il ne serait aisé d'en trouver dans le mÃÂȘme nombre d'hommes faits. Ils étaient plus bruyants que crapuleux, plus gais que libertins; et je me monte si aisément à un train de vie quand il est volontaire, que je n'aurais pas mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait parmi ces étudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tùchais d'apprendre quelques mots d'anglais par précaution pour le bourg Saint-Andiol; car le temps approchait de m'y rendre. Madame de Larnage m'en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui obéir. Il était clair que mes médecins, qui n'avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux et leur petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal; donc je n'étais pas malade car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout? Je vis qu'ils ne cherchaient qu'à m'amuser et me faire manger mon argent; et jugeant que leur substitut du bourg Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu'eux, mais plus agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je quittai Montpellier dans cette sage intention. Je partis vers la fin de novembre, aprÚs six semaines ou deux mois de séjour dans cette ville, oÃÂč je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n'est un cours d'anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et que je fus obligé d'abandonner par l'horrible puanteur des cadavres qu'on disséquait, et qu'il me fut impossible de supporter. Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution que j'avais prise, j'y réfléchissais en m'avançant toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui était également la route du bourg Saint-Andiol et de Chambéri. Les souvenirs de maman, et ses lettres, quoique moins fréquentes que celles de madame de Larnage, réveillaient dans mon coeur des remords que j'avais étouffés durant ma premiÚre route. Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l'amour du plaisir, ils me mirent en état d'écouter la raison seule. D'abord, dans le rÎle d'aventurier que j'allais recommencer, je pouvais ÃÂȘtre moins heureux que la premiÚre fois; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol, qu'une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les Anglais, ou qui sût leur langue, pour me démasquer. La famille de madame de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre moi, et me traiter peu honnÃÂȘtement. Sa fille, à laquelle malgré moi je pensais plus qu'il n'eût fallu, m'inquiétait encore je tremblais d'en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la moitié de l'ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la mÚre, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et l'enfer dans sa maison? Cette idée me fit horreur je pris bien la ferme résolution de me combattre et de me vaincre, si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m'exposer à ce combat? Quel misérable état de vivre avec la mÚre dont je serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon coeur! Quelle nécessité d'aller chercher cet état, et m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j'avais d'avance épuisé le plus grand charme? car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa premiÚre vivacité. Le goût du plaisir y était encore, mais la passion n'y était plus. A cela se mÃÂȘlaient des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette maman si bonne, si généreuse, qui déjà chargée de dettes l'était encore de mes folles dépenses, qui s'épuisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif, qu'il l'emporta à la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l'étape du bourg Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l'exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure, que je goûtais pour la premiÚre fois de ma vie, de me dire Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la premiÚre obligation véritable que j'aie à l'étude c'était elle qui m'avait appris à réfléchir, à comparer. AprÚs les principes si purs que j'avais adoptés il y avait peu de temps, aprÚs les rÚgles de sagesse et de vertu que je m'étais faites et que je m'étais senti si fier de suivre, la honte d'ÃÂȘtre si peu conséquent à moi-mÃÂȘme, de démentir si tÎt et si haut mes propres maximes, l'emporta sur la volupté. L'orgueil eut peut-ÃÂȘtre autant de part à ma résolution que la vertu; mais si cet orgueil n'est pas la vertu mÃÂȘme, il a des effets si semblables qu'il est pardonnable de s'y tromper. L'un des avantages des bonnes actions est d'élever l'ùme, et de la disposer à en faire de meilleures car telle est la faiblesse humaine, qu'on doit mettre au nombre des bonnes actions l'abstinence du mal qu'on est tenté de commettre. SitÎt que j'eus pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutÎt je redevins ce que j'étais auparavant, et que ce moment d'ivresse avait fait disparaÃtre. Plein de bons sentiments et de bonnes dispositions, je continuai ma route dans la bonne intention d'expier ma faute, ne pensant qu'à régler désormais ma conduite sur les lois de la vertu, à me consacrer sans réserve au service de la meilleure des mÚres, à lui vouer autant de fidélité que j'avais d'attachement pour elle, et à n'écouter plus d'autre amour que celui de mes devoirs. Hélas! la sincérité de mon retour au bien semblait me promettre une autre destinée mais la mienne était écrite et déjà commencée; et quand mon coeur, plein d'amour pour les choses bonnes et honnÃÂȘtes, ne voyait plus qu'innocence et bonheur dans la vie, je touchais au moment funeste qui devait traÃner à sa suite la longue chaÃne de mes malheurs. L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que je n'avais compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et l'heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon calcul, je restai autant de temps à Chaparillan, afin d'arriver juste au moment que j'avais marqué. Je voulais goûter dans tout son charme le plaisir de la revoir. J'aimais mieux le différer un peu, pour y joindre celui d'ÃÂȘtre attendu. Cette précaution m'avait toujours réussi. J'avais vu toujours marquer mon arrivée par une espÚce de petite fÃÂȘte je n'en attendais pas moins cette fois; et ces empressements, qui m'étaient si sensibles, valaient bien la peine d'ÃÂȘtre ménagés. J'arrivai donc exactement à l'heure. De tout loin je regardais si je ne la verrais pas sur le chemin; le coeur me battait de plus en plus à mesure que j'approchais. J'arrive essoufflé, car j'avais quitté ma voiture en ville je ne vois personne dans la cour, sur la porte, à la fenÃÂȘtre; je commence à me troubler, je redoute quelque accident. J'entre; tout est tranquille; des ouvriers goûtaient dans la cuisine du reste, aucun apprÃÂȘt. La servante parut surprise de me voir; elle ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chÚre maman, si tendrement, si vivement, si purement aimée; j'accours, je m'élance à ses pieds. Ah! te voilà ! petit, me dit-elle en m'embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te portes-tu? Cet accueil m'interdit un peu. Je lui demandai si elle n'avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. J'aurais cru que non, lui dis-je; et l'éclaircissement finit là . Un jeune homme était avec elle. Je le connaissais pour l'avoir vu déjà dans la maison avant mon départ; mais cette fois il y paraissait établi, il l'était. Bref, je trouvai ma place prise. Ce jeune homme était du pays de Vaud; son pÚre, appelé Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du chùteau de Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays. C'était un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l'esprit de mÃÂȘme, parlant comme le beau Léandre; mÃÂȘlant tous les tons, tous les goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes; ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait couché, et prétendant n'avoir point coiffé de jolies femmes dont il n'eût aussi coiffé les maris; vain, sot, ignorant, insolent; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donné pendant mon absence, et l'associé qui me fut offert aprÚs mon retour. Oh! si les ùmes dégagées de leurs terrestres entraves voient encore du sein de l'éternelle lumiÚre ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chÚre et respectable, si je ne fais pas plus de grùce à vos fautes qu'aux miennes, si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux ÃÂȘtre vrai pour vous comme pour moi-mÃÂȘme vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh! combien votre aimable et doux caractÚre, votre inépuisable bonté de coeur, votre franchise et toutes vos excellentes vertus ne rachÚtent-elles pas de faiblesses, si l'on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison! Vous eûtes des erreurs et non pas des vices; votre conduite fut répréhensible, mais votre coeur fut toujours pur. Le nouveau venu s'était montré zélé, diligent, exact pour toutes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand nombre; il s'était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l'étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l'écurie, à la basse-cour. Il n'y avait que le jardin qu'il négligeait, parce que c'était un travail trop paisible, et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier ou fendre du bois; on le voyait toujours la hache ou la pioche à la main; on l'entendait courir, cogner, crier à pleine tÃÂȘte. Je ne sais de combien d'hommes il faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre maman; elle crut ce jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu'elle y crut propres, et n'oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus. On a dû connaÃtre mon coeur, ses sentiments les plus constants, les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce moment auprÚs d'elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon ÃÂȘtre! qu'on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l'avenir de félicité que je m'étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si affectueusement disparurent; et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon existence qu'avec la sienne, je me vis seul pour la premiÚre fois. Ce moment fut affreux ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J'étais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance et d'espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. DÚs lors l'ÃÂȘtre sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une vie insipide; et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n'était plus celui qui m'était propre; je sentais qu'en l'obtenant je ne serais pas vraiment heureux. J'étais si bÃÂȘte et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité de l'humeur de maman, qui rapprochait tout le monde d'elle, je ne me serais pas avisé d'en soupçonner la véritable cause si elle ne me l'eût dite elle-mÃÂȘme mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d'ajouter à ma rage, si mon coeur eût pu se tourner de ce cÎté-là ; trouvant quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison, et m'alléguant mes absences, comme si elle eût été d'un tempérament fort pressé d'en remplir les vides. Ah! maman, lui dis-je le coeur serré de douleur, qu'osez-vous m'apprendre! quel prix d'un attachement pareil au mien! Ne m'avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m'Îter tout ce qui me la rendait chÚre! J'en mourrai, mais vous me regretterez. Elle me répondit d'un ton tranquille à me rendre fou, que j'étais un enfant, qu'on ne mourait point de ces choses-là ; que je ne perdrais rien; que nous n'en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les sens; que son tendre attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mÃÂȘmes, et qu'en les partageant avec un autre je n'en étais pas privé pour cela. Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour elle, jamais la sincérité, l'honnÃÂȘteté de mon ùme ne se firent mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j'embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes. Non, maman, lui dis-je avec transport; je vous aime trop pour vous avilir; votre possession m'est trop chÚre pour la partager; les regrets qui l'accompagnÚrent quand je l'acquis se sont accrus avec mon amour; non, je ne la puis conserver au mÃÂȘme prix. Vous aurez toujours mes adorations, soyez en toujours digne; il m'est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C'est à vous, Î maman, que je vous cÚde; c'est à l'union de nos coeurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois avant d'en goûter qui dégradent ce que j'aime! Je tins cette résolution avec une constance digne, j'ose le dire, du sentiment qui me l'avait fait former. DÚs ce moment je ne vis plus cette maman si chérie que des yeux d'un véritable fils; et il est à noter que, bien que ma résolution n'eût point son approbation secrÚte, comme je m'en suis trop aperçu, elle n'employa jamais pour m'y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d'elle, et n'en pouvant mÃÂȘme imaginer, je passai bientÎt à l'autre extrémité, et le cherchai tout en elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je parvins à m'oublier moi-mÃÂȘme. L'ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien, en dépit d'elle. Ainsi commencÚrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la semence était au fond de mon ùme, que l'étude avaient cultivées, et qui n'attendaient pour éclore que le ferment de l'adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée fut d'écarter de mon coeur tout sentiment de haine et d'envie contre celui qui m'avait supplanté je voulus, au contraire, et je voulus sincÚrement m'attacher à ce jeune homme, le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l'en rendre digne s'il était possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu'Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes. Avec plus de douceur et de lumiÚres, je n'avais pas le sang-froid et la fermeté d'Anet, ni cette force de caractÚre qui en imposait, et dont j'aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu'Anet avait trouvées en moi la docilité, l'attachement, la reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j'avais de ses soins, et l'ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici. Celui que je voulais former ne voyait en moi qu'un pédant importun qui n'avait que du babil. Au contraire, il s'admirait lui-mÃÂȘme comme un homme important dans la maison; et, mesurant les services qu'il y croyait rendre sur le bruit qu'il y faisait, il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. A quelque égard il n'avait pas tort, mais il partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard; bientÎt il en fit autant avec moi, et enfin avec maman elle-mÃÂȘme. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles; et c'est sous ce dernier nom qu'il a été connu depuis à Chambéri, et en Maurienne, oÃÂč il s'est marié. Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la maison, et moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui déplaire, c'était maman et non pas moi qu'il grondait, la crainte de l'exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu'il désirait; et chaque fois qu'il fendait du bois, emploi qu'il remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse là spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n'était pourtant pas absolument d'un mauvais naturel il aimait maman parce qu'il était impossible de ne la pas aimer; il n'avait mÃÂȘme pas pour moi de l'aversion; et quand les intervalles de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait quelquefois assez docilement, convenant franchement qu'il n'était qu'un sot aprÚs quoi il n'en faisait pas moins de nouvelles sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des goûts si bas, qu'il était difficile de lui parler raison, et presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d'une femme de chambre vieille, rousse, édentée, dont maman avait la patience d'endurer le dégoûtant service, quoiqu'elle lui fÃt mal au coeur. Je m'aperçus de ce nouveau manÚge, et j'en fus outré d'indignation mais je m'aperçus d'une autre chose qui m'affecta bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond découragement que tout ce qui s'était passé jusqu'alors; ce fut le refroidissement de maman envers moi. La privation que je m'étais imposée et qu'elle avait fait semblant d'approuver est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour elles-mÃÂȘmes, que par l'indifférence qu'elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens; le crime le plus irrémissible que l'homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d'en pouvoir jouir et de n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puisqu'une sympathie si naturelle et si forte fut altérée en elle par une abstinence qui n'avait que des motifs de vertu, d'attachement et d'estime. DÚs lors je cessai de trouver en elle cette intimité des coeurs qui fut toujours la plus douce jouissance du mien. Elle ne s'épanchait plus avec moi que quand elle avait à se plaindre du nouveau venu quand ils étaient bien ensemble, j'entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait peu à peu une maniÚre d'ÃÂȘtre dont je ne faisais plus partie. Ma présence lui faisait plaisir encore, mais elle ne lui faisait plus besoin; et j'aurais passé des jours entiers sans la voir, qu'elle ne s'en serait pas aperçue. Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette mÃÂȘme maison dont auparavant j'étais l'ùme, et oÃÂč je vivais pour ainsi dire à double. Je m'accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce qui s'y faisait, de ceux mÃÂȘme qui l'habitaient; et, pour m'épargner de continuels déchirements, je m'enfermais avec mes livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu des bois. Cette vie me devint bientÎt tout à fait insupportable. Je sentis que la présence personnelle et l'éloignement de coeur d'une femme qui m'était si chÚre irritaient ma douleur, et qu'en cessant de la voir je m'en sentirais moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa maison, je le lui dis; et, loin de s'y opposer, elle le favorisa. Elle avait à Grenoble une amie appelée madame Deybens, dont le mari était ami de M. de Mably, grand prévÎt à Lyon. M. Deybens me proposa l'éducation des enfants de M. de Mably j'acceptai, et je partis pour Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d'une séparation dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort. J'avais à peu prÚs les connaissances nécessaires pour un précepteur, et j'en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably, j'eus le temps de me désabuser. La douceur de mon naturel m'eût rendu trÚs propre à ce métier, si l'emportement n'y eût mÃÂȘlé ses orages. Tant que tout allait bien et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu'alors je n'épargnais point, j'étais un ange; j'étais un diable quand les choses allaient de travers. Quand mes élÚves ne m'entendaient pas, j'extravaguais; et quand ils marquaient de la méchanceté, je les aurais tués ce n'était pas le moyen de les rendre savants et sages. J'en avais deux; ils étaient d'humeurs trÚs différentes. L'un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, tÃÂȘtu comme une mule, et ne pouvait rien apprendre. On peut juger qu'entre ces deux sujets je n'avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-ÃÂȘtre aurais-je pu réussir; mais faute de l'une et de l'autre je ne fis rien qui vaille, et mes élÚves tournaient trÚs mal. Je ne manquais pas d'assiduité, mais je manquais d'égalité, surtout de prudence. Je ne savais employer auprÚs d'eux que trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprÚs des enfants le sentiment, le raisonnement, la colÚre. TantÎt je m'attendrissais avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer; je voulais l'attendrir lui-mÃÂȘme, comme si l'enfant était susceptible d'une véritable émotion de coeur tantÎt je m'épuisais à lui parler raison, comme s'il avait pu m'entendre; et comme il me faisait quelquefois des arguments trÚs subtils, je le prenais tout de bon pour raisonnable, parce qu'il était raisonneur. Le petit Condillac était encore plus embarrassant, parce que n'entendant rien, ne répondant rien, ne s'émouvant de rien, et d'une opiniùtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m'avait mis en fureur; alors c'était lui qui était le sage, et c'était moi qui était l'enfant. Je voyais toutes mes fautes, je les sentais; j'étudiais l'esprit de mes élÚves, je les pénétrais trÚs bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois j'aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le remÚde? En pénétrant tout je n'empÃÂȘchais rien, je ne réussissais à rien, et tout ce que je faisais était précisément ce qu'il ne fallait pas faire. Je ne réussissais guÚre mieux pour moi que pour mes élÚves. J'avais été recommandé par madame Deybens à madame de Mably. Elle l'avait priée de former mes maniÚres et de me donner le ton du monde. Elle y prit quelque soin, et voulut que j'apprisse à faire les honneurs de sa maison; mais je m'y pris si gauchement, j'étais si honteux, si sot, qu'elle se rebuta et me planta là . Cela ne m'empÃÂȘcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d'elle. J'en fis assez pour qu'elle s'en aperçût, mais je n'osai jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d'humeur à faire les avances, et j'en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont mÃÂȘme je m'ennuyai bientÎt, voyant qu'ils n'aboutissaient à rien. J'avais tout à fait perdu chez maman le goût des petites friponneries, parce que tout étant à moi, je n'avais rien à voler. D'ailleurs les principes élevés que je m'étais faits devaient me rendre désormais bien supérieur à de telles bassesses, et il est certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire été mais c'est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la racine; et j'aurais grand'peur de voler comme dans mon enfance, si j'étais sujet aux mÃÂȘmes désirs. J'eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne regardais mÃÂȘme pas, je m'avisai de convoiter un certain petit vin blanc d'Arbois trÚs joli, dont quelques verres que par-ci, par-là je buvais à table m'avaient fort affriandé. Il était un peu louche; je croyais savoir bien coller le vin, je m'en vantai on me confia celui-là je le collai et le gùtai, mais aux yeux seulement; il resta toujours agréable à boire, et l'occasion fit que je m'en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n'ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain? Il m'était impossible d'en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c'était me déceler, et presque insulter le maÃtre de la maison. En acheter moi-mÃÂȘme, je n'osai jamais. Un beau monsieur l'épée au cÎté aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il? Enfin je me rappelai le pis-aller d'une grande princesse à qui l'on disait que les paysans n'avaient pas de pain, et qui répondit Qu'ils mangent de la brioche. J'achetai de la brioche. Encore que de façons pour en venir là ! Sorti seul à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pùtissiers avant d'entrer chez aucun. Il fallait qu'il n'y eût qu'une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m'attirùt beaucoup, pour que j'osasse franchir le pas. Mais aussi quand j'avais une fois ma chÚre petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul en lisant quelques pages de roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d'un tÃÂȘte-à -tÃÂȘte c'est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau c'est comme si mon livre dÃnait avec moi. Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n'étaient pas fort indiscrets cependant ils se découvrirent; les bouteilles me décelÚrent. On ne m'en fit pas semblant, mais je n'eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit honnÃÂȘtement et prudemment. C'était un trÚs galant homme, qui, sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur de caractÚre et une rare bonté du coeur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un officier de maréchaussée, mÃÂȘme trÚs humain. En sentant son indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans sa maison plus que je n'aurais fait sans cela. Mais enfin dégoûté d'un métier auquel je n'étais pas propre et d'une situation trÚs gÃÂȘnante, qui n'avait rien d'agréable pour moi, aprÚs un an d'essai, durant lequel je n'épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-mÃÂȘme voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu'il n'eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la peine, et cet excÚs de condescendance en pareil cas n'est assurément pas ce que j'approuve. Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la comparaison continuelle que j'en faisais avec celui que j'avais quitté; c'était le souvenir de mes chÚres Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j'étais né, qui donnait de l'ùme à tout cela. En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me prenait des serrements de coeur, des étouffements qui m'Îtaient le courage de rien faire. Cent fois j'ai été violemment tenté de partir à l'instant et à pied pour retourner auprÚs d'elle; pourvu que je la revisse encore une fois, j'aurais été content de mourir à l'instant mÃÂȘme. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres, qui me rappelaient auprÚs d'elle à quelque prix que ce fût. Je me disais que je n'avais pas été assez patient, assez complaisant, assez caressant; que je pouvais encore vivre heureux dans une amitié trÚs douce, en y mettant du mien plus que je n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole, j'arrive dans tous les mÃÂȘmes transports de ma premiÚre jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. Ah! j'y serais mort de joie si j'avais retrouvé dans son accueil, dans ses yeux, dans ses caresses, dans son coeur enfin, le quart de ce que j'y retrouvais autrefois, et que j'y reportais encore. Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours avec son excellent coeur, qui ne pouvait mourir qu'avec elle; mais je venais rechercher le passé qui n'était plus, et qui ne pouvait renaÃtre A peine eus-je resté une demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la mÃÂȘme situation désolante que j'avais été forcé de fuir, et cela sans que je pusse dire qu'il y eût de la faute de personne; car au fond Courtilles n'était pas mauvais, et parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire prÚs de celle pour qui j'avais été tout, et qui ne pouvait cesser d'ÃÂȘtre tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maison dont j'étais l'enfant? L'aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendait la comparaison plus cruelle. J'aurais moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c'était irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres, j'y cherchais des distractions utiles; et, sentant le péril imminent que j'avais tant craint autrefois, je me tourmentais derechef à chercher en moi-mÃÂȘme les moyens d'y pourvoir quand maman n'aurait plus de ressources. J'avais mis les choses dans sa maison sur le pied d'aller sans empirer; mais depuis moi tout était changé. Son économe était un dissipateur. Il voulait briller; bon cheval, bon équipage; il aimait à s'étaler noblement aux yeux des voisins; il faisait des entreprises continuelles en choses oÃÂč il n'entendait rien. La pension se mangeait d'avance, les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne tarderait pas d'ÃÂȘtre saisie, peut-ÃÂȘtre supprimée. Enfin je n'envisageais que ruine et désastres; et le moment m'en semblait si proche que j'en sentais d'avance toutes les horreurs. Mon cher cabinet était ma seule distraction. A force d'y chercher des remÚdes contre le trouble de mon ùme, je m'avisai d'y en chercher contre les maux que je prévoyais; et revenant à mes anciennes idées, me voilà bùtissant de nouveaux chùteaux en Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles oÃÂč je la voyais prÃÂȘte à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne me croyais pas assez d'esprit pour briller dans la république des lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se présenta m'inspira la confiance que la médiocrité de mes talents ne pouvait me donner. Je n'avais pas abandonné la musique en cessant de l'enseigner; au contraire, j'en avais assez étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant dans cette partie. En réfléchissant à la peine que j'avais eue d'apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j'avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu'en général apprendre la musique n'était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j'avais pensé à noter l'échelle par chiffres pour éviter d'avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu'il fallait noter le moindre petit air. J'avais été arrÃÂȘté par les difficultés des octaves et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l'esprit, et je vis, en y repensant, que ces difficultés n'étaient pas insurmontables. J'y rÃÂȘvai avec succÚs, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. DÚs ce moment je crus ma fortune faite; et, dans l'ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je ne songeai qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'en présentant mon projet à l'Académie je ne fisse une révolution. J'avais rapporté de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin plein des idées magnifiques qui me l'avaient inspirée, et toujours le mÃÂȘme dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon systÚme de musique, comme autrefois j'étais parti de Turin avec ma fontaine de Héron. Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J'en ai narré l'histoire avec une fidélité dont mon coeur est content. Si dans la suite j'honorai mon ùge mûr de quelques vertus, je les aurais dites avec la mÃÂȘme franchise, et c'était mon dessein; mais il faut m'arrÃÂȘter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-ÃÂȘtre un jour elle apprendra ce que j'avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais. LIVRE SEPTIÈME 1741 AprÚs deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m'y forcent vous n'en pouvez juger qu'aprÚs m'avoir lu. On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal. Quel tableau différent j'aurai bientÎt à développer! Le sort qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria pendant trente autres; et, de cette opposition continuelle entre ma situation et mes inclinations, on verra naÃtre des fautes énormes, des malheurs inouïs et toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité. Ma premiÚre partie a été toute écrite de mémoire; j'y ai dû faire beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire aussi, j'y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de tranquillité que d'innocence, m'ont laissé mille impressions charmantes que j'aime sans cesse à me rappeler. On verra bientÎt combien sont différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en renouveler l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est possible; et souvent j'y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d'oublier les maux est une consolation que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l'heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs. Tous les papiers que j'avais rassemblés pour suppléer à ma mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d'autres mains, ne rentreront plus dans les miennes. Je n'ai qu'un guide fidÚle sur lequel je puisse compter, c'est la chaÃne des sentiments qui ont marqué la succession de mon ÃÂȘtre, et par eux celle des événements qui en ont été la cause ou l'effet. J'oublie aisément mes malheurs, mais je ne puis oublier mes fautes, et j'oublie encore moins mes bons sentiments. Leur souvenir m'est trop cher pour s'effacer jamais de mon coeur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai senti, ni sur ce que mes sentiments m'ont fait faire et voilà de quoi principalement il s'agit. L'objet propre de mes Confessions est de faire connaÃtre exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de mon ùme que j'ai promise et pour l'écrire fidÚlement je n'ai pas besoin d'autres mémoires; il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer au dedans de moi. Il y a cependant, et trÚs heureusement, un intervalle de six à sept ans dont j'ai des renseignements sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon séjour à l'Ermitage, et de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis époque mémorable dans ma vie, et qui fut la source de tous mes autres malheurs. A l'égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en trÚs petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans cet écrit mÃÂȘme, lorsqu'elles me paraÃtront fournir quelque éclaircissement, soit à mon avantage, soit à ma charge car je n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas s'attendre non plus que je taise la vérité lorsqu'elle parle en ma faveur. Au reste, cette seconde partie n'a que cette mÃÂȘme vérité de commune avec la premiÚre, ni d'avantage sur elle que par l'importance des choses. A cela prÚs, elle ne peut que lui ÃÂȘtre inférieure en tout. J'écrivais la premiÚre avec plaisir, avec complaisance, à mon aise, à Wooton ou dans le chùteau de Trye; tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant de nouvelles jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gÃÂȘne jusqu'à ce que j'en fusse content. Aujourd'hui ma mémoire et ma tÃÂȘte affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m'occupe de celui-ci que par force, et le coeur serré de détresse. Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristants et déchirants. Je voudrais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai à dire; et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tùcher de donner le change, à m'avilir aux choses pour lesquelles j'étais le moins né. Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'entourent ont des oreilles environné d'espions et de surveillants malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hùte sur le papier quelques mots interrompus qu'à peine j'ai le temps de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barriÚres immenses qu'on entasse sans cesse autour de moi, l'on craint toujours que la vérité ne s'échappe par quelque fissure. Comment m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d'espoir de succÚs. Qu'on juge si c'est là de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris bien attrayant. J'avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l'ennui, si ce n'est le désir d'achever de connaÃtre un homme, et l'amour sincÚre de la justice et de la vérité. Je me suis laissé, dans ma premiÚre partie, partant à regret pour Paris, déposant mon coeur aux Charmettes, y fondant mon dernier chùteau en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue à elle-mÃÂȘme, les trésors que j'aurais acquis, et comptant sur mon systÚme de musique comme sur une fortune assurée. Je m'arrÃÂȘtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connaissances, pour m'y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour vendre mes livres de géométrie, que j'avais apportés avec moi. Tout le monde m'y fit accueil. Monsieur et madame de Mably marquÚrent du plaisir à me revoir, et me donnÚrent à dÃner plusieurs fois. Je fis chez eux connaissance avec l'abbé de Mably, comme je l'avais déjà faite avec l'abbé de Condillac, qui tous deux étaient venus voir leur frÚre. L'abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un et l'autre me furent des connaissances trÚs agréables, surtout le premier, qui, jusqu'à sa mort, n'a point cessé de me marquer de l'amitié, et de me donner dans nos tÃÂȘte-à -tÃÂȘte des conseils dont j'aurais dû mieux profiter. Je revis M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps fait connaissance, et qui m'avait souvent obligé de grand coeur et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le mÃÂȘme. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par lui-mÃÂȘme ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis M. l'intendant, dont je devais la connaissance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là . M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de l'aller voir à Paris; ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont j'aurai souvent à parler dans la suite, m'ait été jamais utile à rien. Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans ma détresse à un de mes précédents voyages. Il m'avait prÃÂȘté ou donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là . Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent à peu prÚs équivalent. Je dirais mieux que cela, s'il s'agissait ici de ce que j'ai dû; mais il s'agit de ce que j'ai fait, et malheureusement ce n'est pas la mÃÂȘme chose. Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le mÃÂȘme cadeau qu'il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa chÚre Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et dont la douceur de caractÚre et la bonté de coeur faisaient à peu prÚs tout le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intérÃÂȘt ni quitter sans attendrissement; car elle était au dernier terme d'une étisie dont elle mourut peu aprÚs. Rien ne montre mieux les vrais penchants d'un homme que l'espÚce de ses attachements. Quand on avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot. J'avais obligation à tous ces honnÃÂȘtes gens. Dans la suite je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de leurs services n'est sorti de mon coeur mais il m'en eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la leur témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces sitÎt que je commence à me relùcher, la honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence et j'ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas mÃÂȘme fait attention, et je les ai trouvés toujours les mÃÂȘmes mais on verra vingt ans aprÚs, dans M. Bordes, jusqu'oÃÂč l'amour-propre d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé. Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon coeur des souvenirs bien tendres; c'est mademoiselle Serre, dont j'ai parlé dans ma premiÚre partie, et avec laquelle j'avais renouvelé connaissance tandis que j'étais chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon coeur se prit, et trÚs vivement. J'eus quelque lieu de penser que le sien ne m'était pas contraire; mais elle m'accorda une confiance qui m'Îta la tentation d'en abuser. Elle n'avait rien, ni moi non plus; nos situations étaient trop semblables pour que nous pussions nous unir; et, dans les vues qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune négociant, appelé M. GenÚve, paraissait vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnÃÂȘte homme, il passait pour l'ÃÂȘtre. Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui, je désirai qu'il l'épousùt, comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hùtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des voeux qui n'ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j'appris dans la suite qu'elle était morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du coeur. Autant à mon précédent voyage j'avais vu Paris par son cÎté défavorable, autant à celui-ci je le vis par son cÎté brillant; non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m'avait donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hÎtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hÎtel, vilaine chambre, mais oÃÂč cependant avaient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connaissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à parler dans la suite. J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tùcher d'en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des talents, est toujours sûr d'ÃÂȘtre accueilli. Je le fus; cela me procura des agréments sans me mener à grand'chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles. M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de madame la princesse de Carignan; M. de Boze, secrétaire de l'Académie des inscriptions, et garde des médailles du Cabinet du roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire. Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venaient de l'abbé de Mably. M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu'il me procura l'une, de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouait trÚs bien du violon; l'autre, de M. l'abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur trÚs aimable, qui mourut à la fleur de son ùge, aprÚs avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons, qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L'abbé de Léon me prit en amitié, et voulait m'avoir pour son secrétaire; mais il n'était pas riche, et ne put m'offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien. M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait; mais il était un peu pédant. Madame de Boze aurait été sa fille; elle était brillante et petite-maÃtresse. J'y dÃnais quelquefois. On ne saurait avoir l'air plus gauche et plus sot que je l'avais vis-à -vis d'elle. Son maintien dégagé m'intimidait, et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me présentait une assiette, j'avançais ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offrait; de sorte qu'elle rendait à son laquais l'assiette qu'elle m'avait destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guÚre que, dans la tÃÂȘte de ce campagnard, il ne laissait pas d'y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venait dÃner chez lui tous les vendredis, jours d'Académie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du désir que j'avais de le soumettre à l'examen de l'Académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de Réaumur; et le mÃÂȘme jour, 22 août 1742, j'eus l'honneur de lire à l'Académie le Mémoire que j'avais préparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément trÚs imposante, j'y fus bien moins intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai passablement de mes lectures et de mes réponses. Le Mémoire réussit, et m'attira des compliments, qui me surprirent autant qu'ils me flattÚrent, imaginant à peine que devant une Académie quiconque n'en était pas pût avoir le sens commun. Les commissaires qu'on me donna furent MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy, tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savait la musique, assez du moins pour ÃÂȘtre en état de juger de mon projet. Durant mes conférences avec ces messieurs je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j'y répondisse timidement, je l'avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter. J'étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m'avoir compris. Ils déterrÚrent, je ne sais oÃÂč, qu'un moine, appelé le P. Souhaitti, avait jadis imaginé la gamme par chiffres. C'en fut assez pour prétendre que mon systÚme n'était pas neuf. Et passe pour cela; car bien que je n'eusse jamais ouï parler du P. Souhaitti, et bien que sa maniÚre d'écrire les sept notes du plain-chant sans mÃÂȘme songer aux octaves ne méritùt en aucune sorte d'entrer en parallÚle avec ma simple et commode invention pour noter aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, temps et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n'avait pas mÃÂȘme songé, il était néanmoins trÚs vrai de dire que, quant à l'élémentaire expression des sept notes, il en était le premier inventeur. Mais outre qu'ils donnÚrent à cette invention primitive plus d'importance qu'elle n'en avait, ils ne s'en tinrent pas là et sitÎt qu'ils voulurent parler du fond du systÚme ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était d'abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le mÃÂȘme morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton qu'on voulût, au moyen du changement supposé d'une seule lettre initiale à la tÃÂȘte de l'air. Ces messieurs avaient ouï dire aux croque-sol de Paris que la méthode d'exécuter par transposition ne valait rien ils partirent de là pour tourner en invincible objection, contre mon systÚme, son avantage le plus marqué; et ils décidÚrent que ma note était bonne pour la vocale, et mauvaise pour l'instrumentale. Sur leur rapport, l'Académie m'accorda un certificat plein de trÚs beaux compliments, à travers lesquels on démÃÂȘlait, pour le fond, qu'elle ne jugeait mon systÚme ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pareille piÚce l'ouvrage intitulé Dissertation sur la musique moderne, par lequel j'en appelais au public. J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien, mÃÂȘme avec un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumiÚres que donne la culture des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'étude particuliÚre de celle dont il s'agit. La seule objection solide qu'il y eût à faire à mon systÚme y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en vit le cÎté faible. Vos signes, me dit-il, sont trÚs bons en ce qu'ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu'ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent une opération de l'esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l'exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l'oeil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l'une trÚs haute, l'autre trÚs basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d'oeil le progrÚs de l'une à l'autre par degrés conjoints; mais, pour m'assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j'épelle tous vos chiffres l'un aprÚs l'autre; le coup d'oeil ne peut suppléer à rien. L'objection me parut sans réplique, et j'en convins à l'instant quoiqu'elle soit simple et frappante, il n'y a qu'une grande pratique de l'art qui puisse la suggérer, et il n'est pas étonnant qu'elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l'est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier. Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d'autres académiciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu'il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature; et par là cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis dans la suite inscrit tout d'un coup parmi eux. Quant à présent, concentré dans mon systÚme de musique, je m'obstinai à vouloir par là faire une révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se joint toujours à Paris avec la fortune. Je m'enfermai dans ma chambre et travaillai deux ou trois mois avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le Mémoire que j'avais lu à l'Académie. La difficulté fut de trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu'il y avait quelque dépense à faire pour les nouveaux caractÚres, que les libraires ne jettent pas leurs écus à la tÃÂȘte des débutants, et qu'il me semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendÃt le pain que j'avais mangé en l'écrivant. Bonnefond me procura Quillau le pÚre, qui fit avec moi un traité à moitié profit, sans compter le privilÚge que je payai seul. Tant fut opéré par ledit Quillau, que j'en fus pour mon privilÚge, et n'ai jamais tiré un liard de cette édition, qui vraisemblablement eut un débit médiocre, quoique l'abbé Desfontaines m'eût promis de la faire aller, et que les autres journalistes en eussent dit assez de bien. Le plus grand obstacle à l'essai de mon systÚme était la crainte que, s'il n'était pas admis, on ne perdÃt le temps qu'on mettrait à l'apprendre. Je disais à cela que la pratique de ma note rendait les idées si claires, que pour apprendre la musique par les caractÚres ordinaires on gagnerait encore du temps à commencer par les miens. Pour en donner la preuve par l'expérience, j'enseignai gratuitement la musique à une jeune Américaine, appelée mademoiselle des Roulins, dont M. Roguin m'avait procuré la connaissance. En trois mois elle fut en état de déchiffrer sur ma note quelque musique que ce fût, et mÃÂȘme de chanter à livre ouvert mieux que moi-mÃÂȘme toute celle qui n'était pas chargée de difficultés. Ce succÚs fut frappant, mais ignoré. Un autre en aurait rempli les journaux; mais avec quelque talent pour trouver des choses utiles je n'en eus jamais pour les faire valoir. Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore cassée mais cette seconde fois j'avais trente ans, et je me trouvais sur le pavé de Paris, oÃÂč l'on ne vit pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extrémité n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu la premiÚre partie de ces Mémoires. Je venais de me donner des mouvements aussi grands qu'inutiles; j'avais besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la Providence; et, pour lui donner le temps de faire son oeuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient encore, réglant la dépense de mes nonchalants plaisirs sans la retrancher, n'allant plus au café que de deux jours l'un, et au spectacle que deux fois la semaine. A l'égard de la dépense des filles, je n'eus aucune réforme à y faire, n'ayant de ma vie mis un sou à cet usage, si ce n'est une seule fois dont j'aurai bientÎt à parler. La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrais à cette vie indolente et solitaire, que je n'avais pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie et une des bizarreries de mon humeur. L'extrÃÂȘme besoin que j'avais qu'on pensùt à moi était précisément ce qui m'Îtait le courage de me montrer; et la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai mÃÂȘme de voir les académiciens et autres gens de lettres avec lesquels j'étais déjà faufilé. Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d'aller quelquefois. Je montrai mÃÂȘme au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut, et il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu'eux, était à peu prÚs de mon ùge. Il aimait la musique, il en savait la théorie; nous en parlions ensemble il me parlait aussi de ses projets d'ouvrages. Cela forma bientÎt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans, et qui probablement dureraient encore, si malheureusement, et bien par sa faute, je n'eusse été jeté dans son mÃÂȘme métier. On n'imaginerait pas à quoi j'employais ce court et précieux intervalle qui me restait encore avant d'ÃÂȘtre forcé de mendier mon pain à étudier par coeur des passages de poÚtes, que j'avais appris cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins, vers les dix heures, j'allais me promener au Luxembourg, un Virgile ou un Rousseau dans ma poche; et là , jusqu'à l'heure du dÃner, je remémorais tantÎt une ode sacrée et tantÎt une bucolique, sans me rebuter de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas d'oublier celle de la veille. Je me rappelais qu'aprÚs la défaite de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnaient leur vie à réciter les poÚmes d'HomÚre. Le parti que je tirai de ce trait d'érudition, pour me prémunir contre la misÚre, fut d'exercer mon heureuse mémoire à retenir tous les poÚtes par coeur. J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrais réguliÚrement, chez Maugis, les aprÚs-midi des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis là connaissance avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-là , et n'en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu'eux tous; et c'en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m'engouasse, j'y portais toujours la mÃÂȘme maniÚre de raisonner. Je me disais Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d'ÃÂȘtre recherché. Primons donc, n'importe en quoi; je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n'était pas le sophisme de ma raison, c'était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu'il aurait fallu faire pour m'évertuer, je tùchais de flatter ma paresse, et je m'en voilais la honte par des arguments dignes d'elle. J'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent; et je crois que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir davantage, si le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en allant au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel était fou, mais bon homme au demeurant il était fùché de me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes, vous réussirez peut-ÃÂȘtre mieux de ce cÎté-là . J'ai parlé de vous à madame de Beuzenval; allez la voir de ma part. C'est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari. Vous verrez chez elle madame de Broglie sa fille, qui est une femme d'esprit. Madame Dupin en est une autre à qui j'ai aussi parlé de vous portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes; ils s'en approchent sans cesse, mais ils n'y touchent jamais. AprÚs avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles corvées, je pris enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle me reçut avec bonté. Madame de Broglie étant entrée dans sa chambre, elle lui dit Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le P. Castel nous a parlé. Madame de Broglie me fit compliment sur mon ouvrage, et, me menant à son clavecin, me fit voir qu'elle s'en était occupée. Voyant à sa pendule qu'il était prÚs d'une heure, je voulus m'en aller. Madame de Beuzenval me dit Vous ÃÂȘtes bien loin de votre quartier, restez; vous dÃnerez ici. Je ne me fis pas prier. Un quart d'heure aprÚs je compris par quelques mots que le dÃner auquel elle m'invitait était celui de son office. Madame de Beuzenval était une trÚs bonne femme, mais bornée, et trop pleine de son illustre noblesse polonaise; elle avait peu d'idées des égards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait mÃÂȘme en cette occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique trÚs simple, était fort propre, et n'annonçait point du tout un homme fait pour dÃner à l'office. J'en avais oublié le chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir tout mon dépit, je dis à madame de Beuzenval qu'une petite affaire qui me revenait en mémoire me rappelait dans mon quartier, et je voulus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa mÚre, et lui dit à l'oreille quelques mots qui firent effet. Madame de Beuzenval se leva pour me retenir, et me dit Je compte que c'est avec nous que vous nous ferez l'honneur de dÃner. Je crus que faire le fier serait faire le sot, et je restai. D'ailleurs la bonté de madame de Broglie m'avait touché, et me la rendait intéressante. Je fus fort aise de dÃner avec elle, et j'espérai qu'en me connaissant davantage elle n'aurait pas regret à m'avoir procuré cet honneur. M. le président de Lamoignon, grand ami de la maison, y dÃna aussi. Il avait, ainsi que madame de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits mots, tout en petites allusions fines. Il n'y avait pas là de quoi briller pour le pauvre Jean-Jacques. J'eus le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré Minerve, et je me tus. Heureux si j'eusse été toujours aussi sage! je ne serais pas dans l'abÃme oÃÂč je suis aujourd'hui. J'étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de madame de Broglie ce qu'elle avait fait en ma faveur. AprÚs le dÃner, je m'avisai de ma ressource ordinaire. J'avais dans ma poche une épÃtre en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur; j'en mis dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de madame de Broglie disaient à sa mÚre Hé bien, maman, avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dÃner avec vous qu'avec vos femmes? Jusqu'à ce moment j'avais eu le coeur un peu gros; mais aprÚs m'ÃÂȘtre ainsi vengé je fus content. Madame de Broglie, poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu'elle avait porté de moi, crut que j'allais faire sensation dans Paris, et devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du comte de***. Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde vous ferez bien de le consulter quelquefois. J'ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait, mais en riant souvent de l'opinion que paraissait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment que j'eus lu cet ouvrage, je désirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon penchant m'inspirait trÚs bien c'est le seul ami vrai que j'aie eu parmi les gens de lettres. DÚs lors j'osai compter que madame la baronne de Beuzenval et madame la marquise de Broglie, prenant intérÃÂȘt à moi, ne me laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez madame Dupin, qui a eu de plus longues suites. Madame Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de madame Fontaine. Elles étaient trois soeurs qu'on pouvait appeler les trois Grùces. Madame de la Touche, qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de Kingston; madame d'Arty, la maÃtresse, et, bien plus, l'amie, l'unique et sincÚre amie de M. le prince de Conti; femme adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant caractÚre, que par l'agrément de son esprit et par l'inaltérable gaieté de son humeur; enfin madame Dupin, la plus belle des trois, et la seule à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l'hospitalité de M. Dupin, à qui sa mÚre la donna avec une place de fermier général et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu'il lui avait fait dans sa province. Elle était encore, quand je la vis pour la premiÚre fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m'était trÚs nouveau; ma pauvre tÃÂȘte n'y tint pas; je me trouble, je m'égare; et bref, me voilà épris de madame Dupin. Mon trouble ne parut pas me nuire auprÚs d'elle; elle ne s'en aperçut point. Elle accueillit le livre et l'auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s'accompagna du clavecin, me retint à dÃner, me fit mettre à table à cÎté d'elle. Il n'en fallait pas tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir j'usai, j'abusai de la permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dÃnais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d'envie de parler; je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L'entrée d'une maison opulente est une porte ouverte à la fortune; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Madame Dupin, tout aimable qu'elle était, était sérieuse et froide; je ne trouvais rien dans ses maniÚres d'assez agaçant pour m'enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu'aucune autre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d'ÃÂȘtre un peu moins nombreuses pour ÃÂȘtre d'élite dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de l'éclat les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses dÃners. Si son maintien réservé n'attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d'autant mieux composée, n'en était que plus imposante; et le pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m'en parler. Le troisiÚme jour, elle me la rendit, m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lÚvres ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et, aprÚs une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, mÃÂȘme des yeux. Je crus ma sottise oubliée je me trompai. M. de Francueil, fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu prÚs de son ùge et du mien. Il avait de l'esprit, de la figure; il pouvait avoir des prétentions; on disait qu'il en avait auprÚs d'elle, uniquement peut-ÃÂȘtre parce qu'elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce, et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu'il savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m'attachais à lui tout d'un coup il me fit entendre que madame Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment aurait pu ÃÂȘtre à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours aprÚs, et sans aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d'autant plus bizarre, que je n'en étais pas moins bien venu qu'auparavant chez monsieur et madame de Francueil. J'y allai cependant plus rarement; et j'aurais cessé d'y aller tout à fait, si, par un autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à madame Dupin pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux avait dÚs lors cette mauvaise tÃÂȘte qui a failli déshonorer sa famille, et qui l'a fait mourir dans l'Ãle de Bourbon. Pendant que je fus auprÚs de lui, je l'empÃÂȘchai de faire du mal à lui-mÃÂȘme ou à d'autres, et voilà tout encore ne fut-ce pas une médiocre peine, et je ne m'en serais pas chargé huit autres jours de plus, quand madame Dupin se serait donnée à moi pour récompense. M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec lui nous commençùmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me rapprocher de lui, je quittai mon hÎtel Saint-Quentin, et vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans la rue PlùtriÚre, oÃÂč logeait M. Dupin. Là , par suite d'un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis mourir. J'ai eu souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j'étais trÚs sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont fait voir la mort d'assez prÚs pour me familiariser avec son image. Durant ma convalescence j'eus le temps de réfléchir sur mon état, et de déplorer ma timidité, ma faiblesse et mon indolence qui, malgré le feu dont je me sentais embrasé, me laissait languir dans l'oisiveté d'esprit toujours à la porte de la misÚre. La veille du jour oÃÂč j'étais tombé malade, j'étais allé à un opéra de Royer, qu'on donnait alors, et dont j'ai oublié le titre. Malgré ma prévention pour les talents des autres, qui m'a toujours fait défier des miens, je ne pouvais m'empÃÂȘcher de trouver cette musique faible, sans chaleur, sans invention. J'osais quelquefois me dire Il me semble que je ferais mieux que cela. Mais la terrible idée que j'avais de la composition d'un opéra, et l'importance que j'entendais donner par les gens de l'art à cette entreprise, m'en rebutaient à l'instant mÃÂȘme, et me faisaient rougir d'oser y penser. D'ailleurs oÃÂč trouver quelqu'un qui voulût me fournir les paroles et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées de musique et d'opéra me revinrent durant ma maladie, et dans le transport de ma fiÚvre je composais des chants, des duos, des choeurs. Je suis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima intenzione dignes peut-ÃÂȘtre de l'admiration des maÃtres s'ils avaient pu les entendre exécuter. Oh! si l'on pouvait tenir registre des rÃÂȘves d'un fiévreux, quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son délire! Ces sujets de musique et d'opéra m'occupÚrent encore pendant ma convalescence, mais plus tranquillement. A force d'y penser, et mÃÂȘme malgré moi, je voulus en avoir le coeur net, et tenter de faire à moi seul un opéra, paroles et musiques. Ce n'était pas tout à fait mon coup d'essai. J'avais fait à Chambéri un opéra-tragédie, intitulé Iphis et AnaxarÚte, que j'avais eu le bon sens de jeter au feu. J'en avais fait à Lyon un autre, intitulé la Découverte du nouveau monde, dont, aprÚs l'avoir lu à M. Bordes, à l'abbé de Mably, à l'abbé Trublet et à d'autres, j'avais fini par faire le mÃÂȘme usage, quoique j'eusse déjà fait la musique du prologue et du premier acte, et que David m'eût dit, en voyant cette musique, qu'il y avait des morceaux dignes de Buononcini. Cette fois, avant de mettre la main à l'oeuvre, je me donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un différent caractÚre de musique; et, prenant pour chaque sujet les amours d'un poÚte, j'intitulai cet opéra les Muses galantes. Mon premier acte, en genre de musique forte, était le Tasse; le second, en genre de musique tendre, était Ovide; et le troisiÚme, intitulé Anacréon, devait respirer la gaieté du dithyrambe. Je m'essayai d'abord sur le premier acte, et je m'y livrai avec une ardeur qui, pour la premiÚre fois, me fit goûter les délices de la verve dans la composition. Un soir, prÚs d'entrer à l'Opéra, me sentant tourmenté, maÃtrisé par mes idées, je remets mon argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez moi; je me mets au lit, aprÚs avoir bien fermé mes rideaux pour empÃÂȘcher le jour d'y pénétrer; et là , me livrant à tout l'oestre poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes amours pour la princesse de Ferrare car j'étais le Tasse pour lors, et mes nobles et fiers sentiments vis-à -vis de son injuste frÚre, me donnÚrent une nuit cent fois plus délicieuse que je ne l'aurais trouvée dans les bras de la princesse elle-mÃÂȘme. Il ne resta le matin dans ma tÃÂȘte qu'une bien petite partie de ce que j'avais fait; mais ce peu, presque effacé par la lassitude et le sommeil, ne laissait pas de marquer encore l'énergie des morceaux dont il offrait les débris. Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachais à la maison Dupin, madame de Beuzenval et madame de Broglie, que je continuai de voir quelquefois, ne m'avaient pas oublié. M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venait d'ÃÂȘtre nommé ambassadeur à Venise. C'était un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisait assidûment sa cour. Son frÚre, le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de monseigneur le Dauphin, était de la connaissance de ces deux dames, et de celle de l'abbé Alary de l'Académie française, que je voyais aussi quelquefois. Madame de Broglie, sachant que l'ambassadeur cherchait un secrétaire, me proposa. Nous entrùmes en pourparler. Je demandais cinquante louis d'appointement, ce qui était bien peu dans une place oÃÂč l'on est obligé de figurer. Il ne voulait me donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à mes frais. La proposition était ridicule. Nous ne pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui faisait ses efforts pour me retenir, l'emporta. Je restai, et M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau, qu'on lui avait donné au bureau des affaires étrangÚres. A peine furent-ils arrivés à Venise, qu'ils se brouillÚrent. Follau, voyant qu'il avait affaire à un fou, le planta là ; et M. de Montaigu, n'ayant qu'un jeune abbé appelé M. de Binis, qui écrivait sous le secrétaire et n'était pas en état d'en remplir la place, eut recours à moi. Le chevalier son frÚre, homme d'esprit, me tourna si bien, me faisant entendre qu'il y avait des droits attachés à la place de secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon voyage, et je partis. A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis, pour voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le RhÎne et fus m'embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre et par raison d'économie, que pour prendre un passeport de M. de Mirepoix, qui commandait alors en Provence, et à qui j'étais adressé. M. de Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'écrivait lettres sur lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda. C'était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela nous assujettit en arrivant à GÃÂȘnes, aprÚs une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix aux passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans un grand bùtiment à deux étages absolument nu, oÃÂč je ne trouvai ni fenÃÂȘtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas mÃÂȘme un escabeau pour m'asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes deux malles; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures, et je restai là , maÃtre de me promener à mon aise de chambre en chambre et d'étage en étage, trouvant partout la mÃÂȘme solitude et la mÃÂȘme nudité. Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret plutÎt que la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis à m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurais fait pour toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux poux que j'avais gagnés dans la felouque. Quand, à force de changer de linge et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procédai à l'ameublement de la chambre que je m'étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps, de plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siÚge d'une malle posée à plat, et une table de l'autre posée de champ. Je tirai du papier, une écritoire; j'arrangeai en maniÚre de bibliothÚque une douzaine de livres que j'avais. Bref, je m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des fenÃÂȘtres j'étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu'à mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, les escortaient; l'escalier était ma salle à manger, le palier me servait de table, la marche inférieure me servait de siÚge; et quand mon dÃner était servi, l'on sonnait en se retirant une clochette, pour m'avertir de me mettre à table. Entre mes repas, quand je ne lisais ni n'écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement, j'allais me promener dans le cimetiÚre des protestants, qui me servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur le port, et d'oÃÂč je pouvais voir entrer et sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; et j'aurais passé la vingtaine entiÚre sans m'ennuyer un moment, si M. de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée et demi-brûlée, n'eût fait abréger mon temps de huit jours je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux, je l'avoue, du gÃte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit force caresses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me mena, tant à GÃÂȘnes qu'à la campagne, dans plusieurs maisons oÃÂč l'on s'amusait assez; et je liai avec lui connaissance et correspondance, que nous entretÃnmes fort longtemps. Je poursuivis agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Bresse, Padoue, et j'arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu par M. l'ambassadeur. Je trouvai des tas de dépÃÂȘches, tant de la cour que des autres ambassadeurs, dont il n'avait pu lire ce qui était chiffré, quoiqu'il eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N'ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d'abord d'ÃÂȘtre embarrassé; mais je trouvai que rien n'était plus simple, et en moins de huit jours j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en valait pas la peine; car, outre que l'ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n'était pas à un pareil homme qu'on eût voulu confier la moindre négociation. Il s'était trouvé dans un grand embarras jusqu'à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire lisiblement. Je lui étais trÚs utile; il le sentait, et me traita bien. Un autre motif l'y portait encore. Depuis M. de Froulay, son prédécesseur, dont la tÃÂȘte s'était dérangée, le consul de France, appelé M. Le Blond, était resté chargé des affaires de l'ambassade; et depuis l'arrivée de M. de Montaigu, il continuait de les faire jusqu'à ce qu'il l'eût mis au fait. M. de Montaigu, jaloux qu'un autre fit son métier, quoique lui-mÃÂȘme en fût incapable, prit en guignon le consul; et sitÎt que je fus arrivé, il lui Îta les fonctions de secrétaire d'ambassade pour me les donner. Elles étaient inséparables du titre; il me dit de le prendre. Tant que je restai prÚs de lui, jamais il n'envoya que moi sous ce titre au sénat et à son conférent; et dans le fond il était fort naturel qu'il aimùt mieux avoir pour secrétaire d'ambassade un homme à lui, qu'un consul ou un commis des bureaux nommé par la cour. Cela me rendit ma situation assez agréable, et empÃÂȘcha ses gentilshommes, qui étaient Italiens ainsi que ses pages et la plupart de ses gens, de me disputer la primauté dans sa maison. Je me servis avec succÚs de l'autorité qui y était attachée pour maintenir son droit de liste, c'est-à -dire la franchise de son quartier contre les tentatives qu'on fit plusieurs fois pour l'enfreindre, et auxquelles ses officiers vénitiens n'avaient garde de résister. Mais aussi je ne souffris jamais qu'il s'y réfugiùt des bandits, quoiqu'il m'en eût pu revenir des avantages dont S. Exc. n'aurait pas dédaigné sa part. Elle osa mÃÂȘme réclamer sur les droits du secrétariat qu'on appelait la chancellerie. On était en guerre; il ne laissait pas d'y avoir bien des expéditions de passeports. Chacun de ces passeports payait un sequin au secrétaire qui l'expédiait et le contresignait. Tous mes prédécesseurs s'étaient fait payer ce sequin indistinctement tant des Français que des étrangers. Je trouvai cet usage injuste; et, sans ÃÂȘtre Français, je l'abrogeai pour les Français; mais j'exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frÚre du favori de la reine d'Espagne, m'ayant fait demander un passeport sans m'envoyer le sequin, je le lui fis demander; hardiesse que le vindicatif Italien n'oublia pas. DÚs qu'on sut la réforme que j'avais faite dans la taxe des passeports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des foules de prétendus Français, qui, dans des baragouins abominables, se disaient l'un Provençal, l'autre Picard, l'autre Bourguignon. Comme j'ai l'oreille assez fine, je n'en fus guÚre la dupe, et je doute qu'un seul Italien m'ait soufflé mon sequin et qu'un seul Français l'ait payé. J'eus la bÃÂȘtise de dire à M. de Montaigu, qui ne savait rien de rien, ce que j'avais fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les oreilles; et, sans me dire son avis sur la suppression de ceux des Français, il prétendit que j'entrasse en compte avec lui sur les autres, me promettant des avantages équivalents. Plus indigné de cette bassesse qu'affecté pour mon propre intérÃÂȘt, je rejetai hautement sa proposition. Il insista, je m'échauffai Non, monsieur, lui dis-je trÚs vivement, que Votre Excellence garde ce qui est à elle, et me laisse ce qui est à moi; je ne lui en céderai jamais un sou. Voyant qu'il ne gagnait rien par cette voie, il en prit une autre. Il n'eut pas honte de me dire que, puisque j'avais des profits à sa chancellerie, il était juste que j'en fisse les frais. Je ne voulus pas chicaner sur cet article; et depuis lors j'ai fourni de mon argent encre, papier, cire, bougie, nonpareille, jusqu'au sceau que je fis refaire, sans qu'il m'en ait remboursé jamais un liard. Cela ne m'empÃÂȘcha pas de faire une petite part du produit des passeports à l'abbé de Binis, bon garçon, et bien éloigné de prétendre à rien de semblable. S'il était complaisant envers moi, je n'étais pas moins honnÃÂȘte envers lui et nous avons toujours bien vécu ensemble. Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins embarrassante que je n'avais craint pour un homme sans expérience, auprÚs d'un ambassadeur qui n'en avait pas davantage, et dont, pour surcroÃt, l'ignorance et l'entÃÂȘtement contrariaient comme à plaisir tout ce que le bon sens et quelques lumiÚres m'inspiraient de bien pour son service et celui du roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut de se lier avec le marquis de Mari, ambassadeur d'Espagne, homme adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il l'eût voulu; mais qui, vu l'union d'intérÃÂȘt des deux couronnes, le conseillait d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eût gùté ses conseils en fourrant toujours du sien dans leur exécution. La seule chose qu'ils eussent à faire de concert était d'engager les Vénitiens à maintenir la neutralité. Ceux-ci ne manquaient pas de protester de leur fidélité à l'observer, tandis qu'ils fournissaient publiquement des munitions aux troupes autrichiennes, et mÃÂȘme des recrues sous prétexte de désertion. M. de Montaigu, qui, je crois, voulait plaire à la république, ne manquait pas aussi, malgré mes représentations, de me faire assurer dans toutes ses dépÃÂȘches qu'elle n'enfreindrait jamais la neutralité. L'entÃÂȘtement et la stupidité de ce pauvre homme me faisaient écrire et faire à tout moment des extravagances dont j'étais bien forcé d'ÃÂȘtre l'agent puisqu'il le voulait, mais qui me rendaient quelquefois mon métier insupportable, et mÃÂȘme presque impraticable. Il voulait absolument, par exemple, que la plus grande partie de sa dépÃÂȘche au roi et de celle au ministre fût en chiffres, quoique l'une et l'autre ne contÃnt absolument rien qui demandùt cette précaution. Je lui représentai qu'entre le vendredi qu'arrivaient les dépÃÂȘches de la cour, et le samedi que partaient les nÎtres, il n'y avait pas assez de temps pour l'employer à tant de chiffres, et à la forte correspondance dont j'étais chargé pour le mÃÂȘme courrier. Il trouva à cela un expédient admirable ce fut de faire dÚs le jeudi la réponse aux dépÃÂȘches qui devaient arriver le lendemain. Cette idée lui parut mÃÂȘme si heureusement trouvée, quoi que je pusse lui dire sur l'impossibilité, sur l'absurdité de son exécution, qu'il en fallut passer par là ; et tout le temps que j'ai demeuré chez lui, aprÚs avoir tenu note de quelques mots qu'il me disait dans la semaine à la volée, et de quelques nouvelles triviales que j'allais écumant par-ci par-là , muni de ces uniques matériaux, je ne manquais jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépÃÂȘches qui devaient partir le samedi, sauf quelques additions ou corrections que je faisais à la hùte sur celles qui devaient venir le vendredi, et auxquelles les nÎtres servaient de réponses. Il avait un autre tic fort plaisant, et qui donnait à sa correspondance un ridicule difficile à imaginer c'était de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquait à M. Amelot les nouvelles de la cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d'Havrincourt celles de SuÚde, à M. de la Chetardie celles de Pétersbourg, et quelquefois à chacun celles qui venaient de lui-mÃÂȘme, et que j'habillais en termes un peu différents. Comme de tout ce que je lui portais à signer il ne parcourait que les dépÃÂȘches de la cour, il signait celles des autres ambassadeurs sans les lire, cela me rendait un peu plus le maÃtre de tourner ces derniÚres à ma mode, et j'y fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un tour raisonnable aux dépÃÂȘches essentielles heureux encore quand il ne s'avisait pas d'y larder impromptu quelques lignes de son estoc, qui me forçaient de retourner transcrire en hùte toute la dépÃÂȘche ornée de cette nouvelle impertinence, à laquelle il fallait donner l'honneur du chiffre, sans quoi il ne l'aurait pas signée. Je fus tenté vingt fois, pour l'amour de sa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avait dit; mais sentant que rien ne pouvait autoriser une pareille infidélité, je le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise, et de remplir au moins mon devoir auprÚs de lui. C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zÚle et un courage qui méritaient de sa part une autre récompense que celle que j'en reçus à la fin. Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce que l'éducation que j'avais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m'étais donnée à moi-mÃÂȘme, m'avait fait ÃÂȘtre; et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangÚre, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérÃÂȘt et pour écarter le scandale du bon exemple, m'excitaient à les imiter; loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui dépendit de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j'obtins l'estime de la république, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l'affection de tous les Français établis à Venise, sans en excepter le consul mÃÂȘme, que je supplantais à regret dans les fonctions que je savais lui ÃÂȘtre dues, et qui me donnaient plus d'embarras que de plaisir. M. de Montaigu, livré sans réserve au marquis Mari, qui n'entrait pas dans le détail de ses devoirs, les négligeait à tel point que sans moi les Français qui étaient à Venise ne se seraient pas aperçus qu'il y eût un ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu'il voulût les entendre lorsqu'ils avaient besoin de sa protection, ils se rebutÚrent, et l'on n'en voyait plus aucun ni à sa suite ni à sa table, oÃÂč il ne les invita jamais. Je fis souvent de mon chef ce qu'il aurait dû faire je rendis aux Français qui avaient recours à lui et à moi tous les services qui étaient en mon pouvoir. En tout autre pays, j'aurais fait davantage; mais ne pouvant voir personne en place à cause de la mienne, j'étais forcé de recourir souvent au consul et le consul, établi dans le pays oÃÂč il avait sa famille, avait des ménagements à garder qui l'empÃÂȘchaient de faire ce qu'il aurait voulu. Quelquefois cependant, le voyant mollir et n'oser parler, je m'aventurais à des démarches hasardeuses, dont plusieurs m'ont réussi. Je m'en rappelle une dont le souvenir me fait encore rire on ne se douterait guÚre que c'est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline et sa soeur Camille rien cependant n'est plus vrai. VéronÚse, leur pÚre, s'était engagé avec ses enfants pour la troupe italienne; et aprÚs avoir reçu deux mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il s'était tranquillement mis à Venise au théùtre de Saint-Luc, oÃÂč Coralline, tout enfant qu'elle était encore, attirait beaucoup de monde. M. le duc de Gesvres, comme premier gentilhomme de la chambre, écrivit à l'ambassadeur pour réclamer le pÚre et la fille. M. de Montaigu, me donnant la lettre, me dit pour toute instruction Voyez cela. J'allai chez M. le Blond le prier de parler au patricien à qui appartenait le théùtre de Saint-Luc, et qui était, je crois, un Zustiniani, afin qu'il renvoyùt VéronÚse, qui était engagé au service du roi. Le Blond, qui ne se souciait pas trop de la commission, la fit mal. Zustiniani battit la campagne, et VéronÚse ne fut point renvoyé. J'étais piqué. L'on était en carnaval ayant pris la bahute et le masque, je me fis mener au palais Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrée de l'ambassadeur furent frappés; Venise n'avait jamais vu pareille chose. J'entre, je me fais annoncer sous le nom d'una siora maschera. SitÎt que je fus introduit, j'Îte mon masque et je me nomme. Le sénateur pùlit et reste stupéfait. Monsieur, lui dis-je en vénitien, c'est à regret que j'importune Votre Excellence de ma visite; mais vous avez à votre théùtre de Saint-Luc un homme, nommé VéronÚse, qui est engagé au service du roi, et qu'on vous a fait demander inutilement je viens le réclamer au nom de Sa Majesté. Ma courte harangue fit effet. A peine étais-je parti, que mon homme courut rendre compte de son aventure aux inquisiteurs d'État, qui lui lavÚrent la tÃÂȘte. VéronÚse fut congédié le jour mÃÂȘme. Je lui fis dire que s'il ne partait dans la huitaine je le ferais arrÃÂȘter; et il partit. Dans une autre occasion je tirai de peine un capitaine de vaisseau marchand, par moi seul et presque sans le concours de personne. Il s'appelait le capitaine Olivet de Marseille; j'ai oublié le nom du vaisseau. Son équipage avait pris querelle avec des Esclavons au service de la république il y avait eu des voies de fait, et le vaisseau avait été mis aux arrÃÂȘts avec une telle sévérité, que personne, excepté le seul capitaine, n'y pouvait aborder ni en sortir sans permission. Il eut recours à l'ambassadeur, qui l'envoya promener; il fut au consul, qui lui dit que ce n'était pas une affaire de commerce, et qu'il ne pouvait s'en mÃÂȘler. Ne sachant plus que faire, il revint à moi. Je représentai à M. de Montaigu qu'il devait me permettre de donner sur cette affaire un mémoire au sénat. Je ne me rappelle pas s'il y consentit et si je présentai le mémoire; mais je me rappelle bien que, mes démarches n'aboutissant à rien, et l'embargo durant toujours, je pris un parti qui me réussit. J'insérai la relation de cette affaire dans une dépÃÂȘche à M. de Maurepas et j'eus mÃÂȘme assez de peine à faire consentir M. de Montaigu à passer cet article. Je savais que nos dépÃÂȘches, sans valoir trop la peine d'ÃÂȘtre ouvertes, l'étaient à Venise; j'en avais la preuve dans les articles que j'en trouvais mot pour mot dans la gazette infidélité dont j'avais inutilement voulu porter l'ambassadeur à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette vexation dans la dépÃÂȘche, était de tirer parti de leur curiosité, pour leur faire peur et les engager à délivrer le vaisseau; car s'il eût fallu attendre pour cela la réponse de la cour, le capitaine était ruiné avant qu'elle ne fût venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau pour interroger l'équipage. Je pris avec moi l'abbé Patizel, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à contrecoeur; tant tous ces pauvres gens craignaient de déplaire au sénat. Ne pouvant monter à bord à cause de la défense, je restai dans ma gondole, et j'y dressai mon verbal, interrogeant à haute voix et successivement tous les gens de l'équipage, et dirigeant mes questions de maniÚre à tirer des réponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus engager Patizel à faire les interrogations et le verbal lui-mÃÂȘme, ce qui en effet était plus de son métier que du mien. Il n'y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot, et voulut à peine signer le verbal aprÚs moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succÚs, et le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fùcher, je lui dis, en lui frappant sur l'épaule Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu'il trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi? Il voulut au moins me donner sur son bord un dÃner, que j'acceptai, et oÃÂč je menai le secrétaire d'ambassade d'Espagne, nommé Carrio, homme d'esprit et trÚs aimable, qu'on a vu depuis secrétaire d'ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je m'étais intimement lié, à l'exemple de nos ambassadeurs. Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait désintéressement tout le bien que je pouvais faire, j'avais su mettre assez d'ordre et d'attention dans tous ces menus détails pour n'en pas ÃÂȘtre la dupe et servir les autres à mes dépens! Mais dans les places comme celles que j'occupais, oÃÂč les moindres fautes ne sont pas sans conséquence, j'épuisais toute mon attention pour n'en point faire contre mon service. Je fus jusqu'à la fin du plus grand ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu'une précipitation forcée me fit faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l'ambassadeur ni personne n'eut jamais à me reprocher une seule négligence dans aucune de mes fonctions; ce qui est à noter pour un homme aussi négligent et aussi étourdi que moi mais je manquais parfois de mémoire et de soin dans les affaires particuliÚres dont je me chargeais; et l'amour de la justice m'en a toujours fait supporter le préjudice de mon propre mouvement, avant que personne songeùt à se plaindre. Je n'en citerai qu'un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et dont j'ai senti le contrecoup dans la suite à Paris. Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France un ancien billet de deux cents francs qu'un perruquier de ses amis avait d'un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour fourniture de perruques. Rousselot m'apporta ce billet, en me priant de tùcher d'en tirer quelque chose par accommodement. Je savais, il savait aussi que l'usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu'ils ont contractées en pays étranger quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs et de frais le malheureux créancier, qu'il se rebute, et finit par tout abandonner, ou s'accommoder presque pour rien. Je priai M. le Blond de parler à Zanetto. Celui-ci convint du billet, non du payement. A force de batailler il promit enfin trois sequins. Quand le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se trouvÚrent pas prÃÂȘts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec l'ambassadeur, et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l'ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. le Blond m'assura me l'avoir rendu. Je le connaissais trop honnÃÂȘte homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce qu'était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je priai M. le Blond de tùcher de tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l'engager à renouveler le billet par duplicata. Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni l'autre. J'offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l'acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je m'accommoderais à Paris avec le créancier, dont il me donna l'adresse. Le perruquier, sachant ce qui s'était passé, voulut son billet ou son argent en entier. Que n'aurais-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet? Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier le payement de la somme entiÚre, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement tiré les dix écus promis par Son Excellence Zanetto Nani. Le talent que je me crus sentir pour mon emploi me le fit remplir avec goût; et hors la société de mon ami Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j'aurai bientÎt à parler, hors les récréations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle et de quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, surtout avec l'aide de l'abbé de Binis, comme la correspondance était trÚs étendue et qu'on était en temps de guerre, je ne laissais pas d'ÃÂȘtre occupé raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne partie de la matinée, et les jours de courrier quelquefois jusqu'à minuit. Je consacrais le reste du temps à l'étude du métier que je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succÚs de mon début, ÃÂȘtre employé plus avantageusement dans la suite. En effet, il n'y avait qu'une voix sur mon compte, à commencer par celle de l'ambassadeur, qui se loua hautement de mon service, qui ne s'en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m'étant plaint inutilement moi-mÃÂȘme, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs et ministres du roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisaient, sur le mérite de son secrétaire, des compliments qui devaient le flatter, et qui, dans sa mauvaise tÃÂȘte, produisaient un effet tout contraire. Il en reçut un surtout dans une circonstance essentielle, qu'il ne m'a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d'ÃÂȘtre expliqué. Il pouvait si peu se gÃÂȘner, que le samedi mÃÂȘme, jour de presque tous les courriers, il ne pouvait attendre pour sortir que le travail fût achevé; et me talonnant sans cesse pour expédier les dépÃÂȘches du roi et des ministres, il les signait en hùte, et puis courait je ne sais oÃÂč, laissant la plupart des autres lettres sans signature ce qui me forçait, quand ce n'était que des nouvelles, de les tourner en bulletin; mais lorsqu'il s'agissait d'affaires qui regardaient le service du roi, il fallait bien que quelqu'un signùt, et je signais. J'en usai ainsi pour un avis important que nous venions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du roi à Vienne. C'était dans le temps que le prince de Lobkowitz marchait à Naples, et que le comte de Gages fit cette mémorable retraite, la plus belle manoeuvre de guerre de tout le siÚcle, et dont l'Europe a trop peu parlé. L'avis portait qu'un homme, dont M. Vincent nous envoyait le signalement, partait de Vienne, et devait passer à Venise, allant furtivement dans l'Abruzze, chargé d'y faire soulever le peuple à l'approche des Autrichiens. En l'absence de M. le comte de Montaigu, qui ne s'intéressait à rien, je fis passer à M. le marquis de l'HÎpital cet avis si à propos, que c'est peut-ÃÂȘtre à ce pauvre Jean-Jacques si bafoué que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples. Le marquis de l'HÎpital, en remerciant son collÚgue comme il était juste, lui parla de son secrétaire, et du service qu'il venait de rendre à la cause commune. Le comte de Montaigu, qui avait à se reprocher sa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un reproche, et m'en parla avec humeur. J'avais été dans le cas d'en user avec le comte de Castellane, ambassadeur à Constantinople, comme avec le marquis de l'HÎpital, quoiqu'en chose moins importante. Comme il n'y avait point d'autre poste pour Constantinople que les courriers que le sénat envoyait de temps en temps à son bayle, on donnait avis du départ de ces courriers à l'ambassadeur de France, pour qu'il pût écrire par cette voie à son collÚgue, s'il le jugeait à propos. Cet avis venait d'ordinaire un jour ou deux à l'avance mais on faisait si peu de cas de M. de Montaigu, qu'on se contentait d'envoyer chez lui, pour la forme, une heure ou deux avant le départ du courrier; ce qui me mit plusieurs fois dans le cas de faire la dépÃÂȘche en son absence. M. de Castellane, en y répondant, faisait mention de moi en termes honnÃÂȘtes; autant en faisait à GÃÂȘnes M. de Jonville autant de nouveaux griefs. J'avoue que je ne fuyais pas l'occasion de me faire connaÃtre, mais je ne la cherchais pas non plus hors de propos; et il me paraissait fort juste, en servant bien, d'aspirer au prix naturel des bons services, qui est l'estime de ceux qui sont en état d'en juger et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exactitude à remplir mes fonctions était de la part de l'ambassadeur un légitime sujet de plainte; mais je dirai bien que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au jour de notre séparation. Sa maison, qu'il n'avait jamais mise sur un bon pied, se remplissait de canaille les Français y étaient maltraités, les Italiens y prenaient l'ascendant; et mÃÂȘme parmi eux les bons serviteurs attachés depuis longtemps à l'ambassade furent tous malhonnÃÂȘtement chassés, entre autres son premier gentilhomme, qui l'avait été du comte de Froulay, et qu'on appelait, je crois, le comte Peati, ou d'un nom trÚs approchant. Le second gentilhomme, du choix de M. de Montaigu, était un bandit de Mantoue, appelé Dominique Vitali, à qui l'ambassadeur confia le soin de sa maison, et qui, à force de patelinage et de basse lésine, obtint sa confiance et devint son favori, au grand préjudice du peu d'honnÃÂȘtes gens qui y étaient encore, et du secrétaire qui était à leur tÃÂȘte. L'oeil intÚgre d'un honnÃÂȘte homme est toujours inquiétant pour les fripons. Il n'en aurait pas fallu davantage pour que celui-ci me prÃt en haine; mais cette haine avait une autre cause encore qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause, afin qu'on me condamne si j'avais tort. L'ambassadeur avait, selon l'usage, une loge à chacun des cinq spectacles. Tous les jours à dÃner il nommait le théùtre oÃÂč il voulait aller ce jour-là ; je choisissais aprÚs lui, et les gentilshommes disposaient des autres loges. Je prenais en sortant la clef de la loge que j'avais choisie. Un jour, Vitali n'étant pas là , je chargeai le valet de pied qui me servait de m'apporter la mienne dans une maison que je lui indiquai. Vitali, au lieu de m'envoyer ma clef, dit qu'il en avait disposé. J'étais d'autant plus outré, que le valet de pied m'avait rendu compte de ma commission devant tout le monde. Le soir, Vitali voulut me dire quelques mots d'excuse que je ne reçus point Demain, monsieur, lui dis-je, vous viendrez me les faire à telle heure dans la maison oÃÂč j'ai reçu l'affront, et devant les gens qui en ont été les témoins; ou aprÚs-demain, quoi qu'il arrive, je vous déclare que vous ou moi sortirons d'ici. Ce ton décidé lui en imposa. Il vint au lieu et à l'heure me faire des excuses publiques avec une bassesse digne de lui; mais il prit à loisir ses mesures, et, tout en me faisant de grandes courbettes, il travailla tellement à l'italienne, que, ne pouvant porter l'ambassadeur à me donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le prendre. Un pareil misérable n'était assurément pas fait pour me connaÃtre; mais il connaissait de moi ce qui servait à ses vues; il me connaissait bon et doux à l'excÚs pour supporter des torts involontaires, fier et peu endurant pour des offenses préméditées, aimant la décence et la dignité dans les choses convenables, et non moins exigeant pour l'honneur qui m'était dû qu'attentif à rendre celui que je devais aux autres. C'est par là qu'il entreprit et vint à bout de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous; il en Îta ce que j'avais tùché d'y maintenir de rÚgle, de subordination, de propreté, d'ordre. Une maison sans femme a besoin d'une discipline un peu sévÚre, pour y faire régner la modestie inséparable de la dignité. Il fit bientÎt de la nÎtre un lieu de crapule et de licence, un repaire de fripons et de débauchés. Il donna pour second gentilhomme à S. E., à la place de celui qu'il avait fait chasser, un autre maquereau comme lui, qui tenait bordel public à la Croix-de-Malte; et ces deux coquins bien d'accord étaient d'une indécence égale à leur insolence. Hors la seule chambre de l'ambassadeur, qui mÃÂȘme n'était pas trop en rÚgle, il n'y avait pas un seul coin dans la maison souffrable pour un honnÃÂȘte homme. Comme S. E. ne soupait pas, nous avions le soir, les gentilshommes et moi, une table particuliÚre, oÃÂč mangeaient aussi l'abbé de Binis et les pages. Dans la plus vilaine gargotte on est servi plus proprement, plus décemment, en linge moins sale, et l'on a mieux à manger. On nous donnait une seule petite chandelle bien noire, des assiettes d'étain, des fourchettes de fer. Passe encore pour ce qui se faisait en secret mais on m'Îta ma gondole; seul de tous les secrétaires d'ambassadeur, j'étais forcé d'en louer une ou d'aller à pied; et je n'avais plus la livrée de S. E. que quand j'allais au sénat. D'ailleurs, rien de ce qui se passait au dedans n'était ignoré dans la ville. Tous les officiers de l'ambassadeur jetaient des hauts cris. Dominique, la seule cause de tout, criait le plus haut, sachant bien que l'indécence avec laquelle nous étions traités m'était plus sensible qu'à tous les autres. Seul de la maison, je ne disais rien au dehors; mais je me plaignais vivement à l'ambassadeur et du reste et de lui-mÃÂȘme, qui, secrÚtement excité par son ùme damnée, me faisait chaque jour quelque nouvel affront. Forcé de dépenser beaucoup pour me tenir au pair avec mes confrÚres et convenablement à mon poste, je ne pouvais arracher un sou de mes appointements; et quand je lui demandais de l'argent, il me parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse et pourvoir à tout. Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la tÃÂȘte à leur maÃtre, qui ne l'avait déjà pas trop droite, et le ruinaient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe, qu'ils lui persuadaient ÃÂȘtre des marchés d'escroc. Ils lui firent louer, sur la Brenta, un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagÚrent le surplus avec le propriétaire. Les appartements en étaient incrustés en mosaïques, et garnis de colonnes et de pilastres de trÚs beaux marbres à la mode du pays. M. de Montaigu fit superbement masquer tout cela d'une boiserie de sapin, par l'unique raison qu'à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étaient à Venise, il Îta l'épée à ses pages et la canne à ses valets de pied. Voilà quel était l'homme qui, toujours par le mÃÂȘme motif peut-ÃÂȘtre, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servais fidÚlement. J'endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais traitements, tant qu'en y voyant de l'humeur, je crus n'y pas voir de la haine; mais dÚs que je vis le dessein formé de me priver de l'honneur que je méritais par mon bon service, je résolus d'y renoncer. La premiÚre marque que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l'occasion d'un dÃner qu'il devait donner à M. le duc de ModÚne et à sa famille, qui étaient à Venise, et dans lequel il me signifia que je n'aurais pas place à sa table. Je lui répondis, piqué, mais sans me fùcher, qu'ayant l'honneur d'y dÃner journellement, si M. le duc de ModÚne exigeait que je m'en abstinsse quand il y viendrait, il était de la dignité de Son Excellence et de mon devoir de n'y pas consentir. Comment! dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui mÃÂȘme n'est pas gentilhomme, prétend dÃner avec un souverain, quand mes gentilshommes n'y dÃnent pas! Oui, monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m'a honoré Votre Excellence m'ennoblit si bien tant que je le remplis, que j'ai mÃÂȘme le pas sur vos gentilshommes ou soi-disant tels, et suis admis oÃÂč ils ne peuvent l'ÃÂȘtre. Vous n'ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l'étiquette, et par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie, et à l'honneur d'y dÃner avec vous au palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc de ModÚne. Quoique l'argument fût sans réplique, l'ambassadeur ne s'y rendit point mais nous n'eûmes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de ModÚne n'étant point venu dÃner chez lui. DÚs lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire des passe-droits, s'efforçant de m'Îter les petites prérogatives attachées à mon poste, pour les transmettre à son cher Vitali; et je suis sûr que s'il eût osé l'envoyer au sénat à ma place, il l'aurait fait. Il employait ordinairement l'abbé de Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres particuliÚres il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l'affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m'en étais mÃÂȘlé, il m'Îtait mÃÂȘme l'honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour l'attribuer à Patizel, qui n'avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire à son favori, mais non pas se défaire de moi. Il sentait qu'il ne lui serait plus aussi aisé de me trouver un successeur qu'à M. Follau, qui l'avait déjà fait connaÃtre. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût l'italien, à cause des réponses du sénat; qui fit toutes ses dépÃÂȘches, toutes ses affaires sans qu'il se mÃÂȘlùt de rien; qui joignÃt au mérite de bien servir la bassesse d'ÃÂȘtre le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait donc me garder et me mater en me tenant loin de mon pays et du sien, sans argent pour y retourner; et il aurait réussi peut-ÃÂȘtre, s'il s'y fût pris modérément. Mais Vitali, qui avait d'autres vues et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. DÚs que je vis que je perdais toutes mes peines, que l'ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de m'en savoir gré, que je n'avais plus à espérer chez lui que désagréments au dedans, injustice au dehors, et que, dans le décri général oÃÂč il s'était mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pourvoir d'un secrétaire. Sans me dire ni oui ni non, il alla toujours son train. Voyant que rien n'allait mieux et qu'il ne se mettait en devoir de chercher personne, j'écrivis à son frÚre, et, lui détaillant mes motifs, je le priai d'obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que de maniÚre ou d'autre il m'était impossible de rester. J'attendis longtemps, et n'eus point de réponse. Je commençais d'ÃÂȘtre fort embarrassé; mais l'ambassadeur reçut enfin une lettre de son frÚre. Il fallait qu'elle fût vive, car, quoiqu'il fût sujet à des emportements trÚs féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. AprÚs des torrents d'injures abominables, ne sachant plus que dire, il m'accusa d'avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire, et lui demandai d'un ton moqueur s'il croyait qu'il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d'appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la fenÃÂȘtre. Jusque-là j'avais été fort tranquille; mais à cette menace, la colÚre et l'indignation me transportÚrent à mon tour. Je m'élançai vers la porte, et aprÚs avoir tiré le bouton qui la fermait en dedans Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en revenant à lui d'un pas grave, vos gens ne se mÃÂȘleront pas de cette affaire; trouvez bon qu'elle se passe entre nous. Mon action, mon air le calmÚrent à l'instant mÃÂȘme; la surprise et l'effroi se marquÚrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans attendre sa réponse, j'allai rouvrir la porte, je sortis, et passai posément dans l'antichambre au milieu de ses gens, qui se levÚrent à l'ordinaire, et qui, je crois, m'auraient plutÎt prÃÂȘté main-forte contre lui, qu'à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l'escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n'y plus rentrer. J'allai droit chez M. le Blond lui conter l'aventure. Il en fut peu surpris; il connaissait l'homme. Il me retint à dÃner. Ce dÃner, quoique impromptu, fut brillant; tous les Français de considération qui étaient à Venise s'y trouvÚrent l'ambassadeur n'eût pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. A ce récit il n'y eut qu'un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n'avait point réglé mon compte, ne m'avait pas donné un sou; et, réduit pour toute ressource à quelques louis que j'avais sur moi, j'étais dans l'embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de Saint-Cyr, avec lequel, aprÚs lui, j'avais le plus de liaison. Je remerciai tous les autres, et en attendant mon départ, j'allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n'était pas complice des injustices de l'ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fÃÂȘté dans mon infortune et lui délaissé, tout ambassadeur qu'il était, perdit tout à fait la tÃÂȘte, et se comporta comme un forcené. Il s'oublia jusqu'à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrÃÂȘter. Sur l'avis que m'en donna l'abbé de Binis, je résolus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain comme j'avais compté. On avait vu et approuvé ma conduite; j'étais universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas mÃÂȘme répondre à l'extravagant mémoire de l'ambassadeur, et me fit dire par le consul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu'il me plairait, sans m'inquiéter des démarches d'un fou. Je continuai de voir mes amis j'allai prendre congé de M. l'ambassadeur d'Espagne, qui me reçut trÚs bien, et du comte de Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j'écrivis, et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d'autres dettes que les emprunts dont je viens de parler, et une cinquante d'écus chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer et que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-là mais quant aux deux emprunts dont j'ai parlé, je les remboursai trÚs exactement sitÎt que la chose me fut possible. Ne quittons pas Venise sans dire un mot des célÚbres amusements de cette ville, ou du moins de la trÚs petite part que j'y pris durant mon séjour. On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu j'ai couru les plaisirs de cet ùge, ou du moins ceux qu'on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à Venise; mais mes occupations, qui d'ailleurs m'en auraient empÃÂȘché, rendirent plus piquantes les récréations simples que je me permettais. La premiÚre et la plus douce était la société des gens de mérite, MM. le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna, et un gentilhomme forlan dont j'ai grand regret d'avoir oublié le nom, et dont je ne me rappelle point sans émotion l'aimable souvenir c'était, de tous les hommes que j'ai connus dans ma vie, celui dont le coeur ressemblait le plus au mien. Nous étions liés aussi avec deux ou trois Anglais pleins d'esprit et de connaissances, passionnés de la musique ainsi que nous. Tous ces messieurs avaient leurs femmes, ou leurs amies, ou leurs maÃtresses, ces derniÚres presque toutes filles à talents, chez lesquelles on faisait de la musique ou des bals. On y jouait aussi, mais trÚs peu; les goûts vifs, les talents, les spectacles nous rendaient cet amusement insipide. Le jeu n'est que la ressource des gens ennuyés. J'avais apporté de Paris le préjugé qu'on a dans ce pays-là contre la musique italienne mais j'avais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J'eus bientÎt pour cette musique la passion qu'elle inspire à ceux qui sont faits pour en juger. En écoutant les barcarolles, je trouvais que je n'avais pas ouï chanter jusqu'alors; et bientÎt je m'engouai tellement de l'Opéra, qu'ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges, quand je n'aurais voulu qu'écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d'un autre cÎté. Là , tout seul, enfermé dans ma loge, je me livrais, malgré la longueur du spectacle, au plaisir d'en jouir à mon aise jusqu'à la fin. Un jour, au théùtre de Saint-Chrysostome, je m'endormis, et bien plus profondément que je n'aurais fait dans mon lit. Les airs bruyants et brillants ne me réveillÚrent point; mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me réveilla! Quel réveil, quels ravissements, quelle extase quand j'ouvris au mÃÂȘme instant les oreilles et les yeux! Ma premiÚre idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravissant, que je me rappelle encore et que je n'oublierai de ma vie, commençait ainsi Conservami la bella Che si m'accende il cor. Je voulus avoir ce morceau je l'eus, et je l'ai gardé longtemps; mais il n'était pas sur mon papier comme dans ma mémoire. C'était bien la mÃÂȘme note, mais ce n'était pas la mÃÂȘme chose. Jamais cet air divin ne peut ÃÂȘtre exécuté que dans ma tÃÂȘte, comme il le fut le jour qu'il me réveilla. Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras, et qui n'a pas sa semblable en Italie, ni dans le reste du monde, est celle des scuole. Les scuole sont des maisons de charité établies pour donner l'éducation à des jeunes filles sans bien, et que la république dote ensuite soit pour le mariage, soit pour le cloÃtre. Parmi les talents qu'on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à l'église de ces quatre scuole, on a durant les vÃÂȘpres des motets à grand choeur et en grand orchestre, composés et dirigés par les plus grands maÃtres de l'Italie, exécutés dans des tribunes grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, d'aussi touchant que cette musique les richesses de l'art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n'est assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu'aucun coeur d'homme soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vÃÂȘpres aux Mendicanti, et nous n'étions pas les seuls. L'église était toujours pleine d'amateurs; les acteurs mÃÂȘme de l'Opéra venaient se former au vrai goût du chant sur ces excellents modÚles. Ce qui me désolait était ces maudites grilles qui ne laissaient passer que des sons, et me cachaient les anges de beauté dont ils étaient dignes. Je ne parlais d'autre chose. Un jour que j'en parlais chez M. le Blond Si vous ÃÂȘtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison; je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu'il ne m'eût tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermait ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement d'amour que je n'avais jamais éprouvé. M. le Blond me présenta l'une aprÚs l'autre ces chanteuses célÚbres dont la voix et le nom étaient tout ce qui m'était connu. Venez, Sophie... Elle était horrible. Venez, Cattina... Elle était borgne. Venez, Bettina... La petite vérole l'avait défigurée. Presque pas une n'était sans quelque notable défaut. Le bourreau riait de ma cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables; elles ne chantaient que dans les choeurs. J'étais désolé. Durant le goûter, on les agaça, elles s'égayÚrent. La laideur n'exclut pas les grùces; je leur en trouvai. Je me disais on ne chante pas ainsi sans ùme; elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J'osais à peine retourner à leurs vÃÂȘpres. J'eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux et leurs voix fardaient si bien leurs visages, que tant qu'elles chantaient je m'obstinais, en dépit de mes yeux, à les trouver belles. La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n'est pas la peine de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je louai un clavecin, et pour un petit écu j'avais chez moi quatre ou cinq symphonistes, avec lesquels je m'exerçais une fois la semaine à exécuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de plaisir à l'Opéra. J'y fis essayer aussi quelques symphonies de mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on me voulût cajoler, le maÃtre des ballets de Saint-Jean-Chrysostome m'en fit demander deux que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet admirable orchestre, et qui furent dansées par une petite Bettina, jolie et surtout aimable fille, entretenue par un Espagnol de nos amis appelé Fagoaga, et chez laquelle nous allions passer la soirée assez souvent. Mais, à propos de filles, ce n'est pas dans une ville comme Venise qu'on s'en abstient n'avez-vous rien, pourrait-on me dire, à confesser sur cet article? Oui, j'ai quelque chose à dire en effet, et je vais procéder à cette confession avec la mÃÂȘme naïveté que j'ai mise à toutes les autres. J'ai toujours eu du dégoût pour les filles publiques, et je n'avais pas à Venise autre chose à ma portée, l'entrée de la plupart des maisons du pays m'étant interdite à cause de ma place. Les filles de M. le Blond étaient trÚs aimables, mais d'un difficile abord; et je considérais trop le pÚre et la mÚre pour penser mÃÂȘme à les convoiter. J'aurais eu plus de goût pour une jeune personne appelée mademoiselle de Catanéo, fille de l'agent du roi de Prusse; mais Carrio était amoureux d'elle, il a mÃÂȘme été question de mariage. Il était à son aise, et je n'avais rien; il avait cent louis d'appointements, je n'avais que cent pistoles; et outre que je ne voulais pas aller sur les brisées d'un ami, je savais que partout, et surtout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie, on ne doit pas se mÃÂȘler de faire le galant. Je n'avais pas perdu la funeste habitude de donner le change à mes besoins; et, trop occupé pour sentir vivement ceux que le climat donne, je vécus prÚs d'un an dans cette ville aussi sage que j'avais fait à Paris, et j'en suis reparti au bout de dix-huit mois sans avoir approché du sexe que deux seules fois, par les singuliÚres occasions que je vais dire. La premiÚre me fut procurée par l'honnÃÂȘte gentilhomme Vitali, quelque temps aprÚs l'excuse que je l'obligeai de me demander dans toutes les formes. On parlait à table des amusements de Venise. Ces messieurs me reprochaient mon indifférence pour le plus piquant de tous, vantant la gentillesse des courtisanes vénitiennes, et disant qu'il n'y en avait point au monde qui les valussent. Dominique dit qu'il fallait que je fisse connaissance avec la plus aimable de toutes; qu'il voulait m'y mener et que j'en serais content. Je me mis à rire de cette offre obligeante, et le comte Peati, homme déjà vieux et vénérable, dit, avec plus de franchise que je n'en aurais attendu d'un Italien, qu'il me croyait trop sage pour me laisser mener chez des filles par mon ennemi. Je n'en avais en effet ni l'intention ni la tentation; et malgré cela, par une de ces inconséquences que j'ai peine à comprendre moi-mÃÂȘme, je finis par me laisser entraÃner contre mon goût, mon coeur, ma raison, ma volonté mÃÂȘme, uniquement par faiblesse, par honte de marquer de la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là , per non parer troppo coglione. La Padoana chez qui nous allùmes était d'une assez jolie figure, belle mÃÂȘme, mais non pas d'une beauté qui me plût. Dominique me laissa chez elle. Je fis venir des sorbetti, je la fis chanter, et au bout d'une demi-heure, je voulus m'en aller, en laissant sur la table un ducat; mais elle eut le singulier scrupule de n'en vouloir point qu'elle ne l'eût gagné et moi la singuliÚre bÃÂȘtise de lever son scrupule. Je m'en revins au palais, si persuadé que j'étais poivré, que la premiÚre chose que je fis en arrivant fut d'envoyer chercher le chirurgien pour lui demander des tisanes. Rien ne peut égaler le malaise d'esprit que je souffris durant trois semaines, sans qu'aucune incommodité réelle, aucun signe apparent le justifiùt. Je ne pouvais concevoir qu'on pût sortir impunément des bras de la Padoana. Le chirurgien lui-mÃÂȘme eut toute la peine imaginable à me rassurer. Il n'en put venir à bout qu'en me persuadant que j'étais conformé d'une façon particuliÚre à ne pouvoir pas aisément ÃÂȘtre infecté; et quoique je me sois moins exposé peut-ÃÂȘtre qu'aucun autre homme à cette expérience, ma santé, de ce cÎté, n'ayant jamais reçu d'atteinte, m'est une preuve que le chirurgien avait raison. Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire; et si je tiens en effet cet avantage de la nature, je puis dire que je n'en ai pas abusé. Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut d'une espÚce bien différente, et quant à son origine et quant à ses effets. J'ai dit que le capitaine Olivet m'avait donné à dÃner sur son bord, et que j'y avais mené le secrétaire d'Espagne. Je m'attendais au salut du canon. L'équipage nous reçut en haie, mais il n'y eut pas une amorce brûlée, ce qui me mortifia beaucoup à cause de Carrio, que je vis en ÃÂȘtre un peu piqué; et il était vrai que sur les vaisseaux marchands on accordait le salut du canon à des gens qui ne nous valaient certainement pas; d'ailleurs, je croyais avoir mérité quelque distinction du capitaine. Je ne pus me déguiser, parce que cela m'est toujours impossible; et quoique le dÃner fût trÚs bon, et qu'Olivet en fÃt trÚs bien les honneurs, je le commençai de mauvaise humeur, mangeant peu et parlant encore moins. A la premiÚre santé, du moins, j'attendais une salve rien. Carrio, qui me lisait dans l'ùme, riait de me voir grogner comme un enfant. Au tiers du dÃner, je vois approcher une gondole. Ma foi, monsieur, me dit le capitaine, prenez garde à vous, voici l'ennemi. Je lui demande ce qu'il veut dire il répond en plaisantant. La gondole aborde, et j'en vois sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre; et je la vis établie à cÎté de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert. Elle était aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'italien; son accent seul eût suffi pour me tourner la tÃÂȘte. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'écriant Bonne Vierge! ah! mon cher Brémond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à m'étouffer. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon coeur des traits de feu; et quoique la surprise fÃt d'abord quelque diversion, la volupté me gagna trÚs rapidement, au point que, malgré les spectateurs il fallut bientÎt que cette belle me contÃnt elle-mÃÂȘme; car j'étais ivre ou plutÎt furieux. Quand elle me vit au point oÃÂč elle me voulait, elle mit plus de modération dans ses caresses, mais non dans sa vivacité; et quand il lui plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s'y tromper, à M. de Brémond, directeur des douanes de Toscane; qu'elle avait raffolé de ce M. de Brémond; qu'elle en raffolait encore; qu'elle l'avait quitté, parce qu'elle était une sotte; qu'elle me prenait à sa place; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait; qu'il fallait, par la mÃÂȘme raison, que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait; et que, quand elle me planterait là , je prendrais patience comme avait fait son cher Brémond. Ce qui fut dit fut fait. Elle prit possession de moi comme d'un homme à elle, me donnait à garder ses gants, son éventail, son cinda, sa coiffe; m'ordonnait d'aller ici ou là , de faire ceci ou cela et j'obéissais. Elle me dit d'aller renvoyer sa gondole, parce qu'elle voulait se servir de la mienne, et j'y fus; elle me dit de m'Îter de ma place, et de prier Carrio de s'y mettre, parce qu'elle avait à lui parler, et je le fis. Ils causÚrent trÚs longtemps ensemble et tout bas; je les laissai faire. Elle m'appela, je revins. Écoute, Zanetto, me dit-elle, je ne veux point ÃÂȘtre aimée à la française, et mÃÂȘme il n'y ferait pas bon au premier moment d'ennui, va-t'en. Mais ne reste pas à demi, je t'en avertis. Nous allùmes aprÚs le dÃner voir la verrerie à Murano. Elle acheta beaucoup de petites breloques, qu'elle nous laissa payer sans façon; mais elle donna partout des tringueltes beaucoup plus forts que tout ce que nous avions dépensé. Par l'indifférence avec laquelle elle jetait son argent et nous laissait jeter le nÎtre, on voyait qu'il n'était d'aucun prix pour elle. Quand elle se faisait payer, je crois que c'était par vanité plus que par avarice elle s'applaudissait du prix qu'on mettait à ses faveurs. Le soir, nous la ramenùmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. Ah! ah! dis-je en en prenant un, voici une boÃte à mouches de nouvelle fabrique; pourrait-on savoir quel en est l'usage? Je vous connais d'autres armes qui font feu mieux que celles-là . AprÚs quelques plaisanteries sur le mÃÂȘme ton, elle nous dit, avec une naïve fierté qui la rendait encore plus charmante Quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent; rien n'est plus juste mais en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera. En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connaÃt que dans les pays méridionaux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que ses manchettes et son tour de gorge étaient bordés d'un fil de soie garni de pompons couleur de rose. Cela me parut animer une fort belle peau. Je vis ensuite que c'était la mode à Venise; et l'effet en est si charmant, que je suis surpris que cette mode n'ait jamais passé en France. Je n'avais point d'idée des voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame de Larnage, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore; mais qu'elle était vieille, et laide, et froide auprÚs de ma Zulietta! Ne tùchez pas d'imaginer les charmes et les grùces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité; les jeunes vierges des cloÃtres sont moins fraÃches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. Jamais si douce jouissance ne s'offrit au coeur et aux sens d'un mortel. Ah! du moins, si je l'avais su goûter pleine et entiÚre un seul moment!... Je la goûtai, mais sans charme; j'en émoussai toutes les délices; je les tuai comme à plaisir. Non, la nature ne m'a point fait pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tÃÂȘte le poison de ce bonheur ineffable, dont elle a mis l'appétit dans mon coeur. S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel, c'est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l'objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui m'empÃÂȘcherait de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connaÃtre un homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes vous allez connaÃtre à plein Jean-Jacques Rousseau. J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beauté; j'en crus voir la divinité dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premiÚres familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hùter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, et, prÃÂȘt à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant. Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par la tÃÂȘte en ce moment? Je me disais Cet objet dont je dispose est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes devraient ÃÂȘtre ses esclaves; les sceptres devraient ÃÂȘtre à ses pieds. Cependant la voilà , misérable coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle; elle vient se jeter à ma tÃÂȘte, à moi qu'elle sait qui n'ai rien, à moi dont le mérite, qu'elle ne peut connaÃtre, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d'inconcevable. Ou mon coeur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d'une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d'esprit singuliÚre, et il ne me vint pas mÃÂȘme à l'esprit que la v... pût y avoir part. La fraÃcheur de ses chairs, l'éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de moi si parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisais plutÎt un scrupule de n'ÃÂȘtre pas assez sain pour elle; et je suis trÚs persuadé qu'en cela ma confiance ne me trompait pas. Ces réflexions, si bien placées, m'agitÚrent au point d'en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite; mais, ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit et mes yeux lui confirmÚrent que le dégoût n'avait pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m'en guérir et d'effacer cette petite honte; mais au moment que j'étais prÃÂȘt à me pùmer sur une gorge qui semblait pour la premiÚre fois souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle avait un téton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir que ce téton n'est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant dans ma tÃÂȘte comment on peut avoir un téton borgne; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l'image, je ne tenais dans mes bras qu'une espÚce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l'amour. Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folùtre, dit et fit des choses à me faire mourir d'amour; mais, gardant un fonds d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre à sa fenÃÂȘtre. Je voulus m'y mettre à cÎté d'elle; elle s'en Îta, fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'aprÚs; et, se promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un ton froid et dédaigneux Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica. Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu'elle remit au troisiÚme jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal à mon aise, le coeur plein de ses charmes et de ses grùces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal employés, qu'il n'avait tenu qu'à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d'en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j'en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l'indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite; son orgueil l'eût été du moins, et je me faisais d'avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes maniÚres comment je savais réparer mes torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordant j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle était partie la veille pour Florence. Si je n'avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m'a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu'elle était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle n'ait emporté de moi qu'un souvenir méprisant. Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés à Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout au plus. Carrio était galant ennuyé de n'aller toujours que chez des filles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une à son tour; et, comme nous étions inséparables, il me proposa l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y consentis. Il s'agissait de la trouver sûre. Il chercha tant, qu'il déterra une petite fille de onze à douze ans, que son indigne mÚre cherchait à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes entrailles s'émurent en voyant cette enfant elle était blonde et douce comme un agneau; on ne l'aurait jamais crue Italienne. On vit pour trÚs peu de chose à Venise nous donnùmes quelque argent à la mÚre, et pourvûmes à l'entretien de la fille. Elle avait de la voix pour lui procurer un talent de ressource, nous lui donnùmes une épinette et un maÃtre à chanter. Tout cela nous coûtait à peine à chacun deux sequins par mois, et nous en épargnait davantage en autres dépenses; mais comme il fallait attendre qu'elle fût mûre, c'était semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contents d'aller là passer les soirées, causer et jouer trÚs innocemment avec cette enfant, nous nous amusions plus agréablement peut-ÃÂȘtre que si nous l'avions possédée tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu'un certain agrément de vivre auprÚs d'elles! Insensiblement mon coeur s'attachait à la petite Anzoletta, mais d'un attachement paternel, auquel les sens avaient si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentait il m'aurait été moins possible de les y faire entrer; et je sentais que j'aurais eu horreur d'approcher cette fille devenue nubile comme d'un inceste abominable. Je voyais les sentiments du bon Carrio prendre, à son insu, le mÃÂȘme tour. Nous nous ménagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais bien différents de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée; et je suis certain que, quelque belle qu'eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d'ÃÂȘtre jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de temps aprÚs, ne me laissa pas celui d'avoir part à cette bonne oeuvre; et je n'ai à me louer dans cette affaire que du penchant de mon coeur. Revenons à mon voyage. Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu était de me retirer à GenÚve, en attendant qu'un meilleur sort, écartant les obstacles, pût me réunir à ma pauvre maman. Mais l'éclat qu'avait fait notre querelle, et la sottise qu'il fit d'en écrire à la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-mÃÂȘme y rendre compte de ma conduite, et me plaindre de celle d'un forcené. Je marquai de Venise ma résolution à M. du Theil, chargé par intérim des affaires étrangÚres aprÚs la mort de M. Amelot. Je partis aussitÎt que ma lettre je pris ma route par Bergame, CÎme et Domo d'Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de France, me fit mille amitiés; à GenÚve, M. de la Closure m'en fit autant. J'y renouvelai connaissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avais quelque argent à recevoir. J'avais traversé Nyon sans voir mon pÚre non qu'il ne m'en coûtùt extrÃÂȘmement, mais je n'avais pu me résoudre à me montrer à ma belle-mÚre aprÚs mon désastre, certain qu'elle me jugerait sans vouloir m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien ami de mon pÚre, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; et, pour le réparer sans m'exposer à voir ma belle-mÚre, je pris une chaise, et nous fûmes ensemble à Nyon descendre au cabaret. Duvillard s'en fut chercher mon pauvre pÚre, qui vint tout courant m'embrasser. Nous soupùmes ensemble, et, aprÚs avoir passé une soirée bien douce à mon coeur, je retournai le lendemain matin à GenÚve avec Duvillard, pour qui j'ai toujours conservé de la reconnaissance du bien qu'il me fit en cette occasion. Mon plus court chemin n'était pas par Lyon, mais j'y voulus passer pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de Montaigu. J'avais fait venir de Paris une petite caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de manchettes et six paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition qu'il m'en fit lui-mÃÂȘme, je fis ajouter cette caisse, ou plutÎt cette boÃte, à son bagage. Dans le mémoire d'apothicaire qu'il voulut me donner en payement de mes appointements, et qu'il avait écrit de sa main, il avait mis que cette boÃte, qu'il appelait ballot, pesait onze quintaux, et il m'en avait passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy de la Tour, auquel j'étais recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié, sur les registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot ne pesait que quarante-cinq livres, et n'avait payé le port qu'à raison de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire de M. de Montaigu; et, muni de ces piÚces et de plusieurs autres de la mÃÂȘme force, je me rendis à Paris, trÚs impatient d'en faire usage. J'eus, durant toute cette longue route, de petites aventures à CÎme, en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses, entre autres les Ãles Borromées, qui mériteraient d'ÃÂȘtre décrites; mais le temps me gagne, les espions m'obsÚdent; je suis forcé de faire à la hùte et mal un travail qui demanderait le loisir et la tranquillité qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage, ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu'il a grand besoin. Le bruit de mon histoire m'avait devancé, et en arrivant je trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde était scandalisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j'exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni satisfaction ni réparation, je fus mÃÂȘme laissé à la discrétion de l'ambassadeur pour mes appointements, et cela par l'unique raison que n'étant pas Français, je n'avais pas droit à la protection nationale, et que c'était une affaire particuliÚre entre lui et moi. Tout le monde convint avec moi que j'étais offensé, lésé, malheureux; que l'ambassadeur était un extravagant cruel, inique, et que toute cette affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi! Il était l'ambassadeur; je n'étais, moi, que le secrétaire. Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, voulait que je n'obtinsse aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le méritait, on me dirait à la fin de me taire; et c'était ce que j'attendais, bien résolu de n'obéir qu'aprÚs qu'on aurait prononcé. Mais il n'y avait point alors de ministre des affaires étrangÚres. On me laissa clabauder, on m'encouragea mÃÂȘme, on faisait chorus; mais l'affaire en resta toujours là , jusqu'à ce que, las d'avoir toujours raison et jamais justice, je perdis enfin courage, et plantai là tout. La seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurais le moins attendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute pleine des prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tÃÂȘte qu'un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L'accueil qu'elle me fit fut conforme à ce préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-ÃÂȘtre écrites, et n'y suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidÚlement une des grandes maximes de la Société, qui est d'immoler toujours le plus faible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me laissÚrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir le P. Castel, et par là d'aller aux Jésuites, oÃÂč je ne connaissais que lui seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrÚres, si différent de la bonhomie du bon P. Hemet, me donnait tant d'éloignement pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-là , si ce n'est le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il travaillait de toute sa force à la réfutation de Montesquieu. Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à dire de M. de Montaigu. Je lui avais dit dans nos démÃÂȘlés qu'il ne lui fallait pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis, et me donna réellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins d'un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il le chassa, le fit mettre en prison; chassa ses gentilshommes avec esclandre et scandale, se fit partout des querelles, reçut des affronts qu'un valet n'endurerait pas, et finit, à force de folies, par se faire rappeler et renvoyer planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il reçut à la cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée; du moins, peu de temps aprÚs son retour, il m'envoya son maÃtre d'hÎtel pour solder mon compte et me donner de l'argent. J'en manquais dans ce moment-là ; mes dettes de Venise, dettes d'honneur si jamais il en fut, me pesaient sur le coeur. Je saisis le moyen qui se présentait de les acquitter, de mÃÂȘme que le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut me donner; je payai toutes mes dettes, et je restai sans un sou, comme auparavant, mais soulagé d'un poids qui m'était insupportable. Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'à sa mort, que j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme! Il était aussi propre au métier d'ambassadeur que je l'avais été dans mon enfance à celui de grapignan. Cependant il n'avait tenu qu'à lui de se soutenir honorablement par mes services, et de me faire avancer rapidement dans l'état auquel le comte de Gouvon m'avait destiné dans ma jeunesse, et dont par moi seul je m'étais rendu capable dans un ùge plus avancé. La justice et l'inutilité de mes plaintes me laissÚrent dans l'ùme un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, oÃÂč le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du fort. Deux choses empÃÂȘchÚrent ce germe de se développer pour lors comme il a fait dans la suite l'une qu'il s'agissait de moi dans cette affaire, et que l'intérÃÂȘt privé, qui n'a jamais rien produit de grand et de noble, ne saurait tirer de mon coeur les divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et du beau d'y produire; l'autre fut le charme de l'amitié, qui tempérait et calmait ma colÚre par l'ascendant d'un sentiment plus doux. J'avais fait connaissance à Venise avec un Biscayen, ami de mon ami Carrio, et digne de l'ÃÂȘtre de tout homme de bien. Cet aimable jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes les vertus, venait de faire le tour de l'Italie pour prendre le goût des beaux-arts; et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il voulait s'en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n'étaient que le délassement d'un génie comme le sien, fait pour cultiver les sciences; et je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me crut, et fut à Paris. Il y était et m'attendait quand j'y arrivai. Son logement était trop grand pour lui; il m'en offrit la moitié; je l'acceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n'était au-dessus de sa portée; il dévorait et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me remercia d'avoir procuré cet aliment à son esprit, que le besoin de savoir tourmentait sans qu'il s'en doutùt lui-mÃÂȘme! Quels trésors de lumiÚres et de vertus je trouvai dans cette ùme forte! Je sentis que c'était l'ami qu'il me fallait nous devÃnmes intimes. Nos goûts n'étaient pas les mÃÂȘmes; nous disputions toujours. Tous deux opiniùtres, nous n'étions jamais d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; et tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu que l'autre fût autrement. Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que l'Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n'avait pas ces violentes passions nationales communes dans son pays; l'idée de la vengeance ne pouvait pas plus entrer dans son esprit que le désir dans son coeur. Il était trop fier pour ÃÂȘtre vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-froid qu'un mortel ne pouvait pas offenser son ùme. Il était galant sans ÃÂȘtre tendre. Il jouait avec les femmes comme avec de jolis enfants. Il se plaisait avec les maÃtresses de ses amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d'en avoir. Les flammes de la vertu dont son coeur était dévoré ne permirent jamais à celles de ses sens de naÃtre. AprÚs ses voyages il s'est marié; il est mort jeune; il a laissé des enfants; et je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la premiÚre et la seule qui lui ait fait connaÃtre les plaisirs de l'amour. A l'extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c'était la piété d'un ange. Hors moi, je n'ai vu que lui seul de tolérant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun homme comment il pensait en matiÚre de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu'il fût honnÃÂȘte homme. Obstiné, tÃÂȘtu pour des opinions indifférentes, dÚs qu'il s'agissait de religion, mÃÂȘme de morale, il se recueillait, se taisait, ou disait simplement Je ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'ùme avec un esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageait et fixait d'avance l'emploi de sa journée par heures, quarts d'heure et minutes, et suivait cette distribution avec un tel scrupule, que si l'heure eût sonné tandis qu'il lisait sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avait pour telle étude, il y en avait pour telle autre; il y en avait pour la réflexion, pour la conversation, pour l'office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y avait ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet ordre; un devoir à remplir seul l'aurait pu. Quand il me faisait la liste de ses distributions afin que je m'y conformasse, je commençais par rire, et je finissais par pleurer d'admiration. Jamais il ne gÃÂȘnait personne, ni ne supportait la gÃÂȘne; il brusquait les gens qui, par politesse, voulaient le gÃÂȘner. Il était emporté sans ÃÂȘtre boudeur. Je l'ai vu souvent en colÚre, mais je ne l'ai jamais vu fùché. Rien n'était si gai que son humeur il entendait la raillerie et il aimait à railler; il y brillait mÃÂȘme, et il avait le talent de l'épigramme. Quand on l'animait, il était bruyant et tapageur en paroles, sa voix s'entendait de loin; mais tandis qu'il criait, on le voyait sourire, et tout à travers ses emportements, il lui venait quelques mots plaisants qui faisaient éclater tout le monde. Il n'avait pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avait la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d'un chùtain presque blond. Il était grand et bien fait. Son corps fut formé pour loger son ùme. Ce sage de coeur ainsi que de tÃÂȘte se connaissait en hommes, et fut mon ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas. Nous nous liùmes si bien que nous fÃmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n'y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événements postérieurs, mes désastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours. On dirait qu'il n'y a que les noirs complots des méchants qui réussissent; les projets innocents des bons n'ont presque jamais d'accomplissement. Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dÚs leur naissance les projets d'ambition que l'occasion m'avait fait former, rebuté de rentrer dans la carriÚre que j'avais si bien commencée, et dont néanmoins je venais d'ÃÂȘtre expulsé, je résolus de ne plus m'attacher à personne, mais de rester dans l'indépendance en tirant parti de mes talents, dont enfin je commençais à sentir la mesure, et dont j'avais trop modestement pensé jusqu'alors. Je repris le travail de mon opéra, que j'avais interrompu pour aller à Venise; et, pour m'y livrer plus tranquillement, aprÚs le départ d'Altuna, je retournai loger à mon ancien hÎtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg, m'était plus commode pour travailler à mon aise que la bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendait la seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma misÚre, et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une connaissance passagÚre; je dois entrer dans quelques détails sur la maniÚre dont elle se fit. Nous avions une nouvelle hÎtesse qui était d'Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ vingt-deux à vingt-trois ans, qui mangeait avec nous ainsi que l'hÎtesse. Cette fille, appelée ThérÚse le Vasseur, était de bonne famille son pÚre était officier de la monnaie d'Orléans, sa mÚre était marchande. Ils avaient beaucoup d'enfants. La monnaie d'Orléans n'allant plus, le pÚre se trouva sur le pavé; la mÚre, ayant essuyé des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce, et vint à Paris avec son mari et sa fille, qui les nourrissait tous trois de son travail. La premiÚre fois que je vis paraÃtre cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autres gens de pareille étoffe. Notre hÎtesse elle-mÃÂȘme avait rÎti le balai il n'y avait là que moi seul qui parlùt et se comportùt décemment. On agaça la petite; je pris sa défense. AussitÎt les lardons tombÚrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnÃÂȘteté dans les maniÚres et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins; et ses regards, animés par la reconnaissance, qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devenaient que plus pénétrants. Elle était trÚs timide; je l'étais aussi. La liaison, que cette disposition commune semblait éloigner, se fit pourtant trÚs rapidement. L'hÎtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses brutalités avancÚrent encore mes affaires auprÚs de la petite, qui, n'ayant que moi seul d'appui dans la maison, me voyait sortir avec peine et soupirait aprÚs le retour de son protecteur. Le rapport de nos coeurs, le concours de nos dispositions eut bientÎt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnÃÂȘte homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquetterie; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerais ni ne l'épouserais jamais. L'amour, l'estime, la sincérité naïve furent les ministres de mon triomphe; et c'était parce que son coeur était tendre et honnÃÂȘte que je fus heureux sans ÃÂȘtre entreprenant. La crainte qu'elle eut que je ne me fùchasse de ne pas trouver en elle ce qu'elle croyait que j'y cherchais recula mon bonheur plus que toute autre chose. Je la vis, interdite et confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre, et n'oser s'expliquer. Loin d'imaginer la véritable cause de son embarras, j'en imaginai une bien fausse et bien insultante pour ses moeurs; et, croyant qu'elle m'avertissait que ma santé courait des risques, je tombai dans des perplexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant plusieurs jours empoisonnÚrent mon bonheur. Comme nous ne nous entendions pas l'un l'autre, nos entretiens à ce sujet étaient autant d'énigmes et d'amphigouris plus que risibles. Elle fut prÃÂȘte à me croire absolument fou; je fus prÃÂȘt à ne savoir plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquùmes elle me fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur. SitÎt que je la compris, je fis un cri de joie Pucelage! m'écriai-je c'est bien à Paris, c'est bien à vingt ans qu'on en cherche! Ah! ma ThérÚse, je suis trop heureux de te posséder sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais pas. Je n'avais cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je vis que j'avais plus fait, et que je m'étais donné une compagne. Un peu d'habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur ma situation me firent sentir qu'en ne songeant qu'à mes plaisirs, j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il me fallait, à la place de l'ambition éteinte, un sentiment vif qui remplÃt mon coeur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à maman puisque je ne devais plus vivre avec elle, il me fallait quelqu'un qui vécût avec son élÚve, et en qui je trouvasse la simplicité, la docilité de coeur qu'elle avait trouvée en moi. Il fallait que la douceur de la vie privée et domestique me dédommageùt du sort brillant auquel je renonçais. Quand j'étais absolument seul, mon coeur était vide; mais il n'en fallait qu'un pour le remplir. Le sort m'avait Îté, m'avait aliéné, du moins en partie, celui pour lequel la nature m'avait fait. DÚs lors j'étais seul; car il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvais dans ThérÚse le supplément dont j'avais besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvais l'ÃÂȘtre selon le cours des événements. Je voulus d'abord former son esprit j'y perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis pas d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avais à l'hÎtel de Pontchartrain, vis-à -vis mes fenÃÂȘtres, un cadran sur lequel je m'efforçai durant plus d'un mois à lui faire connaÃtre les heures. A peine les connaÃt-elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et ne connaÃt pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célÚbres dans les sociétés oÃÂč j'ai vécu. Mais cette personne si bornée, et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes oÃÂč je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-mÃÂȘme; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre; elle m'a tiré des dangers oÃÂč je me précipitais aveuglément; et devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite, lui ont attiré l'estime universelle; et à moi, sur son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité. AuprÚs des personnes qu'on aime, le sentiment nourrit l'esprit ainsi que le coeur, et l'on a peu besoin de chercher ailleurs des idées. Je vivais avec ma ThérÚse aussi agréablement qu'avec le plus beau génie de l'univers. Sa mÚre, fiÚre d'avoir été jadis élevée auprÚs de la marquise de Monpipeau, faisait le bel esprit, voulait diriger le sien, et gùtait, par son astuce, la simplicité de notre commerce. L'ennui de cette importunité me fit un peu surmonter la sotte honte de n'oser me montrer avec ThérÚse en public, et nous faisions tÃÂȘte-à -tÃÂȘte de petites promenades champÃÂȘtres et de petits goûters qui m'étaient délicieux. Je voyais qu'elle m'aimait sincÚrement, et cela redoublait ma tendresse. Cette douce intimité me tenait lieu de tout l'avenir ne me touchait plus, ou ne me touchait que comme le présent prolongé je ne désirais rien que d'en assurer la durée. Cet attachement me rendit toute autre dissipation superflue et insipide. Je ne sortais plus que pour aller chez ThérÚse; sa demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse à mon travail, qu'en moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait, paroles et musique. Il restait seulement quelques accompagnements et remplissages à faire. Ce travail de manoeuvre m'ennuyait fort. Je proposai à Philidor de s'en charger, en lui donnant part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit quelques remplissages dans l'acte d'Ovide; mais il ne put se captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné et mÃÂȘme incertain. Il ne revint plus, et j'achevai ma besogne moi-mÃÂȘme. Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti; c'était un autre opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M. de la PopliniÚre, chez qui Gauffecourt, de retour de GenÚve, m'avait introduit. M. de la PopliniÚre était le MécÚne de Rameau madame de la PopliniÚre était sa trÚs humble écoliÚre. Rameau faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison. Jugeant qu'il protégerait avec plaisir l'ouvrage d'un de ses disciples, je voulus lui montrer le mien. Il refusa de le voir, disant qu'il ne pouvait lire des partitions, et que cela le fatiguait trop. La PopliniÚre dit là -dessus qu'on pouvait le lui faire entendre, et m'offrit de rassembler des musiciens pour en exécuter des morceaux. Je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en grommelant, et répétant sans cesse que ce devait ÃÂȘtre une belle chose que la composition d'un homme qui n'était pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul. Je me hùtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes, et pour chanteurs, Albert, Bérard et mademoiselle Bourbonnais. Rameau commença dÚs l'ouverture à faire entendre, par ses éloges outrés, qu'elle ne pouvait ÃÂȘtre de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d'impatience; mais à un air de haute-contre, dont le chant était mùle et sonore, et l'accompagnement trÚs brillant, il ne put se contenir; il m'apostropha avec une brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant qu'une partie de ce qu'il venait d'entendre était d'un homme consommé dans l'art, et le reste d'un ignorant qui ne savait pas mÃÂȘme la musique. Et il est vrai que mon travail, inégal et sans rÚgle, était tantÎt sublime et tantÎt trÚs plat, comme doit ÃÂȘtre celui de quiconque ne s'élÚve que par quelques élans de génie, et que la science ne soutient point. Rameau prétendit ne voir en moi qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les assistants, et surtout le maÃtre de la maison, ne pensÚrent pas de mÃÂȘme. M. de Richelieu, qui dans ce temps-là voyait beaucoup monsieur et, comme on sait, madame de la PopliniÚre, ouït parler de mon ouvrage, et voulut l'entendre en entier, avec le projet de le faire donner à la cour s'il en était content. Il fut exécuté à grand choeur et à grand orchestre, aux frais du roi, chez M. Bonneval, intendant des menus. Francoeur dirigeait l'exécution. L'effet en fut surprenant M. le duc ne cessait de s'écrier et d'applaudir; et à la fin d'un choeur, dans l'acte du Tasse, il se leva, vint à moi, et me serrant la main, Monsieur Rousseau, me dit-il, voilà de l'harmonie qui transporte; je n'ai jamais rien entendu de plus beau je veux faire donner cet ouvrage à Versailles. Madame de la PopliniÚre, qui était là , ne dit pas un mot. Rameau, quoique invité, n'y avait pas voulu venir. Le lendemain, madame de la PopliniÚre me fit à sa toilette un accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma piÚce, et me dit que, quoiqu'un peu de clinquant eût d'abord ébloui M. de Richelieu, il en était bien revenu, et qu'elle ne me conseillait pas de compter sur mon opéra. Monsieur le duc arriva peu aprÚs, et me tint un tout autre langage, me dit des choses flatteuses sur mes talents, et me parut toujours disposé à faire donner ma piÚce devant le roi. Il n'y a, dit-il, que l'acte du Tasse qui ne peut passer à la cour il en faut faire un autre. Sur ce seul mot j'allai m'enfermer chez moi; et dans trois semaines j'eus fait, à la place du Tasse, un autre acte, dont le sujet était Hésiode inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire passer dans cet acte une partie de l'histoire de mes talents, et de la jalousie dont Rameau voulait bien les honorer. Il y avait dans ce nouvel acte une élévation moins gigantesque et mieux soutenue que celle du Tasse; la musique en était aussi noble et beaucoup mieux faite; et si les deux autres actes avaient valu celui-là , la piÚce entiÚre eût avantageusement soutenu la représentation mais tandis que j'achevais de la mettre en état, une autre entreprise suspendit l'exécution de celle-là . L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoy il y eut beaucoup de fÃÂȘtes à Versailles, entre autres plusieurs opéras au théùtre des Petites-Écuries. De ce nombre fut le drame de Voltaire, intitulé la Princesse de Navarre, dont Rameau avait fait la musique, et qui venait d'ÃÂȘtre changé et réformé sous le nom des FÃÂȘtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements aux divertissements de l'ancien, tant dans les vers que dans la musique. Il s'agissait de trouver quelqu'un qui pût remplir ce double objet. Voltaire, alors en Lorraine, et Rameau, tous deux occupés pour lors à l'opéra du Temple de la Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là , M. de Richelieu pensa à moi, me fit proposer de m'en charger et pour que je pusse examiner mieux ce qu'il y avait à faire, il m'envoya séparément le poÚme et la musique. Avant toute chose, je ne voulus toucher aux paroles que de l'aveu de l'auteur; et je lui écrivis à ce sujet une lettre trÚs honnÃÂȘte, et mÃÂȘme respectueuse, comme il convenait. Voici sa réponse, dont l'original est dans la liasse A, no I. "15 décembre 1745. Vous réunissez, monsieur, deux talents qui ont toujours été séparés jusqu'à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fùché pour vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n'en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m'ordonna absolument de faire en un clin d'oeil une petite et mauvaise esquisse de quelques scÚnes insipides et tronquées, qui devaient s'ajuster à des divertissements qui ne sont point faits pour elles. J'obéis avec la plus grande exactitude; je fis trÚs vite et trÚs mal. J'envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne servirait pas, ou que je le corrigerais. Heureusement il est entre vos mains, vous en ÃÂȘtes le maÃtre absolu; j'ai perdu entiÚrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rectifié toutes les fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide d'une simple esquisse, que vous n'ayez suppléé à tout. Je me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas dit, dans ces scÚnes qui lient les divertissements, comment la princesse Grenadine passe tout d'un coup d'une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n'est point un magicien qui lui donne des fÃÂȘtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une idée confuse. Voyez s'il est nécessaire que la prison s'ouvre, et qu'on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palais doré et verni, préparé pour elle. Je sais trÚs bien que tout cela est fort misérable, et qu'il est au-dessous d'un ÃÂȘtre pensant de faire une affaire sérieuse de ces bagatelles; mais enfin, puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on pourra, il faut mettre le plus de raison qu'on peut, mÃÂȘme dans un mauvais divertissement d'opéra. Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je compte avoir bientÎt l'honneur de vous faire mes remerciements, et de vous assurer, monsieur, à quel point j'ai celui d'ÃÂȘtre, etc." Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre, comparée aux autres lettres demi-cavaliÚres qu'il m'a écrites depuis ce temps-là . Il me crut en grande faveur auprÚs de M. de Richelieu; et la souplesse courtisane qu'on lui connaÃt l'obligeait à beaucoup d'égards pour un nouveau venu, jusqu'à ce qu'il connût mieux la mesure de son crédit. Autorisé par M. de Voltaire et dispensé de tous égards pour Rameau, qui ne cherchait qu'à me nuire, je me mis au travail, et en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers, à trÚs peu de chose. Je tùchai seulement qu'on n'y sentÃt pas la différence des styles; et j'eus la présomption de croire avoir réussi. Mon travail en musique fut plus long et plus pénible outre que j'eus à faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre autres l'ouverture, tout le récitatif dont j'étais chargé se trouva d'une difficulté extrÃÂȘme, en ce qu'il fallait lier, souvent en peu de vers et par des modulations trÚs rapides, des symphonies et des choeurs dans des tons fort éloignés car, pour que Rameau ne m'accusùt pas d'avoir défiguré ses airs, je n'en voulus changer ni transposer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellemment modulé. L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on daignait m'associer m'avait élevé le génie; et je puis dire que, dans ce travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas mÃÂȘme ÃÂȘtre informé, je me tins presque toujours à cÎté de mes modÚles. La piÚce, dans l'état oÃÂč je l'avais mise, fut répétée au grand théùtre de l'Opéra. Des trois auteurs je m'y trouvai seul. Voltaire était absent, et Rameau n'y vint pas, ou se cacha. Les paroles du premier monologue étaient trÚs lugubres; en voici le début O mort! viens terminer les malheurs de ma vie. Il avait bien fallu faire une musique assortissante. Ce fut pourtant là -dessus que madame de la PopliniÚre fonda sa censure, en m'accusant, avec beaucoup d'aigreur, d'avoir fait une musique d'enterrement. M. de Richelieu commença judicieusement par s'informer de qui étaient les vers de ce monologue. Je lui présentai le manuscrit qu'il m'avait envoyé, et qui faisait foi qu'ils étaient de Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire seul qui a tort. Durant la répétition, tout ce qui était de moi fut successivement improuvé par madame de la PopliniÚre, et justifié par M. de Richelieu. Mais enfin j'avais affaire à trop forte partie, et il me fut signifié qu'il y avait à refaire à mon travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau. Navré d'une conclusion pareille, au lieu des éloges que j'attendais, et qui certainement m'étaient dus, je rentrai chez moi la mort dans le coeur. J'y tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin; et de six semaines je ne fus en état de sortir. Rameau, qui fut chargé des changements indiqués par madame de la PopliniÚre, m'envoya demander l'ouverture de mon grand opéra, pour la substituer à celle que je venais de faire. Heureusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n'y avait plus que cinq ou six jours jusqu'à la représentation, il n'eut pas le temps d'en faire une, et il fallut laisser la mienne. Elle était à l'italienne, et d'un style trÚs nouveau pour lors en France. Cependant elle fut goûtée et j'appris par M. de Valmalette, maÃtre d'hÎtel du roi, et gendre de M. Mussard, mon parent et mon ami, que les amateurs avaient été trÚs contents de mon ouvrage, et que le public ne l'avait pas distingué de celui de Rameau. Mais celui-ci, de concert avec madame de la PopliniÚre, prit des mesures pour qu'on ne sût pas mÃÂȘme que j'y avais travaillé. Sur les livres qu'on distribue aux spectateurs, et oÃÂč les auteurs sont toujours nommés, il n'y eut de nommé que Voltaire; et Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d'y voir associer le mien. SitÎt que je fus en état de sortir, je voulus aller chez M. de Richelieu. Il n'était plus temps; il venait de partir pour Dunkerque, oÃÂč il devait commander le débarquement destiné pour l'Écosse. A son retour, je me dis, pour autoriser ma paresse, qu'il était trop tard. Ne l'ayant plus revu depuis lors, j'ai perdu l'honneur que méritait mon ouvrage, l'honoraire qu'il devait me produire; et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie et l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre un sou de bénéfice, ou plutÎt de dédommagement. Il m'a cependant toujours paru que M. de Richelieu avait naturellement de l'inclination pour moi, et pensait avantageusement de mes talents; mais mon malheur et madame de la PopliniÚre empÃÂȘchÚrent tout l'effet de sa bonne volonté. Je ne pouvais rien comprendre à l'aversion de cette femme, à qui je m'étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez réguliÚrement ma cour. Gauffecourt m'en expliqua les causes D'abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prÎneuse en titre, et qui ne veut souffrir aucun concurrent; et de plus un péché originel qui vous damne auprÚs d'elle, et qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'ÃÂȘtre Genevois. Là -dessus il m'expliqua que l'abbé Hubert, qui l'était, et sincÚre ami de M. de la PopliniÚre, avait fait ses efforts pour l'empÃÂȘcher d'épouser cette femme, qu'il connaissait bien; et qu'aprÚs le mariage elle lui avait voué une haine implacable, ainsi qu'à tous les Genevois. Quoique la PopliniÚre, ajouta-t-il, ait de l'amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme elle vous hait; elle est méchante, elle est adroite vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit. Ce mÃÂȘme Gauffecourt me rendit à peu prÚs dans le mÃÂȘme temps un service dont j'avais grand besoin. Je venais de perdre mon vertueux pÚre, ùgé d'environ soixante ans. Je sentis moins cette perte que je n'aurais fait en d'autres temps, oÃÂč les embarras de ma situation m'auraient moins occupé. Je n'avais point voulu réclamer de son vivant ce qui restait du bien de ma mÚre, et dont il tirait le petit revenu je n'eus plus là -dessus de scrupule aprÚs sa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de mon frÚre faisait une difficulté que Gauffecourt se chargea de lever, et qu'il leva en effet par les bons offices de l'avocat de Lorme. Comme j'avais le plus grand besoin de cette petite ressource, et que l'événement était douteux, j'en attendais la nouvelle définitive avec le plus vif empressement. Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devait contenir cette nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement d'impatience dont j'eus honte au dedans de moi. Eh quoi! me dis-je avec dédain, Jean-Jacques se laisserait-il subjuguer à ce point par l'intérÃÂȘt et par la curiosité? Je remis sur-le-champ la lettre sur ma cheminée; je me déshabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu'à mon ordinaire, et me levai le lendemain assez tard sans plus penser à ma lettre. En m'habillant je l'aperçus; je l'ouvris sans me presser; j'y trouvai une lettre de change. J'eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir su me vaincre. J'aurais vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de cet argent à ma pauvre maman, regrettant avec larmes l'heureux temps oÃÂč j'aurais mis le tout à ses pieds. Toutes ses lettres se sentaient de sa détresse. Elle m'envoyait un tas de recettes et de secrets dont elle prétendait que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le sentiment de sa misÚre lui resserrait le coeur et lui rétrécissait l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des fripons qui l'obsédaient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta de partager mon nécessaire avec ces misérables, surtout aprÚs l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-aprÚs. Le temps s'écoulait, et l'argent avec lui. Nous étions deux, mÃÂȘme quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, quoique ThérÚse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemples, sa mÚre n'était pas comme elle. SitÎt qu'elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille, pour en partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aÃnée, mariée au directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais pour ThérÚse était détourné par sa mÚre en faveur de ces affamés. Comme je n'avais pas affaire à une personne avide, et que je n'étais pas subjugué par une passion folle, je ne faisais pas des folies. Content de tenir ThérÚse honnÃÂȘtement, mais sans luxe, à l'abri des pressants besoins, je consentais que ce qu'elle gagnait par son travail fût tout entier au profit de sa mÚre, et je ne me bornais pas à cela; mais, par une fatalité qui me poursuivait, tandis que maman était en proie à ses croquants, ThérÚse était en proie à sa famille, et je ne pouvais rien faire d'aucun cÎté qui profitùt à celle pour qui je l'avais destiné. Il était singulier que la cadette des enfants de madame le Vasseur, la seule qui n'eût pas été dotée, était la seule qui nourrissait son pÚre et sa mÚre, et qu'aprÚs avoir été longtemps battue par ses frÚres, par ses soeurs, mÃÂȘme par ses niÚces, cette pauvre fille en était maintenant pillée, sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses niÚces, appelée Gothon Leduc, était assez aimable et d'un caractÚre assez doux, quoique gùtée par l'exemple et les leçons des autres. Comme je les voyais souvent ensemble, je leur donnais les noms qu'elles s'entre-donnaient; j'appelais la niÚce ma niÚce, et la tante ma tante. Toutes deux m'appelaient leur oncle. De là le nom de tante duquel j'ai continué d'appeler ThérÚse, et que mes amis répétaient quelquefois en plaisantant. On sent que, dans une pareille situation, je n'avais pas un moment à perdre pour tùcher de m'en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m'avait oublié, et n'espérant plus rien du cÎté de la cour, je fis quelques tentatives pour faire passer à Paris mon opéra mais j'éprouvai des difficultés qui demandaient bien du temps pour les vaincre, et j'étais de jour en jour plus pressé. Je m'avisai de présenter ma petite comédie de Narcisse aux Italiens. Elle y fut reçue, et j'eus les entrées, qui me firent grand plaisir mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir à faire jouer ma piÚce; et, ennuyé de faire ma cour à des comédiens, je les plantai là . Je revins enfin au dernier expédient qui me restait, et le seul que j'aurais dû prendre. En fréquentant la maison de M. de la PopliniÚre je m'étais éloigné de celle de M. Dupin. Les deux dames, quoique parentes, étaient mal ensemble et ne se voyaient point; il n'y avait aucune société entre les deux maisons, et Thieriot seul vivait dans l'une et dans l'autre. Il fut chargé de tùcher de me ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivait alors l'histoire naturelle et la chimie, et faisait un cabinet. Je crois qu'il aspirait à l'Académie des sciences; il voulait pour cela faire un livre, et il jugeait que je pouvais lui ÃÂȘtre utile dans ce travail. Madame Dupin, qui de son cÎté méditait un autre livre, avait sur moi des vues à peu prÚs semblables. Ils auraient voulu m'avoir en commun pour une espÚce de secrétaire, et c'était là l'objet des semonces de Thieriot. J'exigeais préalablement que M. de Francueil emploierait son crédit avec celui de Jelyotte pour faire répéter mon ouvrage à l'Opéra. Il y consentit. Les Muses galantes furent répétées d'abord plusieurs fois au magasin, puis au grand théùtre. Il y avait beaucoup de monde à la grande répétition, et plusieurs morceaux furent trÚs applaudis. Cependant je sentis moi-mÃÂȘme durant l'exécution, fort mal conduite par Rebel, que la piÚce ne passerait pas, et mÃÂȘme qu'elle n'était pas en état de paraÃtre sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire, et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par plusieurs indices que l'ouvrage, eût-il été parfait, n'aurait pas passé. M. de Francueil m'avait bien promis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole. J'ai toujours cru voir, dans cette occasion et dans beaucoup d'autres, que ni lui ni madame Dupin ne se souciaient de me laisser acquérir une certaine réputation dans le monde, de peur peut-ÃÂȘtre qu'on en supposùt, en voyant leurs livres, qu'ils avaient greffé leurs talents sur les miens. Cependant, comme madame Dupin m'en a toujours supposé de trÚs médiocres, et qu'elle ne m'a jamais employé qu'à écrire sous sa dictée, ou à des recherches de pure érudition, ce reproche, surtout à son égard, eût été bien injuste. Ce dernier mauvais succÚs acheva de me décourager. J'abandonnai tout projet d'avancement et de gloire; et, sans plus songer à des talents vrais ou vains qui me prospéraient si peu, je consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma subsistance et celle de ma ThérÚse, comme il plairait à ceux qui se chargeraient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout à fait à madame Dupin et à M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car, avec huit à neuf cents francs par an que j'eus les deux premiÚres années, à peine avais-je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur voisinage, en chambre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre loyer à l'extrémité de Paris, tout en haut de la rue Saint-Jacques, oÃÂč, quelque temps qu'il fÃt, j'allais souper presque tous les soirs. Je pris bientÎt le train et mÃÂȘme le goût de mes nouvelles occupations. Je m'attachai à la chimie; j'en fis plusieurs cours avec M. de Francueil chez M. Rouelle; et nous nous mÃmes à barbouiller du papier tant bien que mal sur cette science, dont nous possédions à peine les éléments. En 1747, nous allùmes passer l'automne en Touraine, au chùteau de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bùtie par Henri second pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin, fermier général. On s'amusa beaucoup dans ce beau lieu; on y faisait trÚs bonne chÚre; j'y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J'y composai plusieurs trios à chanter pleins d'une assez forte harmonie, et dont je reparlerai peut-ÃÂȘtre dans mon supplément, si jamais j'en fais un. On y joua la comédie. J'y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulée l'Engagement téméraire qu'on trouvera parmi mes papiers, et qui n'a d'autre mérite que beaucoup de gaieté. J'y composai d'autres petits ouvrages, entre autres une piÚce en vers intitulée l'Allée de Sylvie, nom d'une allée du parc qui bordait le Cher; et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la chimie, et celui que je faisais auprÚs de madame Dupin. Tandis que j'engraissais à Chenonceaux, ma pauvre ThérÚse engraissait à Paris d'une autre maniÚre; et quand j'y revins, je trouvai l'ouvrage que j'avais mis sur le métier plus avancé que je ne l'avais cru. Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un embarras extrÃÂȘme, si des camarades de table ne m'eussent fourni la seule ressource qui pouvait m'en tirer. C'est un de ces récits essentiels que je ne puis faire avec trop de simplicité, parce qu'il faudrait, en les commentant, m'excuser ou me charger, et que je ne dois faire ici ni l'un ni l'autre. Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller manger chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui et moi à notre voisinage, presque vis-à -vis le cul-de-sac de l'Opéra, chez une madame la Selle, femme d'un tailleur, qui donnait assez mal à manger, mais dont la table ne laissait pas d'ÃÂȘtre recherchée, à cause de la bonne et sûre compagnie qui s'y trouvait; car on n'y recevait aucun inconnu, et il fallait ÃÂȘtre introduit par quelqu'un de ceux qui y mangeaient d'ordinaire. Le commandeur de Graville, vieux débauché, plein de politesse et d'esprit, mais ordurier, y logeait, et y attirait une folle et brillante jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires. Le commandeur de Nonant, chevalier de toutes les filles de l'Opéra, y apportait journellement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. Duplessis, lieutenant-colonel retiré, bon et sage vieillard, et Ancelet, officier des mousquetaires, y maintenaient un certain ordre parmi ces jeunes gens. Il y venait aussi des commerçants, des financiers, des ouvriers, mais polis, honnÃÂȘtes, et de ceux qu'on distinguait dans leur métier; M. de Besse, M. de Forcade, et d'autres dont j'ai oublié les noms. Enfin l'on y voyait des gens de mise de tous les états, excepté des abbés et des gens de robe, que je n'y ai jamais vus; et c'était une convention de n'y en point introduire. Cette table, assez nombreuse, était trÚs gaie sans ÃÂȘtre bruyante, et l'on y polissonnait beaucoup sans grossiÚreté. Le vieux commandeur, avec tous ses contes gras quant à la substance, ne perdait jamais sa politesse de la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sortait de sa bouche qui ne fût si plaisant que des femmes l'auraient pardonné. Son ton servait de rÚgle à toute la table tous ces jeunes gens contaient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grùce et les contes de filles manquaient d'autant moins que le magasin était à la porte; car l'allée par oÃÂč l'on allait chez madame la Selle était la mÃÂȘme oÃÂč donnait la boutique de la Duchapt, célÚbre marchande de modes, qui avait alors de trÚs jolies filles avec lesquelles nos messieurs allaient causer avant ou aprÚs dÃner. Je m'y serais amusé comme les autres, si j'eusse été plus hardi. Il ne fallait qu'entrer comme eux; je n'osai jamais. Quant à madame la Selle, je continuai d'y aller manger assez souvent aprÚs le départ d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anecdotes trÚs amusantes, et j'y pris aussi peu à peu, non, grùces au ciel, jamais les moeurs, mais les maximes que j'y vis établies. D'honnÃÂȘtes personnes, mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordinaires; et celui qui peuplait le mieux les Enfants-Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna; je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en rÚgne chez des gens trÚs aimables, et dans le fond trÚs honnÃÂȘtes gens; et je me dis Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit on peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y déterminai gaillardement, sans le moindre scrupule; et le seul que j'eus à vaincre fut celui de ThérÚse, à qui j'eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. Sa mÚre, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente et sûre, appelée mademoiselle Gouin, qui demeurait à la pointe Saint-Eustache, pour lui confier ce dépÎt; et quand le temps fut venu, ThérÚse fut menée par sa mÚre chez la Gouin pour y faire ses couches. J'allai l'y voir plusieurs fois, et je lui portai un chiffre que j'avais fait à double sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant; et il fut déposé par la sage-femme au bureau des Enfants-Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année suivante, mÃÂȘme inconvénient et mÃÂȘme expédient, au chiffre prÚs, qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle de la mÚre elle obéit en gémissant. On verra successivement toutes les vicissitudes que cette fatale conduite a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans ma destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette premiÚre époque. Ses suites, aussi cruelles qu'imprévues, ne me forceront que trop d'y revenir. Je marque ici celle de ma premiÚre connaissance avec madame d'Épinay, dont le nom reviendra souvent dans ces Mémoires elle s'appelait mademoiselle d'Esclavelles, et venait d'épouser M. d'Épinay, fils de M. Lalive de Bellegarde, fermier général. Son mari était musicien, ainsi que M. de Francueil. Elle était musicienne aussi, et la passion de cet art mit entre ces trois personnes une grande intimité. M. de Francueil m'introduisit chez madame d'Épinay; j'y soupais quelquefois avec lui. Elle était aimable, avait de l'esprit, des talents; c'était assurément une bonne connaissance à faire. Mais elle avait une amie, appelée mademoiselle d'Ette, qui passait pour méchante, et qui vivait avec le chevalier de Valory, qui ne passait pas pour bon. Je crois que le commerce de ces deux personnes fit tort à madame d'Épinay, à qui la nature avait donné, avec un tempérament trÚs exigeant, des qualités excellentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de Francueil lui communiqua une partie de l'amitié qu'il avait pour moi, et m'avoua ses liaisons avec elle, dont, par cette raison, je ne parlerais pas ici si elles ne fussent devenues publiques au point de n'ÃÂȘtre pas mÃÂȘme cachées à M. d'Épinay. M. de Francueil me fit mÃÂȘme sur cette dame des confidences bien singuliÚres, qu'elle ne m'a jamais faites à moi-mÃÂȘme, et dont elle ne m'a jamais cru instruit; car je n'en ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche ni à elle ni à qui que ce soit. Toute cette confiance de part et d'autre rendait ma situation trÚs embarrassante surtout avec madame de Francueil, qui me connaissait assez pour ne pas se défier de moi, quoique en liaison avec sa rivale. Je consolais de mon mieux cette pauvre femme, à qui son mari ne rendait assurément pas l'amour qu'elle avait pour lui. J'écoutais séparément ces trois personnes; je gardais leurs secrets avec la plus grande fidélité, sans qu'aucune des trois m'en arrachùt jamais aucun de ceux des deux autres, et sans dissimuler à chacune des deux femmes mon attachement pour sa rivale. Madame de Francueil, qui voulait se servir de moi pour bien des choses, essuya des refus formels; et madame d'Épinay, m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour Francueil, non seulement en reçut un pareil, mais encore une déclaration trÚs nette que si elle voulait me chasser pour jamais de chez elle, elle n'avait qu'à me faire une seconde fois pareille proposition. Il faut rendre justice à madame d'Épinay loin que ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à Francueil avec éloge, et ne m'en reçut pas moins bien. C'est ainsi que, dans des relations orageuses entre trois personnes que j'avais à ménager, dont je dépendais en quelque sorte, et pour qui j'avais de l'attachement, je conservai jusqu'à la fin leur amitié, leur estime, leur confiance, en me conduisant avec douceur et complaisance, mais toujours avec droiture et fermeté. Malgré ma bÃÂȘtise et ma gaucherie, madame d'Épinay voulut me mettre des amusements de la Chevrette, chùteau prÚs de Saint-Denis, appartenant à M. de Bellegarde. Il y avait un théùtre oÃÂč l'on jouait souvent des piÚces. On me chargea d'un rÎle que j'étudiai six mois sans relùche, et qu'il fallut me souffler d'un bout à l'autre à la représentation. AprÚs cette épreuve on ne me proposa plus de rÎle. En faisant la connaissance de madame d'Épinay, je fis aussi celle de sa belle-soeur, mademoiselle de Bellegarde, qui devint bientÎt comtesse de Houdetot. La premiÚre fois que je la vis, elle était à la veille de son mariage elle me causa longtemps avec cette familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la trouvai trÚs aimable; mais j'étais bien éloigné de prévoir que cette jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et m'entraÃnerait, quoique bien innocemment, dans l'abÃme oÃÂč je suis aujourd'hui. Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n'avais pourtant négligé ni l'un ni l'autre, et je m'étais surtout lié de jour en jour plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette, ainsi que j'avais une ThérÚse c'était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma ThérÚse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractÚre aimable, fait pour attacher un honnÃÂȘte homme; au lieu que la sienne, pie-griÚche et harengÚre, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l'épousa toutefois. Ce fut fort bien fait, s'il l'avait promis. Pour moi, qui n'avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l'imiter. Je m'étais aussi lié avec l'abbé de Condillac, qui n'était rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je suis le premier peut-ÃÂȘtre qui ai vu sa portée, et qui l'ai estimé ce qu'il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi; et tandis qu'enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, prÚs l'Opéra, je faisais mon acte d'Hésiode, il venait quelquefois dÃner avec moi tÃÂȘte à tÃÂȘte en pique-nique. Il travaillait alors à l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un libraire qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence; et la métaphysique, alors trÚs peu à la mode, n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son ouvrage; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grùce, cent écus, qu'il n'aurait peut-ÃÂȘtre pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dÃner ensemble à l'hÎtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dÃners hebdomadaires plussent extrÃÂȘmement à Diderot; car lui, qui manquait presque à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là . Je formai là le projet d'une feuille périodique, intitulée le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J'en esquissai la premiÚre feuille, et cela me fit faire connaissance avec d'Alembert, à qui Diderot en avait parlé. Des événements imprévus nous barrÚrent, et ce projet en demeura là . Ces deux auteurs venaient d'entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui ne devait d'abord ÃÂȘtre qu'une espÚce de traduction de Chambers, semblable à peu prÚs à celle du Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venait d'achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que j'acceptai, et que j'exécutai trÚs à la hùte et trÚs mal, dans les trois mois qu'il m'avait donnés, comme à tous les auteurs qui devaient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prÃÂȘt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que j'avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil, appelé Dupont, qui écrivait trÚs bien, et à qui je payai dix écus tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été remboursés. Diderot m'avait promis, de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m'a jamais reparlé, ni moi à lui. Cette entreprise de l'Encyclopédie fut interrompue par sa détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de mÃÂȘme de la Lettre sur les aveugles, qui n'avait rien de répréhensible que quelques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M. de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le mal au pis, s'effaroucha. Je le crus là pour le reste de sa vie. La tÃÂȘte faillit m'en tourner. J'écrivis à madame de Pompadour pour la conjurer de le faire relùcher, ou d'obtenir qu'on m'enfermùt avec lui. Je n'eus aucune réponse à ma lettre elle était trop peu raisonnable pour ÃÂȘtre efficace; et je ne me flatte pas qu'elle ait contribué aux adoucissements qu'on mit quelque temps aprÚs à la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque temps encore avec la mÃÂȘme rigueur, je crois que je serais mort de désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit peu d'effet, je ne m'en suis pas non plus beaucoup fait valoir; car je n'en parlai qu'à trÚs peu de gens, et jamais à Diderot lui-mÃÂȘme. LIVRE HUITIÈME 1749 J'ai dû faire une pause à la fin du précédent Livre. Avec celui-ci commence, dans sa premiÚre origine, la longue chaÃne de mes malheurs. Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n'avais pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire quelques connaissances. J'avais fait entre autres, chez madame Dupin, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun, son gouverneur. J'avais fait, chez M. de la PopliniÚre, celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et connu dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou deux à Fontenay-sous-Bois, oÃÂč le prince avait une maison. Nous y fûmes. En passant devant Vincennes je sentis, à la vue du donjon, un déchirement de coeur dont le baron remarqua l'effet sur mon visage. A souper, le prince parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence j'en mis dans la maniÚre impétueuse dont je le défendis. L'on pardonna cet excÚs de zÚle à celui qu'inspire un ami malheureux, et l'on parla d'autre chose. Il y avait là deux Allemands attachés au prince l'un, appelé M. Klupffell, homme de beaucoup d'esprit, était son chapelain, et devint ensuite son gouverneur, aprÚs avoir supplanté le baron; l'autre était un jeune homme, appelé M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant qu'il trouvùt quelque place, et dont l'équipage trÚs mince annonçait le pressant besoin de la trouver. DÚs ce mÃÂȘme soir, Klupffell et moi commençùmes une liaison qui devint bientÎt amitié. Celle avec le sieur Grimm n'alla pas tout à fait si vite il ne se mettait guÚre en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dÃner l'on parla de musique il en parla bien. Je fus transporté d'aise en apprenant qu'il accompagnait du clavecin. AprÚs le dÃner on fit apporter de la musique. Nous musicùmes tout le jour au clavecin du prince. Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais. En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot était sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le chùteau et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant mÃÂȘme! Mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, aprÚs trois ou quatre siÚcles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'était pas seul; d'Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots; j'étouffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui dire Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette maniÚre d'en tirer avantage; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là , j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot ce n'eût pas été là la premiÚre idée qui me serait venue. Je le trouvai trÚs affecté de sa prison. Le donjon lui avait fait une impression terrible; et quoiqu'il fût agréablement au chùteau, et maÃtre de ses promenades dans un parc qui n'est pas mÃÂȘme fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j'étais assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus aussi ÃÂȘtre celui dont la vue lui serait la plus consolante; et tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations trÚs exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les aprÚs-midi. Cette année 1749, l'été fut d'une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures aprÚs midi j'allais à pied quand j'étais seul, et j'allais vite pour arriver plus tÎt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante, Si le progrÚs des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs. A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que j'en reçus, les détails m'en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire qui mérite d'ÃÂȘtre dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je me suis reposé sur elle sitÎt que j'en confie le dépÎt au papier, elle m'abandonne; et dÚs qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre, je savais par coeur des multitudes de chansons sitÎt que j'ai su chanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux que j'ai le plus aimés j'en puisse aujourd'hui redire un seul tout entier. Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l'aperçut; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chÃÂȘne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dÚs cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement. Mes sentiments se montÚrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu; et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-ÃÂȘtre qu'elle ait jamais été dans le coeur d'aucun autre homme. Je travaillai ce discours d'une façon bien singuliÚre, et que j'ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma tÃÂȘte avec des peines incroyables; puis, quand j'étais parvenu à en ÃÂȘtre content, je les déposais dans ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le papier mais le temps de me lever et de m'habiller me faisait tout perdre; et quand je m'étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j'avais composé. Je m'avisai de prendre pour secrétaire madame le Vasseur. Je l'avais logée avec sa fille et son mari plus prÚs de moi; et c'était elle qui, pour m'épargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit; et cette pratique, que j'ai longtemps suivie, m'a sauvé bien des oublis. Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut content, et m'indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d'ordre; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c'est le plus faible de raisonnement, et le plus pauvre de nombre et d'harmonie mais avec quelque talent qu'on puisse ÃÂȘtre né, l'art d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup. Je fis partir cette piÚce sans en parler à personne autre, si ce n'est, je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée chez le comte de FriÚse, je commençais à vivre dans la plus grande intimité. Il avait un clavecin qui nous servait de point de réunion, et autour duquel je passais avec lui tous les moments que j'avais de libres, à chanter des airs italiens et des barcarolles sans trÃÂȘve et sans relùche du matin au soir, ou plutÎt du soir au matin; et, sitÎt qu'on ne me trouvait pas chez madame Dupin, on était sûr de me trouver chez M. Grimm, ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai d'aller à la Comédie italienne, oÃÂč j'avais mes entrées, mais qu'il n'aimait pas, pour aller avec lui, en payant, à la Comédie française, dont il était passionné. Enfin un attrait si puissant me liait à ce jeune homme, et j'en devins tellement inséparable, que la pauvre tante elle-mÃÂȘme en était négligée; c'est-à -dire que je la voyais moins, car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s'est affaibli. Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de temps que j'avais de libre renouvela plus vivement que jamais le désir que j'avais depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec ThérÚse mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout le défaut d'argent pour acheter des meubles, m'avaient jusqu'alors retenu. L'occasion de faire un effort se présenta, et j'en profitai. M. de Francueil et madame Dupin, sentant bien que huit ou neuf cents francs par an ne pouvaient me suffire, portÚrent de leur propre mouvement mon honoraire annuel jusqu'à cinquante louis; et, de plus, madame Dupin, apprenant que je cherchais à me mettre dans mes meubles, m'aida de quelque secours pour cela. Avec les meubles qu'avait déjà ThérÚse, nous mÃmes tout en commun, et ayant loué un petit appartement à l'hÎtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, chez de trÚs bonnes gens, nous nous y arrangeùmes comme nous pûmes; et nous y avons demeuré paisiblement et agréablement pendant sept ans, jusqu'à mon délogement pour l'Ermitage. Le pÚre de ThérÚse était un vieux bonhomme trÚs doux, qui craignait extrÃÂȘmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela le surnom de lieutenant criminel, que Grimm, par plaisanterie, transporta dans la suite à la fille. Madame le Vasseur ne manquait pas d'esprit, c'est-à -dire d'adresse; elle se piquait mÃÂȘme de politesse et d'airs du grand monde mais elle avait un patelinage mystérieux qui m'était insupportable, donnant d'assez mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec moi, et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres et aux miens; du reste assez bonne mÚre parce qu'elle trouvait son compte à l'ÃÂȘtre, et couvrant les fautes de sa fille parce qu'elle en profitait. Cette femme, que je comblais d'attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j'avais extrÃÂȘmement à coeur de me faire aimer, était, par l'impossibilité que j'éprouvais d'y parvenir, la seule cause de peine que j'eusse dans mon petit ménage; et du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans le plus parfait bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter. Le coeur de ma ThérÚse était celui d'un ange; notre attachement croissait avec notre intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l'un pour l'autre. Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité nos promenades tÃÂȘte à tÃÂȘte hors de la ville, oÃÂč je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée de ma fenÃÂȘtre, assis en vis-à -vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenÃÂȘtre nous servait de table, nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants; et, quoique au quatriÚme étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d'ùme, que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu'à minuit sans y songer, et sans nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous eût avertis. Mais laissons ces détails, qui paraÃtront insipides ou risibles je l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point. J'en eus à peu prÚs dans le mÃÂȘme temps une plus grossiÚre, la derniÚre de cette espÚce que j'aie eue à me reprocher. J'ai dit que le ministre Klupffell était aimable mes liaisons avec lui n'étaient guÚre moins étroites qu'avec Grimm, et devinrent aussi familiÚres; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étaient égayés par les fines et folles polissonneries de Klupffell, et par les plaisants germanismes de Grimm, qui n'était pas encore devenu puriste. La sensualité ne présidait pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléait, et nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous quitter. Klupffell avait mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissait pas d'ÃÂȘtre à tout le monde, parce qu'il ne pouvait pas l'entretenir à lui tout seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvùmes qui en sortait pour aller souper avec elle. Nous le raillùmes il s'en vengea galamment en nous mettant du mÃÂȘme souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature me parut d'un assez bon naturel, trÚs douce, et peu faite à son métier, auquel une sorciÚre qu'elle avait avec elle la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous égayÚrent au point que nous nous oubliùmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à demi, et nous passùmes tous trois successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmé qu'il ne l'avait pas touchée c'était donc pour s'amuser à nous impatienter qu'il resta si longtemps avec elle; et s'il s'en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisque, avant d'entrer chez le comte de FriÚse, il logeait chez des filles au mÃÂȘme quartier Saint-Roch. Je sortis de la rue des Moineaux, oÃÂč logeait cette fille, aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison oÃÂč on l'avait enivré, et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. ThérÚse s'aperçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j'avais quelque reproche à me faire; j'en allégeai le poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dÚs le lendemain, Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en l'aggravant, et depuis lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler malignement le souvenir en cela d'autant plus coupable que, l'ayant mis librement et volontairement dans ma confidence, j'avais droit d'attendre de lui qu'il ne m'en ferait pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu'en cette occasion la bonté de coeur de ma ThérÚse; car elle fut plus choquée du procédé de Grimm qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyai de sa part que des reproches touchants et tendres, dans lesquels je n'aperçus jamais la moindre trace de dépit. La simplicité d'esprit de cette excellente fille égalait sa bonté de coeur, c'est tout dire; mais un exemple qui se présente mérite pourtant d'ÃÂȘtre ajouté. Je lui avais dit que Klupffell était ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha Un ministre était pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement les idées les plus disparates, elle s'avisa de prendre Klupffell pour le pape. Je la crus folle la premiÚre fois qu'elle me dit, comme je rentrais, que le pape m'était venu voir. Je la fis expliquer, et je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter cette histoire à Grimm et à Klupffell, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnùmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C'étaient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avais ri que deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ce temps-là ni dans ma jeunesse; car assurément cette idée n'aurait jamais pu leur venir. L'année suivante, 1750, comme je ne songeais plus à mon Discours, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l'avaient dicté, les anima d'une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation dans mon coeur ce premier levain d'héroïsme et de vertu que mon pÚre, et ma patrie, et Plutarque y avaient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'ÃÂȘtre libre et vertueux, au-dessus de la fortune et de l'opinion, et de se suffire à soi-mÃÂȘme. Quoique la mauvaise honte et la crainte des sifflets m'empÃÂȘchassent de me conduire d'abord sur ces principes, et de rompre brusquement en visiÚre aux maximes de mon siÚcle, j'en eus dÚs lors la volonté décidée, et je ne tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il en fallait aux contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante. Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. ThérÚse devint grosse pour la troisiÚme fois. Trop sincÚre avec moi, trop fiÚre en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes oeuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mÚre, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait, par leurs formules, qu'une religion de mots, vu qu'il en coûte peu de prescrire l'impossible quand on se dispense de le pratiquer. Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus étonnant que la sécurité d'ùme avec laquelle je m'y livrai. Si j'étais de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et d'humanité ne germa jamais, cet endurcissement serait tout simple; mais cette chaleur de coeur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et mÃÂȘme de le vouloir; cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable tout cela peut-il jamais s'accorder dans la mÃÂȘme ùme avec la dépravation qui fait fouler aux pieds sans scrupule le plus doux des devoirs? Non, je le sens et le dis hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n'a pu ÃÂȘtre un homme sans sentiment, sans entrailles, un pÚre dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop. Puisqu'elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d'autres je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la mÃÂȘme erreur. Je me contenterai de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfants à l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-mÃÂȘme, en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutÎt qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de pÚre, et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets de mon coeur m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma raison m'ait donné le mÃÂȘme avertissement, j'ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur pÚre, et de celui qui les menaçait quand j'aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à madame d'Épinay ou à madame de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnÃÂȘtes gens? Je l'ignore; mais je suis sûr qu'on les aurait portés à haïr, peut-ÃÂȘtre à trahir leurs parents il vaut mieux cent fois qu'ils ne les aient point connus. Mon troisiÚme enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les premiers, et il en fut de mÃÂȘme des deux suivants, car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mÚre; mais je le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à Grimm; je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans aucune espÚce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la Gouin était une honnÃÂȘte femme, trÚs discrÚte, et sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de mes amis à qui j'eus quelque intérÃÂȘt de m'ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches oÃÂč elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystÚre à ma conduite, non seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l'ÃÂȘtre. J'aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l'ont été. Tandis que je faisais ainsi mes confidences, madame le Vasseur les faisait aussi de son cÎté, mais dans des vues moins désintéressées. Je les avais introduites, elle et sa fille, chez madame Dupin, qui, par amitié pour moi, avait mille bontés pour elles. La mÚre la mit dans le secret de sa fille. Madame Dupin, qui est bonne et généreuse, et à qui elle ne disait pas combien, malgré la modicité de mes ressources, j'étais attentif à pourvoir à tout, y pourvoyait de son cÎté avec une libéralité que, par l'ordre de la mÚre, la fille m'a toujours cachée durant mon séjour à Paris, et dont elle ne me fit l'aveu qu'à l'Ermitage, à la suite de plusieurs autres épanchements de coeur. J'ignorais que madame Dupin, qui ne m'en a jamais fait le moindre semblant, fût si bien instruite; j'ignore encore si madame de Chenonceaux, sa bru, le fut aussi; mais madame de Francueil, sa belle-fille, le fut, et ne put s'en taire. Elle m'en parla l'année suivante, lorsque j'avais déjà quitté leur maison. Cela m'engagea à lui écrire à ce sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je pouvais dire sans compromettre madame le Vasseur et sa famille; car les plus déterminantes venaient de là , et je les tus. Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de l'amitié de madame de Chenonceaux; je l'étais de celle de madame de Francueil, qui d'ailleurs mourut longtemps avant que mon secret fût ébruité. Jamais il n'a pu l'ÃÂȘtre que par les gens mÃÂȘmes à qui je l'avais confié, et ne l'a été en effet qu'aprÚs ma rupture avec eux. Par ce seul fait ils sont jugés sans vouloir me disculper du blùme que je mérite, j'aime mieux en ÃÂȘtre chargé que de celui que mérite leur méchanceté. Ma faute est grande, mais c'est une erreur j'ai négligé mes devoirs, mais le désir de nuire n'est pas entré dans mon coeur, et les entrailles de pÚre ne sauraient parler bien puissamment pour des enfants qu'on n'a jamais vus mais trahir la confiance de l'amitié, violer le plus saint de tous les pactes, publier les secrets versés dans notre sein, déshonorer à plaisir l'ami qu'on a trompé, et qui nous respecte encore en nous quittant, ce ne sont pas là des fautes, ce sont des bassesses d'ùmes et des noirceurs. J'ai promis ma confession, non ma justification; aussi je m'arrÃÂȘte ici sur ce point. C'est à moi d'ÃÂȘtre vrai, c'est au lecteur d'ÃÂȘtre juste. Je ne lui demanderai jamais rien de plus. Le mariage de M. de Chenonceaux me rendit la maison de sa mÚre encore plus agréable, par le mérite et l'esprit de la nouvelle mariée, jeune personne trÚs aimable, et qui parut me distinguer parmi les scribes de M. Dupin. Elle était fille unique de madame la vicomtesse de Rochechouart, grande amie du comte de FriÚse, et par contrecoup de Grimm, qui lui était attaché. Ce fut pourtant moi qui l'introduisis chez sa fille mais leurs humeurs ne se convenant pas, cette liaison n'eut point de suite; et Grimm, qui dÚs lors visait au solide, préféra la mÚre, femme du grand monde, à la fille, qui voulait des amis sûrs et qui lui convinssent, sans se mÃÂȘler d'aucune intrigue ni chercher du crédit parmi les grands. Madame Dupin, ne trouvant pas dans madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle en attendait, lui rendit sa maison fort triste; et madame de Chenonceaux, fiÚre de son mérite, peut-ÃÂȘtre de sa naissance, aima mieux renoncer aux agréments de la société, et rester presque seule dans son appartement, que de porter un joug pour lequel elle ne se sentait pas faite. Cette espÚce d'exil augmenta mon attachement pour elle, par cette pente naturelle qui m'attire vers les malheureux. Je lui trouvai l'esprit métaphysique et penseur, quoique parfois un peu sophistique. Sa conversation, qui n'était point du tout celle d'une jeune femme qui sort du couvent, était pour moi trÚs attrayante. Cependant elle n'avait pas vingt ans, son teint était d'une blancheur éblouissante; sa taille eût été grande et belle, si elle se fût mieux tenue; ses cheveux, d'un blond cendré et d'une beauté peu commune, me rappelaient ceux de ma pauvre maman dans son bel ùge, et m'agitaient vivement le coeur. Mais les principes sévÚres que je venais de me faire, et que j'étais résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle et de ses charmes. J'ai passé durant tout un été trois ou quatre heures par jour tÃÂȘte à tÃÂȘte avec elle, à lui montrer gravement l'arithmétique, et à l'ennuyer de mes chiffres éternels, sans lui dire un seul mot galant ni lui jeter une oeillade. Cinq ou six ans plus tard je n'aurais pas été si sage ou si fou; mais il était écrit que je ne devais aimer d'amour qu'une fois en ma vie; et qu'une autre qu'elle aurait les premiers et les derniers soupirs de mon coeur. Depuis que je vivais chez madame Dupin, je m'étais toujours contenté de mon sort, sans marquer aucun désir de le voir améliorer. L'augmentation qu'elle avait faite à mes honoraires, conjointement avec M. de Francueil, était venue uniquement de leur propre mouvement. Cette année, M. de Francueil, qui me prenait de jour en jour plus en amitié, songea à me mettre un peu plus au large et dans une situation moins précaire. Il était receveur général des finances. M. Dudoyer, son caissier, était vieux, riche, et voulait se retirer. M. de Francueil m'offrit cette place; et pour me mettre en état de la remplir, j'allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer prendre les instructions nécessaires. Mais soit que j'eusse peu de talent pour cet emploi, soit que Dudoyer, qui me parut vouloir se donner un autre successeur, ne m'instruisÃt pas de bonne foi, j'acquis lentement et mal les connaissances dont j'avais besoin, et tout cet ordre de comptes embrouillés à dessein ne put jamais bien m'entrer dans la tÃÂȘte. Cependant, sans avoir saisi le fin du métier, je ne laissai pas d'en prendre la marche courante assez pour pouvoir l'exercer rondement. J'en commençai mÃÂȘme les fonctions. Je tenais les registres et la caisse; je donnais et recevais de l'argent, des récépissés; et quoique j'eusse aussi peu de goût que de talent pour ce métier, la maturité des ans commençant à me rendre sage, j'étais déterminé à vaincre ma répugnance pour me livrer tout entier à mon emploi. Malheureusement, comme je commençais à me mettre en train, M. de Francueil fit un petit voyage, durant lequel je restai chargé de sa caisse, oÃÂč il n'y avait cependant pour lors que vingt-cinq à trente mille francs. Les soucis, l'inquiétude d'esprit que me donna ce dépÎt me firent sentir que je n'étais point fait pour ÃÂȘtre caissier; et je ne doute point que le mauvais sang que je fis durant cette absence n'ait contribué à la maladie oÃÂč je tombai aprÚs son retour. J'ai dit dans ma premiÚre partie que j'étais né mourant. Un vice de conformation dans la vessie me fit éprouver, durant mes premiÚres années, une rétention d'urine presque continuelle; et ma tante Suzon, qui prit soin de moi, eut des peines incroyables à me conserver. Elle en vint à bout cependant; ma robuste constitution prit enfin le dessus, et ma santé s'affermit tellement durant ma jeunesse, qu'excepté la maladie de langueur dont j'ai raconté l'histoire, et de fréquents besoins d'uriner que le moindre échauffement me rendit toujours incommodes, je parvins jusqu'à l'ùge de trente ans sans presque me sentir de ma premiÚre infirmité. Le premier ressentiment que j'en eus fut à mon arrivée à Venise. La fatigue du voyage et les terribles chaleurs que j'avais souffertes me donnÚrent une ardeur d'urine et des maux de reins que je gardai jusqu'à l'entrée de l'hiver. AprÚs avoir vu la Padoana, je me crus mort, et n'eus pas la moindre incommodité. AprÚs m'ÃÂȘtre épuisé plus d'imagination que de corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que jamais. Ce ne fut qu'aprÚs la détention de Diderot que l'échauffement contracté dans mes courses de Vincennes, durant les terribles chaleurs qu'il faisait alors, me donna une violente néphrétique, depuis laquelle je n'ai jamais recouvré ma premiÚre santé. Au moment dont je parle, m'étant peut-ÃÂȘtre un peu fatigué au maussade travail de cette maudite caisse, je retombai plus bas qu'auparavant, et je demeurai dans mon lit cinq ou six semaines dans le plus triste état que l'on puisse imaginer. Madame Dupin m'envoya le célÚbre Morand, qui, malgré son habileté et la délicatesse de sa main, me fit souffrir des maux incroyables, et ne put jamais venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir à Daran, dont les bougies plus flexibles parvinrent en effet à s'insinuer mais, en rendant compte à madame Dupin de mon état, Morand lui déclara que dans six mois je ne serais pas en vie. Ce discours, qui me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur mon état, et sur la bÃÂȘtise de sacrifier le repos et l'agrément du peu de jours qui me restaient à vivre, à l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne me sentais que du dégoût. D'ailleurs, comment accorder les sévÚres principes que je venais d'adopter avec un état qui s'y rapportait si peu? et n'aurais-je pas bonne grùce, caissier d'un receveur général des finances, à prÃÂȘcher le désintéressement et la pauvreté? Ces idées fermentÚrent si bien dans ma tÃÂȘte avec la fiÚvre, elles s'y combinÚrent avec tant de force, que rien depuis lors ne les en put arracher; et durant ma convalescence, je me confirmai de sang-froid dans les résolutions que j'avais prises dans mon délire. Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d'avancement. Déterminé à passer dans l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre, j'appliquai toutes les forces de mon ùme à briser les fers de l'opinion, et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m'embarrasser aucunement du jugement des hommes. Les obstacles que j'eus à combattre, et les efforts que je fis pour en triompher, sont incroyables. Je réussis autant qu'il était possible, et plus que je n'avais espéré moi-mÃÂȘme. Si j'avais aussi bien secoué le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je venais à bout de mon dessein, le plus grand peut-ÃÂȘtre, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu; mais, tandis que je foulais aux pieds les jugements insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant sages, je me laissais subjuguer et mener comme un enfant par de soi-disant amis, qui, jaloux de me voir marcher seul dans une route nouvelle, tout en paraissant s'occuper beaucoup à me rendre heureux, ne s'occupaient en effet qu'à me rendre ridicule, et commencÚrent par travailler à m'avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer. Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme personnelle, dont je marque ici l'époque, qui m'attira leur jalousie ils m'auraient pardonné peut-ÃÂȘtre de briller dans l'art d'écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner dans ma conduite un exemple qui semblait les importuner. J'étais né pour l'amitié; mon humeur facile et douce la nourrissait sans peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de tous ceux qui me connurent, et je n'eus pas un seul ennemi; mais sitÎt que j'eus un nom, je n'eus plus d'amis. Ce fut un trÚs grand malheur; un plus grand encore fut d'ÃÂȘtre environné de gens qui prenaient ce nom, et qui n'usÚrent des droits qu'il leur donnait que pour m'entraÃner à ma perte. La suite de ces mémoires développera cette odieuse trame; je n'en montre ici que l'origine on en verra bientÎt former le premier noeud. Dans l'indépendance oÃÂč je voulais vivre, il fallait cependant subsister. J'en imaginai un moyen trÚs simple, ce fut de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le mÃÂȘme but, je l'aurais prise; mais ce talent étant de mon goût, et le seul qui, sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m'y tins. Croyant n'avoir plus besoin de prévoyance, et faisant taire la vanité, de caissier d'un financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix; et je m'en suis si peu repenti, que je n'ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitÎt que je pourrai. Le succÚs de mon premier Discours me rendit l'exécution de cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j'étais dans mon lit, il m'écrivit un billet pour m'en annoncer la publication et l'effet. Il prend, me marquait-il, tout par-dessus les nues; il n'y a pas d'exemple d'un succÚs pareil. Cette faveur du public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu, me donna la premiÚre assurance véritable de mon talent, dont, malgré le sentiment interne, j'avais toujours douté jusqu'alors. Je compris tout l'avantage que j'en pouvais tirer pour le parti que j'étais prÃÂȘt à prendre, et je jugeai qu'un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manquerait vraisemblablement pas de travail. SitÎt que ma résolution fut bien prise et bien confirmée, j'écrivis un billet à M. de Francueil pour lui en faire part, pour le remercier, ainsi que madame Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur demander leur pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce billet, et me croyant encore dans le transport de la fiÚvre, accourut chez moi; mais il trouva ma résolution si bien prise qu'il ne put parvenir à l'ébranler. Il alla dire à madame Dupin et à tout le monde que j'étais devenu fou; je laissai dire, et j'allai mon train. Je commençai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure et les bas blancs; je pris une perruque ronde; je posai l'épée; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable Grùce au ciel, je n'aurai plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil eut l'honnÃÂȘteté d'attendre assez longtemps encore avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit à M. d'Alibard, jadis gouverneur du jeune Chenonceaux, et connu dans la botanique par sa Flora parisiensis. Quelque austÚre que fût ma réforme somptuaire, je ne l'étendis pas d'abord jusqu'à mon linge, qui était beau et en quantité, reste de mon équipage de Venise, et pour lequel j'avais un attachement particulier. A force d'en faire un objet de propreté, j'en avais fait un objet de luxe, qui ne laissait pas de m'ÃÂȘtre coûteux. Quelqu'un me rendit le bon office de me délivrer de cette servitude. La veille de NoÃl, tandis que les gouverneuses étaient à vÃÂȘpres et que j'étais au concert spirituel, on força la porte d'un grenier oÃÂč était étendu tout notre linge, aprÚs une lessive qu'on venait de faire. On vola tout, et entre autres quarante-deux chemises à moi, de trÚs belle toile, et qui faisaient le fond de ma garde-robe en linge. A la façon dont les voisins dépeignirent un homme qu'on avait vu sortir de l'hÎtel, portant des paquets à la mÃÂȘme heure, ThérÚse et moi soupçonnùmes son frÚre, qu'on savait ÃÂȘtre un trÚs mauvais sujet. La mÚre repoussa vivement ce soupçon; mais tant d'indices le confirmÚrent qu'il nous resta, malgré qu'elle en eût. Je n'osai faire d'exactes recherches, de peur de trouver plus que je n'aurais voulu. Ce frÚre ne se montra plus chez moi, et disparut enfin tout à fait. Je déplorai le sort de ThérÚse et le mien de tenir à une famille si mÃÂȘlée, et je l'exhortai plus que jamais de secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me guérit de la passion du beau linge, et je n'en ai plus eu depuis que de trÚs commun, plus assortissant au reste de mon équipage. Ayant ainsi complété ma réforme, je ne songeai plus qu'à la rendre solide et durable, en travaillant à déraciner de mon coeur tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvait me détourner, par la crainte du blùme, de ce qui était bon et raisonnable en soi. A l'aide du bruit que faisait mon ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi, et m'attira des pratiques; de sorte que je commençai mon métier avec assez de succÚs. Plusieurs causes cependant m'empÃÂȘchÚrent d'y réussir comme j'aurais pu faire en d'autres circonstances. D'abord, ma mauvaise santé. L'attaque que je venais d'essuyer eut des suites qui ne m'ont laissé jamais aussi bien portant qu'auparavant; et je crois que les médecins auxquels je me livrai me firent bien autant de mal que la maladie. Je vis successivement Morand, Daran, Helvétius, Malouin, Thierry, qui, tous trÚs savants, tous mes amis, me traitÚrent chacun à sa mode, ne me soulagÚrent point, et m'affaiblirent considérablement. Plus je m'asservissais à leur direction, plus je devenais jaune, maigre, faible. Mon imagination, qu'ils effarouchaient, mesurant mon état sur l'effet de leurs drogues, ne me montrait avant la mort qu'une suite de souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. Tout ce qui soulage les autres, les tisanes, les bains, la saignée, empirait mes maux. M'étant aperçu que les sondes de Daran, qui seules me faisaient quelque effet, et sans lesquelles je ne croyais plus pouvoir vivre, ne me donnaient cependant qu'un soulagement momentané, je me mis à faire, à grands frais, d'immenses provisions de sondes, pour pouvoir en porter toute ma vie, mÃÂȘme au cas que Daran vÃnt à manquer. Pendant huit ou dix ans que je m'en suis servi si souvent, il faut, avec tout ce qui m'en reste, que j'en aie acheté pour cinquante louis. On sent qu'un traitement si coûteux, si douloureux, si pénible, ne me laissait pas travailler sans distraction, et qu'un mourant ne met pas une ardeur bien vive à gagner son pain quotidien. Les occupations littéraires firent une autre distraction non moins préjudiciable à mon travail journalier. A peine mon discours eut-il paru que les défenseurs des lettres fondirent sur moi comme de concert. Indigné de voir tant de petits messieurs Josse, qui n'entendaient pas mÃÂȘme la question, vouloir en décider en maÃtres, je pris la plume, et j'en traitai quelques-uns de maniÚre à ne pas laisser les rieurs de leur cÎté. Un certain M. Gautier, de Nancy, le premier qui tomba sous ma plume, fut rudement malmené dans une lettre à M. Grimm. Le second fut le roi Stanislas lui-mÃÂȘme, qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me força de changer de ton pour lui répondre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort; et, sans manquer de respect à l'auteur, je réfutai pleinement l'ouvrage. Je savais qu'un jésuite, appelé le P. Menou, y avait mis la main je me fiai à mon tact pour démÃÂȘler ce qui était du prince et ce qui était du moine; et, tombant sans ménagement sur toutes les phrases jésuitiques, je relevai, chemin faisant, un anachronisme que je crus ne pouvoir venir que du révérend. Cette piÚce, qui, je ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres écrits, est jusqu'à présent un ouvrage unique dans son espÚce. J'y saisis l'occasion qui m'était offerte d'apprendre au public comment un particulier pouvait défendre la cause de la vérité contre un souverain mÃÂȘme. Il est difficile de prendre en mÃÂȘme temps un ton plus fier et plus respectueux que celui que je pris pour lui répondre. J'avais le bonheur d'avoir affaire à un adversaire pour lequel mon coeur plein d'estime pouvait, sans adulation, la lui témoigner; c'est ce que je fis avec assez de succÚs, mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyaient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette crainte un seul moment, et j'eus raison. Ce bon prince, aprÚs avoir vu ma réponse, dit J'ai mon compte, je ne m'y frotte plus. Depuis lors, je reçus de lui diverses marques d'estime et de bienveillance, dont j'aurai quelques-unes à citer; et mon écrit courut tranquillement la France et l'Europe, sans que personne y trouvùt rien à blùmer. J'eus peu de temps aprÚs un autre adversaire auquel je ne m'étais pas attendu, ce mÃÂȘme M. Bordes, de Lyon, qui dix ans auparavant m'avait fait beaucoup d'amitiés et rendu plusieurs services. Je ne l'avais pas oublié, mais je l'avais négligé par paresse; et je ne lui avais pas envoyé mes écrits, faute d'occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J'avais donc tort; et il m'attaqua, honnÃÂȘtement toutefois, et je répondis de mÃÂȘme. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma derniÚre réponse, aprÚs laquelle il ne dit plus rien; mais il devint mon plus ardent ennemi, saisit le temps de mes malheurs pour faire contre moi d'affreux libelles, et fit un voyage à Londres exprÚs pour m'y nuire. Toute cette polémique m'occupait beaucoup, avec beaucoup de perte de temps pour ma copie, peu de progrÚs pour la vérité, et peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me donnait toujours trÚs peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout, et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre longtemps, et tirer sou à sou le peu qu'il me donnait. Cependant la copie n'allait point. Je faisais deux métiers, c'était le moyen de faire mal l'un et l'autre. Ils se contrariaient encore d'une autre façon, par les diverses maniÚres de vivre auxquelles ils m'assujettissaient. Le succÚs de mes premiers écrits m'avait mis à la mode. L'état que j'avais pris excitait la curiosité; l'on voulait connaÃtre cet homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre et heureux à sa maniÚre c'en était assez pour qu'il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s'emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m'avoir à dÃner. Plus je brusquais les gens, plus ils s'obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j'étais incessamment subjugué par ma complaisance, et de quelque façon que je m'y prisse, je n'avais pas par jour une heure de temps à moi. Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se l'imagine d'ÃÂȘtre pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de me dédommager du temps qu'on me faisait perdre. BientÎt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connais pas d'assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-là . Je n'y vis de remÚde que de refuser les cadeaux grands et petits, de ne faire d'exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur ÃÂȘtre obligé malgré moi. Tel qui ne m'aurait pas donné un écu si je l'avais demandé, ne cessait de m'importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d'arrogance et d'ostentation. On se doutera bien que le parti que j'avais pris, et le systÚme que je voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l'empÃÂȘchait pas de suivre les directions de sa mÚre; et les gouverneuses, comme les appelait Gauffecourt, n'étaient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cachùt bien des choses, j'en vis assez pour juger que je ne voyais pas tout; et cela me tourmenta, moins par l'accusation de connivence qu'il m'était aisé de prévoir, que par l'idée cruelle de ne pouvoir jamais ÃÂȘtre maÃtre chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me fùchais, le tout sans succÚs; la maman me faisait passer pour un grondeur éternel, pour un bourru; c'étaient, avec mes amis, des chuchotteries continuelles; tout était mystÚre et secret pour moi dans mon ménage; et, pour ne pas m'exposer sans cesse à des orages, je n'osais plus m'informer de ce qui s'y passait. Il aurait fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n'étais pas capable. Je savais crier, et non pas agir; on me laissait dire, et l'on allait son train. Ces tiraillements continuels, et les importunités journaliÚres auxquelles j'étais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettaient de sortir, et que je ne me laissais pas entraÃner ici ou là par mes connaissances, j'allais me promener seul; je rÃÂȘvais à mon grand systÚme, j'en jetais quelque chose sur le papier, à l'aide d'un livret blanc et d'un crayon que j'avais toujours dans ma poche. Voilà comment les désagréments imprévus d'un état de mon choix me jetÚrent par diversion tout à fait dans la littérature, et voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui m'en faisaient occuper. Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans ÃÂȘtre en état de le prendre et de m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensùt. Ma sotte et maussade timidité, que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte; j'affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette ùpreté, conforme à mes nouveaux principes, s'ennoblissait dans mon ùme, y prenait l'intrépidité de la vertu; et c'est, je l'ose dire, sur cette auguste base qu'elle s'est soutenue mieux et plus longtemps qu'on n'aurait dû l'attendre d'un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la réputation de misanthropie que mon extérieur et quelques mots heureux me donnÚrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis et mes connaissances menaient cet ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais générales, je n'ai jamais su dire un mot désobligeant à qui que ce fût. Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et bientÎt il n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris. L'histoire de cette piÚce, qui fait époque, tient à celle des liaisons que j'avais pour lors. C'est un détail dans lequel je dois entrer pour l'intelligence de ce qui doit suivre. J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j'ai de rassembler tout ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de tous les deux pour qu'ils ne le fussent pas bientÎt l'un de l'autre. Je les liai; ils se convinrent, et s'unirent encore plus étroitement entre eux qu'avec moi. Diderot avait des connaissances sans nombre; mais Grimm, étranger et nouveau venu, avait besoin d'en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en procurer. Je lui avais donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez madame de Chenonceaux, chez madame d'Épinay, chez le baron d'Holbach, avec lequel je me trouvais lié presque malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela était tout simple; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce qui l'était moins. Tandis qu'il logeait chez le comte de FriÚse, il nous donnait souvent à dÃner chez lui; mais jamais je n'ai reçu aucun témoignage d'amitié ni de bienveillance du comte de FriÚse ni du comte de Schomberg, son parent, trÚs familier avec Grimm, ni d'aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquels Grimm eut par eux des liaisons. J'excepte le seul abbé Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens, et m'offrit dans l'occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais je connaissais l'abbé Raynal longtemps avant que Grimm le connût lui-mÃÂȘme, et je lui avais toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatesse et d'honnÃÂȘteté qu'il eut pour moi dans une occasion bien légÚre, mais que je n'oublierai jamais. Cet abbé Raynal est certainement un ami chaud. J'en eus la preuve à peu prÚs dans le temps dont je parle envers le mÃÂȘme Grimm, avec lequel il était étroitement lié. Grimm, aprÚs avoir vu quelque temps de bonne amitié mademoiselle Fel, s'avisa tout d'un coup d'en devenir éperdument amoureux, et de vouloir supplanter Cahusac. La belle, se piquant de constance, éconduisit ce nouveau prétendant. Celui-ci prit l'affaire au tragique, et s'avisa d'en vouloir mourir. Il tomba tout subitement dans la plus étrange maladie dont jamais peut-ÃÂȘtre on ait ouï parler. Il passait les jours et les nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais, pas mÃÂȘme par signe; et du reste sans agitation, sans douleur, sans fiÚvre, et restant là comme s'il eût été mort. L'abbé Raynal et moi nous partageùmes sa garde; l'abbé, plus robuste et mieux portant, y passait les nuits, moi les jours, sans le quitter, jamais ensemble; et l'un ne partait jamais sans que l'autre ne fût arrivé. Le comte de FriÚse, alarmé, lui amena Senac, qui, aprÚs l'avoir bien examiné, dit que ce ne serait rien, et n'ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me fit observer avec soin la contenance du médecin, et je le vis sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût, que des cerises confites que je lui mettais de temps en temps sur la langue, et qu'il avalait fort bien. Un beau matin il se leva, s'habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il m'ait reparlé, ni, que je sache, à l'abbé Raynal, ni à personne, de cette singuliÚre léthargie, ni des soins que nous lui avions rendus tandis qu'elle avait duré. Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit; et c'eût été réellement une anecdote merveilleuse que la cruauté d'une fille d'Opéra eût fait mourir un homme de désespoir. Cette belle passion mit Grimm à la mode; bientÎt il passa pour un prodige d'amour, d'amitié, d'attachement de toute espÚce. Cette opinion le fit rechercher et fÃÂȘter dans le grand monde, et par là l'éloigna de moi, qui jamais n'avais été pour lui qu'un pis-aller. Je le vis prÃÂȘt à m'échapper tout à fait. J'en fus navré, car tous les sentiments vifs dont il faisait parade étaient ceux qu'avec moins de bruit j'avais pour lui. J'étais bien aise qu'il réussÃt dans le monde; mais je n'aurais pas voulu que ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour Grimm, vous me négligez; je vous le pardonne quand la premiÚre ivresse des succÚs bruyants aura fait son effet et que vous en sentirez le vide, j'espÚre que vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez toujours quant à présent, ne vous gÃÂȘnez point; je vous laisse libre, et je vous attends. Il me dit que j'avais raison, s'arrangea en conséquence, et se mit si bien à son aise, que je ne le vis plus qu'avec nos amis communs. Notre principal point de réunion, avant qu'il fût aussi lié avec madame d'Épinay qu'il le fut dans la suite, était la maison du baron d'Holbach. Cedit baron était un fils de parvenu, qui jouissait d'une assez grande fortune, dont il usait noblement, recevant chez lui des gens de lettres et de mérite, et, par son savoir et ses lumiÚres, tenant bien sa place au milieu d'eux. Lié depuis longtemps avec Diderot, il m'avait recherché par son entremise, mÃÂȘme avant que mon nom fût connu. Une répugnance naturelle m'empÃÂȘcha longtemps de répondre à ses avances. Un jour qu'il m'en demanda la raison, je lui dis Vous ÃÂȘtes trop riche. Il s'obstina, et vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir résister aux caresses je ne me suis jamais bien trouvé d'y avoir cédé. Une autre connaissance, qui devint amitié sitÎt que j'eus un titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. Il y avait plusieurs années que je l'avais vu pour la premiÚre fois à la Chevrette, chez madame d'Épinay, avec laquelle il était trÚs bien. Nous ne fÃmes que dÃner ensemble, il repartit le mÃÂȘme jour; mais nous causùmes quelques moments aprÚs le dÃner. Madame d'Épinay lui avait parlé de moi et de mon opéra des Muses galantes. Duclos, doué de trop grands talents pour ne pas aimer ceux qui en avaient, s'était prévenu pour moi, m'avait invité à l'aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé par la connaissance, ma timidité, ma paresse me retinrent tant que je n'eus aucun passeport auprÚs de lui que sa complaisance mais, encouragé par mon premier succÚs et par ses éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir; et ainsi commencÚrent entre nous des liaisons qui me le rendront toujours cher, et à qui je dois de savoir, outre le témoignage de mon propre coeur, que la droiture et la probité peuvent s'allier quelquefois avec la culture des lettres. Beaucoup d'autres liaisons moins solides, et dont je ne fais pas ici mention, furent l'effet de mes premiers succÚs, et durÚrent jusqu'à ce que la curiosité fût satisfaite. J'étais un homme sitÎt vu, qu'il n'y avait rien à voir de nouveau dÚs le lendemain. Une femme cependant, qui me rechercha dans ce temps-là , tint plus solidement que toutes les autres ce fut madame la marquise de Créqui, niÚce de M. le bailli de Froulay, ambassadeur de Malte, dont le frÚre avait précédé M. de Montaigu dans l'ambassade de Venise, et que j'avais été voir à mon retour de ce pays-là . Madame de Créqui m'écrivit; j'allai chez elle elle me prit en amitié. J'y dÃnais quelquefois, j'y vis plusieurs gens de lettres, et entre autres M. Saurin, l'auteur de Spartacus, de Barneveldt, etc., devenu depuis lors mon trÚs cruel ennemi sans que j'en puisse imaginer d'autre cause, sinon que je porte le nom d'un homme que son pÚre a bien vilainement persécuté. On voit que, pour un copiste qui devait ÃÂȘtre occupé de son métier du matin jusqu'au soir, j'avais des distractions qui ne rendaient pas ma journée fort lucrative, et qui m'empÃÂȘchaient d'ÃÂȘtre aussi attentif à ce que je faisais pour le bien faire; aussi perdais-je à effacer ou gratter mes fautes, ou à recommencer ma feuille, plus de la moitié du temps qu'on me laissait. Cette importunité me rendait de jour en jour Paris plus insupportable, et me faisait rechercher la campagne avec ardeur. J'allai plusieurs fois passer quelques jours à Marcoussis, dont madame le Vasseur connaissait le vicaire, chez lequel nous nous arrangions tous de façon qu'il ne s'en trouvait pas mal. Grimm y vint une fois avec nous. Le vicaire avait de la voix, chantait bien, et, quoiqu'il ne sût pas la musique, il apprenait sa partie avec beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions le temps à chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en fis deux ou trois nouveaux, sur des paroles que Grimm et le vicaire bùtissaient tant bien que mal. Je ne puis m'empÃÂȘcher de regretter ces trios faits et chantés dans des moments de bien pure joie, et que j'ai laissés à Wootton avec toute ma musique. Mademoiselle Davenport en a peut-ÃÂȘtre déjà fait des papillotes, mais ils méritaient d'ÃÂȘtre conservés, et sont pour la plupart d'un trÚs bon contrepoint. Ce fut aprÚs quelqu'un de ces petits voyages, oÃÂč j'avais le plaisir de voir la tante à son aise, bien gaie, et oÃÂč je m'égayais fort aussi, que j'écrivis au vicaire, fort rapidement et fort mal, une épÃtre en vers qu'on trouvera parmi mes papiers. J'avais, plus prÚs de Paris, une autre station fort de mon goût chez M. Mussard, mon compatriote, mon parent et mon ami, qui s'était fait à Passy une retraite charmante oÃÂč j'ai coulé de bien paisibles moments. M. Mussard était un joaillier, homme de bon sens, qui, aprÚs avoir acquis dans son commerce une fortune honnÃÂȘte, et avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils d'un agent de change et maÃtre d'hÎtel du roi, prit le sage parti de quitter le négoce et les affaires, et de mettre un intervalle de repos et de jouissance entre le tracas de la vie et la mort. Le bonhomme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait sans souci, dans une maison trÚs agréable qu'il s'était bùtie, et dans un trÚs joli jardin qu'il avait planté de ses mains. En fouillant à fond de cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des coquillages fossiles, et il en trouva en si grande quantité, que son imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature, et qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'était que coquilles, débris de coquilles, et que la terre n'était que du cron. Toujours occupé de cet objet de ses singuliÚres découvertes, il s'échauffa si bien sur ces idées, qu'elles se seraient enfin tournées dans sa tÃÂȘte en systÚme, c'est-à -dire en folie, si, trÚs heureusement pour sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis, auxquels il était cher, et qui trouvaient chez lui l'asile le plus agréable, la mort ne fût venue le leur enlever par la plus étrange et cruelle maladie c'était une tumeur dans l'estomac, toujours croissante, qui l'empÃÂȘchait de manger, sans que durant trÚs longtemps on en trouvùt la cause, et qui finit, aprÚs plusieurs années de souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler, sans des serrements de coeur, les derniers temps de ce pauvre et digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir, Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu'il souffrait n'écarta pas de lui, jusqu'à sa derniÚre heure, qui, dis-je, était réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous faisait servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d'un thé bien léger, qu'il fallait rejeter un moment aprÚs. Mais avant ces temps de douleur, combien j'en ai passé chez lui d'agréables avec les amis d'élite qu'il s'était faits! A leur tÃÂȘte je mets l'abbé Prevost, homme trÚs aimable et trÚs simple, dont le coeur vivifiait ses écrits, dignes de l'immortalité, et qui n'avait rien dans l'humeur ni dans la société du sombre coloris qu'il donnait à ses ouvrages; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes fortunes; Boulanger, le célÚbre auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je crois, étendait les systÚmes de Mussard sur la durée du monde en femmes, madame Denis, niÚce de Voltaire, qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne faisait pas encore du bel esprit; madame Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante, qui chantait comme un ange; madame de Valmalette elle-mÃÂȘme, qui chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable si elle en eût moins eu la prétention. Telle était à peu prÚs la société de M. Mussard, qui m'aurait assez plu si son tÃÂȘte-à -tÃÂȘte avec sa conchyliomanie ne m'avait plu davantage; et je puis dire que pendant plus de six mois j'ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir que lui-mÃÂȘme. Il y avait longtemps qu'il prétendait que pour mon état les eaux de Passy me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait à les venir prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l'urbaine cohue, je me rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me firent plus de bien parce que j'étais à la campagne, que parce que j'y prenais les eaux. Mussard jouait du violoncelle, et aimait passionnément la musique italienne. Un soir nous en parlùmes beaucoup avant de nous coucher et surtout des opere buffe que nous avions vus l'un et l'autre en Italie, et dont nous étions tous deux transportés. La nuit, ne dormant pas, j'allai rÃÂȘver comment on pourrait faire pour donner en France l'idée d'un drame de ce genre; car les Amours de Ragonde n'y ressemblaient point du tout. Le matin, en me promenant et prenant des eaux, je fis quelques maniÚres de vers trÚs à la hùte, et j'y adaptai des chants qui me revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espÚce de salon voûté qui était au haut du jardin; et au thé, je ne pus m'empÃÂȘcher de montrer ces airs à Mussard et à mademoiselle Duvernois sa gouvernante, qui était en vérité une trÚs bonne et aimable fille. Les trois morceaux que j'avais esquissés étaient le premier monologue, J'ai perdu mon serviteur; l'air du Devin, L'amour croÃt s'il s'inquiÚte, et le dernier duo, A jamais, Colin, je t'engage, etc. J'imaginais si peu que cela valût la peine d'ÃÂȘtre suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de l'un et de l'autre, j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser, comme j'ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi bonnes mais ils m'excitÚrent si bien, qu'en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers prÚs, et toute ma musique esquissée, tellement que je n'eus plus à faire à Paris qu'un peu de récitatif et tout le remplissage; et j'achevai le tout avec une telle rapidité, qu'en trois semaines mes scÚnes furent mises au net et en état d'ÃÂȘtre représentées. Il n'y manquait que le divertissement, qui ne fut fait que longtemps aprÚs. Échauffé de la composition de cet ouvrage, j'avais une grande passion de l'entendre, et j'aurais donné tout au monde pour le voir représenter à ma fantaisie, à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m'était pas possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public, il fallait nécessairement, pour jouir de ma piÚce, la faire passer à l'Opéra. Malheureusement elle était dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles n'étaient point accoutumées; et d'ailleurs, le mauvais succÚs des Muses galantes me faisait prévoir celui du Devin, si je le présentais sous mon nom. Duclos me tira de peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas me déceler, je ne me trouvai point à cette répétition; et les petits violons, qui la dirigÚrent, ne surent eux-mÃÂȘmes quel en était l'auteur, qu'aprÚs qu'une acclamation générale eut attesté la bonté de l'ouvrage. Tous ceux qui l'entendirent en étaient enchantés, au point que dÚs le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parlait d'autre chose. M. de Cury, intendant des menus, qui avait assisté à la répétition, demanda l'ouvrage pour ÃÂȘtre donné à la cour. Duclos, qui savait mes intentions, jugeant que je serais moins le maÃtre de ma piÚce à la cour qu'à Paris, la refusa. Cury la réclama d'autorité. Duclos tint bon; et le débat entre eux devint si vif, qu'un jour à l'Opéra ils allaient sortir ensemble, si on ne les eût séparés. On voulut s'adresser à moi; je renvoyai la décision de la chose à M. Duclos. Il fallut retourner à lui. M. le duc d'Aumont s'en mÃÂȘla. Duclos crut enfin devoir céder à l'autorité, et la piÚce fut donnée pour ÃÂȘtre jouée à Fontainebleau. La partie à laquelle je m'étais le plus attaché, et oÃÂč je m'éloignais le plus de la route commune, était le récitatif. Le mien était accentué d'une façon toute nouvelle, marchait avec le débit de la parole. On n'osa laisser cette terrible innovation; l'on craignait qu'elle ne révoltùt les oreilles moutonniÚres. Je consentis que Francueil et Jelyotte fissent un autre récitatif, mais je ne voulus pas m'en mÃÂȘler. Quand tout fut prÃÂȘt et le jour fixé pour la représentation, l'on me proposa le voyage de Fontainebleau, pour voir au moins la derniÚre répétition. J'y fus avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je crois, l'abbé Raynal, dans une voiture de la cour. La répétition fut passable; j'en fus plus content que je ne m'y étais attendu. L'orchestre était nombreux, composé de ceux de l'Opéra et de la Musique du Roi. Jelyotte faisait Colin; mademoiselle Fel, Colette; Cuvilier, le Devin; les choeurs étaient ceux de l'Opéra. Je dis peu de chose c'était Jelyotte qui avait tout dirigé; je ne voulus pas contrÎler ce qu'il avait fait; et, malgré mon ton romain, j'étais honteux comme un écolier au milieu de tout ce monde. Le lendemain, jour de la représentation, j'allai déjeuner au café du Grand-Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait de la répétition de la veille, et de la difficulté qu'il y avait eu d'y entrer. Un officier qui était là dit qu'il était entré sans peine, conta au long ce qui s'y était passé, dépeignit l'auteur, rapporta ce qu'il avait fait, ce qu'il avait dit; mais ce qui m'émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d'assurance que de simplicité, fut qu'il ne s'y trouva pas un seul mot de vrai. Il m'était trÚs clair que celui qui parlait si savamment de cette répétition n'y avait point été, puisqu'il avait devant les yeux, sans le connaÃtre, cet auteur qu'il disait avoir tant vu. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scÚne fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme était d'un certain ùge; il n'avait point l'air ni le ton fat et avantageux; sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de Saint-Louis annonçait un ancien officier. Il m'intéressait, malgré son impudence et malgré moi. Tandis qu'il débitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux, j'étais sur les épines; je cherchais quelquefois en moi-mÃÂȘme s'il n'y aurait pas moyen de le croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant que quelqu'un ne me reconnût et ne lui en fit l'affront, je me hùtai d'achever mon chocolat sans rien dire; et, baissant la tÃÂȘte en passant devant lui, je sortis le plus tÎt qu'il me fut possible, tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je m'aperçus dans la rue que j'étais en sueur; et je suis sûr que si quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma sortie, on m'aurait vu la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était reconnu. Me voici dans un de ces moments critiques de ma vie oÃÂč il est difficile de ne faire que narrer, parce qu'il est presque impossible que la narration mÃÂȘme ne porte empreinte de censure ou d'apologie. J'essayerai toutefois de rapporter comment et sur quels motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louanges ni blùme. J'étais ce jour-là dans le mÃÂȘme équipage négligé qui m'était ordinaire grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte de courage, j'entrai de cette façon dans la mÃÂȘme salle oÃÂč devaient arriver, peu de temps aprÚs, le roi, la reine, la famille royale et toute la cour. J'allai m'établir dans la loge oÃÂč me conduisit M. de Cury, et qui était la sienne c'était une grande loge sur le théùtre, vis-à -vis une petite loge plus élevée, oÃÂč se plaça le roi avec madame de Pompadour. Environné de dames, et seul d'homme sur le devant de la loge, je ne pus douter qu'on ne m'eût mis là précisément pour ÃÂȘtre en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d'ÃÂȘtre mal à mon aise je me demandai si j'étais à ma place, si j'y étais mis convenablement; et aprÚs quelques minutes d'inquiétude, je me répondis, Oui, avec une intrépidité qui venait peut-ÃÂȘtre plus de l'impossibilité de m'en dédire, que de la force de mes raisons. Je me dis Je suis à ma place puisque je vois jouer ma piÚce, que j'y suis invité, que je ne l'ai faite que pour cela, et qu'aprÚs tout personne n'a plus de droit que moi-mÃÂȘme à jouir du fruit de mon travail et de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux, ni pis si je recommence à m'asservir à l'opinion dans quelque chose, m'y voilà bientÎt asservi derechef en tout. Pour ÃÂȘtre toujours moi-mÃÂȘme, je ne dois rougir, en quelque lieu que ce soit, d'ÃÂȘtre mis selon l'état que j'ai choisi; mon extérieur est simple et négligé, mais non crasseux ni malpropre la barbe ne l'est point en elle-mÃÂȘme, puisque c'est la nature qui nous la donne, et que, selon les temps et les modes, elle est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent, eh! que m'importe! Je dois savoir endurer le ridicule et le blùme, pourvu qu'ils ne soient pas mérités. AprÚs ce petit soliloque, je me raffermis si bien que j'aurais été intrépide, si j'eusse eu besoin de l'ÃÂȘtre. Mais, soit effet de la présence du maÃtre, soit naturelle disposition des coeurs, je n'aperçus rien que d'obligeant et d'honnÃÂȘte dans la curiosité dont j'étais l'objet. J'en fus touché jusqu'à recommencer d'ÃÂȘtre inquiet sur moi-mÃÂȘme et sur le sort de ma piÚce, craignant d'effacer des préjugés si favorables, qui semblaient ne chercher qu'à m'applaudir. J'étais armé contre leur raillerie; mais leur air caressant, auquel je ne m'étais pas attendu, me subjugua si bien, que je tremblais comme un enfant quand on commença. J'eus bientÎt de quoi me rassurer. La piÚce fut trÚs mal jouée quant aux acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la musique. DÚs la premiÚre scÚne, qui véritablement est d'une naïveté touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure de surprise et d'applaudissement jusqu'alors inouï dans ce genre de piÚces. La fermentation croissante alla bientÎt au point d'ÃÂȘtre sensible dans toute l'assemblée, et, pour parler à la Montesquieu, d'augmenter son effet par son effet mÃÂȘme. A la scÚne des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point devant le roi, cela fit qu'on entendit tout; la piÚce et l'auteur y gagnÚrent. J'entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges, et qui s'entredisaient à demi-voix Cela est charmant, cela est ravissant; il n'y a pas un son là qui ne parle au coeur. Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut moi-mÃÂȘme jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier duo, en remarquant que je n'étais pas seul à pleurer. J'eus un moment de retour sur moi-mÃÂȘme, en me rappelant le concert de M. de Treitorens. Cette réminiscence eut l'effet de l'esclave qui tenait la couronne sur la tÃÂȘte, des triomphateurs; mais elle fut courte, et je me livrai bientÎt pleinement et sans distraction au plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu'en ce moment la volupté du sexe y entrait beaucoup plus que la vanité d'auteur; et sûrement s'il n'y eût eu là que des hommes, je n'aurais pas été dévoré, comme je l'étais sans cesse, du désir de recueillir de mes lÚvres les délicieuses larmes que je faisais couler. J'ai vu des piÚces exciter de plus vifs transports d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi touchante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la cour, un jour de premiÚre représentation. Ceux qui ont vu celle-là doivent s'en souvenir; car l'effet en fut unique. Le mÃÂȘme soir, M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver au chùteau le lendemain sur les onze heures, et qu'il me présenterait au roi. M. de Cury, qui me fit ce message, ajouta qu'on croyait qu'il s'agissait d'une pension, et que le roi voulait me l'annoncer lui-mÃÂȘme. Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une nuit d'angoisse et de perplexité pour moi? Ma premiÚre idée, aprÚs celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir, qui m'avait fait beaucoup souffrir le soir mÃÂȘme au spectacle, et qui pouvait me tourmenter le lendemain quand je serais dans la galerie ou dans les appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de Sa Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me tenait écarté des cercles, et qui m'empÃÂȘchait d'aller m'enfermer chez des femmes. L'idée seule de l'état oÃÂč ce besoin pouvait me mettre était capable de me le donner au point de m'en trouver mal, à moins d'un esclandre auquel j'aurais préféré la mort. Il n'y a que les gens qui connaissent cet état qui puissent juger de l'effroi d'en courir le risque. Je me figurais ensuite devant le roi, présenté à Sa Majesté, qui daignait s'arrÃÂȘter et m'adresser la parole. C'était là qu'il fallait de la justesse et de la présence d'esprit pour répondre. Ma maudite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu, m'aurait-elle quitté devant le roi de France, ou m'aurait-elle permis de bien choisir à l'instant ce qu'il fallait dire! Je voulais, sans quitter l'air et le ton sévÚre que j'avais pris, me montrer sensible à l'honneur que me faisait un si grand monarque. Il fallait envelopper quelque grande et utile vérité dans une louange belle et méritée. Pour préparer d'avance une réponse heureuse, il aurait fallu prévoir juste ce qu'il pourrait me dire; et j'étais sûr aprÚs cela de ne pas retrouver en sa présence un mot de ce que j'aurais médité. Que deviendrais-je en ce moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises ordinaires? Ce danger m'alarma, m'effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque à ne m'y pas exposer. Je perdais, il est vrai, la pension qui m'était offerte en quelque sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eût imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais parler d'indépendance et de désintéressement? Il ne fallait plus que flatter ou me taire en recevant cette pension encore qui m'assurait qu'elle me serait payée? Que de pas à faire, que de gens à solliciter! Il m'en coûterait plus de soins, et bien plus désagréables pour la conserver, que pour m'en passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti trÚs conséquent à mes principes, et sacrifier l'apparence à la réalité. Je dis ma résolution à Grimm, qui n'y opposa rien. Aux autres j'alléguai ma santé, et je partis le matin mÃÂȘme. Mon départ fit du bruit et fut généralement blùmé. Mes raisons ne pouvaient ÃÂȘtre senties par tout le monde m'accuser d'un sot orgueil était bien plus tÎt fait, et contentait mieux la jalousie de quiconque sentait en lui-mÃÂȘme qu'il ne se serait pas conduit ainsi. Le lendemain Jelyotte m'écrivit un billet, oÃÂč il me détailla les succÚs de ma piÚce et l'engouement oÃÂč le roi lui-mÃÂȘme en était. Toute la journée, me marquait-il, Sa Majesté ne cesse de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume J'ai perdu mon serviteur; j'ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutait que dans la quinzaine on devait donner une seconde représentation du Devin, qui constaterait aux yeux de tout le public le plein succÚs de la premiÚre. Deux jours aprÚs, comme j'entrais le soir sur les neuf heures chez madame d'Épinay, oÃÂč j'allais souper, je me vis croisé par un fiacre à la porte. Quelqu'un qui était dans ce fiacre me fit signe d'y monter; j'y monte c'était Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, sur pareil sujet, je n'aurais pas attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n'avoir pas voulu ÃÂȘtre présenté au roi; mais il m'en fit un terrible de mon indifférence pour la pension. Il me dit que si j'étais désintéressé pour mon compte, il ne m'était pas permis de l'ÃÂȘtre pour celui de madame le Vasseur et de sa fille; que je leur devais de n'omettre aucun moyen possible et honnÃÂȘte de leur donner du pain; et comme on ne pouvait pas dire aprÚs tout que j'eusse refusé cette pension, il soutint que, puisqu'on avait paru disposé à me l'accorder, je devais la solliciter et l'obtenir, à quelque prix que ce fût. Quoique je fusse touché de son zÚle, je ne pus goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet une dispute trÚs vive, la premiÚre que j'aie eue avec lui; et nous n'en avons jamais eu que de cette espÚce, lui me prescrivant ce qu'il prétendait que je devais faire, et moi m'en défendant parce que je croyais ne le devoir pas. Il était tard quand nous nous quittùmes. Je voulus le mener souper chez madame d'Épinay, il ne le voulut point; et, quelque effort que le désir d'unir tous ceux que j'aime m'ait fait faire en divers temps pour l'engager à la voir, jusqu'à la mener à sa porte qu'il nous tint fermée, il s'en est toujours défendu, ne parlant d'elle qu'en termes trÚs méprisants. Ce ne fut qu'aprÚs ma brouillerie avec elle et avec lui qu'ils se liÚrent et qu'il commença d'en parler avec honneur. Depuis lors Diderot et Grimm semblÚrent prendre à tùche d'aliéner de moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si elles n'étaient pas plus à leur aise, c'était mauvaise volonté de ma part, et qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tùchaient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore, par le crédit de madame d'Épinay. Ils voulurent mÃÂȘme entraÃner Duclos ainsi que d'Holbach dans leur ligue; mais le premier s'y refusa toujours. J'eus alors quelque vent de tout ce manÚge; mais je ne l'appris bien distinctement que longtemps aprÚs, et j'eus souvent à déplorer le zÚle aveugle et peu discret de mes amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j'étais, à la plus triste solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable. Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et j'eus le temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le divertissement. Ce divertissement, tel qu'il est gravé, devait ÃÂȘtre en action d'un bout à l'autre et dans un sujet suivi, qui, selon moi, fournissait des tableaux trÚs agréables. Mais quand je proposai cette idée à l'Opéra, on ne m'entendit seulement pas, et il fallut coudre des chants et des danses à l'ordinaire cela fit que ce divertissement, quoique plein d'idées charmantes, qui ne déparent point les scÚnes, réussit trÚs médiocrement. J'Îtai le récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien, tel que je l'avais fait d'abord et qu'il est gravé; et ce récitatif, un peu francisé, je l'avoue, c'est-à -dire traÃné par les acteurs, loin de choquer personne, n'a pas moins réussi que les airs, et a paru, mÃÂȘme au public, tout aussi bien fait pour le moins. Je dédiai ma piÚce à M. Duclos qui l'avait protégée, et je déclarai que ce serait ma seule dédicace. J'en ai pourtant fait une seconde avec son consentement; mais il a dû se tenir encore plus honoré de cette exception, que si je n'en avais fait aucune. J'ai sur cette piÚce beaucoup d'anecdotes, sur lesquelles des choses plus importantes à dire ne me laissent pas le loisir de m'étendre ici. J'y reviendrai peut-ÃÂȘtre un jour dans le supplément. Je n'en saurais pourtant omettre une, qui peut avoir trait à tout ce qui suit. Je visitais un jour dans le cabinet du baron d'Holbach sa musique; aprÚs en avoir parcouru de beaucoup d'espÚces, il me dit, en me montrant un recueil de piÚces de clavecin Voilà des piÚces qui ont été composées pour moi; elles sont pleines de goût, bien chantantes; personne ne les connaÃt ni ne les verra que moi seul. Vous en devriez choisir quelqu'une pour l'insérer dans votre divertissement. Ayant dans la tÃÂȘte des sujets d'airs et des symphonies beaucoup plus que je n'en pouvais employer, je me souciais trÚs peu des siens. Cependant il me pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorelle que j'abrégeai, et que je mis en trio pour l'entrée des compagnes de Colette. Quelques mois aprÚs, et tandis qu'on représentait le Devin, entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de son clavecin, d'oÃÂč il se leva brusquement à mon arrivée. En regardant machinalement sur son pupitre, j'y vis ce mÃÂȘme recueil du baron d'Holbach, ouvert précisément à cette mÃÂȘme piÚce qu'il m'avait pressé de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortirait jamais de ses mains. Quelque temps aprÚs je vis encore ce mÃÂȘme recueil ouvert sur le clavecin de M. d'Épinay, un jour qu'il avait musique chez lui. Grimm ni personne n'a jamais parlé de cet air, et je n'en parle ici moi-mÃÂȘme que parce qu'il se répandit quelque temps aprÚs un bruit que je n'étais pas l'auteur du Devin du village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis persuadé que sans mon Dictionnaire de musique on aurait dit à la fin que je ne la savais pas. Quelque temps avant qu'on donnùt le Devin du village, il était arrivé à Paris des bouffons italiens, qu'on fit jouer sur le théùtre de l'Opéra, sans prévoir l'effet qu'ils y allaient faire. Quoiqu'ils fussent détestables, et que l'orchestre, alors trÚs ignorant, estropiùt à plaisir les piÚces qu'ils donnÚrent, elles ne laissÚrent pas de faire à l'Opéra français un tort qu'il n'a jamais réparé. La comparaison de ces deux musiques, entendues le mÃÂȘme jour sur le mÃÂȘme théùtre, déboucha les oreilles françaises; il n'y en eut point qui pût endurer la traÃnerie de leur musique, aprÚs l'accent vif et marqué de l'italienne sitÎt que les bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forcé de changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin. On donnait Églé, Pygmalion, le Sylphe; rien ne tenait. Le seul Devin du village soutint la comparaison, et plut encore aprÚs la Serva padrona. Quand je composai mon intermÚde, j'avais l'esprit rempli de ceux-là ; ce furent eux qui m'en donnÚrent l'idée, et j'étais bien éloigné de prévoir qu'on les passerait en revue à cÎté de lui. Si j'eusse été un pillard, que de vols seraient alors devenus manifestes, et combien on eût pris soin de les faire sentir! Mais rien on a eu beau faire, on n'a pas trouvé dans ma musique la moindre réminiscence d'aucune autre; et tous mes chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi neufs que le caractÚre de musique que j'avais créé. Si l'on eût mis Mondonville ou Rameau à pareille épreuve, ils n'en seraient sortis qu'en lambeaux. Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs trÚs ardents. Tout Paris se divisa en deux partis plus échauffés que s'il se fût agi d'une affaire d'État ou de religion. L'un plus puissant, plus nombreux, composé des grands, des riches et des femmes, soutenait la musique française; l'autre, plus vif, plus fier, plus enthousiaste, était composé des vrais connaisseurs, des gens à talents, des hommes de génie. Son petit peloton se rassemblait à l'Opéra, sous la loge de la reine. L'autre parti remplissait tout le reste du parterre et de la salle; mais son foyer principal était sous la loge du roi. Voilà d'oÃÂč vinrent ces noms de partis célÚbres dans ce temps-là , de coin du roi et de coin de la reine. La dispute, en s'animant, produisit des brochures. Le coin du roi voulut plaisanter; il fut moqué par le Petit ProphÚte il voulut se mÃÂȘler de raisonner; il fut écrasé par la Lettre sur la musique française. Ces deux petits écrits, l'un de Grimm, et l'autre de moi, sont les seuls qui survivent à cette querelle; tous les autres sont déjà morts. Mais le Petit ProphÚte, qu'on s'obstina longtemps à m'attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie, et ne fit pas la moindre peine à son auteur, au lieu que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa musique. La description de l'incroyable effet de cette brochure serait digne de la plume de Tacite. C'était le temps de la grande querelle du parlement et du clergé. Le parlement venait d'ÃÂȘtre exilé; la fermentation était au comble tout menaçait d'un prochain soulÚvement. La brochure parut; à l'instant toutes les autres querelles furent oubliées; on ne songea qu'au péril de la musique française, et il n'y eut plus de soulÚvement que contre moi. Il fut tel, que la nation n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre la Bastille et l'exil; et la lettre de cachet allait ÃÂȘtre expédiée, si M. de Voyer n'en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-ÃÂȘtre empÃÂȘché une révolution dans l'État, on croira rÃÂȘver. C'est pourtant une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore attester, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui plus de quinze ans de cette singuliÚre anecdote. Si l'on n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du moins les insultes; ma vie mÃÂȘme fut en danger. L'orchestre de l'Opéra fit l'honnÃÂȘte complot de m'assassiner quand j'en sortirais. On me le dit, je n'en fus que plus assidu à l'Opéra, et je ne sus que longtemps aprÚs que M. Ancelet, officier des mousquetaires, qui avait de l'amitié pour moi, avait détourné l'effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La ville venait d'avoir la direction de l'Opéra. Le premier exploit du prévÎt des marchands fut de me faire Îter mes entrées, et cela de la façon la plus malhonnÃÂȘte qu'il fût possible, c'est-à -dire en me les faisant refuser publiquement à mon passage; de sorte que je fus obligé de prendre un billet d'amphithéùtre, pour n'avoir pas l'affront de m'en retourner ce jour-là . L'injustice était d'autant plus criante, que le seul prix que j'avais mis à ma piÚce, en la leur cédant, était mes entrées à perpétuité; car quoique ce fût un droit pour tous les auteurs, et que j'eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le stipuler expressément en présence de M. Duclos. Il est vrai qu'on m'envoya pour mes honoraires, par le caissier de l'Opéra, cinquante louis que je n'avais pas demandés; mais outre que ces cinquante louis ne faisaient pas mÃÂȘme la somme qui me revenait dans les rÚgles, ce payement n'avait rien de commun avec le droit d'entrées formellement stipulé, et qui en était entiÚrement indépendant. Il y avait dans ce procédé une telle complication d'iniquité et de brutalité, que le public, alors dans sa plus grande animosité contre moi, ne laissa pas d'en ÃÂȘtre unanimement choqué; et tel qui m'avait insulté la veille criait le lendemain tout haut, dans la salle, qu'il était honteux d'Îter ainsi les entrées à un auteur qui les avait si bien méritées et qui pouvait mÃÂȘme les réclamer pour deux. Tant est juste le proverbe italien, qu'ognun ama la giustizia in casa d'altrui! Je n'avais là -dessus qu'un parti à prendre, c'était de réclamer mon ouvrage, puisqu'on m'en Îtait le prix convenu. J'écrivis pour cet effet à M. d'Argenson qui avait le département de l'Opéra; et je joignis à ma lettre un mémoire qui était sans réplique, et qui demeura sans réponse et sans effet, ainsi que ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta sur le coeur, et ne contribua pas à augmenter l'estime trÚs médiocre que j'eus toujours pour son caractÚre et pour ses talents. C'est ainsi qu'on a gardé ma piÚce à l'Opéra, en me frustrant du prix pour lequel je l'avais cédée. Du faible au fort, ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'approprier le bien d'autrui. Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage, quoiqu'il ne m'ait pas rapporté le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les mains d'un autre, il ne laissa pas d'ÃÂȘtre assez grand pour me mettre en état de subsister plusieurs années, et suppléer à la copie, qui allait toujours assez mal. J'eus cent louis du roi, cinquante de madame de Pompadour pour la représentation de Belle-Vue, oÃÂč elle fit elle-mÃÂȘme le rÎle de Colin, cinquante de l'Opéra, et cinq cents francs de Pissot pour la gravure; en sorte que cet intermÚde, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de travail, me rapporta presque autant d'argent, malgré mon malheur et ma balourdise, que m'en a rapporté depuis l'Émile, qui m'avait coûté vingt ans de méditation et trois ans de travail. Mais je payai bien l'aisance pécuniaire oÃÂč me mit cette piÚce, par les chagrins infinis qu'elle m'attira elle fut le germe des secrÚtes jalousies qui n'ont éclaté que longtemps aprÚs. Depuis son succÚs, je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni dans presque aucun des gens de lettres de ma connaissance, cette cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais cru trouver en eux jusqu'alors. DÚs que je paraissais chez le baron, la conversation cessait d'ÃÂȘtre générale. On se rassemblait par petits pelotons, on se chuchotait à l'oreille, et je restais seul sans savoir à qui parler. J'endurai longtemps ce choquant abandon; et voyant que madame d'Holbach, qui était douce et aimable, me recevait toujours bien, je supportais les grossiÚretés de son mari, tant qu'elles furent supportables mais un jour il m'entreprit sans sujet, sans prétexte, et avec une telle brutalité, devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur et la modération de mes réponses, qu'enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne, je sortis, résolu de n'y plus rentrer. Cela ne m'empÃÂȘcha pas de parler toujours honorablement de lui et de sa maison; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte qu'en termes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement que par ce petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d'aucune espÚce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec personne à qui il prÃt intérÃÂȘt. Voilà comment il finit par vérifier mes prédictions et mes craintes. Pour moi, je crois que mesdits amis m'auraient pardonné de faire des livres, et d'excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas étrangÚre; mais qu'ils ne purent me pardonner d'avoir fait un opéra, ni les succÚs brillants qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun d'eux n'était en état de courir la mÃÂȘme carriÚre, ni d'aspirer aux mÃÂȘmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut mÃÂȘme augmenter d'amitié pour moi, et m'introduisit chez mademoiselle Quinault, oÃÂč je trouvai autant d'attentions, d'honnÃÂȘtetés, de caresses, que j'avais peu trouvé tout cela chez M. d'Holbach. Tandis qu'on jouait le Devin du village à l'Opéra, il était aussi question de son auteur à la Comédie française, mais un peu moins heureusement. N'ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse aux Italiens, je m'étais dégoûté de ce théùtre, par le mauvais jeu des acteurs dans le français; et j'aurais bien voulu avoir fait passer ma piÚce aux Français, plutÎt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue, avec lequel j'avais fait connaissance, et qui, comme on sait, était homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme; et en attendant il me procura les entrées, qui me furent d'un grand agrément, car j'ai toujours préféré le Théùtre-Français aux deux autres. La piÚce fut reçue avec applaudissement, et représentée sans qu'on en nommùt l'auteur; mais j'ai lieu de croire que les comédiens et bien d'autres ne l'ignoraient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval jouaient les rÎles d'amoureuses; et quoique l'intelligence du tout fût manquée à mon avis, on ne pouvait pas appeler cela une piÚce absolument mal jouée. Toutefois je fus surpris et touché de l'indulgence du public, qui eut la patience de l'entendre tranquillement d'un bout à l'autre, et d'en souffrir mÃÂȘme une seconde représentation, sans donner le moindre signe d'impatience. Pour moi, je m'ennuyai tellement à la premiÚre, que je ne pus tenir jusqu'à la fin; et, sortant du spectacle, j'entrai au café de Procope, oÃÂč je trouvai Boissy et quelques autres, qui probablement s'étaient ennuyés comme moi. Là , je dis hautement mon peccavi, m'avouant humblement ou fiÚrement l'auteur de la piÚce et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet aveu public de l'auteur d'une mauvaise piÚce qui tombe fut fort admiré, et me parut trÚs peu pénible. J'y trouvai mÃÂȘme un dédommagement d'amour-propre dans le courage avec lequel il fut fait; et je crois qu'il y eut en cette occasion plus d'orgueil à parler, qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme il était sûr que la piÚce, quoique glacée à la représentation, soutenait la lecture, je la fis imprimer; et dans la préface, qui est un de mes bons écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes, un peu plus que je n'avais fait jusqu'alors. J'eus bientÎt occasion de les développer tout à fait dans un ouvrage de plus grande importance; car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de l'Académie de Dijon sur l'Origine de l'inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer; mais puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter, et je l'entrepris. Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec ThérÚse, notre hÎtesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisait trÚs beau; ces bonnes femmes se chargÚrent des soins et de la dépense; ThérÚse s'amusait avec elles; et moi, sans souci de rien, je venais m'égayer sans gÃÂȘne aux heures des repas. Tout le reste du jour, enfoncé dans la forÃÂȘt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fiÚrement l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrÚs du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misÚres. Mon ùme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprÚs de la Divinité; et voyant de là mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous! De ces méditations résulta le Discours sur l'Inégalité, ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles, mais qui ne trouva dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent, et aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il avait été fait pour concourir au prix je l'envoyai donc, mais sûr d'avance qu'il ne l'aurait pas, et sachant bien que ce n'est pas pour des piÚces de cette étoffe que sont fondés les prix des académies. Cette promenade et cette occupation firent du bien à mon humeur et à ma santé. Il y avait déjà plusieurs années que, tourmenté de ma rétention d'urine, je m'étais livré tout à fait aux médecins, qui, sans alléger mon mal, avaient épuisé mes forces et détruit mon tempérament. Au retour de Saint-Germain, je me trouvai plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indication, et, résolu de guérir ou mourir sans médecins et sans remÚdes, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre au jour la journée, restant coi quand je ne pouvais aller, et marchant sitÎt que j'en avais la force. Le train de Paris parmi les gens à prétentions était si peu de mon goût; les cabales des gens de lettres, leurs honteuses querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres, leurs airs tranchants dans le monde m'étaient si odieux, si antipathiques, je trouvais si peu de douceur, d'ouverture de coeur, de franchise dans le commerce mÃÂȘme de mes amis, que, rebuté de cette vie tumultueuse, je commençais à soupirer ardemment aprÚs le séjour de la campagne; et, ne voyant pas que mon métier me permÃt de m'y établir, j'y courais du moins passer les heures que j'avais de libres. Pendant plusieurs mois, d'abord aprÚs mon dÃner j'allais me promener seul au bois de Boulogne, méditant des sujets d'ouvrages, et je ne revenais qu'à la nuit. Gauffecourt, avec lequel j'étais alors extrÃÂȘmement lié, se voyant obligé d'aller à GenÚve pour son emploi, me proposa ce voyage j'y consentis. Je n'étais pas assez bien pour me passer des soins de la gouverneuse il fut décidé qu'elle serait du voyage, que sa mÚre garderait la maison; et, tous nos arrangements pris, nous partÃmes tous trois ensemble le 1er juin 1754. Je dois noter ce voyage comme l'époque de la premiÚre expérience qui, jusqu'à l'ùge de quarante-deux ans que j'avais alors, ait porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j'étais né, et auquel je m'étais toujours livré sans réserve et sans inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois qui nous menait, avec les mÃÂȘmes chevaux, à trÚs petites journées. Je descendais et marchais souvent à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route, que ThérÚse marqua la plus grande répugnance à rester seule dans la voiture avec Gauffecourt, et que quand, malgré ses priÚres, je voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je la grondai longtemps de ce caprice, et mÃÂȘme je m'y opposai tout à fait, jusqu'à ce qu'elle se vÃt forcée enfin à m'en déclarer la cause. Je crus rÃÂȘver, je tombai des nues, quand j'appris que mon ami M. de Gauffecourt, ùgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé de plaisirs et de jouissances, travaillait depuis notre départ à corrompre une personne qui n'était plus ni belle ni jeune, qui appartenait à son ami; et cela par les moyens les plus bas, les plus honteux, jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de l'émouvoir par la lecture d'un livre abominable, et par la vue des figures infùmes dont il était plein. ThérÚse, indignée, lui lança une fois son vilain livre par la portiÚre; et j'appris que, le premier jour, une violente migraine m'ayant fait aller coucher sans souper, il avait employé tout le temps de ce tÃÂȘte-à -tÃÂȘte à des tentatives et des manoeuvres plus dignes d'un satyre et d'un bouc que d'un honnÃÂȘte homme auquel j'avais confié ma compagne et moi-mÃÂȘme. Quelle surprise! quel serrement de coeur tout nouveau pour moi! Moi qui jusqu'alors avais cru l'amitié inséparable de tous les sentiments aimables et nobles qui font tout son charme, pour la premiÚre fois de ma vie je me vois forcé de l'allier au dédain, et d'Îter ma confiance et mon estime à un homme que j'aime et dont je me crois aimé! Le malheureux me cachait sa turpitude. Pour ne pas exposer ThérÚse, je me vis forcé de lui cacher mon mépris, et de recéler au fond de mon coeur des sentiments qu'il ne devait pas connaÃtre. Douce et sainte illusion de l'amitié! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes yeux. Que de mains cruelles l'ont empÃÂȘché depuis lors de retomber! A Lyon je quittai Gauffecourt, pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si prÚs de maman sans la revoir. Je la revis... Dans quel état, mon Dieu! Quel avilissement! Que lui restait-il de sa vertu premiÚre? Était-ce la mÃÂȘme madame de Warens, jadis si brillante, à qui le curé Pontverre m'avait adressé? Que mon coeur fut navré! Je ne vis plus pour elle d'autres ressources que de se dépayser. Je lui réitérai vivement et vainement les instances que je lui avais faites plusieurs fois dans mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours et ceux de ThérÚse à rendre les siens heureux. Attachée à sa pension, dont cependant, quoique exactement payée, elle ne tirait plus rien depuis longtemps, elle ne m'écouta pas. Je lui fis encore quelque légÚre part de ma bourse, bien moins que je n'aurais dû, bien moins que je n'aurais fait, si je n'eusse été parfaitement sûr qu'elle n'en profiterait pas d'un sou. Durant mon séjour à GenÚve elle fit un voyage en Chablais, et vint me voir à Grange-Canal. Elle manquait d'argent pour achever son voyage; je n'avais pas sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui envoyai une heure aprÚs par ThérÚse. Pauvre maman! Que je dise encore ce trait de son coeur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une petite bague; elle l'Îta de son doigt pour la mettre à celui de ThérÚse, qui la remit à l'instant au sien, en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses pleurs. Ah! c'était alors le moment d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m'attacher à elle jusqu'à sa derniÚre heure, et partager son sort, quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relùcher le mien pour elle, faute d'espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent. Je méritai par là les chùtiments terribles qui depuis lors n'ont cessé de m'accabler; puissent-ils avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle a trop déchiré mon coeur pour que jamais ce coeur ait été celui d'un ingrat. Avant mon départ de Paris, j'avais esquissé la dédicace de mon Discours sur l'Inégalité. Je l'achevai à Chambéri, et la datai du mÃÂȘme lieu, jugeant qu'il était mieux, pour éviter toute chicane, de ne la dater ni de France ni de GenÚve. Arrivé dans cette ville, je me livrai à l'enthousiasme républicain qui m'y avait amené. Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y reçus. FÃÂȘté, caressé dans tous les états, je me livrai tout entier au zÚle patriotique, et, honteux d'ÃÂȘtre exclu de mes droits de citoyen par la profession d'un autre culte que celui de mes pÚres, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensais que l'Évangile étant le mÃÂȘme pour tous les chrétiens, et le fond du dogme n'étant différent qu'en ce qu'on se mÃÂȘlait d'expliquer ce qu'on ne pouvait entendre, il appartenait en chaque pays au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme inintelligible, et qu'il était par conséquent du devoir du citoyen d'admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la loi. La fréquentation des encyclopédistes, loin d'ébranler ma foi, l'avait affermie par mon aversion naturelle pour la dispute et pour les partis. L'étude de l'homme et de l'univers m'avait montré partout les causes finales et l'intelligence qui les dirigeait. La lecture de la Bible, et surtout de l'Évangile, à laquelle je m'appliquais depuis quelques années, m'avait fait mépriser les basses et sottes interprétations que donnaient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de l'entendre. En un mot, la philosophie, en m'attachant à l'essentiel de la religion, m'avait détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes l'ont offusquée. Jugeant qu'il n'y avait pas pour un homme raisonnable deux maniÚres d'ÃÂȘtre chrétien, je jugeais aussi que tout ce qui est forme et discipline était, dans chaque pays, du ressort des lois. De ce principe si sensé, si social, si pacifique, qui m'a attiré de si cruelles persécutions, il s'ensuivait que, voulant ÃÂȘtre citoyen, je devais ÃÂȘtre protestant, et rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y déterminai; je me soumis mÃÂȘme aux instructions du pasteur de la paroisse oÃÂč je logeais, laquelle était hors de la ville. Je désirai seulement de n'ÃÂȘtre pas obligé de paraÃtre en consistoire. L'édit ecclésiastique cependant y était formel; on voulut bien y déroger en ma faveur, et l'on nomma une commission de cinq ou six membres pour recevoir en particulier ma profession de foi. Malheureusement le ministre Perdriau, homme aimable et doux, avec qui j'étais lié, s'avisa de me dire qu'on se réjouissait de m'entendre parler dans cette petite assemblée. Cette attente m'effraya si fort, qu'ayant étudié jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j'avais préparé, je me troublai lorsqu'il fallut le réciter, au point de n'en pouvoir pas dire un seul mot, et je fis dans cette conférence le rÎle du plus sot écolier. Les commissaires parlaient pour moi; je répondais bÃÂȘtement oui et non; ensuite je fus admis à la communion et réintégré dans mes droits de citoyen je fus inscrit comme tel dans le rÎle des gardes que payent les seuls citoyens et bourgeois, et j'assistais à un conseil général extraordinaire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si touché des bontés que me témoignÚrent en cette occasion le conseil, le consistoire, et des procédés obligeants et honnÃÂȘtes de tous les magistrats, ministres et citoyens, que, pressé par le bonhomme Deluc, qui m'obsédait sans cesse, et encore plus par mon propre penchant, je ne songeai à retourner à Paris que pour dissoudre mon ménage, mettre en rÚgle mes petites affaires, placer madame le Vasseur et son mari, ou pourvoir à leur subsistance, et revenir avec ThérÚse m'établir à GenÚve pour le reste de mes jours. Cette résolution prise, je fis trÃÂȘve aux affaires sérieuses pour m'amuser avec mes amis jusqu'au temps de mon départ. De tous ces amusements, celui qui me plut davantage fut une promenade autour du lac, que je fis en bateau avec Deluc pÚre, sa bru, ses deux fils et ma ThérÚse. Nous mÃmes sept jours à cette tournée, par le plus beau temps du monde. J'en gardai le vif souvenir des sites qui m'avaient frappé à l'autre extrémité du lac, et dont je fis la description quelques années aprÚs dans la Nouvelle Héloïse. Les principales liaisons que je fis à GenÚve, outre les Deluc, dont j'ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que j'avais déjà connu à Paris, et dont j'augurais mieux qu'il n'a valu dans la suite; M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd'hui professeur de belles-lettres, dont la société pleine de douceur et d'aménité me sera toujours regrettable, quoiqu'il ait cru du bel air de se détacher de moi; M. Jalabert, alors professeur de physique, depuis conseiller et syndic, auquel je lus mon Discours sur l'Inégalité, mais non pas la dédicace, et qui en parut transporté; le professeur Lullin, avec lequel, jusqu'à sa mort, je suis resté en correspondance, et qui m'avait mÃÂȘme chargé d'emplettes de livres pour la BibliothÚque; le professeur Vernet, qui me tourna le dos, comme tout le monde, aprÚs que je lui eus donné des preuves d'attachement et de confiance qui l'auraient dû toucher, si un théologien pouvait ÃÂȘtre touché de quelque chose; Chappuis, commis et successeur de Gauffecourt, qu'il voulut supplanter, et qui bientÎt fut supplanté lui-mÃÂȘme; Marcet de MéziÚres, ancien ami de mon pÚre, et qui s'était montré le mien; mais qui, aprÚs avoir jadis bien mérité de la patrie, s'étant fait auteur dramatique et prétendant aux deux-cents, changea de maximes et devint ridicule avant sa mort. Mais celui de tous dont j'attendis davantage fut Moultou, jeune homme de la plus grande espérance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j'ai toujours aimé, quoique sa conduite à mon égard ait été souvent équivoque, et qu'il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela je ne puis m'empÃÂȘcher de regarder encore comme appelé à ÃÂȘtre un jour le défenseur de ma mémoire, et le vengeur de son ami. Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le goût ni l'habitude de mes promenades solitaires, et j'en faisais souvent d'assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tÃÂȘte, accoutumée au travail, ne demeurait pas oisive. Je digérais le plan déjà formé de mes Institutions politiques, dont j'aurai bientÎt à parler; je méditais une Histoire du Valais, un plan de tragédie en prose, dont le sujet, qui n'était pas moins que LucrÚce, ne m'Îtait pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique j'osasse laisser paraÃtre encore cette infortunée, quand elle ne le peut plus, sur aucun théùtre français. Je m'essayais en mÃÂȘme temps sur Tacite, et je traduisis le premier livre de son Histoire, qu'on trouvera parmi mes papiers. AprÚs quatre mois de séjour à GenÚve, je retournai au mois d'octobre à Paris, et j'évitai de passer par Lyon, pour ne pas me retrouver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes arrangements de ne revenir à GenÚve que le printemps prochain, je repris pendant l'hiver mes habitudes et mes occupations, dont la principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur l'Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont je venais de faire la connaissance à GenÚve. Comme cet ouvrage était dédié à la république, et que cette dédicace pouvait ne pas plaire au conseil, je voulais attendre l'effet qu'elle ferait à GenÚve, avant que d'y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable; et cette dédicace, que le plus pur patriotisme m'avait dictée, ne fit que m'attirer des ennemis dans le conseil, et des jaloux dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic, m'écrivit une lettre honnÃÂȘte, mais froide, qu'on trouvera dans mes recueils, liasse A, no 3. Je reçus des particuliers, entre autres de Deluc et de Jalabert, quelques compliments; et ce fut là tout je ne vis point qu'aucun Genevois me sût un vrai gré du zÚle de coeur qu'on sentait dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquÚrent. Je me souviens que, dÃnant un jour à Clichy chez madame Dupin, avec Crommelin, résident de la république, et avec M. de Mairan, celui-ci dit en pleine table que le conseil me devait un présent et des honneurs publics pour cet ouvrage, et qu'il se déshonorait s'il y manquait. Crommelin, qui était un petit homme noir et bassement méchant, n'osa rien répondre en ma présence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre celui d'avoir satisfait mon coeur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que j'ai perdu dans la suite, pour l'avoir trop bien mérité. Ce mauvais succÚs ne m'aurait pas détourné d'exécuter ma retraite à GenÚve, si des motifs plus puissants sur mon coeur n'y avaient pas concouru. M. d'Épinay, voulant ajouter une aile qui manquait au chùteau de la Chevrette, faisait une dépense immense pour l'achever. Étant allé voir un jour, avec madame d'Épinay, ces ouvrages, nous poussùmes notre promenade un quart de lieue plus loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc, qui touchait la forÃÂȘt de Montmorency, et oÃÂč était un joli potager, avec une petite loge fort délabrée, qu'on appelait l'Ermitage. Ce lieu solitaire et trÚs agréable m'avait frappé quand je le vis pour la premiÚre fois, avant mon voyage à GenÚve. Il m'était échappé de dire dans mon transport Ah! madame, quelle habitation délicieuse! Voilà un asile tout fait pour moi. Madame d'Épinay ne releva pas beaucoup mon discours; mais à ce second voyage je fus tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entiÚrement neuve, fort bien distribuée, et trÚs logeable pour un petit ménage de trois personnes. Madame d'Épinay avait fait faire cet ouvrage en silence et à trÚs peu de frais, en détachant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du chùteau. Au second voyage, elle me dit, en voyant ma surprise Mon ours, voilà votre asile; c'est vous qui l'avez choisi, c'est l'amitié qui vous l'offre; j'espÚre qu'elle vous Îtera la cruelle idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému; je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie, et si je ne fus pas vaincu dÚs cet instant mÃÂȘme, je fus extrÃÂȘmement ébranlé. Madame d'Épinay, qui ne voulait pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu'à gagner pour cela madame le Vasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha de mes résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d'habiter l'Ermitage; et, en attendant que le bùtiment fût sec, elle prit le soin d'en préparer les meubles, en sorte que tout fut prÃÂȘt pour y entrer le printemps suivant. Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l'établissement de Voltaire auprÚs de GenÚve. Je compris que cet homme y ferait révolution; que j'irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les moeurs qui me chassaient de Paris; qu'il me faudrait batailler sans cesse, et que je n'aurais d'autre choix dans ma conduite que celui d'ÃÂȘtre un pédant insupportable ou un lùche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m'écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d'insinuer mes craintes dans ma réponse; l'effet qu'elle produisit les confirma. DÚs lors je tins GenÚve perdue, et je ne me trompai pas. J'aurais dû peut-ÃÂȘtre aller faire tÃÂȘte à l'orage, si je m'en étais senti le talent. Mais qu'eussé-je fait seul, timide et parlant trÚs mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d'une brillante faconde, et déjà l'idole des femmes et des jeunes gens? Je craignis d'exposer inutilement au péril mon courage je n'écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s'il me trompa, me trompe encore aujourd'hui sur le mÃÂȘme article. En me retirant à GenÚve, j'aurais pu m'épargner de grands malheurs à moi-mÃÂȘme; mais je doute qu'avec tout mon zÚle ardent et patriotique j'eusse fait rien de grand et d'utile pour mon pays. Tronchin, qui, dans le mÃÂȘme temps à peu prÚs, fut s'établir à GenÚve, vint quelque temps aprÚs à Paris faire le saltimbanque, et en emporta des trésors. A son arrivée, il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt. Madame d'Épinay souhaitait fort de le consulter en particulier, mais la presse n'était pas facile à percer. Elle eut recours à moi. J'engageai Tronchin à l'aller voir. Ils commencÚrent ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu'ils resserrÚrent ensuite à mes dépens. Telle a toujours été ma destinée sitÎt que j'ai rapproché l'un de l'autre deux amis que j'avais séparément, ils n'ont jamais manqué de s'unir contre moi. Quoique, dans le complot que formaient dÚs lors les Tronchin d'asservir leur patrie, ils dussent tous me haïr mortellement, le docteur pourtant continua longtemps à me témoigner de la bienveillance. Il m'écrivit mÃÂȘme aprÚs mon retour à GenÚve, pour m'y proposer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti était pris, et cette offre ne m'ébranla pas. Je retournai dans ce temps-là chez M. d'Holbach. L'occasion en avait été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de madame Francueil, durant mon séjour à GenÚve. Diderot, en me la marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur émut mon coeur. Je regrettais moi-mÃÂȘme cette aimable femme. J'écrivis sur ce sujet à M. d'Holbach. Ce triste événement me fit oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour de GenÚve, et qu'il fut de retour lui-mÃÂȘme d'un tour de France qu'il avait fait pour se distraire, avec Grimm et d'autres amis, j'allai le voir, et je continuai, jusqu'à mon départ pour l'Ermitage. Quand on sut dans sa coterie que madame d'Épinay, qu'il ne voyait point encore, m'y préparait un logement, les sarcasmes tombÚrent sur moi comme la grÃÂȘle, fondés sur ce qu'ayant besoin de l'encens et des amusements de la ville, je ne soutiendrais pas la solitude seulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en était, je laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne laissa pas de m'ÃÂȘtre utile pour placer le vieux bonhomme le Vasseur, qui avait plus de quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentait surchargée, ne cessait de me prier de la débarrasser. Il fut mis dans une maison de charité, oÃÂč l'ùge et le regret de se voir loin de sa famille le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme et ses autres enfants le regrettÚrent peu; mais ThérÚse, qui l'aimait tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et d'avoir souffert que, si prÚs de son terme, il allùt loin d'elle achever ses jours. J'eus à peu prÚs dans le mÃÂȘme temps une visite à laquelle je ne m'attendais guÚre, quoique ce fût une bien ancienne connaissance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un beau matin, lorsque je ne pensais à rien moins. Un autre homme était avec lui. Qu'il me parût changé! Au lieu de ses anciennes grùces, je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux qui m'empÃÂȘcha de m'épanouir avec lui. Ou mes yeux n'étaient plus les mÃÂȘmes, ou la débauche avait abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenait à celui de la jeunesse, qu'il n'avait plus. Je le vis presque avec indifférence, et nous nous séparùmes assez froidement. Mais quand il fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si doucement, si sagement consacrés à cette femme angélique qui maintenant n'était guÚre moins changée que lui, les petites anecdotes de cet heureux temps, la romanesque journée de Toune, passée avec tant d'innocence et de jouissance entre ces deux charmantes filles dont une main baisée avait été l'unique faveur, et qui, malgré cela, m'avait laissé des regrets si vifs, si touchants, si durables; tous ces ravissants délires d'un jeune coeur, que j'avais sentis alors dans toute leur force, et dont je croyais le temps passé pour jamais; toutes ces tendres réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée et sur ses transports désormais perdus pour moi. Ah! combien j'en aurais versé sur leur retour tardif et funeste, si j'avais prévu les maux qu'il m'allait coûter! Avant de quitter Paris, j'eus, durant l'hiver qui précéda ma retraite, un plaisir bien selon mon coeur, et que je goûtai dans toute sa pureté. Palissot, académicien de Nanci, connu par quelques drames, venait d'en donner un à Lunéville, devant le roi de Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant, dans ce drame, un homme qui avait osé se mesurer avec le roi la plume à la main. Stanislas, qui était généreux et qui n'aimait pas la satire, fut indigné qu'on osùt ainsi personnaliser en sa présence. M. le comte de Tressan écrivit, par l'ordre de ce prince, à d'Alembert et à moi, pour m'informer que l'intention de Sa Majesté était que le sieur Palissot fût chassé de son académie. Ma réponse fut une vive priÚre à M. de Tressan d'intercéder auprÚs du roi de Pologne pour obtenir la grùce du sieur Palissot. La grùce fut accordée; et M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce fait serait inscrit sur les registres de l'académie. Je répliquai que c'était moins accorder une grùce que perpétuer un chùtiment. Enfin j'obtins, à force d'instances, qu'il ne serait fait mention de rien dans les registres, et qu'il ne resterait aucune trace publique de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi que de celle de M. de Tressan, de témoignages d'estime et de considération dont je fus extrÃÂȘmement flatté; et je sentis en cette occasion que l'estime des hommes qui en sont si dignes eux-mÃÂȘmes produit dans l'ùme un sentiment bien plus doux et plus noble que celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil les lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et l'on en trouvera les originaux dans la liasse A, nos 9, 10 et 11. Je sens bien que si jamais ces mémoires parviennent à voir le jour, je perpétue ici moi-mÃÂȘme le souvenir d'un fait dont je voulais effacer la trace; mais j'en transmets bien d'autres malgré moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à mes yeux, l'indispensable devoir de la remplir dans toute son étendue, ne m'en laisseront point détourner par de plus faibles considérations qui m'écarteraient de mon but. Dans l'étrange, dans l'unique situation oÃÂč je me trouve, je me dois trop à la vérité pour devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connaÃtre, il faut me connaÃtre dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes confessions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de gens je fais les unes et les autres avec la mÃÂȘme franchise en tout ce qui se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce soit plus de ménagements que je n'en ai pour moi-mÃÂȘme, et voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux ÃÂȘtre toujours juste et vrai, dire d'autrui le bien tant qu'il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui me regarde, et qu'autant que j'y suis forcé. Qui est-ce qui, dans l'état oÃÂč l'on m'a mis, a droit d'exiger de moi davantage? Mes Confessions ne sont point faites pour paraÃtre de mon vivant, ni de celui des personnes intéressées. Si j'étais le maÃtre de ma destinée et de celle de cet écrit, il ne verrait le jour que longtemps aprÚs ma mort et la leur. Mais les efforts que la terreur de la vérité fait faire à mes puissants oppresseurs pour en effacer les traces me forcent à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent le droit le plus exact et la plus sévÚre justice. Si ma mémoire devait s'éteindre avec moi, plutÎt que de compromettre personne, je souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure; mais puisque enfin mon nom doit vivre, je dois tùcher de transmettre avec lui le souvenir de l'homme infortuné qui le porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que d'injustes ennemis travaillent sans relùche à le peindre. LIVRE NEUVIÈME 1756 L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas d'attendre le retour de la belle saison; et sitÎt que mon logement fut prÃÂȘt, je me hùtai de m'y rendre, aux grandes huées de la coterie holbachique, qui prédisait hautement que je ne supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais prÚs d'y rentrer, je ne faisais pas mÃÂȘme attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m'étais, malgré moi, jeté dans le monde, je n'avais cessé de regretter mes chÚres Charmettes, et la douce vie que j'y avais menée. Je me sentais fait pour la retraite et la campagne; il m'était impossible de vivre heureux ailleurs à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espÚce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des désirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir, tous les projets d'ambition, qui, par accÚs, avaient animé mon zÚle, n'avaient d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champÃÂȘtres, auxquels en ce moment je me flattais de toucher. Sans m'ÃÂȘtre mis dans l'honnÃÂȘte aisance que j'avais cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma situation particuliÚre, ÃÂȘtre en état de m'en passer, et pouvoir arriver au mÃÂȘme but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas un sou de rente mais j'avais un nom, des talents; j'étais sobre, et je m'étais Îté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant quand je voulais l'ÃÂȘtre; et ma paresse était moins celle d'un fainéant, que celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique n'était ni brillant ni lucratif; mais il était sûr. On me savait gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du produit du Devin du village et de mes autres écrits, me faisaient une avance pour n'ÃÂȘtre pas à l'étroit; et plusieurs ouvrages que j'avais sur le métier me promettaient, sans rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour travailler à mon aise, sans m'excéder, et mÃÂȘme en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s'occupaient utilement, n'était pas d'un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs, pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon inclination m'avait fait choisir. J'aurais pu me jeter tout à fait du cÎté le plus lucratif; et au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entiÚre à des écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et mÃÂȘme dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manoeuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientÎt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon coeur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et fiÚre, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-ÃÂȘtre, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succÚs ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais ÃÂȘtre, je n'aurais été qu'un barbouilleur de papier. Non, non j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'était, ne pouvait ÃÂȘtre illustre et respectable, qu'autant qu'il n'était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succÚs. Je jetais mes livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait vendre. Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dÚs le mÃÂȘme jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement, et mÃÂȘme avec goût. La main qui avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais délicieux d'ÃÂȘtre l'hÎte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait bùtie exprÚs pour moi. Quoiqu'il fÃt froid et qu'il y eût mÃÂȘme encore de la neige, la terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevÚres, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit mÃÂȘme de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenÃÂȘtre, dans un bois qui touchait la maison. AprÚs un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'écriai dans mon transport Enfin tous mes voeux sont accomplis. Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets champÃÂȘtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse parcouru dÚs le lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutÎt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guÚre auprÚs des villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris. AprÚs quelques jours livrés à mon délire champÃÂȘtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes aprÚs-dÃnées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon car n'ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio, je n'étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forÃÂȘt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J'avais plusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étais assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au chùteau de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désoeuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté. Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je méditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le sceau à ma réputation, était mes Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze ans que j'en avais conçu la premiÚre idée, lorsque, étant à Venise, j'avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s'étaient beaucoup étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prÃt, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouvernement le ferait ÃÂȘtre; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens? J'avais cru voir que cette question tenait de bien prÚs à cette autre-ci, si mÃÂȘme elle en était différente Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus prÚs de la loi? De là , qu'est-ce que la loi? et une chaÃne de questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout à celui de ma patrie, oÃÂč je n'avais pas trouvé, dans le voyage que je venais d'y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; et j'avais cru cette maniÚre indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l'amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner d'avoir pu voir là -dessus un peu plus loin qu'eux. Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à cet ouvrage, il n'était encore guÚre avancé. Les livres de cette espÚce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisais celui-là , comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu communiquer mon projet à personne, pas mÃÂȘme à Diderot. Je craignais qu'il ne parût trop hardi pour le siÚcle et le pays oÃÂč j'écrivais, et que l'effroi de mes amis ne me gÃÂȘnùt dans l'exécution. J'ignorais encore s'il serait fait à temps, et de maniÚre à pouvoir paraÃtre de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu'il me demandait; bien sûr que, n'ayant point l'humeur satirique, et ne voulant jamais chercher d'application, je serais toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement sans doute du droit de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j'avais à vivre, sans jamais désobéir à ses lois; et, trÚs attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte à ses avantages. J'avoue mÃÂȘme qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma position trÚs favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que, continuant comme je voulais faire à ne rien imprimer dans l'État sans permission, je n'y devais compte à personne de mes maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais été bien moins libre à GenÚve mÃÂȘme, oÃÂč, dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés, le magistrat avait droit d'épiloguer sur leur contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me faire céder aux instances de madame d'Épinay, et renoncer au projet d'aller m'établir à GenÚve. Je sentais, comme je l'ai dit dans l'Émile, qu'à moins d'ÃÂȘtre homme d'intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les composer dans son sein. Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la persuasion oÃÂč j'étais que le gouvernement de France, sans peut-ÃÂȘtre me voir de fort bon oeil, se ferait un honneur, sinon de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C'était, ce me semblait, un trait de politique trÚs simple, et cependant trÚs adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvait empÃÂȘcher; puisque si l'on m'eût chassé de France, ce qui était tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres n'auraient pas moins été faits, et peut-ÃÂȘtre avec moins de retenue; au lieu qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de ses ouvrages, et de plus, on effaçait des préjugés bien enracinés dans le reste de l'Europe, en se donnant la réputation d'avoir un respect éclairé pour le droit des gens. Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a trompé pourraient bien se tromper eux-mÃÂȘmes. Dans l'orage qui m'a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne qu'on en voulait. On se souciait trÚs peu de l'auteur, mais on voulait perdre Jean-Jacques; et le plus grand mal qu'on ait trouvé dans mes écrits était l'honneur qu'ils pouvaient me faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystÚre, qui en est encore un pour moi, s'éclaircira dans la suite aux yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestés avaient dû m'attirer les traitements que j'ai soufferts, j'aurais tardé moins longtemps à en ÃÂȘtre la victime, puisque celui de tous mes écrits oÃÂč ces principes sont manifestés avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru avoir fait son effet, mÃÂȘme avant ma retraite à l'Ermitage, sans que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empÃÂȘcher seulement la publication de l'ouvrage en France, oÃÂč il se vendait aussi publiquement qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle Héloïse parut encore avec la mÃÂȘme facilité, j'ose dire avec le mÃÂȘme applaudissement; et, ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette mÃÂȘme Héloïse mourante est exactement la mÃÂȘme que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi dans le Contrat social était auparavant dans le Discours sur l'Inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans l'Émile était auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies n'excitÚrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l'excitÚrent contre les derniers. Une autre entreprise à peu prÚs du mÃÂȘme genre, mais dont le projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment c'était l'extrait des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont, entraÃné par le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idée m'en avait été suggérée, depuis mon retour de GenÚve, par l'abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l'entremise de madame Dupin, qui avait une sorte d'intérÃÂȘt à me la faire adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l'enfant gùté; et si elle n'avait pas eu décidément la préférence, elle l'avait partagée au moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservait pour la mémoire du bonhomme un respect et une affection qui faisaient honneur à tous deux, et son amour-propre eût été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami. Ces mÃÂȘmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à soutenir; et il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs comme de grands enfants, leur parlùt cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de s'en faire écouter. C'était pour cela qu'on m'avait proposé ce travail comme utile en lui-mÃÂȘme, et comme trÚs convenable à un homme laborieux en manoeuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser trÚs fatigante, aimait mieux, en choses de son goût, éclaircir et pousser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu de penser quelquefois par moi-mÃÂȘme; et je pouvais donner telle forme à mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient sous le manteau de l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légÚre; il ne s'agissait de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en fallait pÃÂȘcher quelques-unes, grandes, belles, et qui donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais moi-mÃÂȘme souvent abandonné, si j'eusse honnÃÂȘtement pu m'en dédire, mais en recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent donnés par son neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire usage, et il fallait ou les rendre, ou tùcher d'en tirer parti. C'était dans cette derniÚre intention que j'avais apporté ces manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel je comptais donner mes loisirs. J'en méditais un troisiÚme, dont je devais l'idée à des observations faites sur moi-mÃÂȘme; et je me sentais d'autant plus de courage à l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire un livre vraiment utile aux hommes, et mÃÂȘme un des plus utiles qu'on pût leur offrir, si l'exécution répondait dignement au plan que je m'étais tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mÃÂȘmes, et semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce n'était pas pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un livre; j'avais un objet plus neuf et mÃÂȘme plus important c'était de chercher les causes de ces variations, et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer comment elles pouvaient ÃÂȘtre dirigées par nous-mÃÂȘmes, pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à l'honnÃÂȘte homme de résister à des désirs déjà tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces mÃÂȘmes désirs dans leur source, s'il était en état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu'il est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est faible; s'il eût été le mÃÂȘme qu'auparavant, il n'aurait pas succombé. En sondant en moi-mÃÂȘme, et en recherchant dans les autres à quoi tenaient ces diverses maniÚres d'ÃÂȘtre, je trouvai qu'elles dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des objets extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions mÃÂȘmes, l'effet de ces modifications. Les frappantes et nombreuses observations que j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et par leurs principes physiques elles me paraissaient propres à fournir un régime extérieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou maintenir l'ùme dans l'état le plus favorable à la vertu. Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on empÃÂȘcherait de naÃtre, si l'on savait forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumiÚre, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre ùme par conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons dominer. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais déjà jeté l'esquisse sur le papier, et dont j'espérais un effet d'autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincÚrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé d'en faire un livre agréable à lire, comme il l'était à composer. J'ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre était la Morale sensitive ou le Matérialisme du sage. Des distractions dont on apprendra bientÎt la cause m'empÃÂȘchÚrent de m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus prÚs qu'il ne semblerait. Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un systÚme d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari faisait trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins de mon goût en lui-mÃÂȘme, me tenait au coeur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. Celle que je m'étais proposée en y travaillant méritait, ce me semble, à l'auteur, une autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop forcé d'en parler dans la suite de cet écrit. Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation pour mes promenades car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis méditer qu'en marchant; sitÎt que je m'arrÃÂȘte, je ne pense plus, et ma tÃÂȘte ne va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la précaution de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les jours de pluie. C'était mon Dictionnaire de musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf. J'apportais quelques livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais passé deux mois à faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prÃÂȘtait à la bibliothÚque du Roi, et dont on me permit mÃÂȘme d'emporter quelques-uns à l'Ermitage. Voilà mes provisions pour compiler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que j'en tirai parti tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, et mÃÂȘme ensuite à Motiers, oÃÂč j'achevai ce travail tout en en faisant d'autres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un véritable délassement. Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que je m'étais prescrite, et je m'en trouvais trÚs bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment madame d'Épinay à Épinay ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui d'abord ne me coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne de compte, dérangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà dit que madame d'Épinay avait des qualités trÚs aimables elle aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zÚle; et, n'épargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait assurément bien qu'en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce devoir sans songer que c'en était un; mais enfin je compris que je m'étais chargé d'une chaÃne, dont l'amitié seule m'empÃÂȘchait de sentir le poids j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés nombreuses. Madame d'Épinay s'en prévalut pour me faire une proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait davantage c'était de me faire avertir toutes les fois qu'elle serait seule, ou à peu prÚs. J'y consentis, sans voir à quoi je m'engageais. Il s'ensuivit de là que je ne lui faisais plus de visite à mon heure, mais à la sienne et que je n'étais jamais sûr de pouvoir disposer de moi-mÃÂȘme un seul jour. Cette gÃÂȘne altéra beaucoup le plaisir que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir. Je trouvai que cette liberté qu'elle m'avait tant promise ne m'était donnée qu'à condition de ne m'en prévaloir jamais; et pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santé que je vis bien qu'il n'y avait que l'excuse d'ÃÂȘtre à plat de lit qui pût me dispenser de courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à ce joug; je le fis, et mÃÂȘme assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la dépendance, l'attachement sincÚre que j'avais pour elle m'empÃÂȘchant en grande partie de sentir le lien qui s'y joignait. Elle remplissait ainsi tant bien que mal les vides que l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements. C'était pour elle un supplément bien mince, mais qui valait encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait supporter. Elle avait cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu'elle avait voulu tùter de la littérature, et qu'elle s'était fourré dans la tÃÂȘte de faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comédies, des contes, et d'autres fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de les écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet immense travail. Je n'avais guÚre l'honneur d'ÃÂȘtre au nombre des élus, qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étais presque toujours compté pour rien en toute chose; et cela non seulement dans la société de madame d'Épinay, mais dans celle de M. d'Holbach, et partout oÃÂč M. Grimm donnait le ton. Cette nullité m'accommodait fort partout ailleurs que dans le tÃÂȘte-à -tÃÂȘte, oÃÂč je ne savais quelle contenance tenir, n'osant parler de littérature, dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de galanterie, étant trop timide, et craignant plus que la mort le ridicule d'un vieux galant, outre que cette idée ne me vint jamais prÚs de madame d'Épinay, et ne m'y serait peut-ÃÂȘtre pas venue une seule fois en ma vie, quand je l'aurais passée entiÚre auprÚs d'elle non que j'eusse pour sa personne aucune répugnance; au contraire, je l'aimais peut-ÃÂȘtre trop comme ami, pour pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir à la voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable en cercle, était aride en particulier; la mienne, qui n'était pas plus fleurie, n'était pas pour elle d'un grand secours. Honteux d'un trop long silence, je m'évertuais pour relever l'entretien; et quoiqu'il me fatiguùt souvent, il ne m'ennuyait jamais. J'étais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de petits baisers bien fraternels, qui ne me paraissaient pas plus sensuels pour elle c'était là tout. Elle était fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer jamais mon coeur ni mes sens n'ont su voir une femme dans quelqu'un qui n'eût pas des tétons; et d'autres causes inutiles à dire m'ont toujours fait oublier son sexe auprÚs d'elle. Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je m'y livrai sans résistance, et le trouvai, du moins la premiÚre année, moins onéreux que je ne m'y serais attendu. Madame d'Épinay, qui d'ordinaire passait l'été presque entier à la campagne, n'y passa qu'une partie de celui-ci, soit que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que l'absence de Grimm lui rendÃt moins agréable le séjour de la Chevrette. Je profitai des intervalles qu'elle n'y passait pas, ou durant lesquels elle y avait beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne ThérÚse et sa mÚre, de maniÚre à m'en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années j'allasse assez fréquemment à la campagne, c'était presque sans la goûter; et ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gùtés par la gÃÂȘne, ne faisaient qu'aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyais de plus prÚs l'image que pour mieux sentir leur privation. J'étais si ennuyé de salons, de jets d'eau, de bosquets, de parterres, et des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'étais si excédé de brochures, de clavecin, de tri, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que quand je lorgnais du coin de l'oeil un simple pauvre buisson d'épines, une haie, une grange, un pré; quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil; quand j'entendais de loin le rustique refrain de la chanson des bisquiÚres, je donnais au diable et le rouge, et les falbalas, et l'ambre; et, regrettant le dÃner de la ménagÚre et le vin du cru, j'aurais de bon coeur paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le maÃtre, qui me faisaient dÃner à l'heure oÃÂč je soupe, souper à l'heure oÃÂč je dors; mais surtout à messieurs les laquais, qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leur maÃtre dix fois plus cher que je n'en aurais payé de meilleur au cabaret. Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire, maÃtre d'y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale et paisible, pour laquelle je me sentais né. Avant de dire l'effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon coeur, il convient d'en récapituler les affections secrÚtes, afin qu'on suive mieux dans ses causes le progrÚs de ces nouvelles modifications. J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à ThérÚse comme celui qui fixa mon ÃÂȘtre moral. J'avais besoin d'un attachement, puisque enfin celui qui devait me suffire avait été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s'éteint point dans le coeur de l'homme. Maman vieillissait et s'avilissait! Il m'était prouvé qu'elle ne pouvait plus ÃÂȘtre heureuse ici-bas. Restait à chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai quelque temps d'idée en idée et de projet en projet. Mon voyage de Venise m'eût jeté dans les affaires publiques, si l'homme avec qui j'allai me fourrer avait eu le sens commun. Je suis facile à décourager, surtout dans les entreprises pénibles et de longue haleine. Le mauvais succÚs de celle-ci me dégoûta de toute autre; et regardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant plus rien dans la vie qui me tentùt de m'évertuer. Ce fut précisément alors que se fit notre connaissance. Le doux caractÚre de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps et des torts, et que tout ce qui l'aurait dû rompre n'a jamais fait que l'augmenter. On connaÃtra la force de cet attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon coeur dans le fort de mes misÚres, sans que, jusqu'au moment oÃÂč j'écris ceci, il m'en soit échappé jamais un seul mot de plainte à personne. Quand on saura qu'aprÚs avoir tout fait, tout bravé pour ne m'en point séparer, qu'aprÚs vingt-cinq ans passés avec elle, en dépit du sort et des hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par l'épouser, sans attente et sans sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse de la mienne, on croira qu'un amour forcené, m'ayant dÚs le premier jour tourné la tÃÂȘte, n'a fait que m'amener par degrés à la derniÚre extravagance; et on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particuliÚres et fortes qui devaient m'empÃÂȘcher d'en jamais venir là . Que pensera donc le lecteur quand je lui dirai, dans toute la vérité qu'il doit maintenant me connaÃtre, que du premier moment que je la vis jusqu'à ce jour, je n'ai jamais senti la moindre étincelle d'amour pour elle; que je n'ai pas plus désiré de la posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai satisfaits auprÚs d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l'individu? Il croira qu'autrement constitué qu'un autre homme, je fus incapable de sentir l'amour, puisqu'il n'entrait point dans les sentiments qui m'attachaient aux femmes qui m'ont été les plus chÚres. Patience, Î mon lecteur! le moment funeste approche, oÃÂč vous ne serez que trop bien désabusé. Je me répÚte, on le sait; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier dans mon coeur c'était le besoin d'une société intime, et aussi intime qu'elle pouvait l'ÃÂȘtre; c'était surtout pour cela qu'il me fallait une femme plutÎt qu'un homme, une amie plutÎt qu'un ami. Ce besoin singulier était tel, que la plus étroite union des corps ne pouvait encore y suffire il m'aurait fallu deux ùmes dans le mÃÂȘme corps; sans cela, je sentais toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités, et mÃÂȘme alors par la figure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence, si j'avais pu borner la sienne en moi, comme je l'avais espéré. Je n'avais rien à craindre de la part des hommes; je suis sûr d'ÃÂȘtre le seul qu'elle ait véritablement aimé, et ses tranquilles sens ne lui en ont guÚre demandé d'autres, mÃÂȘme quand j'ai cessé d'en ÃÂȘtre un pour elle à cet égard. Je n'avais point de famille, elle en avait une; et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là fut la premiÚre cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné pour me faire l'enfant de sa mÚre! Je fis tout pour y parvenir, et n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intérÃÂȘts, cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un différent du mien, contraire au mien, et mÃÂȘme à celui de sa fille, qui déjà n'en était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu'ils fissent à ThérÚse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, mÃÂȘme sous ses niÚces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur qu'épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa mÚre; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance, et l'en estimai davantage mais son refus n'en tourna pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mÚre et aux siens, elle fut à eux plus qu'à moi, plus qu'à elle-mÃÂȘme; leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si, grùce à son amour pour moi, si, grùce à son bon naturel, elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c'en fut assez du moins pour empÃÂȘcher, en grande partie, l'effet des bonnes maximes que je m'efforçais de lui inspirer; c'en fut assez pour que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours continué d'ÃÂȘtre deux. Voilà comment, dans un attachement sincÚre et réciproque, oÃÂč j'avais mis toute la tendresse de mon coeur, le vide de ce coeur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l'eût été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée, pour en ÃÂȘtre élevés encore plus mal. Les risques de l'éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimais mieux ÃÂȘtre moins disculpé d'un blùme aussi grave, et ménager la famille d'une personne que j'aimais. Mais on peut juger, par les moeurs de son malheureux frÚre, si jamais, quoi qu'on en pût dire, je devais exposer mes enfants à recevoir une éducation semblable à la sienne. Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je sentais le besoin, j'y cherchais des suppléments qui n'en remplissaient pas le vide, mais qui me le laissaient moins sentir. Faute d'un ami qui fût à moi tout entier, il me fallait des amis dont l'impulsion surmontùt mon inertie c'est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l'abbé de Condillac; que j'en fis avec Grimm une nouvelle plus étroite encore; et qu'enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont j'ai raconté l'histoire, rejeté, sans y songer, dans la littérature, dont je me croyais sorti pour toujours. Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la simple et fiÚre économie. BientÎt, à force de m'en occuper, je ne vis plus qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages, qu'oppression et misÚre dans notre ordre social. Dans l'illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges; et jugeant que, pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure singuliÚre qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m'ont pu pardonner l'exemple, qui d'abord me rendit ridicule, et qui m'eût enfin rendu respectable, s'il m'eût été possible d'y persévérer. Jusque-là j'avais été bon; dÚs lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma tÃÂȘte, mais elle avait passé dans mon coeur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus; et pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et de beau ne peut entrer dans un coeur d'homme, dont je ne fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d'oÃÂč naquit ma subite éloquence, voilà d'oÃÂč se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il ne s'était pas échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'était pas encore allumé. J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet homme timide et plutÎt honteux que modeste, qui n'osait ni se présenter, ni parler, qu'un mot badin déconcertait, qu'un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une assurance d'autant plus ferme qu'elle était simple, et résidait dans mon ùme plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m'avaient inspiré pour les moeurs, les maximes et les préjugés de mon siÚcle me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j'écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j'écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement! Tout Paris répétait les ùcres et mordants sarcasmes de ce mÃÂȘme homme qui, dix ans auparavant et dix ans aprÚs, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à dire, ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche l'état du monde le plus contraire à mon naturel; on trouvera celui-là . Qu'on se rappelle un de ces courts moments de ma vie oÃÂč je devenais un autre et cessais d'ÃÂȘtre moi; on le trouve encore dans le temps dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura prÚs de six ans, et durerait peut-ÃÂȘtre encore, sans les circonstances particuliÚres qui le firent cesser, et me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever. Ce changement commença sitÎt que j'eus quitté Paris, et que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l'indignation qu'il m'avait inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis plus les méchants, je cessai de les haïr. Mon coeur, peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur misÚre, et n'en distinguait pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientÎt l'ardent enthousiasme qui m'avait transporté si longtemps et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en apercevoir moi-mÃÂȘme, je redevins craintif, complaisant, timide; en un mot, le mÃÂȘme Jean-Jacques que j'avais été auparavant. Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-mÃÂȘme et s'arrÃÂȘter là , tout était bien; mais malheureusement elle alla plus loin, et m'emporta rapidement à l'autre extrÃÂȘme. DÚs lors mon ùme en branle n'a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d'y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution époque terrible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez les mortels. N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude devaient naturellement resserrer notre intimité. C'est aussi ce qu'ils firent entre ThérÚse et moi. Nous passions tÃÂȘte à tÃÂȘte sous les ombrages des heures charmantes, dont je n'avais jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-mÃÂȘme encore plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle m'ouvrit son coeur sans réserve, et m'apprit de sa mÚre et de sa famille des choses qu'elle avait eu la force de me taire pendant longtemps. L'une et l'autre avaient reçu de madame Dupin des multitudes de présents faits à mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fùcher, s'était appropriés pour elle et pour ses autres enfants, sans en rien laisser à ThérÚse, et avec trÚs sévÚres défenses de m'en parler; ordre que la pauvre fille avait suivi avec une obéissance incroyable. Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d'apprendre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et Grimm avaient eus souvent avec l'une et l'autre pour les détacher de moi, et qui n'avaient pas réussi par la résistance de ThérÚse, tous deux avaient eu depuis lors de fréquents et secrets colloques avec sa mÚre, sans qu'elle eût pu rien savoir de ce qui se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits présents s'en étaient mÃÂȘlés, et qu'il y avait de petites allées et venues dont on tùchait de lui faire mystÚre, et dont elle ignorait absolument le motif. Quand nous partÃmes de Paris, il y avait déjà longtemps que madame le Vasseur était dans l'usage d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d'y passer quelques heures à des conversations si secrÚtes, que le laquais de Grimm était toujours renvoyé. Je jugeai que ce motif n'était autre que le mÃÂȘme projet dans lequel on avait tùché de faire entrer la fille, en promettant de leur procurer, par madame d'Épinay, un regrat de sel, un bureau à tabac, et les tentant, en un mot, par l'appùt du gain. On leur avait représenté qu'étant hors d'état de rien faire pour elles, je ne pouvais pas mÃÂȘme, à cause d'elles, parvenir à rien faire pour moi. Comme je ne voyais à tout cela que de la bonne intention, je ne leur en savais pas absolument mauvais gré. Il n'y avait que le mystÚre qui me révoltùt, surtout de la part de la vieille, qui, de plus, devenait de jour en jour plus flagorneuse et plus pateline avec moi; ce qui ne l'empÃÂȘchait pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu'elle m'aimait trop, qu'elle me disait tout, qu'elle n'était qu'une bÃÂȘte, et qu'elle en serait la dupe. Cette femme possédait au suprÃÂȘme degré l'art de tirer d'un sac dix moutures, de cacher à l'un ce qu'elle recevait de l'autre, et à moi ce qu'elle recevait de tous. J'aurais pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à moi, qu'elle savait si bien qui faisais mon bonheur presque unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avais fait pour sa fille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais fait pour elle méritait de sa part quelque reconnaissance; elle en aurait dû savoir gré du moins à sa fille, et m'aimer pour l'amour d'elle, qui m'aimait. Je l'avais tirée de la plus complÚte misÚre; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait toutes les connaissances dont elle tirait si bon parti. ThérÚse l'avait longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle n'avait rien fait; et ses autres enfants qu'elle avait dotés, pour lesquels elle s'était ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoraient encore sa subsistance et la mienne. Je trouvais que dans une pareille situation elle devait me regarder comme son unique ami, son plus sûr protecteur, et, loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m'avertir fidÚlement de tout ce qui pouvait m'intéresser, quand elle l'apprenait plus tÎt que moi. De quel oeil pouvais-je donc voir sa conduite fausse et mystérieuse; Que devais-je penser surtout des sentiments qu'elle s'efforçait de donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devait ÃÂȘtre la sienne, quand elle cherchait à lui en inspirer? Toutes ces réflexions aliénÚrent enfin mon coeur de cette femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mÚre de ma compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les égards et la considération d'un fils; mais il est vrai que je n'aimais pas à rester longtemps avec elle, et il n'est guÚre en moi de savoir me gÃÂȘner. C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie oÃÂč j'ai vu le bonheur de bien prÚs, sans pouvoir l'atteindre, et sans qu'il y ait eu de ma faute à l'avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée d'un bon caractÚre, nous étions heureux tous les trois jusqu'à la fin de nos jours; le dernier vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer. Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagné du terrain sur le coeur de sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le reprendre; et, au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l'aliéner tout à fait. Un des moyens qu'elle employa fut d'appeler sa famille à son aide. J'avais prié ThérÚse de n'en faire venir personne à l'Ermitage; elle me le promit. On les fit venir en mon absence, sans la consulter; et puis on lui fit promettre de ne m'en rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile; quand une fois on a fait à quelqu'un qu'on aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientÎt plus guÚre de scrupule de lui en faire sur tout. SitÎt que j'étais à la Chevrette, l'Ermitage était plein de monde qui s'y réjouissait assez bien. Une mÚre est toujours bien forte sur une fille d'un bon naturel; cependant, de quelque façon que s'y prÃt la vieille, elle ne put jamais faire entrer ThérÚse dans ses vues, et l'engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans retour et voyant d'un cÎté sa fille et moi, chez qui l'on pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre, Diderot, Grimm, d'Holbach, madame d'Épinay, qui promettaient beaucoup et donnaient quelque chose, elle n'estima pas qu'on pût jamais avoir tort dans le parti d'une fermiÚre générale et d'un baron. Si j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu dÚs lors que je nourrissais un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance, que rien encore n'avait altérée, était telle, que je n'imaginais pas mÃÂȘme qu'on pût vouloir nuire à quelqu'un qu'on devait aimer. En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me plaindre que de la tyrannie de ceux que j'appelais mes amis, et qui voulaient, selon moi, me forcer d'ÃÂȘtre heureux à leur mode, plutÎt qu'à la mienne. Quoique ThérÚse refusùt d'entrer dans la ligue avec sa mÚre, elle lui garda derechef le secret son motif était louable; je ne dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à babiller ensemble cela les rapprochait; et ThérÚse, en se partageant, me laissait sentir quelquefois que j'étais seul; car je ne pouvais plus compter pour société celle que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis vivement le tort que j'avais eu durant nos premiÚres liaisons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnait son amour, pour l'orner de talents et de connaissances qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite, aurait agréablement rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du tÃÂȘte-à -tÃÂȘte. Ce n'était pas que l'entretien tarÃt entre nous, et qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous n'avions pas assez d'idées communes pour nous faire un grand magasin nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets, bornés désormais à celui de jouir. Les objets qui se présentaient m'inspiraient des réflexions qui n'étaient pas à sa portée. Un attachement de douze ans n'avait plus besoin de paroles; nous nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre. Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage de vivre avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu'il fallait avec cela prendre nos tÃÂȘte-à -tÃÂȘte en bonne fortune sa mÚre, qui m'était devenue importune, me forçait à les épier. J'étais gÃÂȘné chez moi, c'est tout dire, l'air de l'amour gùtait la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l'intimité. DÚs que je crus voir que ThérÚse cherchait quelquefois des prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s'y plaire autant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui dépende de la volonté. J'étais sûr de son coeur, ce m'était assez. Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle; quand cela n'était pas, je préférais son contentement au mien. Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui m'était chÚre, je parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me manquait m'empÃÂȘchait de goûter ce que j'avais. En fait de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m'a paru nécessaire. Je reprends à présent le fil de mon récit. Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce n'était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres petites piÚces qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par ses écrits de morale, dans l'idée que m'avaient donnée quelques lettres de lui, que madame de Créqui m'avait montrées, qu'il avait beaucoup plus d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par l'idée dont l'auteur n'a jamais pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumiÚres plutÎt que par leurs passions. La haute opinion qu'il avait des connaissances modernes lui avait fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de tous les établissements qu'il proposait, et source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l'honneur de son siÚcle et de son espÚce, et le seul peut-ÃÂȘtre, depuis l'existence du genre humain, qui n'eut d'autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous ses systÚmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d'ÃÂȘtre. Il n'a travaillé que pour des ÃÂȘtres imaginaires, en pensant travailler pour ses contemporains. Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à donner à mon ouvrage. Passer à l'auteur ses visions, c'était ne rien faire d'utile; les réfuter à la rigueur était faire une chose malhonnÃÂȘte, puisque le dépÎt de ses manuscrits, que j'avais accepté et mÃÂȘme demandé, m'imposait l'obligation d'en traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le plus judicieux et le plus utile ce fut de donner séparément les idées de l'auteur et les miennes, et pour cela, d'entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur prix. Mon ouvrage devait donc ÃÂȘtre composé de deux parties absolument séparées l'une, destinée à exposer de la façon que je viens de dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui ne devait paraÃtre qu'aprÚs que la premiÚre aurait fait son effet, j'aurais porté mon jugement sur ces mÃÂȘmes projets ce qui, je l'avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du Misanthrope. A la tÃÂȘte de tout l'ouvrage devait ÃÂȘtre une vie de l'auteur, pour laquelle j'avais ramassé d'assez bons matériaux que je me flattais de ne pas gùter en les employant. J'avais un peu vu l'abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la vénération que j'avais pour sa mémoire m'était garant qu'à tout prendre M. le comte ne serait pas mécontent de la maniÚre dont j'aurais traité son parent. Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable et le plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce recueil; et, avant de me livrer à mes réflexions, j'eus le courage de lire absolument tout ce que l'abbé avait écrit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai rien à en dire. Quant au jugement que j'en ai porté, il n'a point été imprimé, et j'ignore s'il le sera jamais; mais il fut fait en mÃÂȘme temps que l'extrait. Je passai de là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour favoriser l'administration qu'il avait choisie, et qui fit chasser de l'Académie française l'abbé de Saint-Pierre, pour quelques traits contre l'administration précédente, dont la duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fùchés. J'achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que l'extrait mais je m'en tins là , sans vouloir continuer cette entreprise, que je n'aurais pas dû commencer. La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-mÃÂȘme, et il était étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tÎt. La plupart des écrits de l'abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des observations critiques sur quelques parties du gouvernement de France, et il y en avait mÃÂȘme de si libres, qu'il était heureux pour lui de les avoir faites impunément. Mais dans les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardé l'abbé de Saint-Pierre comme une espÚce de prédicateur plutÎt que comme un vrai politique, et on le laissait dire tout à son aise, parce qu'on voyait bien que personne ne l'écoutait. Si j'étais parvenu à le faire écouter, le cas eût été différent. Il était Français, je ne l'étais pas; et en m'avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je m'exposais à me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mÃÂȘlais. Heureusement, avant d'aller plus loin, je vis la prise que j'allais donner sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des hommes, et d'hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de quelque façon que je m'y prisse, me mettre à l'abri du mal qu'ils voudraient me faire. Il n'y avait qu'une chose, en cela, qui dépendÃt de moi c'était de faire en sorte au moins que quand ils m'en voudraient faire, ils ne le pussent qu'injustement. Cette maxime, qui me fit abandonner l'abbé de Saint-Pierre, m'a fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens, toujours prompts à faire un crime de l'adversité, seraient bien surpris s'ils savaient tous les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pût jamais me dire avec vérité, dans mes malheurs Tu les as mérités. Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur celui que j'y ferais succéder; et cet intervalle de désoeuvrement fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-mÃÂȘme, faute d'objet étranger qui m'occupùt. Je n'avais plus de projet pour l'avenir qui pût amuser mon imagination; il ne m'était pas mÃÂȘme possible d'en faire, puisque la situation oÃÂč j'étais était précisément celle oÃÂč s'étaient réunis tous mes désirs je n'en avais plus à former, et j'avais encore le coeur vide. Cet état était d'autant plus cruel, que je n'en voyais point à lui préférer. J'avais rassemblé mes plus tendres affections dans une personne selon mon coeur, qui me les rendait. Je vivais avec elle sans gÃÂȘne, et pour ainsi dire à discrétion. Cependant un secret serrement de coeur ne me quittait ni prÚs ni loin d'elle. En la possédant, je sentais qu'elle me manquait encore; et la seule idée que je n'étais pas tout pour elle, faisait qu'elle n'était presque rien pour moi. J'avais des amis des deux sexes, auxquels j'étais attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais sur le plus vrai retour de leur part, et il ne m'était pas mÃÂȘme venu dans l'esprit de douter une seule fois de leur sincérité. Cependant cette amitié m'était plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation mÃÂȘme à contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma maniÚre de vivre tellement qu'il me suffisait de paraÃtre désirer une chose qui n'intéressait que moi seul, et qui ne dépendait pas d'eux, pour les voir tous se liguer à l'instant mÃÂȘme pour me contraindre d'y renoncer. Cette obstination de me contrÎler en tout dans mes fantaisies, d'autant plus injuste que, loin de contrÎler les leurs, je ne m'en informais pas mÃÂȘme, me devint si cruellement onéreuse, qu'enfin je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en l'ouvrant, un certain effroi qui n'était que trop justifié par sa lecture. Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mÃÂȘmes des leçons qu'ils me prodiguaient, c'était aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime; et, du reste, ne vous mÃÂȘlez pas plus de mes affaires que je ne me mÃÂȘle des vÎtres voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m'en ont accordé une, ce n'a pas été du moins la derniÚre. J'avais une demeure isolée, dans une solitude charmante maÃtre chez moi, j'y pouvais vivre à ma mode, sans que personne eût à m'y contrÎler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n'était que précaire; plus asservi que par des ordres, je devais l'ÃÂȘtre par ma volonté je n'avais pas un seul jour dont en me levant je pusse dire J'emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépendance des arrangements de madame d'Épinay, j'en avais une autre bien plus importune, du public et des survenants. La distance oÃÂč j'étais de Paris n'empÃÂȘchait pas qu'il ne me vÃnt journellement des tas de désoeuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y pensais le moins, j'étais impitoyablement assailli; et rarement j'ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque arrivant. Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours sereins de ma jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes! Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenÚrent à réfléchir sur le point oÃÂč j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'ùge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carriÚre sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon coeur était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon ùme en puissance, et qui, faute d'objet, s'y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes soupirs. Comment se pouvait-il qu'avec une ùme naturellement expansive, pour qui vivre c'était aimer, je n'eusse pas trouvé jusqu'alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l'ÃÂȘtre? Comment se pouvait-il qu'avec des sens si combustibles, avec un coeur tout pétri d'amour, je n'eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé? Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu. Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier sur moi-mÃÂȘme avec un regret qui n'était pas sans douceur. Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu'elle ne m'avait pas donné. A quoi bon m'avoir fait naÃtre avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m'en dédommageait en quelque sorte, et me faisait verser des larmes que j'aimais à laisser couler. Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle j'étais né, mais dont le ton dur et sévÚre, oÃÂč venait de me monter une longue effervescence, m'aurait dû délivrer pour toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dÃner du chùteau de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans la mÃÂȘme saison et dans des lieux à peu prÚs semblables à ceux oÃÂč j'étais dans ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la mÃÂȘme espÚce. BientÎt je vis rassemblés autour de moi tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse, mademoiselle Gallay, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies écoliÚres, et jusqu'à la piquante Zulietta, que mon coeur ne peut oublier. Je me vis entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes connaissances, pour qui le goût le plus vif ne m'était pas un sentiment nouveau. Mon sang s'allume et pétille, la tÃÂȘte me tourne malgré mes cheveux déjà grisonnants, et voilà le brave citoyen de GenÚve, voilà l'austÚre Jean-Jacques, à prÚs de quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger extravagant. L'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut si durable et si forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en guérir, que la crise imprévue et terrible des malheurs oÃÂč elle m'a précipité. Cette ivresse, à quelque point qu'elle fût portée, n'alla pourtant pas jusqu'à me faire oublier mon ùge et ma situation, jusqu'à me flatter de pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentais en vain consumer mon coeur. Je ne l'espérai point, et je ne le désirai pas mÃÂȘme. Je savais que le temps d'aimer était passé; je sentais trop le ridicule des galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux et confiant sur mon déclin, aprÚs l'avoir été si peu durant mes belles années. D'ailleurs, ami de la paix, j'aurais craint les orages domestiques; et j'aimais trop sincÚrement ma ThérÚse pour l'exposer au chagrin de me voir porter à d'autres des sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait. Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné, pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre aux ÃÂȘtres réels me jeta dans le pays des chimÚres; et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientÎt peuplé d'ÃÂȘtres selon mon coeur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un coeur d'homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres, fidÚles, tel que je n'en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au milieu des objets charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les heures, les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hùte, que je brûlais de m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prÃÂȘt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais modérer ni cacher mon dépit; et, n'étant plus maÃtre de moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m'en eût acquis une bien contraire, si l'on eût mieux lu dans mon coeur. Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d'un coup par le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma place par la nature, à l'aide d'une attaque assez vive de mon mal. J'employai le seul remÚde qui m'eût soulagé, savoir, les bougies, et cela fit trÃÂȘve à mes angéliques amours car, outre qu'on n'est guÚre amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s'anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives d'un plancher. J'ai souvent regretté qu'il n'existùt pas de Dryades; c'eût infailliblement été parmi elles que j'aurais fixé mon attachement. D'autres tracas domestiques vinrent en mÃÂȘme temps augmenter mes chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m'apprirent que la bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs dettes au nom de ThérÚse, qui le savait, et qui ne m'en avait rien dit. Les dettes à payer me fùchaient beaucoup moins que le secret qu'on m'en avait fait. Eh! comment celle pour qui je n'eus jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu'on aime? La coterie holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage à Paris, commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse à la campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. Là commencÚrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à me rappeler indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se montrer sitÎt lui-mÃÂȘme, commença par me détacher Deleyre, à qui j'avais procuré sa connaissance, lequel recevait et me transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans que lui Deleyre en vit le vrai but. Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle rÃÂȘverie. Je n'étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poÚme sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m'ÃÂȘtre envoyé par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui écrire, et de lui parler de sa piÚce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée longtemps aprÚs sans mon aveu, comme il sera dit ci-aprÚs. Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amÚrement contre les misÚres de cette vie et trouver toujours que tout était mal, je formai l'insensé projet de le faire rentrer en lui-mÃÂȘme, et de lui prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque son dieu prétendu n'est qu'un ÃÂȘtre malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu'à nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de toute espÚce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l'image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine, j'en fis l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n'eût sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés, plus que dans la nature elle-mÃÂȘme. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre extrÃÂȘmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-mÃÂȘme, mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu'il trouverait le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en peu de lignes, qu'étant malade et garde-malade lui-mÃÂȘme, il remettait à un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m'envoyant cette lettre, en joignit une, oÃÂč il marquait peu d'estime pour celui qui la lui avait remise. Je n'ai jamais publié ni mÃÂȘme montré ces deux lettres, n'aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en originaux dans mes recueils liasse A, no 20 et 21. Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu'il m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle n'est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu. Toutes ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de mes fantasques amours, et c'était peut-ÃÂȘtre un moyen que le ciel m'offrait d'en prévenir les suites funestes mais ma mauvaise étoile fut la plus forte; et à peine recommençai-je à sortir, que mon coeur, ma tÃÂȘte et mes pieds reprirent les mÃÂȘmes routes. Je dis les mÃÂȘmes, à certains égards; car mes idées, un peu moins exaltées, restÚrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui pouvait s'y trouver d'aimable en tout genre, que cette élite n'était guÚre moins chimérique que le monde imaginaire que j'avais abandonné. Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon coeur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j'avais toujours adoré. J'imaginai deux amies, plutÎt que deux amis, parce que si l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractÚres analogues, mais différents; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l'une des deux un amant dont l'autre fût la tendre amie, et mÃÂȘme quelque chose de plus; mais je n'admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradùt la nature. Épris de mes deux charmants modÚles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami autant qu'il m'était possible; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convÃnt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m'auraient pu contenter, si je les avais vues; mais mon imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui pût lui servir de point d'appui, et me faire illusion sur la réalité des habitants que j'y voulais mettre. Je songeai longtemps aux Ãles Borromées, dont l'aspect délicieux m'avait transporté; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon coeur n'a jamais cessé d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, à laquelle depuis longtemps mes voeux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prédilection. Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l'ensemble qui ravit les sens, émeut le coeur, élÚve l'ùme, achevÚrent de me déterminer, et j'établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la suite. Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il suffisait pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon coeur de sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixÚrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu'elles m'offraient; et, rappelant tout ce que j'avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en quelque sorte au désir d'aimer, que je n'avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré. Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite et sans liaison; et lorsque je m'avisai de les vouloir coudre, j'y fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de trÚs vrai est que les deux premiÚres parties ont été écrites presque en entier de cette maniÚre, sans que j'eusse aucun plan bien formé, et mÃÂȘme sans prévoir qu'un jour je serais tenté d'en faire un ouvrage en rÚgle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées aprÚs coup de matériaux qui n'ont pas été taillés pour la place qu'ils occupent, sont pleines d'un remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les autres. Au plus fort de mes rÃÂȘveries, j'eus une visite de madame d'Houdetot, la premiÚre qu'elle m'eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas la derniÚre, comme on verra ci-aprÚs. La comtesse d'Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde, fermier général, soeur de M. d'Épinay et de MM. de Lalive et de la Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J'ai parlé de la connaissance que je fis avec elle étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu'aux fÃÂȘtes de la Chevrette, chez madame d'Épinay, sa belle-soeur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la Chevrette qu'à Épinay, non seulement je la trouvai toujours trÚs aimable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimait assez à se promener avec moi; nous étions marcheurs l'un et l'autre, et l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai jamais la voir à Paris, quoiqu'elle m'en eût prié et mÃÂȘme sollicité plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert, avec qui je commençais d'en avoir, me la rendirent encore plus intéressante; et c'était pour m'apporter des nouvelles de cet ami, qui pour lors était, je crois, à Mahon, qu'elle vint me voir à l'Ermitage. Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle s'égara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut traverser en droiture, du moulin de Clairvaux à l'Ermitage son carrosse s'embourba dans le fond du vallon; elle voulut descendre, et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut bientÎt percée; elle enfonçait dans la crotte; ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin elle arriva à l'Ermitage en bottes, et perçant l'air d'éclats de rire, auxquels je mÃÂȘlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout; ThérÚse y pourvut, et je l'engageai d'oublier la dignité, pour faire une collation rustique, dont elle se trouva fort bien. Il était tard, elle resta peu; mais l'entrevue fut si gaie qu'elle y prit goût, et parut disposée à revenir. Elle n'exécuta pourtant ce projet que l'année suivante; mais, hélas! ce retard ne me garantit de rien. Je passai l'automne à une occupation dont on ne se douterait pas, à la garde du fruit de M. d'Épinay. L'Ermitage était le réservoir des eaux du parc de la Chevrette il y avait un jardin clos de murs, et garni d'espaliers et d'autres arbres, qui donnaient plus de fruits à M. d'Épinay que son potager de la Chevrette, quoiqu'on lui en volùt les trois quarts. Pour n'ÃÂȘtre pas un hÎte absolument inutile, je me chargeai de la direction du jardin et de l'inspection du jardinier. Tout alla bien jusqu'au temps des fruits; mais à mesure qu'ils mûrissaient, je les voyais disparaÃtre, sans savoir ce qu'ils étaient devenus. Le jardinier m'assura que c'étaient les loirs qui mangeaient tout. Je fis la guerre aux loirs, j'en détruisis beaucoup, et le fruit n'en disparaissait pas moins. Je guettai si bien, qu'enfin je trouvai que le jardinier lui-mÃÂȘme était le grand loir. Il logeait à Montmorency, d'oÃÂč il venait les nuits, avec sa femme et ses enfants, enlever les dépÎts de fruits qu'il avait faits pendant la journée, et qu'il faisait vendre à la halle de Paris, aussi publiquement que s'il eût eu un jardin à lui. Ce misérable, que je comblais de bienfaits, dont ThérÚse habillait les enfants, et dont je nourrissais presque le pÚre, qui était mendiant, nous dévalisait aussi aisément qu'effrontément, aucun des trois n'étant assez vigilant pour y mettre ordre; et dans une seule nuit, il parvint à vider ma cave, oÃÂč je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne parut s'adresser qu'à moi, j'endurai tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligé d'en dénoncer le voleur. Madame d'Épinay me pria de le payer, de le mettre dehors, et d'en chercher un autre; ce que je fis. Comme ce grand coquin rÎdait toutes les nuits autour de l'Ermitage, armé d'un gros bùton ferré qui avait l'air d'une massue, et suivi d'autres vauriens de son espÚce; pour rassurer les gouverneuses, que cet homme effrayait terriblement, je fis coucher son successeur toutes les nuits à l'Ermitage; et cela ne les tranquillisant pas encore, je fis demander à madame d'Épinay un fusil que je tins dans la chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s'en servir qu'au besoin, si l'on tentait de forcer la porte ou d'escalader le jardin, et de ne tirer qu'à poudre uniquement pour effrayer les voleurs. C'était assurément la moindre précaution que pût prendre, pour la sûreté commune, un homme incommodé, ayant à passer l'hiver au milieu des bois, seul avec deux femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un petit chien pour servir de sentinelle. Deleyre m'étant venu voir dans ce temps-là , je lui contai mon cas, et ris avec lui de mon appareil militaire. De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à son tour; et voilà comment la coterie holbachique apprit que je voulais tout de bon passer l'hiver à l'Ermitage. Cette constance, qu'ils n'avaient pu se figurer, les désorienta; et en attendant qu'ils imaginassent quelque autre tracasserie pour me rendre mon séjour déplaisant, ils me détachÚrent, par Diderot, le mÃÂȘme Deleyre, qui d'abord ayant trouvé mes précautions toutes simples, finit par les trouver inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules, dans des lettres oÃÂč il m'accablait de plaisanteries amÚres, et assez piquantes pour m'offenser, si mon humeur eût été tournée de ce cÎté-là . Mais alors saturé de sentiments affectueux et tendres, et n'étant susceptible d'aucun autre, je ne voyais dans ses aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le trouvais que folùtre, oÃÂč tout autre l'eût trouvé extravagant. A force de vigilance et de soins, je parvins si bien à garder le jardin, que, quoique la récolte du fruit eût presque manqué cette année, le produit fut triple de celui des années précédentes; et il est vrai que je ne m'épargnais point pour le préserver, jusqu'à escorter les envois que je faisais à la Chevrette et à Épinay, jusqu'à porter des paniers moi-mÃÂȘme; et je me souviens que nous en portùmes un si lourd, la tante et moi, que, prÃÂȘts à succomber sous le faix, nous fûmes contraints de nous reposer de dix en dix pas, et n'arrivùmes que tout en nage. Quand la mauvaise saison commença de me renfermer au logis, je voulus reprendre mes occupations casaniÚres; il ne me fut pas possible. Je ne voyais partout que les deux charmantes amies, que leur ami, leurs entours, le pays qu'elles habitaient, qu'objets créés ou embellis pour elles par mon imagination. Je n'étais plus un moment à moi-mÃÂȘme, le délire ne me quittait plus. AprÚs beaucoup d'efforts inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne m'occupai plus qu'à tùcher d'y mettre quelque ordre et quelque suite, pour en faire une espÚce de roman. Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-mÃÂȘme si nettement et si hautement. AprÚs les principes sévÚres que je venais d'établir avec tant de fracas, aprÚs les maximes austÚres que j'avais si fortement prÃÂȘchées, aprÚs tant d'invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout d'un coup m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j'avais si durement censurés? Je sentais cette inconséquence dans toute sa force, je me la reprochais, j'en rougissais, je m'en dépitais mais tout cela ne put suffire pour me ramener à la raison. Subjugué complÚtement, il fallut me soumettre à tout risque, et me résoudre à braver le qu'en dira-t-on; sauf à délibérer dans la suite si je me résoudrais à montrer mon ouvrage ou non car je ne supposais pas encore que j'en vinsse à le publier. Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes rÃÂȘveries; et à force de les tourner et retourner dans ma tÃÂȘte, j'en forme enfin l'espÚce de plan dont on a vu l'exécution. C'était assurément le meilleur parti qui se pût tirer de mes folies l'amour du bien, qui n'est jamais sorti de mon coeur, les tourna vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire son profit. Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs grùces, si le doux coloris de l'innocence y eût manqué. Une fille faible est un objet de pitié que l'amour peut rendre intéressant, et qui souvent n'est pas moins aimable mais qui peut supporter sans indignation le spectacle des moeurs à la mode? et qu'y a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une femme infidÚle, qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnaissance de la grùce qu'elle lui accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur le fait? Les ÃÂȘtres parfaits ne sont pas dans la nature, et leurs leçons ne sont pas assez prÚs de nous. Mais qu'une jeune personne, née avec un coeur aussi tendre qu'honnÃÂȘte, se laisse vaincre à l'amour étant fille, et retrouve étant femme des forces pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité est scandaleux et n'est pas utile, est un menteur et un hypocrite; ne l'écoutez pas. Outre cet objet de moeurs et d'honnÃÂȘteté conjugale, qui tient radicalement à tout l'ordre social, je m'en fis un plus grand secret de concorde et de paix publique; objet plus grand, plus important peut-ÃÂȘtre en lui-mÃÂȘme, et du moins pour le moment oÃÂč l'on se trouvait. L'orage excité par l'Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaÃnés l'un contre l'autre avec la derniÚre fureur, ressemblaient plutÎt à des loups enragés, acharnés à s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens et des philosophes qui veulent réciproquement s'éclairer, se convaincre, et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait peut-ÃÂȘtre à l'un et à l'autre que des chefs remuants qui eussent du crédit, pour dégénérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût produit une guerre civile de religion, oÃÂč l'intolérance la plus cruelle était au fond la mÃÂȘme des deux cÎtés. Ennemi né de tout esprit de parti, j'avais dit franchement aux uns et aux autres des vérités dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable c'était d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre, dignes de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet peu sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par lequel je tombais dans le défaut que je reprochais à l'abbé de Saint-Pierre, eut le succÚs qu'il devait avoir; il ne rapprocha point les partis, et ne les réunit que pour m'accabler. En attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y livrai, j'ose le dire, avec un zÚle digne du motif qui me l'inspirait, et je dessinai les deux caractÚres de Wolmar et de Julie, dans un ravissement qui me faisait espérer de les rendre aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre. Content d'avoir grossiÚrement esquissé mon plan, je revins aux situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement que je leur donnai résultÚrent les deux premiÚres parties de la Julie, que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d'azur et d'argent pour sécher l'écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien d'assez galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles dont je raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au coin de mon feu, je lisais et relisais ces deux parties aux gouverneuses. La fille, sans rien dire, sanglotait avec moi d'attendrissement; la mÚre, qui ne trouvant point là de compliments, n'y comprenait rien, restait tranquille, et se contentait, dans les moments de silence, de me répéter toujours Monsieur, cela est bien beau. Madame d'Épinay, inquiÚte de me savoir seul en hiver au milieu des bois, dans une maison isolée, envoyait trÚs souvent savoir de mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son amitié pour moi, et jamais la mienne n'y répondit plus vivement. J'aurais tort de ne pas spécifier parmi ces témoignages, qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda des instructions pour avoir le mien peint par Latour, et qui avait été exposé au salon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui paraÃtra risible, mais qui fait trait à l'histoire de mon caractÚre, par l'impression qu'elle fit sur moi. Un jour qu'il gelait trÚs fort, en ouvrant un paquet qu'elle m'envoyait de plusieurs commissions dont elle s'était chargée, j'y trouvai un petit jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre, qu'elle me marquait avoir porté, et dont elle voulait que je me fisse un gilet. Le tour de son billet était charmant, plein de caresse et de naïveté. Ce soin, plus qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se fût dépouillée pour me vÃÂȘtir, que, dans mon émotion, je baisai vingt fois en pleurant le billet et le jupon. ThérÚse me croyait devenu fou. Il est singulier que, de toutes les marques d'amitié que madame d'Épinay m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touché comme celle-là ; et que mÃÂȘme, depuis notre rupture, je n'y ai jamais repensé sans attendrissement. J'ai longtemps conservé son petit billet; et je l'aurais encore, s'il n'eût eu le sort de mes autres lettres du mÃÂȘme temps. Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relùche en hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse réduit à l'usage des sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la saison que depuis ma demeure en France j'ai passée avec le plus de douceur et de tranquillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint davantage à l'abri des survenants, je savourai, plus que je n'ai fait avant et depuis, cette vie indépendante, égale et simple, dont la jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le prix, sans autre compagnie que celle des deux gouverneuses en réalité, et celle des deux cousines en idée. C'est alors surtout que je me félicitais chaque jour davantage du parti que j'avais eu le bon sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis, fùchés de me voir affranchi de leur tyrannie; et quand j'appris l'attentat d'un forcené, quand Deleyre et madame d'Épinay me parlaient dans leurs lettres du trouble et de l'agitation qui régnaient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eussent fait que nourrir, qu'aigrir l'humeur bilieuse que l'aspect des désordres publics m'avait donnée; tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des objets riants et doux, mon coeur ne se livrait qu'à des sentiments aimables. Je note ici avec complaisance le cours des derniers moments paisibles qui m'ont été laissés. Le printemps qui suivit cet hiver si calme vit éclore le germe des malheurs qui me restent à décrire, et dans le tissu desquels on ne verra plus d'intervalle semblable, oÃÂč j'aie eu le loisir de respirer. Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix, et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita quelque tracasserie, et je suis fort trompé si ce n'est durant cet hiver que parut le Fils naturel, dont j'aurai bientÎt à parler. Outre que, par des causes qu'on saura dans la suite, il m'est resté peu de monuments sûrs de cette époque, ceux mÃÂȘme qu'on m'a laissés sont trÚs peu précis quant aux dates. Diderot ne datait jamais ses lettres. Madame d'Épinay, madame d'Houdetot ne dataient guÚre les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre faisait comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tùtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j'aime mieux rapporter ci-aprÚs, dans un seul article, tout ce que je m'en puis rappeler. Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et dans mes érotiques transports j'avais composé pour les derniÚres parties de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre autres celle de l'Élysée, et de la promenade sur le lac, qui, si je m'en souviens bien, sont à la fin de la quatriÚme partie. Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent pas amollir et fondre son coeur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre il n'est pas fait pour juger des choses de sentiment. Précisément dans le mÃÂȘme temps, j'eus de madame d'Houdetot une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui était capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle était venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, oÃÂč elle avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint faire à l'Ermitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle était à cheval et en homme. Quoique je n'aime guÚre ces sortes de mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là , et pour cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais mémorable et terrible à mon souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans quelque détail sur cet article. Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et n'était point belle; son visage était marqué de petite vérole; son teint manquait de finesse; elle avait la vue basse et les yeux un peu ronds, mais elle avait l'air jeune avec tout cela; et sa physionomie, à la fois vive et douce, était caressante; elle avait une forÃÂȘt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui tombaient au jarret; sa taille était mignonne, et elle mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la grùce tout à la fois. Elle avait l'esprit trÚs naturel et trÚs agréable; la gaieté, l'étourderie et la naïveté s'y mariaient heureusement elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne recherchait point, et qui partaient quelquefois malgré elle. Elle avait plusieurs talents agréables, jouait du clavecin, dansait bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractÚre, il était angélique; la douceur d'ùme en faisait le fond; mais hors la prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle était surtout d'une telle sûreté dans le commerce, d'une telle fidélité dans la société, que ses ennemis mÃÂȘme n'avaient pas besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou plutÎt celles qui la haïssaient; car pour elle, elle n'avait pas un coeur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des absents, pas mÃÂȘme de sa belle-soeur. Elle ne pouvait ni déguiser ce qu'elle pensait à personne, ni mÃÂȘme contraindre aucun de ses sentiments; et je suis persuadé qu'elle parlait de son amant à son mari mÃÂȘme, comme elle en parlait à ses amis, à ses connaissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent naturel, c'est qu'étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus risibles étourderies, il lui en échappait souvent de trÚs imprudentes pour elle-mÃÂȘme, mais jamais d'offensantes pour qui que ce fût. On l'avait mariée trÚs jeune et malgré elle au comte d'Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, trÚs peu aimable, et qu'elle n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari, avec les qualités plus agréables, de l'esprit, des vertus, des talents. S'il faut pardonner quelque chose aux moeurs du siÚcle, c'est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent, et qui ne s'est cimenté que par une estime réciproque. C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. Il l'y avait exhortée, et il avait raison de croire que l'amitié qui commençait à s'établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois. Elle savait que j'étais instruit de leurs liaisons; et pouvant me parler de lui sans gÃÂȘne, il était naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint; je la vis; j'étais ivre d'amour sans objet cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle; je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientÎt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revÃÂȘtue de toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon coeur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l'amour! en l'écoutant, en me sentant auprÚs d'elle, j'étais saisi d'un frémissement délicieux, que je n'avais éprouvé jamais auprÚs de personne. Elle parlait, et je me sentais ému; je croyais ne faire que m'intéresser à ses sentiments, quand j'en prenais de semblables; j'avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en aperçût, elle m'inspira pour elle-mÃÂȘme tout ce qu'elle exprimait pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le coeur était plein d'un autre amour! Malgré les mouvements extraordinaires que j'avais éprouvés auprÚs d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était arrivé ce ne fut qu'aprÚs son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu'à madame d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillÚrent; je sentis mon malheur, j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites. J'hésitai longtemps sur la maniÚre dont je me conduirais avec elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison pour suivre des délibérations. Je n'étais pas déterminé quand elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle; je n'osais ouvrir la bouche ni lever les yeux; j'étais dans un trouble inexprimable, qu'il était impossible qu'elle ne vÃt pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la cause c'était la lui dire assez clairement. Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame d'Houdetot eût été faible, je blùmerais ici sa conduite; mais tout cela n'étant pas, je ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit était également celui de la générosité et de la prudence. Elle ne pouvait s'éloigner brusquement de moi sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-mÃÂȘme engagée à me voir c'était exposer deux amis à une rupture, et peut-ÃÂȘtre à un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l'estime et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie; sans la flatter, elle la plaignit, et tùcha de m'en guérir. Elle était bien aise de conserver à son amant et à elle-mÃÂȘme un ami dont elle faisait cas elle ne me parlait de rien avec plus de plaisir que de l'intime et douce société que nous pourrions former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne m'épargnait pas au besoin les reproches plus durs que j'avais bien mérités. Je me les épargnais encore moins moi-mÃÂȘme; sitÎt que je fus seul, je revins à moi; j'étais plus calme aprÚs avoir parlé l'amour connu de celle qui l'inspire en devient plus supportable. La force avec laquelle je me reprochais le mien m'en eût dû guérir, si la chose eût été possible. Quels puissants motifs n'appelai-je point à mon aide pour l'étouffer! Mes moeurs, mes sentiments, mes principes, la honte, l'infidélité, le crime, l'abus d'un dépÎt confié par l'amitié, le ridicule enfin de brûler à mon ùge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le coeur préoccupé ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir passion de plus, qui, loin d'avoir rien à gagner par la constance, devenait moins souffrable de jour en jour. Qui croirait que cette derniÚre considération, qui devait ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda? Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible à moi seul? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour madame d'Houdetot? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire? Eh! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert. On a vu que jamais je ne fus avantageux, mÃÂȘme dans ma jeunesse. Cette façon de penser était dans mon tour d'esprit, elle flattait ma passion; c'en fut assez pour m'y livrer sans réserve, et rire mÃÂȘme de l'impertinent scrupule que je croyais m'ÃÂȘtre fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les ùmes honnÃÂȘtes, que le vice n'attaque jamais à découvert, mais qu'il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque sophisme, et souvent de quelque vertu. Coupable sans remords, je le fus bientÎt sans mesure; et, de grùce, qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon naturel, pour m'entraÃner enfin dans l'abÃme. D'abord elle prit un air humble pour me rassurer; et, pour me rendre entreprenant, elle poussa cette humilité jusqu'à la défiance. Madame d'Houdetot, sans cesser de me rappeler à mon devoir, à la raison, sans jamais flatter un moment ma folie, me traitait au reste avec la plus grande douceur, et prit avec moi le ton de l'amitié la plus tendre. Cette amitié m'eût suffi, je le proteste, si je l'avais crue sincÚre; mais la trouvant trop vive pour ÃÂȘtre vraie, n'allai-je pas me fourrer dans la tÃÂȘte que l'amour, désormais si peu convenable à mon ùge, à mon maintien, m'avait avili aux yeux de madame d'Houdetot; que cette jeune folle ne voulait que se divertir de moi et de mes douceurs surannées; qu'elle en avait fait confidence à Saint-Lambert, et que l'indignation de mon infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils s'entendaient tous les deux pour achever de me faire tourner la tÃÂȘte et me persifler? Cette bÃÂȘtise, qui m'avait fait extravaguer, à vingt-six ans, auprÚs de madame de Larnage, que je ne connaissais pas, m'eût été pardonnable à quarante-cinq, auprÚs de madame d'Houdetot, si j'eusse ignoré qu'elle et son amant étaient trop honnÃÂȘtes gens l'un et l'autre pour se faire un aussi barbare amusement. Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je ne tardai pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté. Content d'aimer et de l'oser dire, j'aurais été dans la plus douce situation, si mon extravagance n'en eût détruit tout le charme. Elle ne comprit rien d'abord à la sotte humeur avec laquelle je recevais ses caresses mais mon coeur, incapable de savoir jamais rien cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet expédient ne réussit pas; des transports de rage en auraient été l'effet elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut invincible; elle me fit des reproches qui me pénétrÚrent; elle me témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes dont j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi. Elle vit qu'il n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins pressant; le pas était délicat. Il est étonnant, il est unique peut-ÃÂȘtre qu'une femme ayant pu venir jusqu'à marchander, s'en soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder. Elle ne m'accorda rien qui pût la rendre infidÚle, et j'eus l'humiliation de voir que l'embrasement dont ses légÚres faveurs allumaient mes sens n'en porta jamais aux siens la moindre étincelle. J'ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connaÃtre combien cette maxime se trouva fausse avec madame d'Houdetot, et combien elle eut raison de compter sur elle-mÃÂȘme, il faudrait entrer dans les détails de nos longs et fréquents tÃÂȘte-à -tÃÂȘte, et les suivre dans toute leur vivacité durant quatre mois que nous passùmes ensemble, dans une intimité presque sans exemple entre deux amis de différents sexes, qui se renferment dans les bornes dont nous ne sortÃmes jamais. Ah! si j'avais tardé si longtemps à sentir le véritable amour, qu'alors mon coeur et mes sens lui payÚrent bien l'arrérage! et quels sont donc les transports qu'on doit éprouver auprÚs d'un objet aimé qui nous aime, si mÃÂȘme un amour non partagé peut en inspirer de pareils! Mais j'ai tort de dire un amour non partagé; le mien l'était en quelque sorte; il était égal des deux cÎtés, quoiqu'il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d'amour l'un et l'autre; elle pour son amant, moi pour elle; nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidents l'un de l'autre, nos sentiments avaient tant de rapport qu'il était impossible qu'ils ne se mÃÂȘlassent pas en quelque chose et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s'est oubliée un moment; et moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j'ai tenté de la rendre infidÚle, jamais je ne l'ai véritablement désiré. La véhémence de ma passion la contenait par elle-mÃÂȘme. Le devoir des privations avait exalté mon ùme. L'éclat de toutes les vertus ornait à mes yeux l'idole de mon coeur; en souiller la divine image eût été l'anéantir. J'aurais pu commettre le crime; il a cent fois été commis dans mon coeur mais avilir ma Sophie! ah! cela se pouvait-il jamais? Non, non, je le lui ai cent fois dit à elle-mÃÂȘme; eussé-je été le maÃtre de me satisfaire, sa propre volonté l'eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts moments de délire, j'aurais refusé d'ÃÂȘtre heureux à ce prix. Je l'aimais trop pour vouloir la posséder. Il y a prÚs d'une lieue de l'Ermitage à Eaubonne; dans mes fréquents voyages, il m'est arrivé quelquefois d'y coucher; un soir, aprÚs avoir soupé tÃÂȘte à tÃÂȘte, nous allùmes nous promener au jardin, par un trÚs beau clair de lune. Au fond de ce jardin était un assez grand taillis, par oÃÂč nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d'une cascade dont je lui avais donné l'idée, et qu'elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d'innocence et de jouissance! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvements de mon coeur, un langage vraiment digne d'eux. Ce fut la premiÚre et l'unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de séduisant dans un coeur d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai sur ses genoux! que je lui en fis verser malgré elle! Enfin, dans un transport involontaire, elle s'écria Non, jamais homme ne fut si aimable; et jamais amant n'aima comme vous! Mais votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon coeur ne saurait aimer deux fois. Je me tus en soupirant; je l'embrassai... Quel embrassement! Mais ce fut tout. Il y avait six mois qu'elle vivait seule, c'est-à -dire loin de son amant et de son mari; il y en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et toujours l'amour en tiers entre elle et moi. Nous avions soupé tÃÂȘte-à -tÃÂȘte, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune; et aprÚs deux heures de l'entretien le plus vif et le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de coeur qu'elle y était entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances, je n'ajouterai rien de plus. Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me laissaient tranquille, comme auprÚs de ThérÚse et de maman. Je l'ai déjà dit, c'était de l'amour cette fois, et l'amour dans toute son énergie et dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni les défaillances de coeur que j'éprouvais continuellement; on en pourra juger par l'effet que sa seule image faisait sur moi. J'ai dit qu'il y avait loin de l'Ermitage à Eaubonne je passais par les coteaux d'Andilly, qui sont charmants. Je rÃÂȘvais en marchant à celle que j'allais voir, à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant mÃÂȘme de le recevoir, m'embrasait le sang à tel point, que ma tÃÂȘte se troublait; un éblouissement m'aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir; j'étais forcé de m'arrÃÂȘter, de m'asseoir; toute ma machine était dans un désordre inconcevable j'étais prÃÂȘt à m'évanouir. Instruit du danger, je tùchais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose. Je n'avais pas fait vingt pas, que les mÃÂȘmes souvenirs et tous les accidents qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans qu'il me fût possible de m'en délivrer; et, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit arrivé de faire seul ce trajet impunément. J'arrivais à Eaubonne, faible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. A l'instant que je la voyais, tout était réparé; je ne sentais plus auprÚs d'elle que l'importunité d'une vigueur inépuisable et toujours inutile. Il y avait sur ma route, à la vue d'Eaubonne, une terrasse agréable, appelée le mont Olympe, oÃÂč nous nous rendions quelquefois, chacun de notre cÎté. J'arrivais le premier j'étais fait pour l'attendre; mais que cette attente me coûtait cher! Pour me distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon des billets que j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang je n'en ai jamais pu achever un qui fût lisible. Quand elle en trouvait un dans la niche dont nous étions convenus, elle n'y pouvait voir autre chose que l'état vraiment déplorable oÃÂč j'étais en l'écrivant. Cet état, et surtout sa durée pendant trois mois d'irritation continuelle et de privations, me jeta dans un épuisement dont je n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une descente que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l'homme du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en mÃÂȘme temps, que peut-ÃÂȘtre la nature ait jamais produit. Tels ont été les derniers beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre ici commence le long tissu des malheurs de ma vie, oÃÂč l'on verra peu d'interruption. On a vu dans tout le cours de ma vie que mon coeur, transparent comme le cristal, n'a jamais su cacher, durant une minute entiÚre, un sentiment un peu vif qui s'y fût réfugié. Qu'on juge s'il me fût possible de cacher longtemps mon amour pour madame d'Houdetot. Notre intimité frappait tous les yeux, nous n'y mettions ni secret ni mystÚre. Elle n'était pas de nature à en avoir besoin; et comme madame d'Houdetot avait pour moi l'amitié la plus tendre, qu'elle ne se reprochait point; que j'avais pour elle une estime dont personne ne connaissait mieux que moi toute la justice; elle, franche, distraite, étourdie; moi, vrai, maladroit, fier, impatient, emporté, nous donnions encore sur nous, dans notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de prise que nous n'aurions fait, si nous eussions été coupables. Nous allions l'un et l'autre à la Chevrette, nous nous y trouvions souvent ensemble, quelquefois mÃÂȘme par rendez-vous. Nous y vivions à notre ordinaire, nous promenant tous les jours tÃÂȘte à tÃÂȘte, en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre ami, de nos innocents projets, dans le parc, vis-à -vis l'appartement de madame d'Épinay, sous ses fenÃÂȘtres, d'oÃÂč, ne cessant de nous examiner, et se croyant bravée, elle assouvissait son coeur par ses yeux, de rage et d'indignation. Les femmes ont toutes l'art de cacher leur fureur, surtout quand elle est vive; madame d'Épinay, violente, mais réfléchie, possÚde surtout cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne rien soupçonner; et dans le mÃÂȘme temps qu'elle redoublait avec moi d'attentions, de soins, et presque d'agaceries, elle affectait d'accabler sa belle-soeur de procédés malhonnÃÂȘtes et de marques d'un dédain qu'elle semblait vouloir me communiquer. On juge bien qu'elle ne réussissait pas; mais j'étais au supplice. Déchiré de sentiments contraires, en mÃÂȘme temps que j'étais touché de ses caresses, j'avais peine à contenir ma colÚre, quand je la voyais manquer à madame d'Houdetot. La douceur angélique de celle-ci lui faisait tout endurer sans se plaindre, et mÃÂȘme sans lui en savoir plus mauvais gré. Elle était d'ailleurs souvent si distraite, et toujours si peu sensible à ces choses-là , que la moitié du temps elle ne s'en apercevait pas. J'étais si préoccupé de ma passion, que, ne voyant rien que Sophie c'était un des noms de madame d'Houdetot, je ne remarquais pas mÃÂȘme que j'étais devenu la fable de toute la maison et des survenants. Le baron d'Holbach, qui n'était jamais venu, que je sache, à la Chevrette, fut au nombre de ces derniers. Si j'eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans la suite, j'aurais fort soupçonné madame d'Épinay d'avoir arrangé ce voyage, pour lui donner l'amusant cadeau de voir le citoyen amoureux. Mais j'étais alors si bÃÂȘte, que je ne voyais pas mÃÂȘme ce qui crevait les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne m'empÃÂȘcha pourtant pas de trouver au baron l'air plus content, plus jovial qu'à son ordinaire. Au lieu de me regarder en noir selon sa coutume, il me lùchait cent propos goguenards, auxquels je ne comprenais rien. J'ouvrais de grands yeux sans rien répondre; madame d'Épinay se tenait les cÎtés de rire; je ne savais sur quelle herbe ils avaient marché. Comme rien ne passait encore les bornes de la plaisanterie, tout ce que j'aurais eu de mieux à faire, si je m'en étais aperçu, eût été de m'y prÃÂȘter. Mais il est vrai qu'à travers la railleuse gaieté du baron l'on voyait briller dans ses yeux une maligne joie, qui m'aurait peut-ÃÂȘtre inquiété, si je l'eusse aussi bien remarquée alors, que je me la rappelai dans la suite. Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à Eaubonne, au retour d'un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je vis qu'elle avait pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce que madame de Blainville, soeur de son mari, était là ; mais sitÎt que je pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. Ah! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et mal instruit. Il me rend justice; mais il a de l'humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étaient pleines de vous, ainsi que mon coeur je ne lui ai caché que votre amour insensé, dont j'espérais vous guérir, et dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous a desservis, on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons tout à fait, ou soyez tel que vous devez ÃÂȘtre. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon amant. Ce fut là le premier moment oÃÂč je fus sensible à la honte de me voir humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune femme, dont j'éprouvais les justes reproches, et dont j'aurais dû ÃÂȘtre le mentor. L'indignation que j'en ressentis contre moi-mÃÂȘme eût suffi peut-ÃÂȘtre pour surmonter ma faiblesse, si la tendre compassion que m'inspirait la victime n'eût encore amolli mon coeur. Hélas! était-ce le moment de pouvoir l'endurcir, lorsqu'il était inondé par des larmes qui le pénétraient de toutes parts? Cet attendrissement se changea bientÎt en colÚre contre les vils délateurs, qui n'avaient vu que le mal d'un sentiment criminel, mais involontaire, sans croire, sans imaginer mÃÂȘme la sincÚre honnÃÂȘteté de coeur qui le rachetait. Nous ne restùmes pas longtemps en doute sur la main dont partait le coup. Nous savions l'un et l'autre que madame d'Épinay était en commerce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n'était pas le premier orage qu'elle avait suscité à madame d'Houdetot, dont elle avait fait mille efforts pour le détacher, et que les succÚs de quelques-uns de ces efforts faisaient trembler pour la suite. D'ailleurs, Grimm, qui, ce me semble, avait suivi M. de Castries à l'armée, était en Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert; ils se voyaient quelquefois. Grimm avait fait, auprÚs de madame d'Houdetot, quelques tentatives qui n'avaient pas réussi; Grimm, trÚs piqué, cessa tout à fait de la voir. Qu'on juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on sait qu'il l'est, il lui supposait des préférences pour un homme plus ùgé que lui, et dont lui, Grimm, depuis qu'il fréquentait les grands, ne parlait plus que comme de son protégé. Mes soupçons sur madame d'Épinay se changÚrent en certitude, quand j'appris ce qui s'était passé chez moi. Quand j'étais à la Chevrette, ThérÚse y venait souvent, soit pour m'apporter mes lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé. Madame d'Épinay lui avait demandé si nous ne nous écrivions pas, madame d'Houdetot et moi. Sur son aveu, madame d'Épinay la pressa de lui remettre les lettres de madame d'Houdetot, l'assurant qu'elle les recachetterait si bien qu'il n'y paraÃtrait pas. ThérÚse, sans montrer combien cette proposition la scandalisait, et mÃÂȘme sans m'avertir, se contenta de mieux cacher les lettres qu'elle m'apportait précaution trÚs heureuse; car madame d'Épinay la faisait guetter à son arrivée; et, l'attendant au passage, poussa plusieurs fois l'audace jusqu'à chercher dans sa bavette. Elle fit plus s'étant un jour invitée à venir, avec M. de Margency, dÃner à l'Ermitage pour la premiÚre fois depuis que j'y demeurais, elle prit le temps que je me promenais avec Margency, pour entrer dans mon cabinet avec la mÚre et la fille, et les presser de lui montrer les lettres de madame d'Houdetot. Si la mÚre eût su oÃÂč elles étaient, les lettres étaient livrées; mais heureusement la fille seule le savait, et nia que j'en eusse conservé aucune. Mensonge assurément plein d'honnÃÂȘteté, de fidélité, de générosité, tandis que la vérité n'eût été qu'une perfidie. Madame d'Épinay, voyant qu'elle ne pouvait la séduire, s'efforça de l'irriter par la jalousie, en lui reprochant sa facilité et son aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu'ils ont entre eux un commerce criminel? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux, vous avez besoin d'autres preuves, prÃÂȘtez-vous donc à ce qu'il faut faire pour les avoir vous dites qu'il déchire les lettres de madame d'Houdetot aussitÎt qu'il les a lues. Eh bien! recueillez avec soin les piÚces, et donnez-les-moi; je me charge de les rassembler. Telles étaient les leçons que mon amie donnait à ma compagne. ThérÚse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes ces tentatives; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée à me tout dire, afin que, sachant à qui j'avais affaire, je prisse mes mesures pour me garantir des trahisons qu'on me préparait. Mon indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu de dissimuler avec madame d'Épinay, à son exemple, et de me servir de contre-ruses, je me livrai sans mesure à l'impétuosité de mon naturel, et, avec mon étourderie ordinaire, j'éclatai tout ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres suivantes, qui montrent suffisamment la maniÚre de procéder de l'un et de l'autre en cette occasion. Billet de madame d'Épinay, liasse A, no 44. "Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami? Je suis inquiÚte de vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller et venir de l'Ermitage ici. Sur cela, je vous ai laissé libre; et, point du tout, vous laissez passer huit jours. Si l'on ne m'avait pas dit que vous étiez en bonne santé, je vous croirais malade. Je vous attendais avant-hier ou hier, et je ne vous vois point arriver. Mon Dieu! qu'avez-vous donc? Vous n'avez point d'affaires; vous n'avez pas non plus de chagrins; car je me flatte que vous seriez venu sur-le-champ me les confier. Vous ÃÂȘtes donc malade! tirez-moi d'inquiétude bien vite, je vous en prie. Adieu, mon cher ami; que cet adieu me donne un bonjour de vous." RÉPONSE. "Ce mercredi matin. Je ne puis rien vous dire encore. J'attends d'ÃÂȘtre mieux instruit, et je le serai tÎt ou tard. En attendant, soyez sûre que l'innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu'ils soient." Second billet de la mÃÂȘme, liasse A, no 45. "Savez-vous que votre lettre m'effraye? Qu'est-ce qu'elle veut donc dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité, je n'y comprends rien. J'y vois seulement que vous ÃÂȘtes inquiet et tourmenté, et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour m'en parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions convenus! Qu'est donc devenue cette amitié, cette confiance? et comment l'ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous ÃÂȘtes fùché? Quoi qu'il en soit, venez dÚs ce soir, je vous en conjure; souvenez-vous que vous m'avez promis, il n'y a pas huit jours, de ne rien garder sur le coeur, et de me parler sur-le-champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance... Tenez, je viens encore de lire votre lettre je n'y conçois pas davantage; mais elle me fait trembler. Il me semble que vous ÃÂȘtes cruellement agité. Je voudrais vous calmer; mais comme j'ignore le sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que me voilà tout aussi malheureuse que vous, jusqu'à ce que je vous aie vu. Si vous n'ÃÂȘtes pas ici ce soir à six heures, je pars demain pour l'Ermitage, quelque temps qu'il fasse et dans quelque état que je sois; car je ne saurais tenir à cette inquiétude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque de vous dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tùcher de prendre garde, et d'arrÃÂȘter les progrÚs que fait l'inquiétude dans la solitude. Une mouche devient un monstre, je l'ai souvent éprouvé." RÉPONSE. "Ce mercredi soir. Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que durera l'inquiétude oÃÂč je suis. La confiance dont vous parlez n'est plus, et il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vois à présent, dans votre empressement, que le désir de tirer des aveux d'autrui quelque avantage qui convienne à vos vues; et mon coeur, si prompt à s'épancher dans un coeur qui s'ouvre pour le recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l'ayez pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos subtilités à force de franchise. Je vais m'expliquer plus clairement, afin que vous m'entendiez encore moins. Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers je m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins que je ne vous les nomme. Je présume qu'on a tenté de les désunir, et que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la jalousie à l'un des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il a paru commode à la méchanceté et cette méchanceté, c'est vous que j'en soupçonne. J'espÚre que ceci devient plus clair. Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su, l'infamie de partager son coeur et sa personne entre deux amants, et moi celle d'ÃÂȘtre un de ces deux lùches? Si je savais qu'un seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi, je vous haïrais jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit, et non de l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en pareil cas, auquel c'est des trois que vous avez voulu nuire; mais si vous aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de réussir. Je n'ai caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de certaines liaisons; mais je veux qu'elles finissent par un moyen aussi honnÃÂȘte que sa cause, et qu'un amour illégitime se change en une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment à en faire à mes amis? Non; je ne vous le pardonnerais jamais, je deviendrais votre irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls seraient respectés; car je ne serai jamais un homme sans foi. Je n'imagine pas que les perplexités oÃÂč je suis puissent durer bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé. Alors j'aurai peut-ÃÂȘtre de grands torts à réparer, et je n'aurai rien fait en ma vie de si bon coeur. Mais savez-vous comment je rachÚterai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à passer prÚs de vous! En faisant ce que nul autre ne fera que moi; en vous disant franchement ce qu'on pense de vous dans le monde, et les brÚches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la vérité; vous ne trouverez plus personne qui vous la dise." TroisiÚme billet de la mÃÂȘme, liasse A, no 46. "Je n'entendais pas votre lettre de ce matin je vous l'ai dit, parce que cela était. J'entends celle de ce soir, n'ayez pas peur que j'y réponde jamais je suis trop pressée de l'oublier; et quoique vous me fassiez pitié, je n'ai pu me défendre de l'amertume dont elle me remplit l'ùme. Moi, user de ruses, de finesses avec vous! moi! accusée de la plus noire des infamies! Adieu; je regrette que vous ayez la... Adieu je ne sais ce que je dis... adieu je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous voudrez; vous serez mieux reçu que ne l'exigeraient vos soupçons. Dispensez-vous seulement de vous mettre en peine de ma réputation. Peu m'importe celle qu'on me donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus, j'ignorais absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me sont aussi chÚres qu'à vous." Cette derniÚre lettre me tira d'un terrible embarras, et me replongea dans un autre qui n'était guÚre moindre. Quoique toutes ces lettres et réponses fussent allées et venues dans l'espace d'un jour avec une extrÃÂȘme rapidité, cet intervalle avait suffi pour en mettre entre mes transports de fureur, et pour me laisser réfléchir sur l'énormité de mon imprudence. Madame d'Houdetot ne m'avait rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui laisser le soin de se tirer seule de cette affaire, et d'éviter, surtout dans le moment mÃÂȘme, toute rupture et tout éclat; et moi, par les insultes les plus ouvertes et les plus atroces, j'allais achever de porter la rage dans le coeur d'une femme qui n'y était déjà que trop disposée. Je ne devais naturellement attendre, de sa part, qu'une réponse si fiÚre, si dédaigneuse, si méprisante, que je n'aurais pu, sans la plus indigne lùcheté, m'abstenir de quitter sa maison sur-le-champ. Heureusement, plus adroite encore que je n'étais emporté, elle évita, par le tour de sa réponse, de me réduire à cette extrémité. Mais il fallait ou sortir, ou l'aller voir sur-le-champ; l'alternative était inévitable. Je pris le dernier parti, fort embarrassé de ma contenance, dans l'explication que je prévoyais. Car comment m'en tirer, sans compromettre ni madame d'Houdetot, ni ThérÚse? Et malheur à celle que j'aurais nommée! Il n'y avait rien que la vengeance d'une femme implacable et intrigante ne me fÃt craindre pour celle qui en serait l'objet. C'était pour prévenir ce malheur que je n'avais parlé que de soupçons dans mes lettres, afin d'ÃÂȘtre dispensé d'énoncer mes preuves. Il est vrai que cela rendait mes emportements plus inexcusables, nuls simples soupçons ne pouvant m'autoriser à traiter une femme, et surtout une amie, comme je venais de traiter madame d'Épinay. Mais ici commence la grande et noble tùche que j'ai dignement remplie, d'expier mes fautes et mes faiblesses cachées, en me chargeant de fautes plus graves, dont j'étais incapable, et que je ne commis jamais. Je n'eus pas à soutenir la prise que j'avais redoutée, et j'en fus quitte pour la peur. A mon abord, madame d'Épinay me sauta au cou, en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part d'une ancienne amie, m'émut extrÃÂȘmement; je pleurai beaucoup aussi. Je lui dis quelques mots qui n'avaient pas grand sens; elle m'en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et tout finit là . On avait servi; nous allùmes à table, oÃÂč dans l'attente de l'explication, que je croyais remise aprÚs le souper, je fis mauvaise figure; car je suis tellement subjugué par la moindre inquiétude qui m'occupe, que je ne saurais la cacher aux moins clairvoyants. Mon air embarrassé devait lui donner du courage; cependant elle ne risqua point l'aventure il n'y eut pas plus d'explication aprÚs le souper qu'avant. Il n'y en eut pas plus le lendemain; et nos silencieux tÃÂȘte-à -tÃÂȘte ne furent remplis que de choses indifférentes ou de quelques propos honnÃÂȘtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vérité que s'ils se trouvaient mal fondés, ma vie entiÚre serait employée à réparer leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément quels étaient ces soupçons, ni comment ils m'étaient venus; et tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle était seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce n'était pas à moi de chercher un éclaircissement qu'elle ne cherchait pas elle-mÃÂȘme, et je m'en retournai comme j'étais venu. Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j'oubliai bientÎt presque entiÚrement cette querelle, et je crus bÃÂȘtement qu'elle l'oubliait elle-mÃÂȘme, parce qu'elle paraissait ne s'en plus souvenir. Ce ne fut pas là , comme on verra bientÎt, le seul chagrin que m'attira ma faiblesse; mais j'en avais d'autres non moins sensibles, que je ne m'étais point attirés, et qui n'avaient pour cause que le désir de m'arracher de ma solitude, à force de m'y tourmenter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des holbachiens. Depuis mon établissement à l'Ermitage, Diderot n'avait cessé de m'y harceler, soit par lui-mÃÂȘme, soit par Deleyre; et je vis bientÎt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti l'ermite en galant berger. Mais il n'était pas question de cela dans mes prises avec Diderot; elles avaient des causes plus graves. AprÚs la publication du Fils naturel, il m'en avait envoyé un exemplaire, que j'avais lu avec l'intérÃÂȘt et l'attention qu'on donne aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espÚce de poétique en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et mÃÂȘme un peu contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette ùpre et dure sentence, sans aucun adoucissement Il n'y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente deux sens, ce me semble l'un trÚs vrai, l'autre trÚs faux puisqu'il est mÃÂȘme impossible qu'un homme qui est et veut ÃÂȘtre seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu'il soit un méchant. La sentence en elle-mÃÂȘme exigeait donc une interprétation; elle l'exigeait bien plus encore de la part d'un auteur qui, lorsqu'il imprimait cette sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et malhonnÃÂȘte, ou d'avoir oublié en la publiant cet ami solitaire, ou, s'il s'en était souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime générale, l'honorable et juste exception qu'il devait non seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la premiÚre fois depuis que le monde existe, un écrivain s'avise, avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats. J'aimais tendrement Diderot, je l'estimais sincÚrement, et je comptais avec une entiÚre confiance sur les mÃÂȘmes sentiments de sa part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma maniÚre de vivre, sur tout ce qui n'intéressait que moi seul; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner comme un enfant; rebuté de sa facilité à promettre, et de sa négligence à tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et manqués de sa part, et de sa fantaisie d'en donner toujours de nouveaux, pour y manquer derechef; gÃÂȘné de l'attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-mÃÂȘme, et de dÃner seul le soir, aprÚs ÃÂȘtre allé au-devant de lui jusqu'à Saint-Denis, et l'avoir attendu toute la journée j'avais déjà le coeur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave, et me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en plaindre, mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes; et ma lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut sa réponse sur cet article la voici mot pour mot liasse A, no 33 "Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu'il vous ait touché. Vous n'ÃÂȘtes pas de mon avis sur les ermites; dites-en tant de bien qu'il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j'en penserai encore y aurait-il bien à dire là -dessus, si l'on pouvait vous parler sans vous fùcher Une femme de quatre-vingts ans! etc. On m'a dit une phrase d'une lettre du fils de madame d'Épinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre ùme." Il faut expliquer les deux derniÚres phrases de cette lettre. Au commencement de mon séjour à l'Ermitage, madame le Vasseur parut s'y déplaire, et trouver l'habitation trop seule. Ses propos là -dessus m'étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris, si elle s'y plaisait davantage; d'y payer son loyer, et d'y prendre le mÃÂȘme soin d'elle que si elle était encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu'elle se plaisait fort à l'Ermitage, que l'air de la campagne lui faisait du bien; et l'on voyait que cela était vrai; car elle y rajeunissait pour ainsi dire, et s'y portait beaucoup mieux qu'à Paris. Sa fille m'assura mÃÂȘme qu'elle eût été dans le fond trÚs fùchée que nous quittassions l'Ermitage, qui réellement était un séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin et des fruits, dont elle avait le maniement; mais qu'elle avait dit ce qu'on lui avait fait dire, pour tùcher de m'engager à retourner à Paris. Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tùchÚrent d'obtenir, par le scrupule, l'effet que la complaisance n'avait pas produit, et me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvait avoir besoin à son ùge; sans songer qu'elle et beaucoup d'autres vieilles gens, dont l'excellent air du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces secours de Montmorency, que j'avais à ma porte; et comme s'il n'y avait des vieillards qu'à Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors d'état de vivre. Madame le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec une extrÃÂȘme voracité, était sujette à des débordements de bile et à de fortes diarrhées, qui lui duraient quelques jours, et lui servaient de remÚde. A Paris, elle n'y faisait jamais rien, et laissait agir la nature. Elle en usait de mÃÂȘme à l'Ermitage, sachant bien qu'il n'y avait rien de mieux à faire. N'importe; parce qu'il n'y avait pas des médecins et des apothicaires à la campagne, c'était vouloir sa mort que de l'y laisser, quoiqu'elle s'y portùt trÚs bien. Diderot aurait dû déterminer à quel ùge il n'est plus permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris. C'était là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne m'exceptait pas de sa sentence, qu'il n'y avait que le méchant qui fût seul; et c'était ce que signifiait son exclamation pathétique et l'et coetera qu'il y avait bénignement ajouté Une femme de quatre-vingts ans! etc. Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu'en m'en rapportant à madame le Vasseur elle-mÃÂȘme. Je la priai d'écrire naturellement son sentiment à madame d'Épinay. Pour la mettre plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui montrai celle que je vais transcrire, et que j'écrivais à madame d'Épinay, au sujet d'une réponse que j'avais voulu faire à une autre lettre de Diderot encore plus dure, et qu'elle m'avait empÃÂȘché d'envoyer. "Ce jeudi. Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie; je l'ai priée de vous dire sincÚrement ce qu'elle pense. Pour la mettre bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa lettre, et je vous prie de ne me rien dire de ce qu'elle contient. Je n'enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez; mais, me sentant trÚs griÚvement offensé, il y aurait, à convenir que j'ai tort, une bassesse et une fausseté que je ne saurais me permettre. L'Évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d'offrir l'autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant des coups de bùton? Voilà le rÎle du philosophe. Ne vous flattez pas de l'empÃÂȘcher de venir par le mauvais temps qu'il fait. Sa colÚre lui donnera le temps et les forces que l'amitié lui refuse, et ce sera la premiÚre fois de sa vie qu'il sera venu le jour qu'il avait promis. Il s'excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu'il me dit dans ses lettres; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en retournera ÃÂȘtre malade à Paris; et moi je serai, selon l'usage, un homme fort odieux. Que faire? Il faut souffrir. Mais n'admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait me venir prendre à Saint-Denis en fiacre, y dÃner, me ramener en fiacre; et à qui, huit jours aprÚs liasse A, no 34, sa fortune ne permet plus d'aller à l'Ermitage autrement qu'à pied? Il n'est pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi; mais, en ce cas, il faut qu'en huit jours il soit arrivé d'étranges changements dans sa fortune. Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de madame votre mÚre; mais vous voyez que votre peine n'approche pas de la mienne. On souffre moins encore à voir malades les personnes qu'on aime, qu'injustes et cruelles. Adieu, ma bonne amie voici la derniÚre fois que je vous parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d'aller à Paris, avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps." J'écrivis à Diderot ce que j'avais fait au sujet de madame le Vasseur, sur la proposition de madame d'Épinay elle-mÃÂȘme; et madame le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester à l'Ermitage, oÃÂč elle se portait trÚs bien, oÃÂč elle avait toujours compagnie, et oÃÂč elle vivait trÚs agréablement, Diderot, ne sachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette précaution de ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre de la continuation du séjour de madame le Vasseur à l'Ermitage, quoique cette continuation fût de son choix, et qu'il n'eût tenu et ne tÃnt toujours qu'à elle de retourner vivre à Paris, avec les mÃÂȘmes secours de ma part qu'elle avait auprÚs de moi. Voilà l'explication du premier reproche de la lettre de Diderot, no 33. Celle du second est dans sa lettre no 34. "Le Lettré c'était un nom de plaisanterie donné par Grimm au fils de madame d'Épinay, le Lettré a dû vous écrire qu'il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C'est un échantillon de notre petit babil... et si vous entendiez le reste, il vous amuserait comme cela." Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot paraissait si fier. "Je crois avoir répondu au Lettré, c'est-à -dire au fils d'un fermier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu'il avait aperçus sur le rempart attendant mon liard; qu'apparemment il les en avait amplement dédommagés; que je l'établissais mon substitut; que les pauvres de Paris n'auraient pas à se plaindre de cet échange; que je n'en trouverais pas aisément un aussi bon pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, aprÚs avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis, que des cent liards que j'aurais distribués à tous les gueux du rempart. Vous ÃÂȘtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C'est à la campagne qu'on apprend à aimer et à servir l'humanité; on n'apprend qu'à la mépriser dans les villes." Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d'esprit avait l'imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon propre exemple, qu'on ne pouvait vivre hors de la capitale sans ÃÂȘtre un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment j'eus la bÃÂȘtise de lui répondre et de me fùcher, au lieu de lui rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de madame d'Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passais généralement pour avoir tort dans cette affaire, et que madame d'Houdetot elle-mÃÂȘme, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j'allasse le voir à Paris, et que je fisse toutes les avances d'un raccommodement qui, tout sincÚre et entier qu'il fût de ma part, se trouva pourtant peu durable. L'argument victorieux sur mon coeur, dont elle se servit, fut qu'en ce moment Diderot était malheureux. Outre l'orage excité contre l'Encyclopédie, il en essuyait alors un trÚs violent au sujet de sa piÚce, que, malgré la petite histoire qu'il avait mise à la tÃÂȘte, on l'accusait d'avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en était alors accablé. Madame de Graffigny avait mÃÂȘme eu la méchanceté de faire courir le bruit que j'avais rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu'il y avait de la justice et de la générosité de prouver publiquement le contraire; et j'allai passer deux jours, non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à l'Ermitage, mon second voyage à Paris. J'avais fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d'apoplexie dont il n'a jamais été bien remis, et durant laquelle je ne quittai pas son chevet qu'il ne fût hors d'affaire. Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un ami peut effacer de torts! Quel ressentiment peut, aprÚs cela, rester dans le coeur? Nous eûmes peu d'explications. Il n'en est pas besoin pour des invectives réciproques. Il n'y a qu'une chose à faire, savoir, de les oublier. Il n'y avait point eu de procédés souterrains, du moins qui fussent à ma connaissance ce n'était pas comme avec madame d'Épinay. Il me montra le plan du PÚre de famille. Voilà , lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence, travaillez cette piÚce avec soin, et puis jetez-la tout d'un coup au nez de vos ennemis pour toute réponse. Il le fit, et s'en trouva bien. Il y avait prÚs de six mois que je lui avais envoyé les deux premiÚres parties de la Julie, pour m'en dire son avis. Il ne les avait pas encore lues. Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme; c'est-à -dire chargé de paroles et redondant. Je l'avais déjà bien senti moi-mÃÂȘme mais c'était le bavardage de la fiÚvre; je ne l'ai jamais pu corriger. Les derniÚres parties ne sont pas comme cela. La quatriÚme surtout, et la sixiÚme, sont des chefs-d'oeuvre de diction. Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener souper chez M. d'Holbach. Nous étions loin de compte; car je voulais mÃÂȘme rompre l'accord du manuscrit de chimie, dont je m'indignais d'avoir l'obligation à cet homme-là . Diderot l'emporta sur tout. Il me jura que M. d'Holbach m'aimait de tout son coeur; qu'il fallait lui pardonner un ton qu'il prenait avec tout le monde, et dont ses amis avaient plus à souffrir que personne. Il me représenta que refuser le produit de ce manuscrit, aprÚs l'avoir accepté deux ans auparavant, était un affront au donateur, qu'il n'avait pas mérité; et que ce refus pourrait mÃÂȘme ÃÂȘtre mésinterprété, comme un secret reproche d'avoir attendu si longtemps d'en conclure le marché. Je vois d'Holbach tous les jours, ajouta-t-il; je connais mieux que vous l'état de son ùme. Si vous n'aviez pas lieu d'en ÃÂȘtre content, croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse? Bref, avec ma faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et nous allùmes souper chez le baron, qui me reçut à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froidement, et presque malhonnÃÂȘtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquait avoir pour moi tant de bienveillance étant fille. J'avais cru sentir, dÚs longtemps auparavant, que, depuis que Grimm fréquentait la maison d'Aine, on ne m'y voyait plus d'aussi bon oeil. Tandis que j'étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de l'armée. Comme je n'en savais rien, je ne le vis qu'aprÚs mon retour en campagne, d'abord à la Chevrette, et ensuite à l'Ermitage, oÃÂč il vint avec madame d'Houdetot me demander à dÃner. On peut juger si je les reçus avec plaisir! Mais j'en pris bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de n'avoir pas troublé leur bonheur, j'en étais heureux moi-mÃÂȘme; et je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais surtout en ce moment, quand j'aurais pu lui Îter madame d'Houdetot, je ne l'aurais pas voulu faire, et je n'en aurais pas mÃÂȘme été tenté. Je la trouvais si aimable, aimant Saint-Lambert, que je m'imaginais à peine qu'elle eût pu l'ÃÂȘtre autant en m'aimant moi-mÃÂȘme; et, sans vouloir troubler leur union, tout ce que j'ai le plus véritablement désiré d'elle dans mon délire, était qu'elle se laissùt aimer. Enfin, de quelque violente passion que j'aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d'ÃÂȘtre le confident que l'objet de ses amours, et je n'ai jamais un moment regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n'était pas encore là de l'amour soit; mais c'était donc plus. Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnÃÂȘte homme et judicieux comme j'étais le seul coupable, je fus aussi le seul puni, et mÃÂȘme avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement; et je vis que j'avais perdu quelque chose dans son estime, mais rien dans son amitié. Je m'en consolai, sachant que l'une me serait bien plus facile à recouvrer que l'autre, et qu'il était trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire et passagÚre avec un vice de caractÚre. S'il y avait de ma faute dans tout ce qui s'était passé, il y en avait bien peu. Était-ce moi qui avais recherché sa maÃtresse? N'était-ce pas lui qui me l'avait envoyée? N'était-ce pas elle qui m'avait cherché? Pouvais-je éviter de la recevoir? Que pouvais-je faire? Eux seuls avaient fait le mal, et c'était moi qui l'avais souffert. A ma place, il en eût fait autant que moi, peut-ÃÂȘtre pis car enfin, quelque fidÚle, quelque estimable que fût madame d'Houdetot, elle était femme; il était absent, les occasions étaient fréquentes, les tentations étaient vives, et il lui eût été bien difficile de se défendre toujours avec le mÃÂȘme succÚs contre un homme plus entreprenant. C'était assurément beaucoup pour elle et pour moi, dans une pareille situation, d'avoir pu poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de passer. Quoique je me rendisse, au fond de mon coeur, un témoignage assez honorable, tant d'apparences étaient contre moi, que l'invincible honte qui me domina toujours me donnait devant lui tout l'air d'un coupable, et il en abusait souvent pour m'humilier. Un seul trait peindra cette position réciproque. Je lui lisais, aprÚs le dÃner, la lettre que j'avais écrite l'année précédente à Voltaire, et dont lui, Saint-Lambert, avait entendu parler. Il s'endormit durant la lecture; et moi, jadis si fier, aujourd'hui si sot, je n'osai jamais interrompre ma lecture, et continuai de lire tandis qu'il continuait de ronfler. Telles étaient mes indignités, et telles étaient ses vengeances; mais sa générosité ne lui permit jamais de les exercer qu'entre nous trois. Quand il fut reparti, je trouvai madame d'Houdetot fort changée à mon égard. J'en fus surpris comme si je n'avais pas dû m'y attendre; j'en fus touché plus que je n'aurais dû l'ÃÂȘtre, et cela me fit beaucoup de mal. Il semblait que tout ce dont j'attendais ma guérison ne fit qu'enfoncer dans mon coeur davantage le trait qu'enfin j'ai plutÎt brisé qu'arraché. J'étais déterminé tout à fait à me vaincre, et à ne rien épargner pour changer ma folle passion en une amitié pure et durable. J'avais fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour l'exécution desquels j'avais besoin du concours de madame d'Houdetot. Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassée; je sentis qu'elle avait cessé de se plaire avec moi, et je vis clairement qu'il s'était passé quelque chose qu'elle ne voulait pas me dire, et que je n'ai jamais su. Ce changement, dont il me fut impossible d'obtenir l'explication, me navra. Elle me redemanda ses lettres; je les lui rendis toutes avec une fidélité dont elle me fit l'injure de douter un moment. Ce doute fut encore un déchirement inattendu pour mon coeur, qu'elle devait si bien connaÃtre. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas sur-le-champ; je compris que l'examen du paquet que je lui avais rendu lui avait fait sentir son tort je vis mÃÂȘme qu'elle se le reprochait, et cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvait retirer ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me dit qu'elle les avait brûlées; j'en osai douter à mon tour, et j'avoue que j'en doute encore. Non, l'on ne met point au feu de pareilles lettres. On a trouvé brûlantes celles de la Julie eh Dieu! qu'aurait-on donc dit de celles-là ? Non, non, jamais celle qui peut inspirer une pareille passion n'aura le courage d'en brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus qu'elle en ait abusé je ne l'en crois pas capable; et de plus, j'y avais mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte d'ÃÂȘtre persiflé m'avait fait commencer cette correspondance sur un ton qui mÃt mes lettres à l'abri des communications. Je portai jusqu'à la tutoyer la familiarité que j'y pris dans mon ivresse mais quel tutoiement! elle n'en devait sûrement pas ÃÂȘtre offensée. Cependant elle s'en plaignit plusieurs fois, mais sans succÚs ses plaintes ne faisaient que réveiller mes craintes, et d'ailleurs je ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si ces lettres sont encore en ÃÂȘtre, et qu'un jour elles soient vues, on connaÃtra comment j'ai aimé. La douleur que me causa le refroidissement de madame d'Houdetot, et la certitude de ne l'avoir pas mérité, me firent prendre le singulier parti de m'en plaindre à Saint-Lambert mÃÂȘme. En attendant l'effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai dans les distractions que j'aurais dû chercher plus tÎt. Il y eut des fÃÂȘtes à la Chevrette, pour lesquelles je fis de la musique. Le plaisir de me faire honneur auprÚs de madame d'Houdetot d'un talent qu'elle aimait excita ma verve; et un autre objet contribuait encore à l'animer, savoir, le désir de montrer que l'auteur du Devin du village savait la musique; car je m'apercevais depuis longtemps que quelqu'un travaillait en secret à rendre cela douteux, du moins quant à la composition. Mon début à Paris, les épreuves oÃÂč j'y avais été mis à diverses fois, tant chez M. Dupin que chez M. de la PopliniÚre; quantité de musique que j'y avais composée pendant quatorze ans au milieu des plus célÚbres artistes, et sous leurs yeux; enfin l'opéra des Muses galantes, celui mÃÂȘme du Devin, un motet que j'avais fait pour mademoiselle Fel, et qu'elle avait chanté au Concert spirituel; tant de conférences que j'avais eues sur ce bel art avec les plus grands maÃtres, tout semblait devoir prévenir ou dissiper un pareil doute. Il existait cependant, mÃÂȘme à la Chevrette, et je voyais que M. d'Épinay n'en était pas exempt. Sans paraÃtre m'apercevoir de cela, je me chargeai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle de la Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son choix. Il chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles convenables au sujet; et huit jours aprÚs qu'elles m'eurent été données, le motet fut achevé. Pour cette fois, le dépit fut mon Apollon, et jamais musique plus étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces mots Ecce sedes hic tonantis. La pompe du début répond aux paroles, et toute la suite du motet est d'une beauté de chant qui frappa tout le monde. J'avais travaillé en grand orchestre. D'Épinay rassembla les meilleurs symphonistes. Madame Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet, et fut bien accompagnée. Le motet eut un si grand succÚs, qu'on l'a donné dans la suite au Concert spirituel, oÃÂč, malgré les sourdes cabales et l'indigne exécution, il y a eu deux fois les mÃÂȘmes applaudissements. Je donnai, pour la fÃÂȘte de M. d'Épinay, l'idée d'une espÚce de piÚce, moitié drame, moitié pantomime, que madame d'Épinay composa, et dont je fis encore la musique. Grimm, en arrivant, entendit parler de mes succÚs harmoniques. Une heure aprÚs on n'en parla plus mais du moins on ne mit plus en question, que je sache, si je savais la composition. A peine Grimm fut-il à la Chevrette, oÃÂč déjà je ne me plaisais pas trop, qu'il acheva de m'en rendre le séjour insupportable, par des airs que je ne vis jamais à personne, et dont je n'avais pas mÃÂȘme l'idée. La veille de son arrivée, on me délogea de la chambre de faveur que j'occupais, contiguà à celle de madame d'Épinay; on la prépara pour M. Grimm, et on m'en donna une autre plus éloignée. Voilà , dis-je en riant à madame d'Épinay, comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut embarrassée. J'en compris mieux la raison dÚs le mÃÂȘme soir, en apprenant qu'il y avait entre sa chambre et celle que je quittais une porte masquée de communication, qu'elle avait jugé inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm n'était ignoré de personne, ni chez elle, ni dans le public, pas mÃÂȘme de son mari cependant, loin d'en convenir avec moi, confident de secrets qui lui importaient beaucoup davantage, et dont elle était bien sûre, elle s'en défendit toujours trÚs fortement. Je compris que cette réserve venait de Grimm, qui, dépositaire de tous mes secrets, ne voulait pas que je le fusse d'aucun des siens. Quelques préventions que mes anciens sentiments, qui n'étaient pas éteints, et le mérite réel de cet homme-là , me donnassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu'il prit pour la détruire. Son abord fut celui du comte de TuffiÚre; à peine daigna-t-il me rendre le salut; il ne m'adressa pas une seule fois la parole, et me corrigea bientÎt de la lui adresser, en ne me répondant point du tout. Il passait partout le premier, prenait partout la premiÚre place, sans jamais faire aucune attention à moi. Passe pour cela, s'il n'y eût pas mis une affectation choquante mais on en jugera par un seul trait pris entre mille. Un soir madame d'Épinay, se trouvant un peu incommodée, dit qu'on lui portùt un morceau dans sa chambre, et monta pour souper au coin de son feu. Elle me proposa de monter avec elle; je le fis. Grimm vint ensuite. La petite table était déjà mise; il n'y avait que deux couverts. On sert madame d'Épinay prend sa place à l'un des coins du feu. M. Grimm prend un fauteuil, s'établit à l'autre coin, tire la petite table entre eux deux, déplie sa serviette, et se met en devoir de manger, sans me dire un seul mot. Madame d'Épinay rougit, et, pour l'engager à réparer sa grossiÚreté, m'offre sa propre place. Il ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant approcher du feu, je pris le parti de me promener par la chambre, en attendant qu'on m'apportùt un couvert. Il me laissa souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire la moindre honnÃÂȘteté, à moi incommodé, son aÃné, son ancien dans la maison, qui l'y avais introduit, et à qui mÃÂȘme, comme favori de la dame, il eût dû faire les honneurs. Toutes ses maniÚres avec moi répondaient fort bien à cet échantillon. Il ne me traitait pas précisément comme son inférieur; il me regardait comme nul. J'avais peine à reconnaÃtre là l'ancien cuistre qui, chez le prince de Saxe-Gotha, se tenait honoré de mes regards. J'en avais encore plus à concilier ce profond silence, et cette morgue insultante, avec la tendre amitié qu'il se vantait d'avoir pour moi, prÚs de tous ceux qu'il savait en avoir eux-mÃÂȘmes. Il est vrai qu'il ne la témoignait guÚre que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plaignais point, pour compatir à mon triste sort, dont j'étais content, et pour se lamenter de me voir me refuser durement aux soins bienfaisants qu'il disait vouloir me rendre. C'était avec cet art qu'il faisait admirer sa tendre générosité, blùmer mon ingrate misanthropie, et qu'il accoutumait insensiblement tout le monde à n'imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel que moi, que des liaisons de bienfaits d'une part, et d'obligations de l'autre, sans y supposer, mÃÂȘme dans les possibles, une amitié d'égal à égal. Pour moi, j'ai cherché vainement en quoi je pouvais ÃÂȘtre obligé à ce nouveau patron. Je lui avais prÃÂȘté de l'argent, il ne m'en prÃÂȘta jamais; je l'avais gardé dans sa maladie; à peine me venait-il voir dans les miennes; je lui avais donné tous mes amis, il ne m'en donna jamais aucun des siens; je l'avais prÎné de tout mon pouvoir, et lui,... s'il m'a prÎné, c'est moins publiquement, et c'est d'une autre maniÚre. Jamais il ne m'a rendu ni mÃÂȘme offert aucun service d'aucune espÚce. Comment était-il donc mon MécÚne? Comment étais-je son protégé? Cela me passait et me passe encore. Il est vrai que, du plus au moins, il était arrogant avec tout le monde, mais avec personne aussi brutalement qu'avec moi. Je me souviens qu'une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son assiette à la tÃÂȘte, sur une espÚce de démenti qu'il lui donna en pleine table, en lui disant grossiÚrement Cela n'est pas vrai. A son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d'un parvenu, et devint mÃÂȘme ridicule, à force d'ÃÂȘtre impertinent. Le commerce des grands l'avait séduit au point de se donner à lui-mÃÂȘme des airs qu'on ne voit qu'aux moins sensés d'entre eux. Il n'appelait jamais son laquais que par eh! comme si, sur le nombre de ses gens, monseigneur n'eût pas su lequel était de garde. Quand il lui donnait des commissions, il lui jetait l'argent par terre, au lieu de le lui donner dans la main. Enfin, oubliant tout à fait qu'il était homme, il le traitait avec un mépris si choquant, avec un dédain si dur en toute chose, que ce pauvre garçon, qui était un fort bon sujet, que madame d'Épinay lui avait donné, quitta son service, sans autre grief que l'impossibilité d'endurer de pareils traitements c'était le Lafleur de ce nouveau Glorieux. Aussi fat qu'il était vain, avec ses gros yeux troubles et sa figure dégingandée, il avait des prétentions prÚs des femmes; et depuis sa farce avec mademoiselle Fel, il passait auprÚs de plusieurs d'entre elles pour un homme à grands sentiments. Cela l'avait mis à la mode, et lui avait donné du goût pour la propreté de femme; il se mit à faire le beau; sa toilette devint une grande affaire; tout le monde sut qu'il mettait du blanc, et moi, qui n'en croyais rien, je commençai de le croire, non seulement par l'embellissement de son teint, et pour avoir trouvé des tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu'entrant un matin dans sa chambre, je le trouvai brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprÚs; ouvrage qu'il continua fiÚrement devant moi. Je jugeai qu'un homme qui passe deux heures tous les matins à brosser ses ongles peut bien passer quelques instants à remplir de blanc les creux de sa peau. Le bonhomme Gauffecourt, qui n'était pas sac à diable, l'avait assez plaisamment surnommé Tiran le Blanc. Tout cela n'était que des ridicules, mais bien antipathiques à mon caractÚre. Ils achevÚrent de me rendre suspect le sien. J'eus peine à croire qu'un homme à qui la tÃÂȘte tournait de cette façon pût conserver un coeur bien placé. Il ne se piquait de rien tant que de sensibilité d'ùme et d'énergie de sentiment. Comment cela s'accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites ùmes? Comment les vifs et continuels élans que fait hors de lui-mÃÂȘme un coeur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne? Eh! mon Dieu, celui qui sent embraser son coeur de ce feu céleste cherche à l'exhaler, et veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son coeur sur son visage; il n'imaginera jamais d'autre fard. Je me rappelai le sommaire de sa morale, que madame d'Épinay m'avait dit, et qu'elle avait adopté. Ce sommaire consistait en un seul article, savoir, que l'unique devoir de l'homme est de suivre en tout les penchants de son coeur. Cette morale, quand je l'appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d'esprit. Mais je vis bientÎt que ce principe était réellement la rÚgle de sa conduite, et je n'en eus que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C'est la doctrine intérieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne m'a jamais expliquée. Je me rappelai les fréquents avis qu'on m'avait donnés, il y a plusieurs années, que cet homme était faux, qu'il jouait le sentiment, et surtout qu'il ne m'aimait pas. Je me souvins de plusieurs petites anecdotes que m'avaient là -dessus racontées M. de Francueil et madame de Chenonceaux, qui ne l'estimaient ni l'un ni l'autre, et qui devaient le connaÃtre, puisque madame de Chenonceaux était fille de madame de Rochechouart, intime amie du feu comte de Friese, et que M. de Francueil, trÚs lié alors avec le vicomte de Polignac, avait beaucoup vécu au Palais-Royal, précisément quand Grimm commençait à s'y introduire. Tout Paris fut instruit de son désespoir aprÚs la mort du comte de Friese. Il s'agissait de soutenir la réputation qu'il s'était donnée aprÚs les rigueurs de mademoiselle de Fel, et dont j'aurais vu la forfanterie mieux que personne, si j'eusse alors été moins aveuglé. Il fallut l'entraÃner à l'hÎtel de Castries, oÃÂč il joua dignement son rÎle, livré à la plus mortelle affliction. Là , tous les matins il allait dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu'il était en vue de l'hÎtel; mais au détour d'une certaine allée, des gens auxquels il ne songeait pas le virent mettre à l'instant son mouchoir dans sa poche et tirer un livre. Cette observation, qu'on répéta, fut bientÎt publique dans tout Paris, et presque aussitÎt oubliée. Je l'avais oubliée moi-mÃÂȘme un fait qui me regardait servit à me la rappeler. J'étais à l'extrémité dans mon lit, rue de Grenelle il était à la campagne; il vint un matin me voir tout essoufflé, disant qu'il venait d'arriver à l'instant mÃÂȘme; je sus un moment aprÚs qu'il était arrivé de la veille, et qu'on l'avait vu au spectacle le mÃÂȘme jour. Il me revint mille faits de cette espÚce; mais une observation que je fus surpris de faire si tard, me frappa plus que tout cela. J'avais donné à Grimm tous mes amis sans exception; ils étaient tous devenus les siens. Je pouvais si peu me séparer de lui, que j'aurais à peine voulu me conserver l'entrée d'une maison oÃÂč il ne l'aurait pas eue. Il n'y eut que madame de Créqui qui refusa de l'admettre, et qu'aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-là . Grimm, de son cÎté, se fit d'autres amis, tant de son estoc que de celui du comte de Friese. De tous ces amis-là , jamais un seul n'est devenu le mien; jamais il ne m'a dit un mot, pour m'engager de faire au moins leur connaissance; et de tous ceux que j'ai quelquefois rencontrés chez lui, jamais un seul ne m'a marqué la moindre bienveillance, pas mÃÂȘme le comte de Friese, chez lequel il demeurait, et avec lequel il m'eût par conséquent été trÚs agréable de former quelque liaison; ni le comte de Schomberg, son parent, avec lequel Grimm était encore plus familier. Voici plus mes propres amis, dont je fis les siens, et qui tous m'étaient tendrement attachés avant sa connaissance, changÚrent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m'a jamais donné aucun des siens, je lui ai donné tous les miens, et il a fini par me les tous Îter. Si ce sont là des effets de l'amitié, quels seront donc ceux de la haine? Diderot mÃÂȘme, au commencement, m'avertit plusieurs fois que Grimm, à qui je donnais tant de confiance, n'était pas mon ami. Dans la suite il changea de langage, quand lui-mÃÂȘme eut cessé d'ÃÂȘtre le mien. La maniÚre dont j'avais disposé de mes enfants n'avait besoin du concours de personne. J'en instruisis cependant mes amis, uniquement pour les en instruire, pour ne pas paraÃtre à leurs yeux meilleur que je n'étais. Ces amis étaient au nombre de trois Diderot, Grimm, madame d'Épinay; Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas. Il la sut cependant; par qui? je l'ignore. Il n'est guÚre probable que cette infidélité soit venue de madame d'Épinay, qui savait qu'en l'imitant, si j'en eusse été capable, j'avais de quoi m'en venger cruellement. Restent Grimm et Diderot, alors si unis en tant de choses, surtout contre moi, qu'il est plus que probable que ce crime leur fut commun. Je parierais que Duclos, à qui je n'ai pas dit mon secret, et qui par conséquent en était le maÃtre, est le seul qui me l'ait gardé. Grimm et Diderot, dans leur projet de m'Îter les gouverneuses, avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues il s'y refusa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la suite que j'appris de lui tout ce qui s'était passé entre eux à cet égard; mais j'en appris dÚs lors assez par ThérÚse, pour voir qu'il y avait à tout cela quelque dessein secret, et qu'on voulait disposer de moi, sinon contre mon gré, du moins à mon insu; ou bien qu'on voulait faire servir ces deux personnes d'instrument à quelque dessein caché. Tout cela n'était assurément pas de la droiture. L'opposition de Duclos le prouve sans réplique. Croira qui voudra que c'était de l'amitié. Cette prétendue amitié m'était aussi fatale au dedans qu'au dehors. Les longs et fréquents entretiens avec madame le Vasseur depuis plusieurs années avaient changé sensiblement cette femme à mon égard, et ce changement ne m'était assurément pas favorable. De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tÃÂȘte-à -tÃÂȘte? Pourquoi ce profond mystÚre? La conversation de cette vieille femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi en bonne fortune, et assez importante pour en faire un si grand secret? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duraient, ils m'avaient paru risibles; en y repensant alors, je commençai de m'en étonner. Cet étonnement eût été jusqu'à l'inquiétude, si j'avais su dÚs lors ce que cette femme me préparait. Malgré le prétendu zÚle pour moi dont Grimm se targuait au dehors, et difficile à concilier avec le ton qu'il prenait vis-à -vis de moi-mÃÂȘme, il ne me revenait rien de lui d'aucun cÎté qui fût à mon avantage, et la commisération qu'il feignait d'avoir pour moi tendait bien moins à me servir qu'à m'avilir. Il m'Îtait mÃÂȘme, autant qu'il était en lui, la ressource du métier que je m'étais choisi, en me décriant comme un mauvais copiste; et je conviens qu'il disait en cela la vérité; mais ce n'était pas à lui de la dire. Il prouvait que ce n'était pas plaisanterie, en se servant d'un autre copiste et en ne me laissant aucune des pratiques qu'il pouvait m'Îter. On eût dit que son projet était de me faire dépendre de lui et de son crédit pour ma subsistance, et d'en tarir la source jusqu'à ce que j'en fusse réduit là . Tout cela résumé, ma raison fit taire enfin mon ancienne prévention qui parlait encore. Je jugeai son caractÚre au moins trÚs suspect; et quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne le plus voir, j'en avertis madame d'Épinay, appuyant ma résolution de plusieurs faits sans réplique, mais que j'ai maintenant oubliés. Elle combattit fortement cette résolution, sans savoir trop que dire aux raisons sur lesquelles elle était fondée. Elle ne s'était pas encore concertée avec lui; mais le lendemain, au lieu de s'expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre trÚs adroite, qu'ils avaient minutée ensemble, et par laquelle, sans entrer dans aucun détail des faits, elle le justifiait par son caractÚre concentré, et, me faisant un crime de l'avoir soupçonné de perfidie envers son ami, m'exhortait à me raccommoder avec lui. Cette lettre m'ébranla. Dans une conversation que nous eûmes ensuite, et oÃÂč je la trouvai mieux préparée qu'elle n'était la premiÚre fois, j'achevai de me laisser vaincre j'en vins à croire que je pouvais avoir mal jugé, et qu'en ce cas j'avais réellement, envers un ami, des torts graves que je devais réparer. Bref, comme j'avais déjà fait plusieurs fois avec Diderot, avec le baron d'Holbach, moitié gré, moitié faiblesse, je fis toutes les avances que j'avais droit d'exiger; j'allai chez Grimm comme un autre George Dandin, lui faire des excuses des offenses qu'il m'avait faites; toujours dans cette fausse persuasion, qui m'a fait faire en ma vie mille bassesses auprÚs de mes feints amis, qu'il n'y a point de haine qu'on ne désarme à force de douceur et de bons procédés; au lieu qu'au contraire la haine des méchants ne fait que s'animer davantage par l'impossibilité de trouver sur quoi la fonder; et le sentiment de leur propre injustice n'est qu'un grief de plus contre celui qui en est l'objet. J'ai, sans sortir de ma propre histoire, une preuve bien forte de cette maxime dans Grimm et dans Tronchin, devenus mes deux plus incapables ennemis par goût, par plaisir, par fantaisie, sans pouvoir alléguer aucun tort d'aucune espÚce que j'aie eu jamais avec aucun des deux, et dont la rage s'accroÃt de jour en jour, comme celle des tigres, par la facilité qu'ils trouvent à l'assouvir. Je m'attendais que, confus de ma condescendance et de mes avances, Grimm me recevrait, les bras ouverts, avec la plus tendre amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je n'avais jamais vue à personne. Je n'étais point du tout préparé à cet accueil. Quand, dans l'embarras d'un rÎle si peu fait pour moi, j'eus rempli en peu de mots et d'un air timide l'objet qui m'amenait prÚs de lui, avant de me recevoir en grùce, il prononça, avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu'il avait préparée, et qui contenait la nombreuse énumération de ses rares vertus, et surtout dans l'amitié. Il appuya sur une chose qui d'abord me frappa beaucoup c'est qu'on lui voyait toujours conserver les mÃÂȘmes amis. Tandis qu'il parlait, je me disais tout bas qu'il serait bien cruel pour moi de faire seul exception à cette rÚgle. Il y revint si souvent et avec tant d'affectation, qu'il me fit penser que, s'il ne suivait en cela que les sentiments de son coeur, il serait moins frappé de cette maxime, et qu'il s'en faisait un art utile à ses vues dans les moyens de parvenir. Jusqu'alors j'avais été dans le mÃÂȘme cas, j'avais conservé toujours tous mes amis; depuis ma plus tendre enfance, je n'en avais pas perdu un seul, si ce n'est par la mort, et cependant je n'en avais pas fait jusqu'alors la réflexion ce n'était pas une maxime que je me fusse prescrite. Puisque c'était un avantage alors commun à l'un et à l'autre, pourquoi donc s'en targuait-il par préférence, si ce n'est qu'il songeait d'avance à me l'Îter. Il s'attacha ensuite à m'humilier par des preuves de la préférence que nos amis communs lui donnaient sur moi. Je connaissais aussi bien que lui cette préférence; la question était à quel titre il l'avait obtenue; si c'était à force de mérite ou d'adresse, en s'élevant lui-mÃÂȘme, ou en cherchant à me rabaisser. Enfin, quand il eut mis à son gré, entre lui et moi, toute la distance qui pouvait donner du prix à la grùce qu'il m'allait faire, il m'accorda le baiser de paix dans un léger embrassement qui ressemblait à l'accolade que le roi donne aux nouveaux chevaliers. Je tombais des nues, j'étais ébahi, je ne savais que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scÚne eut l'air de la réprimande qu'un précepteur fait à son disciple, en lui faisant grùce du fouet. Je n'y pense jamais sans sentir combien sont trompeurs les jugements fondés sur l'apparence, auxquels le vulgaire donne tant de poids, combien souvent l'audace et la fierté sont du cÎté du coupable, la honte et l'embarras du cÎté de l'innocent. Nous étions réconciliés; c'était toujours un soulagement pour mon coeur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles. On se doute bien qu'une pareille réconciliation ne changea pas ses maniÚres; elle m'Îta seulement le droit de m'en plaindre. Aussi pris-je le parti d'endurer tout, et de ne dire plus rien. Tant de chagrins coup sur coup me jetÚrent dans un accablement qui ne me laissait guÚre la force de reprendre l'empire de moi-mÃÂȘme. Sans réponse de Saint-Lambert, négligé de madame d'Houdetot, n'osant plus m'ouvrir à personne, je commençai de craindre qu'en faisant de l'amitié l'idole de mon coeur, je n'eusse employé ma vie qu'à sacrifier à des chimÚres. Épreuve faite, il ne restait de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent conservé toute mon estime, et à qui mon coeur pût donner toute sa confiance Duclos, que depuis ma retraite à l'Ermitage j'avais perdu de vue, et Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bien réparer mes torts envers ce dernier qu'en lui déchargeant mon coeur sans réserve, et je résolus de lui faire pleinement mes confessions, en tout ce qui ne compromettait pas sa maÃtresse. Je ne doute pas que ce choix ne fût encore un piÚge de ma passion, pour me tenir plus rapproché d'elle; mais il est certain que je me serais jeté dans les bras de son amant sans réserve, que je me serais mis pleinement sous sa conduite, et que j'aurais poussé la franchise aussi loin qu'elle pouvait aller. J'étais prÃÂȘt à lui écrire une seconde lettre, à laquelle j'étais sûr qu'il aurait répondu, quand j'appris la triste cause de son silence sur la premiÚre. Il n'avait pu soutenir jusqu'au bout les fatigues de cette campagne. Madame d'Épinay m'apprit qu'il venait d'avoir une attaque de paralysie; et madame d'Houdetot, que son affliction finit par rendre malade elle-mÃÂȘme, et qui fut hors d'état de m'écrire sur-le-champ, me marqua deux ou trois jours aprÚs, de Paris, oÃÂč elle était alors, qu'il se faisait porter à Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que cette triste nouvelle m'affligea comme elle; mais je doute que le serrement de coeur qu'elle me donna fût moins pénible que sa douleur et ses larmes. Le chagrin de le savoir dans cet état, augmenté par la crainte que l'inquiétude n'eût contribué à l'y mettre, me toucha plus que tout ce qui m'était arrivé jusqu'alors; et je sentis cruellement qu'il me manquait, dans ma propre estime, la force dont j'avais besoin pour supporter tant de déplaisir. Heureusement, ce généreux ami ne me laissa pas longtemps dans cet accablement; il ne m'oublia pas, malgré son attaque, et je ne tardai pas d'apprendre par lui-mÃÂȘme que j'avais trop mal jugé de ses sentiments et de son état. Mais il est temps d'en venir à la grande révolution de ma destinée, à la catastrophe qui a partagé ma vie en deux parties si différentes, et qui, d'une bien légÚre cause, a tiré de si terribles effets. Un jour que je ne songeais à rien moins, madame d'Épinay m'envoya chercher. En entrant, j'aperçus dans ses yeux et dans toute sa contenance un air de trouble dont je fus d'autant plus frappé que cet air ne lui était point ordinaire, personne au monde ne sachant mieux qu'elle gouverner son visage et ses mouvements. Mon ami, me dit-elle, je pars pour GenÚve; ma poitrine est en mauvais état, ma santé se délabre au point que, toute chose cessante, il faut que j'aille voir et consulter Tronchin. Cette résolution, si brusquement prise, et à l'entrée de la mauvaise saison, m'étonna d'autant plus que je l'avais quittée trente-six heures auparavant sans qu'il en fût question. Je lui demandai qui elle emmÚnerait avec elle. Elle me dit qu'elle emmÚnerait son fils avec M. de Linant, et puis elle ajouta négligemment Et vous, mon ours, ne viendrez-vous pas aussi? Comme je ne crus pas qu'elle parlùt sérieusement, sachant que dans la saison oÃÂč nous entrions j'étais à peine en état de sortir de ma chambre, je plaisantai sur l'utilité du cortÚge d'un malade pour un autre malade; elle parut elle-mÃÂȘme n'en avoir pas fait tout de bon la proposition, et il n'en fut plus question. Nous ne parlùmes plus que des préparatifs de son voyage, dont elle s'occupait avec beaucoup de vivacité, étant résolue à partir dans quinze jours. Je n'avais pas besoin de beaucoup de pénétration pour comprendre qu'il y avait à ce voyage un motif secret qu'on me taisait. Ce secret, qui n'en était un dans toute la maison que pour moi, fut découvert dÚs le lendemain par ThérÚse, à qui Teissier, le maÃtre d'hÎtel, qui le savait de la femme de chambre, le révéla. Quoique je ne doive pas ce secret à madame d'Épinay, puisque je ne le tiens pas d'elle, il est trop lié avec ceux que j'en tiens, pour que je puisse l'en séparer ainsi je me tairai sur cet article. Mais ces secrets, qui jamais ne sont sortis ni ne sortiront de ma bouche ni de ma plume, ont été sus de trop de gens pour pouvoir ÃÂȘtre ignorés dans tous les entours de madame d'Épinay. Instruit du vrai motif de ce voyage, j'aurais reconnu la secrÚte impulsion d'une main ennemie, dans la tentative de m'y faire le chaperon de madame d'Épinay; mais elle avait si peu insisté, que je persistai à ne point regarder cette tentative comme sérieuse, et je ris seulement du beau personnage que j'aurais fait là , si j'eusse eu la sottise de m'en charger. Au reste, elle gagna beaucoup à mon refus, car elle vint à bout d'engager son mari mÃÂȘme à l'accompagner. Quelques jours aprÚs je reçus de Diderot le billet que je vais transcrire. Ce billet, seulement plié en deux, de maniÚre que tout le dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez madame d'Épinay, et recommandé à M. de Linant, le gouverneur du fils et le confident de la mÚre. Billet de Diderot, liasse A, no 52. "Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin. J'apprends que madame d'Épinay va à GenÚve, et je n'entends point dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de madame d'Épinay, il faut partir avec elle; mécontent, il faut partir beaucoup plus vite. ÃƠtes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui avez? Voilà une occasion de vous acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui témoigner votre reconnaissance? Elle va dans un pays oÃÂč elle sera comme tombée des nues. Elle est malade elle aura besoin d'amusement et de distraction. L'hiver! voyez, mon ami. L'objection de votre santé peut ÃÂȘtre beaucoup plus forte que je ne la crois. Mais ÃÂȘtes-vous plus mal aujourd'hui que vous ne l'étiez il y a un mois, et que vous ne le serez au commencement du printemps? Ferez-vous dans trois mois d'ici le voyage plus commodément qu'aujourd'hui? Pour moi, je vous avoue que si je ne pouvais supporter la chaise, je prendrais un bùton et je la suivrais. Et puis ne craignez-vous point qu'on ne mésinterprÚte votre conduite? On vous soupçonnera, ou d'ingratitude, ou d'un autre motif secret. Je sais bien que, quoi que vous fassiez, vous aurez toujours pour vous le témoignage de votre conscience; mais ce témoignage suffit-il seul, et est-il permis de négliger jusqu'à certain point celui des autres hommes? Au reste, mon ami, c'est pour m'acquitter avec vous et avec moi que je vous écris ce billet. S'il vous déplaÃt, jetez-le au feu, et qu'il n'en soit non plus question que s'il n'eût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse." Le tremblement de colÚre, l'éblouissement qui me gagnaient en lisant ce billet, et qui me permirent à peine de l'achever, ne m'empÃÂȘchÚrent pas d'y remarquer l'adresse avec laquelle Diderot y affectait un ton plus doux, plus caressant, plus honnÃÂȘte que dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitait tout au plus de mon cher, sans daigner m'y donner le nom d'ami. Je vis aisément le ricochet par lequel me venait ce billet, dont la suscription, la forme et la marche décelaient mÃÂȘme assez maladroitement le détour car nous nous écrivions ordinairement par la poste ou par le messager de Montmorency, et ce fut la premiÚre et l'unique fois qu'il se servit de cette voie-là . Quand le premier transport de mon indignation me permit d'écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que je portai sur-le-champ, de l'Ermitage oÃÂč j'étais pour lors, à la Chevrette, pour la montrer à madame d'Épinay, à qui, dans mon aveugle colÚre, je la voulus lire moi-mÃÂȘme, ainsi que le billet de Diderot. "Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obligations que je puis avoir à madame d'Épinay, ni jusqu'à quel point elles me lient, ni, si elle a réellement besoin de moi dans son voyage, ni si elle désire que je l'accompagne, ni s'il m'est possible de le faire, ni les raisons que je puis avoir de m'en abstenir. Je ne refuse pas de discuter avec vous tous ces points; mais, en attendant, convenez que me prescrire si affirmativement ce que je dois faire, sans vous ÃÂȘtre mis en état d'en juger, c'est, mon cher philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je vois de pis à cela, est que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu d'humeur à me laisser mener sous votre nom par le tiers et le quart, je trouve à ces ricochets certains détours qui ne vont pas à votre franchise, et dont vous ferez bien, pour vous et pour moi, de vous abstenir désormais. Vous craignez qu'on n'interprÚte mal ma conduite; mais je défie un coeur comme le vÎtre d'oser mal penser du mien. D'autres peut-ÃÂȘtre parleraient mieux de moi, si je leur ressemblais davantage. Que Dieu me préserve de me faire approuver d'eux! que les méchants m'épient et m'interprÚtent Rousseau n'est pas fait pour les craindre, ni Diderot pour les écouter. Si votre billet m'a déplu, vous voulez que je le jette au feu, et qu'il n'en soit plus question. Pensez-vous qu'on oublie ainsi ce qui vient de vous? Mon cher, vous faites aussi bon marché de mes larmes dans les peines que vous me donnez, que de ma vie et de ma santé dans les soins que vous m'exhortez à prendre. Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié m'en serait plus douce, et j'en deviendrais moins à plaindre." En entrant dans la chambre de madame d'Épinay, je trouvai Grimm avec elle, et j'en fus charmé. Je leur lus à haute et claire voix mes deux lettres avec une intrépidité dont je ne me serais pas cru capable, et j'y ajoutai, en finissant, quelques discours qui ne la démentaient pas. A cette audace inattendue dans un homme ordinairement si craintif, je les vis l'un et l'autre atterrés, abasourdis, ne répondant pas un mot; je vis surtout cet homme arrogant baisser les yeux à terre, et n'oser soutenir les étincelles de mes regards; mais dans le mÃÂȘme instant, au fond de son coeur, il jurait ma perte, et je suis sûr qu'ils la concertÚrent avant de se séparer. Ce fut à peu prÚs dans ce temps-là que je reçus enfin, par madame d'Houdetot, la réponse de Saint-Lambert liasse A, no 57 datée encore de Wolfenbuttel, peu de jours aprÚs son accident, à ma lettre, qui avait tardé longtemps en route. Cette réponse m'apporta des consolations, dont j'avais grand besoin dans ce moment-là , par les témoignages d'estime et d'amitié dont elle était pleine, et qui me donnÚrent le courage et la force de les mériter. DÚs ce moment, je fis mon devoir; mais il est constant que si Saint-Lambert se fût trouvé moins sensé, moins généreux, moins honnÃÂȘte homme, j'étais perdu sans retour. La saison devenait mauvaise, et l'on commençait à quitter la campagne. Madame d'Houdetot me marqua le jour oÃÂč elle comptait venir faire ses adieux à la vallée, et me donna rendez-vous à Eaubonne. Ce jour se trouva, par hasard, le mÃÂȘme oÃÂč madame d'Épinay quittait la Chevrette pour aller à Paris achever les préparatifs de son voyage. Heureusement elle partit le matin, et j'eus le temps encore, en la quittant, d'aller dÃner avec sa belle-soeur. J'avais la lettre de Saint-Lambert dans ma poche; je la lus plusieurs fois en marchant. Cette lettre me servit d'égide contre ma faiblesse. Je fis et tins la résolution de ne plus voir en madame d'Houdetot que mon amie et la maÃtresse de mon ami; et je passai tÃÂȘte à tÃÂȘte avec elle quatre ou cinq heures dans un calme délicieux, préférable infiniment, mÃÂȘme quant à la jouissance, à ces accÚs de fiÚvre ardente que jusqu'alors j'avais eus auprÚs d'elle. Comme elle savait trop que mon coeur n'était pas changé, elle fut sensible aux efforts que j'avais faits pour me vaincre; elle m'en estima davantage, et j'eus le plaisir de voir que son amitié pour moi n'était point éteinte. Elle m'annonça le prochain retour de Saint-Lambert, qui, quoique assez bien rétabli de son attaque, n'était plus en état de soutenir les fatigues de la guerre, et quittait le service pour venir vivre paisiblement auprÚs d'elle. Nous formùmes le projet charmant d'une étroite société entre nous trois, et nous pouvions espérer que l'exécution de ce projet serait durable, vu que tous les sentiments qui peuvent unir des coeurs sensibles et droits en faisaient la base, et que nous rassemblions à nous trois assez de talents et de connaissances pour nous suffire à nous-mÃÂȘmes, et n'avoir besoin d'aucun supplément étranger. Hélas! en me livrant à l'espoir d'une si douce vie, je ne songeais guÚre à celle qui m'attendait. Nous parlùmes ensuite de ma situation présente avec madame d'Épinay. Je lui montrai la lettre de Diderot, avec ma réponse; je lui détaillai tout ce qui s'était passé à ce sujet, et je lui déclarai la résolution oÃÂč j'étais de quitter l'Ermitage. Elle s'y opposa vivement, et par des raisons toutes-puissantes sur mon coeur. Elle me témoigna combien elle aurait désiré que j'eusse fait le voyage de GenÚve, prévoyant qu'on ne manquerait pas de la compromettre dans mon refus ce que la lettre de Diderot semblait annoncer d'avance. Cependant, comme elle savait mes raisons aussi bien que moi-mÃÂȘme, elle n'insista pas sur cet article, mais elle me conjura d'éviter tout éclat à quelque prix que ce pût ÃÂȘtre, et de pallier mon refus de raisons assez plausibles pour éloigner l'injuste soupçon qu'elle pût y avoir part. Je lui dis qu'elle ne m'imposait pas une tùche aisée; mais que, résolu d'expier mes torts au prix mÃÂȘme de ma réputation, je voulais donner la préférence à la sienne, en tout ce que l'honneur me permettrait d'endurer. On connaÃtra bientÎt si j'ai su remplir cet engagement. Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu de sa force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je fis ce jour-là . Mais telle fut l'impression que firent sur moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du devoir et l'horreur de la perfidie, que, durant toute cette entrevue, mes sens me laissÚrent pleinement en paix auprÚs d'elle, et que je ne fus pas mÃÂȘme tenté de lui baiser la main. En partant, elle m'embrassa devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux que je lui avais dérobés quelquefois sous les feuillages, me fut garant que j'avais repris l'empire sur moi-mÃÂȘme je suis presque assuré que si mon coeur avait eu le temps de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas trois mois pour ÃÂȘtre guéri radicalement. Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame d'Houdetot... liaisons dont chacun a pu juger sur les apparences selon les dispositions de son propre coeur, mais dans lesquelles la passion que m'inspira cette aimable femme, passion la plus vive peut-ÃÂȘtre qu'aucun homme ait jamais sentie, s'honorera toujours, entre le ciel et nous, des rares et pénibles sacrifices faits par tous deux au devoir, à l'honneur, à l'amour et à l'amitié. Nous nous étions trop élevés aux yeux l'un de l'autre, pour pouvoir nous avilir aisément. Il faudrait ÃÂȘtre indigne de toute estime, pour se résoudre à en perdre une de si haut prix; et l'énergie mÃÂȘme des sentiments qui pouvaient nous rendre coupables fut ce qui nous empÃÂȘcha de le devenir. C'est ainsi qu'aprÚs une si longue amitié pour l'une de ces deux femmes, et un si vif amour pour l'autre, je leur fis séparément mes adieux en un mÃÂȘme jour, à l'une pour ne la revoir de ma vie, à l'autre pour ne la revoir que deux fois dans les occasions que je dirai ci-aprÚs. AprÚs leur départ, je me trouvai dans un grand embarras pour remplir tant de devoirs pressants et contradictoires, suites de mes imprudences. Si j'eusse été dans mon état naturel, aprÚs la proposition et le refus du voyage de GenÚve, je n'avais qu'à rester tranquille, et tout était dit. Mais j'en avais sottement fait une affaire qui ne pouvait rester dans l'état oÃÂč elle était, et je ne pouvais me dispenser de toute ultérieure explication qu'en quittant l'Ermitage; ce que je venais de promettre à madame d'Houdetot de ne pas faire, au moins pour le moment présent. De plus, elle avait exigé que j'excusasse auprÚs de mes soi-disant amis le refus de ce voyage, afin qu'on ne lui imputùt pas ce refus. Cependant je n'en pouvais alléguer la véritable cause sans outrager madame d'Épinay, à qui je devais certainement de la reconnaissance, aprÚs tout ce qu'elle avait fait pour moi. Tout bien considéré, je me trouvais dans la dure mais indispensable alternative de manquer à madame d'Épinay, à madame d'Houdetot, ou à moi-mÃÂȘme, et je pris le dernier parti. Je le pris hautement, pleinement, sans tergiverser, et avec une générosité digne assurément de laver les fautes qui m'avaient réduit à cette extrémité. Ce sacrifice, dont mes ennemis ont su tirer parti, et qu'ils attendaient peut-ÃÂȘtre, a fait la ruine de ma réputation, et m'a Îté, par leurs soins, l'estime publique; mais il m'a rendu la mienne, et m'a consolé dans mes malheurs. Ce n'est pas la derniÚre fois, comme on verra, que j'ai fait de pareils sacrifices, ni la derniÚre aussi qu'on s'en est prévalu pour m'accabler. Grimm était le seul qui parût n'avoir pris aucune part dans cette affaire, et ce fut à lui que je résolus de m'adresser. Je lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j'exposai le ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de GenÚve, l'inutilité, l'embarras mÃÂȘme dont j'y aurais été à madame d'Épinay, et les inconvénients qui en auraient résulté pour moi-mÃÂȘme. Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation de lui laisser voir que j'étais instruit, et qu'il me paraissait singulier qu'on prétendÃt que c'était à moi de faire ce voyage, tandis que lui-mÃÂȘme s'en dispensait, et qu'on ne faisait pas mention de lui. Cette lettre, oÃÂč, faute de pouvoir dire nettement mes raisons, je fus forcé de battre souvent la campagne, m'aurait donné dans le public l'apparence de bien des torts; mais elle était un exemple de retenue et de discrétion pour les gens qui, comme Grimm, étaient au fait des choses que j'y taisais, et qui justifiaient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas mÃÂȘme de mettre un préjugé de plus contre moi, en prÃÂȘtant l'avis de Diderot à mes autres amis, pour insinuer que madame d'Houdetot avait pensé de mÃÂȘme, comme il était vrai, et taisant que, sur mes raisons, elle avait changé d'avis. Je ne pouvais mieux la disculper du soupçon de conniver avec moi, qu'en paraissant, sur ce point, mécontent d'elle. Cette lettre finissait par un acte de confiance, dont tout autre homme aurait été touché; car en exhortant Grimm à peser mes raisons et à me marquer aprÚs cela son avis, je lui marquais que cet avis serait suivi, quel qu'il pût ÃÂȘtre et c'était mon intention, eût-il mÃÂȘme opiné pour mon départ; car M. d'Épinay s'étant fait le conducteur de sa femme dans ce voyage, le mien prenait alors un coup d'oeil tout différent au lieu que c'était moi d'abord qu'on voulut charger de cet emploi, et qu'il ne fut question de lui qu'aprÚs mon refus. La réponse de Grimm se fit attendre; elle fut singuliÚre. Je vais la transcrire ici voyez liasse A, no 59. "Le départ de madame d'Épinay est reculé; son fils est malade; il faut attendre qu'il soit rétabli. Je rÃÂȘverai à votre lettre. Tenez-vous tranquille à votre Ermitage. Je vous ferai passer mon avis à temps. Comme elle ne partira sûrement pas de quelques jours, rien ne presse. En attendant, si vous le jugez à propos, vous pouvez lui faire vos offres, quoique cela me paraisse encore assez égal. Car, connaissant votre position aussi bien que vous-mÃÂȘme, je ne doute point qu'elle ne réponde à vos offres comme elle le doit; et tout ce que je vois à gagner à cela, c'est que vous pourrez dire à ceux qui vous pressent, que si vous n'avez pas été, ce n'est pas faute de vous ÃÂȘtre offert. Au reste, je ne vois pas pourquoi vous voulez absolument que le philosophe soit le porte-voix de tout le monde; et parce que son avis est que vous partiez, pourquoi vous vous imaginez que tous vos amis prétendent la mÃÂȘme chose. Si vous écrivez à madame d'Épinay, sa réponse peut vous servir de réplique à tous ses amis, puisqu'il vous tient tant à coeur de leur répliquer. Adieu je salue madame le Vasseur et le Criminel." Frappé d'étonnement en lisant cette lettre, je cherchais avec inquiétude ce qu'elle pouvait signifier, et je ne trouvais rien. Comment! au lieu de me répondre avec simplicité sur la mienne, il prend du temps pour y rÃÂȘver, comme si celui qu'il avait déjà pris ne lui avait pas suffi! Il m'avertit mÃÂȘme de la suspension dans laquelle il me veut tenir, comme s'il s'agissait d'un problÚme à résoudre, ou comme s'il importait à ses vues de m'Îter tout moyen de pénétrer son sentiment jusqu'au moment qu'il voudrait me le déclarer! Que signifient donc ces précautions, ces retardements, ces mystÚres? Est-ce ainsi qu'on répond à la confiance? Cette allure est-elle celle de la droiture et de la bonne foi? Je cherchais en vain quelque interprétation favorable à cette conduite; je n'en trouvais point. Quel que fût son dessein, s'il m'était contraire, sa position en facilitait l'exécution, sans que, par la mienne, il me fût possible d'y mettre obstacle. En faveur dans la maison d'un grand prince, répandu dans le monde, donnant le ton à nos communes sociétés, dont il était l'oracle, il pouvait, avec son adresse ordinaire, disposer à son aise de toutes ses machines; et moi, seul dans mon Ermitage, loin de tout, sans avis de personne, sans aucune communication, je n'avais d'autre parti que d'attendre et rester en paix; seulement j'écrivis à madame d'Épinay, sur la maladie de son fils, une lettre aussi honnÃÂȘte qu'elle pouvait l'ÃÂȘtre, mais oÃÂč je ne donnai pas dans le piÚge de lui offrir de partir avec elle. AprÚs des siÚcles d'attente dans la cruelle incertitude oÃÂč cet homme barbare m'avait plongé, j'appris au bout de huit ou dix jours que madame d'Épinay était partie, et je reçus de lui une seconde lettre. Elle n'était que de sept à huit lignes, que je n'achevai pas de lire.... C'était une rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale haine les peut dicter, et qui mÃÂȘme devenaient bÃÂȘtes à force de vouloir ÃÂȘtre offensants. Il me défendait sa présence comme il m'aurait défendu ses États. Il ne manquait à sa lettre, pour faire rire, que d'ÃÂȘtre lue avec plus de sang-froid. Sans la transcrire, sans mÃÂȘme en achever la lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ avec celle-ci "Je me refusais à ma juste défiance, j'achÚve trop tard de vous connaÃtre. Voilà donc la lettre que vous vous ÃÂȘtes donné le loisir de méditer je vous la renvoie; elle n'est pas pour moi. Vous pouvez montrer la mienne à toute la terre, et me haïr ouvertement; ce sera de votre part une fausseté de moins." Ce que je lui disais, qu'il pouvait montrer ma précédente lettre, se rapportait à un article de la sienne sur lequel on pourra juger de la profonde adresse qu'il mit à toute cette affaire. J'ai dit que, pour des gens qui n'étaient pas au fait, ma lettre pouvait donner sur moi bien des prises. Il le vit avec joie; mais comment se prévaloir de cet avantage sans se compromettre? En montrant cette lettre, il s'exposait au reproche d'abuser de la confiance de son ami. Pour sortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la façon la plus piquante qu'il fût possible, et de me faire valoir dans sa lettre la grùce qu'il me faisait de ne pas montrer la mienne. Il était bien sûr que, dans l'indignation de ma colÚre, je me refuserais à sa feinte discrétion, et lui permettrais de montrer ma lettre à tout le monde c'était précisément ce qu'il voulait, et tout arriva comme il l'avait arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec des commentaires de sa façon, qui pourtant n'eurent pas tout le succÚs qu'il s'en était promis. On ne trouva pas que la permission de montrer ma lettre, qu'il avait su m'extorquer, l'exemptùt du blùme de m'avoir si légÚrement pris au mot pour me nuire. On demandait toujours quels torts personnels j'avais avec lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin l'on trouvait que, quand j'aurais eu de tels torts qui l'auraient obligé de rompre, l'amitié, mÃÂȘme éteinte, avait encore des droits qu'il aurait dû respecter. Mais malheureusement Paris est frivole; ces remarques du moment s'oublient; l'absent infortuné se néglige; l'homme qui prospÚre en impose par sa présence; le jeu de l'intrigue et de la méchanceté se soutient, se renouvelle, et bientÎt son effet, sans cesse renaissant, efface tout ce qui l'a précédé. Voilà comment, aprÚs m'avoir si longtemps trompé, cet homme enfin quitta pour moi son masque, persuadé que, dans l'état oÃÂč il avait amené les choses, il cessait d'en avoir besoin. Soulagé de la crainte d'ÃÂȘtre injuste envers ce misérable, je l'abandonnai à son propre coeur, et cessai de penser à lui. Huit jours aprÚs avoir reçu cette lettre, je reçus de madame d'Épinay sa réponse, datée de GenÚve, à ma précédente liasse B, no 10. Je compris, au ton qu'elle y prenait pour la premiÚre fois de sa vie, que l'un et l'autre, comptant sur le succÚs de leurs mesures, agissaient de concert, et que, me regardant comme un homme perdu sans ressource, ils se livraient désormais sans risque au plaisir d'achever de m'écraser. Mon état, en effet, était des plus déplorables. Je voyais s'éloigner de moi tous mes amis, sans qu'il me fût possible de savoir ni comment ni pourquoi. Diderot, qui se vantait de me rester, de me rester seul, et qui depuis trois mois me promettait une visite, ne venait point. L'hiver commençait à se faire sentir, et avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon tempérament, quoique vigoureux, n'avait pu soutenir les combats de tant de passions contraires. J'étais dans un épuisement qui ne me laissait ni force ni courage pour résister à rien; quand mes engagements, quand les continuelles représentations de Diderot et de madame d'Houdetot m'auraient permis en ce moment de quitter l'Ermitage, je ne savais ni oÃÂč aller ni comment me traÃner. Je restais immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser. La seule idée d'un pas à faire, d'une lettre à écrire, d'un mot à dire, me faisait frémir. Je ne pouvais cependant laisser la lettre de madame d'Épinay sans réplique, à moins de m'avouer digne des traitements dont elle et son ami m'accablaient. Je pris le parti de lui notifier mes sentiments et mes résolutions, ne doutant pas un moment que, par humanité, par générosité, par bienséance, par les bons sentiments que j'avais cru voir en elle malgré les mauvais, elle ne s'empressùt d'y souscrire. Voici ma lettre. "A l'Ermitage, le 23 novembre 1757. Si l'on mourait de douleur, je ne serais pas en vie. Mais enfin j'ai pris mon parti. L'amitié est éteinte entre nous, madame; mais celle qui n'est plus garde encore des droits que je sais respecter. Je n'ai point oublié vos bontés pour moi, et vous pouvez compter de ma part sur toute la reconnaissance qu'on peut avoir pour quelqu'un qu'on ne doit plus aimer. Toute autre explication serait inutile j'ai pour moi ma conscience, et vous renvoie à la vÎtre. J'ai voulu quitter l'Ermitage, et je le devais. Mais on prétend qu'il faut que j'y reste jusqu'au printemps; et puisque mes amis le veulent, j'y resterai jusqu'au printemps, si vous y consentez." Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu'à me tranquilliser à l'Ermitage, en y soignant ma santé, tùchant de recouvrer des forces, et de prendre des mesures pour en sortir au printemps, sans bruit et sans afficher une rupture. Mais ce n'était pas là le compte de monsieur Grimm et de madame d'Épinay, comme on verra dans un moment. Quelques jours aprÚs, j'eus enfin le plaisir de recevoir de Diderot cette visite si souvent promise et manquée. Elle ne pouvait venir plus à propos; c'était mon plus ancien ami; c'était presque le seul qui me restùt on peut juger du plaisir que j'eus à le voir dans ces circonstances. J'avais le coeur plein, je l'épanchai dans le sien. Je l'éclairai sur beaucoup de faits qu'on lui avait tus, déguisés ou supposés. Je lui appris, de tout ce qui s'était passé, ce qui m'était permis de lui dire. Je n'affectai point de lui taire ce qu'il ne savait que trop, qu'un amour aussi malheureux qu'insensé avait été l'instrument de ma perte; mais je ne convins jamais que madame d'Houdetot en fût instruite, ou du moins que je le lui eusse déclaré. Je lui parlai des indignes manoeuvres de madame d'Épinay pour surprendre les lettres trÚs innocentes que sa belle-soeur m'écrivait. Je voulus qu'il apprÃt ces détails de la bouche mÃÂȘme des personnes qu'elle avait tenté de séduire. ThérÚse le lui fit exactement mais que devins-je quand ce fut le tour de la mÚre, et que je l'entendis déclarer et soutenir que rien de cela n'était à sa connaissance! Ce furent ses termes, et jamais elle ne s'en départit. Il n'y avait pas quatre jours qu'elle m'en avait répété le récit à moi-mÃÂȘme, et elle me dément en face devant mon ami! Ce trait me parut décisif, et je sentis alors vivement mon imprudence d'avoir gardé si longtemps une pareille femme auprÚs de moi. Je ne m'étendis point en invectives contre elle; à peine daignai-je lui dire quelques mots de mépris. Je sentis ce que je devais à la fille, dont l'inébranlable droiture contrastait avec l'indigne lùcheté de la mÚre. Mais dÚs lors mon parti fut pris sur le compte de la vieille, et je n'attendis que le moment de l'exécuter. Ce moment vint plus tÎt que je ne l'avais attendu. Le 10 décembre, je reçus de madame d'Épinay réponse à ma précédente lettre. En voici le contenu "A GenÚve, le 1er décembre 1757. Liasse B, no 11. AprÚs vous avoir donné, pendant plusieurs années, toutes les marques possibles d'amitié et d'intérÃÂȘt, il ne me reste qu'à vous plaindre. Vous ÃÂȘtes bien malheureux. Je désire que votre conscience soit aussi tranquille que la mienne. Cela pourrait ÃÂȘtre nécessaire au repos de votre vie. Puisque vous vouliez quitter l'Ermitage, et que vous le deviez, je suis étonnée que vos amis vous aient retenu. Pour moi, je ne consulte point les miens sur mes devoirs, et je n'ai plus rien à vous dire sur les vÎtres." Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé, ne me laissa pas un instant à balancer. Il fallait sortir sur-le-champ, quelque temps qu'il fÃt, en quelque état que je fusse, dussé-je coucher dans les bois et sur la neige, dont la terre était alors couverte, et quoi que pût dire et faire madame d'Houdetot; car je voulais bien lui complaire en tout, mais non pas jusqu'à l'infamie. Je me trouvai dans le plus terrible embarras oÃÂč j'aie été de mes jours; mais ma résolution était prise je jurai, quoi qu'il arrivùt, de ne pas coucher à l'Ermitage le huitiÚme jour. Je me mis en devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser en plein champ, plutÎt que de ne pas rendre les clefs dans la huitaine; car je voulais surtout que tout fût fait avant qu'on pût écrire à GenÚve, et recevoir réponse. J'étais d'un courage que je ne m'étais jamais senti; toutes mes forces étaient revenues. L'honneur et l'indignation m'en rendirent sur lesquelles madame d'Épinay n'avait pas compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur fiscal de M. le prince de Condé, entendit parler de mon embarras. Il me fit offrir une petite maison qu'il avait à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency. J'acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut bientÎt fait; je fis en hùte acheter quelques meubles, avec ceux que j'avais déjà , pour nous coucher ThérÚse et moi. Je fis charrier mes effets à grand'peine et à grands frais malgré la glace et la neige, mon déménagement fut fait dans deux jours, et le 15 décembre je rendis les clefs de l'Ermitage, aprÚs avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer. Quant à madame le Vasseur, je lui déclarai qu'il fallait nous séparer sa fille voulut m'ébranler; je fus inflexible. Je la fis partir pour Paris, dans la voiture du messager, avec tous les effets et meubles que sa fille et elle avaient en commun. Je lui donnai quelque argent, et je m'engageai à lui payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs, à pourvoir à sa subsistance autant qu'il me serait possible, et à ne jamais la laisser manquer de pain, tant que j'en aurais moi-mÃÂȘme. Enfin le surlendemain de mon arrivée à Mont-Louis, j'écrivis à madame d'Épinay la lettre suivante "A Montmorency, le 17 décembre 1757. Rien n'est si simple et si nécessaire, madame, que de déloger de votre maison, quand vous n'approuvez pas que j'y reste. Sur votre refus de consentir que je passasse à l'Ermitage le reste de l'hiver, je l'ai donc quitté le 15 décembre. Ma destinée était d'y entrer malgré moi, et d'en sortir de mÃÂȘme. Je vous remercie du séjour que vous m'avez engagé d'y faire, et je vous en remercierais davantage si je l'avais payé moins cher. Au reste, vous avez raison de me croire malheureux; personne au monde ne sait mieux que vous combien je dois l'ÃÂȘtre. Si c'est un malheur de se tromper sur le choix de ses amis, c'en est un autre non moins cruel de revenir d'une erreur si douce." Tel est le narré fidÚle de ma demeure à l'Ermitage, et des raisons qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu couper ce récit, et il importait de le suivre avec la plus grande exactitude, cette époque de ma vie ayant eu sur la suite une influence qui s'étendra jusqu'à mon dernier jour. LIVRE DIXIÈME 1758 La force extraordinaire qu'une effervescence passagÚre m'avait donnée pour quitter l'Ermitage m'abandonna sitÎt que j'en fus dehors. A peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que de vives et fréquentes attaques de mes rétentions se compliquÚrent avec l'incommodité nouvelle d'une descente qui me tourmentait depuis quelque temps, sans que je susse que c'en était une. Je tombai bientÎt dans les plus cruels accidents. Le médecin Thierry, mon ancien ami, vint me voir, et m'éclaira sur mon état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l'appareil des infirmités de l'ùge rassemblé autour de moi me fit durement sentir qu'on n'a plus le coeur jeune impunément, quand le corps a cessé de l'ÃÂȘtre. La belle saison ne me rendit point mes forces, et je passai toute l'année 1758 dans un état de langueur qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carriÚre. J'en voyais approcher le terme avec une sorte d'empressement. Revenu des chimÚres de l'amitié, détaché de tout ce qui m'avait fait aimer la vie, je n'y voyais plus rien qui pût me la rendre agréable je n'y voyais plus que des maux et des misÚres qui m'empÃÂȘchaient de jouir de moi. J'aspirais au moment d'ÃÂȘtre libre et d'échapper à mes ennemis. Mais reprenons le fil des événements. Il paraÃt que ma retraite à Montmorency déconcerta madame d'Épinay vraisemblablement elle ne s'y était pas attendue. Mon triste état, la rigueur de la saison, l'abandon général oÃÂč je me trouvais, tout leur faisait croire, à Grimm et à elle, qu'en me poussant à la derniÚre extrémité ils me réduiraient à crier merci, et à m'avilir aux derniÚres bassesses pour ÃÂȘtre laissé dans l'asile dont l'honneur m'ordonnait de sortir. Je délogeai si brusquement, qu'ils n'eurent pas le temps de prévenir le coup; et il ne leur resta plus que le choix de jouer à quitte ou double, et d'achever de me perdre, ou de tùcher de me ramener. Grimm prit le premier parti mais je crois que madame d'Épinay eût préféré l'autre; et j'en juge par sa réponse à ma derniÚre lettre, oÃÂč elle radoucit beaucoup le ton qu'elle avait pris dans les précédentes, et oÃÂč elle semblait ouvrir la porte à un raccommodement. Le long retard de cette réponse, qu'elle me fit attendre un mois entier, indique assez l'embarras oÃÂč elle se trouvait pour lui donner un tour convenable, et les délibérations dont elle la fit précéder. Elle ne pouvait s'avancer plus loin sans se commettre mais aprÚs ses lettres précédentes, et aprÚs ma brusque sortie de sa maison, l'on ne peut qu'ÃÂȘtre frappé du soin qu'elle prend, dans cette lettre, de n'y pas laisser glisser un seul mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier, afin qu'on en juge. "A GenÚve, le 17 janvier 1758 Liasse B, no 23. Je n'ai reçu votre lettre du 17 décembre, monsieur, qu'hier. On me l'a envoyée dans une caisse remplie de différentes choses, qui a été tout ce temps en chemin. Je ne répondrai qu'à l'apostille quant à la lettre, je ne l'entends pas bien, et si nous étions dans le cas de nous expliquer, je voudrais bien mettre tout ce qui s'est passé sur le compte d'un malentendu. Je reviens à l'apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que nous étions convenus que les gages du jardinier de l'Ermitage passeraient par vos mains, pour lui mieux faire sentir qu'il dépendait de vous, et pour vous éviter des scÚnes aussi ridicules et indécentes qu'en avait fait son prédécesseur. La preuve en est que les premiers quartiers de ses gages vous ont été remis, et que j'étais convenue avec vous, peu de jours avant mon départ, de vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous en fÃtes d'abord difficulté mais ces avances, je vous avais prié de les faire; il était simple de m'acquitter, et nous en convÃnmes. Cahouet m'a marqué que vous n'avez point voulu recevoir cet argent. Il y a assurément du quiproquo là -dedans. Je donne ordre qu'on vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi vous voudriez payer mon jardinier, malgré nos conventions, et au delà mÃÂȘme du terme que vous avez habité l'Ermitage. Je compte donc, monsieur, que, vous rappelant tout ce que j'ai l'honneur de vous dire, vous ne refuserez pas d'ÃÂȘtre remboursé de l'avance que vous avez bien voulu faire pour moi." AprÚs tout ce qui s'était passé, ne pouvant plus prendre de confiance en madame d'Épinay, je ne voulus point renouer avec elle; je ne répondis point à cette lettre, et notre correspondance finit là . Voyant mon parti pris, elle prit le sien; et entrant alors dans toutes les vues de Grimm et de la coterie holbachique, elle unit ses efforts aux leurs pour me couler à fond. Tandis qu'ils travaillaient à Paris, elle travaillait à GenÚve. Grimm, qui dans la suite alla l'y joindre, acheva ce qu'elle avait commencé. Tronchin, qu'ils n'eurent pas de peine à gagner, les seconda puissamment, et devint le plus furieux de mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non plus que Grimm, le moindre sujet de plainte. Tous trois d'accord semÚrent sourdement dans GenÚve le germe qu'on y vit éclore quatre ans aprÚs. Ils eurent plus de peine à Paris oÃÂč j'étais plus connu, et oÃÂč les coeurs, moins disposés à la haine, n'en reçurent pas si aisément les impressions. Pour porter leurs coups avec plus d'adresse, ils commencÚrent par débiter que c'était moi qui les avais quittés Voyez la lettre de Deleyre, liasse B, no 30. De là , feignant d'ÃÂȘtre toujours mes amis, ils semaient adroitement leurs accusations malignes, comme des plaintes de l'injustice de leur ami. Cela faisait que, moins en garde, on était plus porté à les écouter et à me blùmer. Les sourdes accusations de perfidie et d'ingratitude se débitaient avec plus de précaution, et par là mÃÂȘme avec plus d'effet. Je sus qu'ils m'imputaient des noirceurs atroces, sans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisaient consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur publique fut qu'elle se réduisait à ces quatre crimes capitaux 1°. ma retraite à la campagne; 2°. mon amour pour madame d'Houdetot; 3°. refus d'accompagner à GenÚve madame d'Épinay; 4°. sortie de l'Ermitage. S'ils y ajoutÚrent d'autres griefs, ils prirent leurs mesures si justes, qu'il m'a été parfaitement impossible d'apprendre jamais quel en était le sujet. C'est donc ici que je crois pouvoir fixer l'établissement d'un systÚme adopté depuis par ceux qui disposent de moi, avec un progrÚs et un succÚs si rapides, qu'il tiendrait du prodige, pour qui ne saurait pas quelle facilité tout ce qui favorise la malignité des hommes trouve à s'établir. Il faut tùcher d'expliquer en peu de mots ce que cet obscur et profond systÚme a de visible à mes yeux. Avec un nom déjà célÚbre et connu dans toute l'Europe, j'avais conservé la simplicité de mes premiers goûts. Ma mortelle aversion pour tout ce qui s'appelait parti, faction, cabale, m'avait maintenu libre, indépendant, sans autre chaÃne que les attachements de mon coeur. Seul, étranger, isolé, sans appui, sans famille, ne tenant qu'à mes principes et à mes devoirs, je suivais avec intrépidité les routes de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais personne aux dépens de la justice et de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans correspondance de nouvelles, sans relation des affaires du monde, sans ÃÂȘtre instruit ni curieux de rien, je vivais à quatre lieues de Paris, aussi séparé de cette capitale par mon incurie, que je l'aurais été par les mers dans l'Ãle de Tinian. Grimm, Diderot, d'Holbach, au contraire, au centre du tourbillon, vivaient répandus dans le plus grand monde, et s'en partageaient presque entre eux toutes les sphÚres. Grands, beaux esprits, gens de lettres, gens de robe, femmes, ils pouvaient de concert se faire écouter partout. On doit voir déjà l'avantage que cette position donne à trois hommes bien unis contre un quatriÚme, dans celle oÃÂč je me trouvais. Il est vrai que Diderot et d'Holbach n'étaient pas du moins je ne puis le croire gens à tramer des complots bien noirs; l'un n'en avait pas la méchanceté, ni l'autre l'habileté mais c'était en cela mÃÂȘme que la partie était mieux liée. Grimm seul formait son plan dans sa tÃÂȘte, et n'en montrait aux deux autres que ce qu'ils avaient besoin de voir pour concourir à l'exécution. L'ascendant qu'il avait pris sur eux rendait ce concours facile, et l'effet du tout répondait à la supériorité de son talent. Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant l'avantage qu'il pouvait tirer de nos positions respectives, il forma le projet de renverser ma réputation de fond en comble, et de m'en faire une tout opposée, sans se compromettre, en commençant par élever autour de moi un édifice de ténÚbres qu'il me fût impossible de percer pour éclairer ses manoeuvres, et pour le démasquer. Cette entreprise était difficile, en ce qu'il en fallait pallier l'iniquité aux yeux de ceux qui devaient y concourir. Il fallait tromper les honnÃÂȘtes gens; il fallait écarter de moi tout le monde, ne pas me laisser un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je! il ne fallait pas laisser percer un seul mot de vérité jusqu'à moi. Si un seul homme généreux me fût venu dire Vous faites le vertueux, cependant voilà comme on vous traite, et voilà sur quoi l'on vous juge qu'avez-vous à dire? La vérité triomphait, et Grimm était perdu. Il le savait; mais il a sondé son propre coeur, et n'a estimé les hommes que ce qu'ils valent. Je suis fùché, pour l'honneur de l'humanité, qu'il ait calculé si juste. En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour ÃÂȘtre sûrs, devaient ÃÂȘtre lents. Il y a douze ans qu'il suit son plan, et le plus difficile reste encore à faire c'est d'abuser le public entier. Il y reste des yeux qui l'ont suivi de plus prÚs qu'il ne pense. Il le craint, et n'ose encore exposer sa trame au grand jour. Mais il a trouvé le peu difficile moyen d'y faire entrer la puissance, et cette puissance dispose de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec moins de risque. Les satellites de la puissance se piquant peu de droiture pour l'ordinaire, et beaucoup moins de franchise, il n'a plus guÚre à craindre l'indiscrétion de quelque homme de bien; car il a besoin surtout que je sois environné de ténÚbres impénétrables, et que son complot me soit toujours caché, sachant bien qu'avec quelque art qu'il en ait ourdi la trame, elle ne soutiendrait jamais mes regards. Sa grande adresse est de paraÃtre me ménager en me diffamant, et de donner encore à sa perfidie l'air de la générosité. Je sentis les premiers effets de ce systÚme par les sourdes accusations de la coterie holbachique, sans qu'il me fût possible de savoir ni de conjecturer mÃÂȘme en quoi consistaient ces accusations. Deleyre me disait dans ses lettres qu'on m'imputait des noirceurs; Diderot me disait plus mystérieusement la mÃÂȘme chose; et quand j'entrais en explication avec l'un et l'autre, tout se réduisait aux chefs d'accusation ci-devant notés. Je sentais un refroidissement graduel dans les lettres de madame d'Houdetot. Je ne pouvais attribuer ce refroidissement à Saint-Lambert, qui continuait à m'écrire avec la mÃÂȘme amitié, et qui me vint mÃÂȘme voir aprÚs son retour. Je ne pouvais non plus m'en imputer la faute, puisque nous nous étions séparés trÚs contents l'un de l'autre, et qu'il ne s'était rien passé de ma part, depuis ce temps-là , que mon départ de l'Ermitage, dont elle avait elle-mÃÂȘme senti la nécessité. Ne sachant donc à quoi m'en prendre de ce refroidissement, dont elle ne convenait pas, mais sur lequel mon coeur ne prenait pas le change, j'étais inquiet de tout. Je savais qu'elle ménageait extrÃÂȘmement sa belle-soeur et Grimm, à cause de leurs liaisons avec Saint-Lambert; je craignais leurs oeuvres. Cette agitation rouvrit mes plaies, et rendit ma correspondance orageuse, au point de l'en dégoûter tout à fait. J'entrevoyais mille choses cruelles, sans rien voir distinctement. J'étais dans la position la plus insupportable pour un homme dont l'imagination s'allume aisément. Si j'eusse été tout à fait isolé, si je n'avais rien su du tout, je serais devenu plus tranquille; mais mon coeur tenait encore à des attachements par lesquels mes ennemis avaient sur moi mille prises; et les faibles rayons qui perçaient dans mon asile ne servaient qu'à me laisser voir la noirceur des mystÚres qu'on me cachait. J'aurais succombé, je n'en doute point, à ce tourment trop cruel, trop insupportable à mon naturel ouvert et franc, qui, par l'impossibilité de cacher mes sentiments, me fait tout craindre de ceux qu'on me cache, si trÚs heureusement il ne se fût présenté des objets assez intéressants à mon coeur pour faire une diversion salutaire à ceux qui m'occupaient malgré moi. Dans la derniÚre visite que Diderot m'avait faite à l'Ermitage, il m'avait parlé de l'article GenÚve, que d'Alembert avait mis dans l'Encyclopédie il m'avait appris que cet article, concerté avec des Genevois du haut étage, avait pour but l'établissement de la comédie à GenÚve; qu'en conséquence les mesures étaient prises, et que cet établissement ne tarderait pas d'avoir lieu. Comme Diderot paraissait trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutait pas du succÚs, et que j'avais avec lui trop d'autres débats pour disputer encore sur cet article, je ne lui dis rien; mais, indigné de tout ce manÚge de séduction dans ma patrie, j'attendais avec impatience le volume de l'Encyclopédie oÃÂč était cet article, pour voir s'il n'y aurait pas moyen d'y faire quelque réponse qui pût parer ce malheureux coup. Je reçus le volume peu aprÚs mon établissement à Mont-Louis, et je trouvai l'article fait avec beaucoup d'adresse et d'art, et digne de la plume dont il était parti. Cela ne me détourna pourtant pas de vouloir y répondre; et, malgré l'abattement oÃÂč j'étais, malgré mes chagrins et mes maux, la rigueur de la saison et l'incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avais pas encore eu le temps de m'arranger, je me mis à l'ouvrage avec un zÚle qui surmonta tout. Pendant un hiver assez rude, au mois de février, et dans l'état que j'ai décrit ci-devant, j'allais tous les jours passer deux heures le matin, et autant l'aprÚs-dÃnée, dans un donjon tout ouvert, que j'avais au bout du jardin oÃÂč était mon habitation. Ce donjon, qui terminait une allée en terrasse, donnait sur la vallée et l'étang de Montmorency, et m'offrait, pour terme de point de vue, le simple mais respectable chùteau de Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que celui de mon coeur, je composai, dans l'espace de trois semaines, ma lettre à d'Alembert sur les spectacles. C'est ici car la Julie n'était pas à moitié faite le premier de mes écrits oÃÂč j'aie trouvé des charmes dans le travail. Jusqu'alors l'indignation de la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon; la tendresse et la douceur d'ùme m'en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n'avais été que spectateur m'avaient irrité; celles dont j'étais devenu l'objet m'attristÚrent; et cette tristesse sans fiel n'était que celle d'un coeur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il avait crus de sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de lui. Plein de tout ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant de violents mouvements, le mien mÃÂȘlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m'avait fait naÃtre; mon travail se sentit de ce mélange. Sans m'en apercevoir, j'y décrivis ma situation actuelle; j'y peignis Grimm, madame d'Épinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-mÃÂȘme. En l'écrivant, que je versai de délicieuses larmes! Hélas! on y sent trop que l'amour, cet amour fatal dont je m'efforçais de guérir, n'était pas encore sorti de mon coeur. A tout cela se mÃÂȘlait un certain attendrissement sur moi-mÃÂȘme, qui me sentais mourant, et qui croyais faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyais approcher avec joie; mais j'avais regret de quitter mes semblables sans qu'ils sentissent tout ce que je valais, sans qu'ils sussent combien j'aurais mérité d'ÃÂȘtre aimé d'eux s'ils m'avaient connu davantage. Voilà les secrÚtes causes du ton singulier qui rÚgne dans cet ouvrage, et qui tranche si prodigieusement avec celui du précédent. Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me disposais à la faire imprimer, quand, aprÚs un long silence, j'en reçus une de madame d'Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle, la plus sensible que j'eusse encore éprouvée. Elle m'apprenait dans cette lettre liasse B, no 34 que ma passion pour elle était connue de tout Paris; que j'en avais parlé à des gens qui l'avaient rendue publique; que ces bruits, parvenus à son amant, avaient failli lui coûter la vie; qu'enfin il lui rendait justice, et que leur paix était faite; mais qu'elle lui devait, ainsi qu'à elle-mÃÂȘme et au soin de sa réputation, de rompre avec moi tout commerce m'assurant, au reste, qu'ils ne cesseraient jamais l'un et l'autre de s'intéresser à moi, qu'ils me défendraient dans le public, et qu'elle enverrait de temps en temps savoir de mes nouvelles. Et toi aussi, Diderot! m'écriai-je. Indigne ami! Je ne pus cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était connue d'autres gens qui pouvaient l'avoir fait parler. Je voulus douter... mais bientÎt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu aprÚs un acte digne de sa générosité. Il jugeait, connaissant assez mon ùme, en quel état je devais ÃÂȘtre, trahi d'une partie de mes amis, et délaissé des autres. Il vint me voir. La premiÚre fois il avait peu de temps à me donner. Il revint. Malheureusement, ne l'attendant pas, je ne me trouvai pas chez moi. ThérÚse, qui s'y trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m'importait que lui et moi fussions informés. La surprise avec laquelle j'appris par lui que personne ne doutait dans le monde que je n'eusse vécu avec madame d'Épinay comme Grimm y vivait maintenant, ne peut ÃÂȘtre égalée que par celle qu'il eut lui-mÃÂȘme en apprenant combien ce bruit était faux. Saint-Lambert, au grand déplaisir de la dame, était dans le mÃÂȘme cas que moi; et tous les éclaircissements qui résultÚrent de cet entretien achevÚrent d'éteindre en moi tout regret d'avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à madame d'Houdetot, il détailla à ThérÚse plusieurs circonstances qui n'étaient connues ni d'elle, ni mÃÂȘme de madame d'Houdetot, que je savais seul, que je n'avais dites qu'au seul Diderot sous le sceau de l'amitié; et c'était précisément Saint-Lambert qu'il avait choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida; et, résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus que sur la maniÚre; car je m'étais aperçu que les ruptures secrÚtes tournaient à mon préjudice, en ce qu'elles laissaient le masque de l'amitié à mes plus cruels ennemis. Les rÚgles de bienséance établies dans le monde sur cet article semblent dictées par l'esprit de mensonge et de trahison. ParaÃtre encore l'ami d'un homme dont on a cessé de l'ÃÂȘtre, c'est se réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnÃÂȘtes gens. Je me rappelai que quand l'illustre Montesquieu rompit avec le P. de Tournemine, il se hùta de le déclarer hautement, en disant à tout le monde N'écoutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant l'un de l'autre; car nous avons cessé d'ÃÂȘtre amis. Cette conduite fut trÚs applaudie, et tout le monde en loua la franchise et la générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le mÃÂȘme exemple mais comment de ma retraite publier cette rupture authentiquement, et pourtant sans scandale? Je m'avisai d'insérer par forme de note, dans mon ouvrage, un passage du livre de l'Ecclésiastique, qui déclarait cette rupture et mÃÂȘme le sujet assez clairement pour quiconque était au fait, et ne signifiait rien pour le reste du monde, m'attachant, au surplus, à ne désigner dans l'ouvrage l'ami auquel je renonçais qu'avec l'honneur qu'on doit toujours rendre à l'amitié mÃÂȘme éteinte. On peut voir tout cela dans l'ouvrage mÃÂȘme. Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde; et il semble que tout acte de courage soit un crime dans l'adversité. Le mÃÂȘme trait qu'on avait admiré dans Montesquieu ne m'attira que blùme et reproche. SitÎt que mon ouvrage fut imprimé et que j'en eus des exemplaires, j'en envoyai un à Saint-Lambert, qui, la veille mÃÂȘme, m'avait écrit, au nom de madame d'Houdetot et au sien, un billet plein de la plus tendre amitié liasse B, no 37. Voici la lettre qu'il m'écrivit, en me renvoyant mon exemplaire "Eaubonne, 10 octobre 1758. Liasse B, no 38. En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent que vous venez de me faire. A l'endroit de votre préface oÃÂč, à l'occasion de Diderot, vous citez un passage de l'Ecclésiaste Il se trompe, c'est de l'Ecclésiastique, le livre m'est tombé des mains. AprÚs les conversations de cet été vous m'avez paru convaincu que Diderot était innocent des prétendues indiscrétions que vous lui imputiez. Il peut avoir des torts avec vous je l'ignore; mais je sais bien qu'ils ne vous donnent pas le droit de lui faire une insulte publique. Vous n'ignorez pas les persécutions qu'il essuie, et vous allez mÃÂȘler la voix d'un ancien ami aux cris de l'envie. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je l'honore, et je sens vivement le chagrin que vous donnez à un homme à qui, du moins vis-à -vis de moi, vous n'avez jamais reproché qu'un peu de faiblesse. Monsieur, nous différons trop de principes pour nous convenir jamais. Oubliez mon existence; cela ne doit pas ÃÂȘtre difficile. Je n'ai jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on se souvient longtemps. Je vous promets, moi, monsieur, d'oublier votre personne, et de ne me souvenir que de vos talents." Je ne me sentis pas moins déchiré qu'indigné de cette lettre, et dans l'excÚs de ma misÚre retrouvant enfin ma fierté, je lui répondis par le billet suivant "A Montmorency, le 11 octobre 1758. Monsieur, en lisant votre lettre je vous ai fait l'honneur d'en ÃÂȘtre surpris, et j'ai eu la bÃÂȘtise d'en ÃÂȘtre ému; mais je l'ai trouvée indigne de réponse. Je ne veux point continuer les copies de madame d'Houdetot. S'il ne lui convient pas de garder ce qu'elle a, elle peut me le renvoyer; je lui rendrai son argent. Si elle le garde, il faut toujours qu'elle envoie chercher le reste de son papier et de son argent. Je la prie de me rendre en mÃÂȘme temps le prospectus dont elle est dépositaire. Adieu, monsieur." Le courage dans l'infortune irrite les coeurs lùches, mais il plaÃt aux coeurs généreux. Il paraÃt que ce billet fit rentrer Saint-Lambert en lui-mÃÂȘme, et qu'il eut regret à ce qu'il avait fait; mais, trop fier à son tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara peut-ÃÂȘtre le moyen d'amortir le coup qu'il m'avait porté. Quinze jours aprÚs, je reçus de M. d'Épinay la lettre suivante "Ce jeudi, 26. Liasse B, no 10. J'ai reçu, monsieur, le livre que vous avez eu la bonté de m'envoyer; je le lis avec le plus grand plaisir. C'est le sentiment que j'ai toujours éprouvé à la lecture de tous les ouvrages qui sont sortis de votre plume. Recevez-en tous mes remerciements. J'aurais été vous les faire moi-mÃÂȘme, si mes affaires m'eussent permis de demeurer quelque temps dans votre voisinage; mais j'ai bien peu habité la Chevrette cette année. Monsieur et madame Dupin viennent m'y demander à dÃner dimanche prochain. Je compte que MM. de Saint-Lambert, de Francueil et madame d'Houdetot seront de la partie; vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si vous vouliez ÃÂȘtre des nÎtres. Toutes les personnes que j'aurai chez moi vous désirent, et seront charmées de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une partie de la journée. J'ai l'honneur d'ÃÂȘtre avec la plus parfaite considération, etc." Cette lettre me donna d'horribles battements de coeur. AprÚs avoir fait, depuis un an, la nouvelle de Paris, l'idée de m'aller donner en spectacle vis-à -vis de madame d'Houdetot me faisait trembler, et j'avais peine à trouver assez de courage pour soutenir cette épreuve. Cependant, puisqu'elle et Saint-Lambert le voulaient bien, puisque d'Épinay parlait au nom de tous les conviés, et qu'il n'en nommait aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus point, aprÚs tout, me compromettre en acceptant un dÃner oÃÂč j'étais en quelque sorte invité par tout le monde. Je promis donc. Le dimanche il fit mauvais M. d'Épinay m'envoya son carrosse, et j'allai. Mon arrivée fit sensation. Je n'ai jamais reçu d'accueil plus caressant. On eût dit que toute la compagnie sentait combien j'avais besoin d'ÃÂȘtre rassuré. Il n'y a que les coeurs français qui connaissent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m'y étais attendu; entre autres, le comte d'Houdetot, que je ne connaissais point du tout, et sa soeur, madame de Blainville, dont je me serais bien passé. Elle était venue plusieurs fois l'année précédente à Eaubonne et sa belle-soeur, dans nos promenades solitaires, l'avait souvent laissée s'ennuyer à garder le mulet. Elle avait nourri contre moi un ressentiment qu'elle satisfit durant ce dÃner tout à son aise; car on sent que la présence du comte d'Houdetot et de Saint-Lambert ne mettait pas les rieurs de mon cÎté, et qu'un homme embarrassé dans les entretiens les plus faciles n'était pas fort brillant dans celui-là . Je n'ai jamais tant souffert, ni fait plus mauvaise contenance, ni reçu d'atteintes plus imprévues. Enfin, quand on fut sorti de table, je m'éloignai de cette mégÚre; j'eus le plaisir de voir Saint-Lambert et madame d'Houdetot s'approcher de moi, et nous causùmes ensemble, une partie de l'aprÚs-midi, de choses indifférentes, à la vérité, mais avec la mÃÂȘme familiarité qu'avant mon égarement. Ce procédé ne fut pas perdu dans mon coeur; et si Saint-Lambert y eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je puis jurer que, quoique en arrivant, la vue de madame d'Houdetot m'eût donné des palpitations jusqu'à la défaillance, en m'en retournant je ne pensai presque pas à elle; je ne fus occupé que de Saint-Lambert. Malgré les malins sarcasmes de madame de Blainville, ce dÃner me fit grand bien, et je me félicitai fort de ne m'y ÃÂȘtre pas refusé. J'y reconnus, non seulement que les intrigues de Grimm et des holbachiens n'avaient point détaché de moi mes anciennes connaissances; mais, ce qui me flatta davantage encore, c'est que les sentiments de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert étaient moins changés que je n'avais cru; et je compris enfin qu'il y avait plus de jalousie que de mésestime dans l'éloignement oÃÂč il la tenait de moi. Cela me consola et me tranquillisa. Sûr de n'ÃÂȘtre pas un objet de mépris pour ceux qui l'étaient de mon estime, j'en travaillai sur mon propre coeur avec plus de courage et de succÚs. Si je ne vins pas à bout d'y éteindre entiÚrement une passion coupable et malheureuse, j'en réglai du moins si bien les restes, qu'ils ne m'ont pas fait faire une seule faute depuis ce temps-là . Les copies de madame d'Houdetot, qu'elle m'engagea de reprendre; mes ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paraissaient, m'attirÚrent encore de sa part, de temps à autre, quelques messages et billets indifférents, mais obligeants. Elle fit mÃÂȘme plus, comme on verra dans la suite et la conduite réciproque de tous les trois, quand notre commerce eut cessé, peut servir d'exemple de la maniÚre dont les honnÃÂȘtes gens se séparent, quand il ne leur convient plus de se voir. Un autre avantage que me procura ce dÃner fut qu'on en parla dans Paris, et qu'il servit de réfutation sans réplique au bruit que répandaient partout mes ennemis, que j'étais brouillé mortellement avec tous ceux qui s'y trouvÚrent, et surtout avec M. d'Épinay. En quittant l'Ermitage, je lui avais écrit une lettre de remerciement trÚs honnÃÂȘte, à laquelle il répondit non moins honnÃÂȘtement; et les attentions mutuelles ne cessÚrent point tant avec lui qu'avec M. de Lalive son frÚre, qui mÃÂȘme vint me voir à Montmorency, et m'envoya ses gravures. Hors les deux belles-soeurs de madame d'Houdetot, je n'ai jamais été mal avec personne de sa famille. Ma lettre à d'Alembert eut un grand succÚs. Tous mes ouvrages en avaient eu, mais celui-ci me fut plus favorable. Il apprit au public à se défier des insinuations de la coterie holbachique. Quand j'allai à l'Ermitage, elle prédit, avec sa suffisance ordinaire, que je n'y tiendrais pas trois mois. Quand elle vit que j'y en avais tenu vingt, et que, forcé d'en sortir, je fixais encore ma demeure à la campagne, elle soutint que c'était obstination pure; que je m'ennuyais à la mort dans ma retraite; mais que, rongé d'orgueil, j'aimais mieux y périr victime de mon opiniùtreté, que de m'en dédire et revenir à Paris. La lettre à d'Alembert respirait une douceur d'ùme qu'on sentait n'ÃÂȘtre point jouée. Si j'eusse été rongé d'humeur dans ma retraite, mon ton s'en serait senti. Il en régnait dans tous les écrits que j'avais faits à Paris il n'en régnait plus dans le premier que j'avais fait à la campagne. Pour ceux qui savent observer, cette remarque était décisive. On vit que j'étais rentré dans mon élément. Cependant ce mÃÂȘme ouvrage, tout plein de douceur qu'il était, me fit encore, par ma balourdise et par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi parmi les gens de lettres. J'avais fait connaissance avec Marmontel chez M. de la PopliniÚre, et cette connaissance s'était entretenue chez le baron. Marmontel faisait alors le Mercure de France. Comme j'avais la fierté de ne point envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, et que je voulais cependant lui envoyer celui-ci, sans qu'il crût que c'était à ce titre, ni pour qu'il en parlùt dans le Mercure, j'écrivis sur son exemplaire que ce n'était point pour l'auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je crus lui faire un trÚs beau compliment; il crut y voir une cruelle offense, et devint mon plus irréconciliable ennemi. Il écrivit contre cette mÃÂȘme lettre avec politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et depuis lors il n'a manqué aucune occasion de me nuire dans la société, et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages tant le trÚs irritable amour-propre des gens de lettres est difficile à ménager, et tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les compliments qu'on leur fait, qui puisse mÃÂȘme avoir la moindre apparence d'équivoque. Devenu tranquille de tous les cÎtés, je profitai du loisir et de l'indépendance oÃÂč je me trouvais pour reprendre mes travaux avec plus de suite. J'achevai cet hiver la Julie, et je l'envoyai à Rey, qui la fit imprimer l'année suivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par une petite diversion, et mÃÂȘme assez désagréable. J'appris qu'on préparait à l'Opéra une nouvelle remise du Devin du village. Outré de voir ces gens-là disposer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que j'avais envoyé à M. d'Argenson, et qui était demeuré sans réponse; et l'ayant retouché, je le fis remettre par M. Sellon, résident de GenÚve, avec une lettre dont il voulut bien se charger, à M. le comte de Saint-Florentin, qui avait remplacé M. d'Argenson dans le département de l'Opéra. M. de Saint-Florentin promit une réponse, et n'en fit aucune. Duclos, à qui j'écrivis ce que j'avais fait, en parla aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvais plus profiter. Voyant que je n'avais d'aucun cÎté aucune justice à espérer, j'abandonnai cette affaire; et la direction de l'Opéra, sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué de disposer, comme de son propre bien, et de faire son profit du Devin du village, qui trÚs incontestablement n'appartient qu'à moi seul. Depuis que j'avais secoué le joug de mes tyrans, je menais une vie assez égale et paisible privé du charme des attachements trop vifs, j'étais libre aussi du poids de leurs chaÃnes. Dégoûté des amis protecteurs, qui voulaient absolument disposer de ma destinée et m'asservir à leurs prétendus bienfaits malgré moi, j'étais résolu de m'en tenir désormais aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans gÃÂȘner la liberté, font l'agrément de la vie, et dont une mise d'égalité fait le fondement. J'en avais de cette espÚce autant qu'il m'en fallait pour goûter les douceurs de la société, sans en souffrir la dépendance; et sitÎt que j'eus essayé de ce genre de vie, je sentis que c'était celui qui convenait à mon ùge, pour finir mes jours dans le calme, loin de l'orage, des brouilleries et des tracasseries, oÃÂč je venais d'ÃÂȘtre à demi submergé. Durant mon séjour à l'Ermitage, et depuis mon établissement à Montmorency, j'avais fait à mon voisinage quelques connaissances qui m'étaient agréables, et qui ne m'assujettissaient à rien. A leur tÃÂȘte était le jeune Loyseau de Mauléon, qui, débutant alors au barreau, ignorait quelle y serait sa place. Je n'eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai bientÎt la carriÚre illustre qu'on le voit fournir aujourd'hui. Je lui prédis que, s'il se rendait sévÚre sur le choix des causes, et qu'il ne fût jamais que le défenseur de la justice et de la vertu, son génie, élevé par ce sentiment sublime, égalerait celui des plus grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a senti l'effet. Sa défense de M. de Portes est digne de DémosthÚne. Il venait tous les ans à un quart de lieue de l'Ermitage passer les vacances à Saint-Brice, dans le fief de Mauléon, appartenant à sa mÚre, et oÃÂč jadis avait logé le grand Bossuet. Voilà un fief dont une succession de pareils maÃtres rendrait la noblesse difficile à soutenir. J'avais, au mÃÂȘme village de Saint-Brice, le libraire Guérin, homme d'esprit, lettré, aimable, et de la haute volée dans son état. Il me fit faire aussi connaissance avec Jean Néaulme, libraire d'Amsterdam, son correspondant et son ami, qui dans la suite imprima l'Émile. J'avais, plus prÚs encore que Saint-Brice, M. Maltor, curé de Grosley, plus fait pour ÃÂȘtre homme d'État et ministre que curé de village, et à qui l'on eût donné tout au moins un diocÚse à gouverner, si les talents décidaient des places. Il avait été secrétaire du comte du Luc, et avait connu trÚs particuliÚrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d'estime pour la mémoire de cet illustre banni que d'horreur pour celle du fourbe Saurin qui l'avait perdu, il savait sur l'un et sur l'autre beaucoup d'anecdotes curieuses, que Seguy n'avait pas mises dans la vie encore manuscrite du premier; et il m'assurait que le comte du Luc, loin d'avoir jamais eu à s'en plaindre, avait conservé jusqu'à la fin de sa vie la plus ardente amitié pour lui. M. Maltor, à qui M. de Vintimille avait donné cette retraite assez bonne, aprÚs la mort de son patron, avait été employé jadis dans beaucoup d'affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire encore présente, et dont il raisonnait trÚs bien. Sa conversation, non moins instructive qu'amusante, ne sentait point son curé de village il joignait le ton d'un homme du monde aux connaissances d'un homme de cabinet. Il était, de tous mes voisins permanents, celui dont la société m'était la plus agréable, et que j'ai eu le plus de regret de quitter. J'avais à Montmorency les oratoriens, et entre autres le P. Berthier, professeur de physique, auquel, malgré quelque léger vernis de pédanterie, je m'étais attaché par un certain air de bonhomie que je lui trouvais. J'avais cependant peine à concilier cette grande simplicité avec le désir et l'art qu'il avait de se fourrer partout, chez les grands, chez les femmes, chez les dévots, chez les philosophes. Il savait se faire tout à tous. Je me plaisais fort avec lui. J'en parlais à tout le monde apparemment ce que j'en disais lui revint. Il me remerciait un jour, en ricanant, de l'avoir trouvé bonhomme. Je trouvai dans son souris je ne sais quoi de sardonique, qui changea totalement sa physionomie à mes yeux, et qui m'est souvent revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce souris qu'à celui de Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre connaissance avait commencé peu de temps aprÚs mon arrivée à l'Ermitage, oÃÂč il me venait voir trÚs souvent. J'étais déjà établi à Montmorency, quand il en partit pour retourner demeurer à Paris. Il y voyait souvent madame le Vasseur. Un jour que je ne pensais à rien moins, il m'écrivit de la part de cette femme, pour m'informer que M. Grimm offrait de se charger de son entretien, et pour me demander la permission d'accepter cette offre. J'appris qu'elle consistait en une pension de trois cents livres, et que madame le Vasseur devait venir demeurer à Deuil, entre la Chevrette et Montmorency. Je ne dirai pas l'impression que fit sur moi cette nouvelle, qui aurait été moins surprenante si Grimm avait eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation plus facile à comprendre avec cette femme, et qu'on ne m'eût pas fait un si grand crime de l'avoir amenée à la campagne, oÃÂč cependant il lui plaisait maintenant de la ramener, comme si elle était rajeunie depuis ce temps-là . Je compris que la bonne vieille ne me demandait cette permission, dont elle aurait bien pu se passer si je l'avais refusée, qu'afin de ne pas s'exposer à perdre ce que je lui donnais de mon cÎté. Quoique cette charité me parût trÚs extraordinaire, elle ne me frappa pas alors autant qu'elle a fait dans la suite. Mais quand j'aurais su tout ce que j'ai pénétré depuis, je n'en aurais pas moins donné mon consentement, comme je fis, et comme j'étais obligé de faire, à moins de renchérir sur l'offre de M. Grimm. Depuis lors le P. Berthier me guérit un peu de l'imputation de bonhomie qui lui avait paru si plaisante, et dont je l'avais si étourdiment chargé. Ce mÃÂȘme P. Berthier avait la connaissance de deux hommes qui recherchÚrent aussi la mienne, je ne sais pourquoi car il y avait assurément peu de rapport entre leurs goûts et les miens. C'étaient des enfants de Melchisédec, dont on ne connaissait ni le pays, ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils étaient jansénistes, et passaient pour des prÃÂȘtres déguisés, peut-ÃÂȘtre à cause de leur façon ridicule de porter les rapiÚres auxquelles ils étaient attachés. Le mystÚre prodigieux qu'ils mettaient à toutes leurs allures leur donnait un air de chefs de parti, et je n'ai jamais douté qu'ils ne fissent la Gazette ecclésiastique. L'un, grand, bénin, patelin, s'appelait M. Ferraud; l'autre, petit, trapu, ricaneur, pointilleux, s'appelait M. Minard. Ils se traitaient de cousins. Ils logeaient à Paris, avec d'Alembert, chez sa nourrice, appelée madame Rousseau; et ils avaient pris à Montmorency un petit appartement pour y passer les étés. Ils faisaient leur ménage eux-mÃÂȘmes, sans domestique et sans commissionnaire. Ils avaient alternativement chacun sa semaine pour aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la maison. D'ailleurs ils se tenaient assez bien; nous mangions quelquefois les uns chez les autres. Je ne sais pas pourquoi ils se souciaient de moi; pour moi, je ne me souciais d'eux que parce qu'ils jouaient aux échecs; et, pour obtenir une pauvre petite partie, j'endurais quatre heures d'ennui. Comme ils se fourraient partout et voulaient se mÃÂȘler de tout, ThérÚse les appelait les commÚres, et ce nom leur est demeuré à Montmorency. Telles étaient, avec mon hÎte M. Mathas, qui était un bonhomme, mes principales connaissances de campagne. Il m'en restait assez à Paris pour y vivre, quand je voudrais, avec agrément, hors de la sphÚre des gens de lettres, oÃÂč je ne comptais que le seul Duclos pour ami car Deleyre était encore trop jeune; et quoique, aprÚs avoir vu de prÚs les manoeuvres de la clique philosophique à mon égard, il s'en fût tout à fait détaché, ou du moins je le crus ainsi, je ne pouvais encore oublier la facilité qu'il avait eue à se faire auprÚs de moi le porte-voix de tous ces gens-là . J'avais d'abord mon ancien et respectable ami M. Roguin. C'était un ami du bon temps, que je ne devais point à mes écrits, mais à moi-mÃÂȘme, et que pour cette raison j'ai toujours conservé. J'avais le bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors vivante, madame Lambert. J'avais un jeune Genevois, appelé Coindet, bon garçon, ce me semblait, soigneux, officieux, zélé; mais ignorant, confiant, gourmand, avantageux, qui m'était venu voir dÚs le commencement de ma demeure à l'Ermitage, et, sans autre introducteur que lui-mÃÂȘme, s'était bientÎt établi chez moi, malgré moi. Il avait quelque goût pour le dessin, et connaissait les artistes. Il me fut utile pour les estampes de la Julie; il se chargea de la direction des dessins et des planches, et s'acquitta bien de cette commission. J'avais la maison de M. Dupin, qui, moins brillante que durant les beaux jours de madame Dupin, ne laissait pas d'ÃÂȘtre encore, par le mérite des maÃtres et par le choix du monde qui s'y rassemblait, une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne leur avais préféré personne, que je ne les avais quittés que pour vivre libre, ils n'avaient point cessé de me voir avec amitié, et j'étais sûr d'ÃÂȘtre en tout temps bien reçu de madame Dupin. Je la pouvais mÃÂȘme compter pour une de mes voisines de campagne, depuis qu'ils s'étaient fait un établissement à Clichy, oÃÂč j'allais quelquefois passer un jour ou deux, et oÃÂč j'aurais été davantage, si madame Dupin et madame de Chenonceaux avaient vécu de meilleure intelligence. Mais la difficulté de se partager dans la mÃÂȘme maison entre deux femmes qui ne sympathisaient pas me rendit Clichy trop gÃÂȘnant. Attaché à madame de Chenonceaux d'une amitié plus égale et plus familiÚre, j'avais le plaisir de la voir plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, oÃÂč elle avait loué une petite maison, et mÃÂȘme chez moi, oÃÂč elle me venait voir assez souvent. J'avais madame de Créqui, qui, s'étant jetée dans la haute dévotion, avait cessé de voir les d'Alembert, les Marmontel, et la plupart des gens de lettres, excepté, je crois, l'abbé Trublet, maniÚre alors de demi-cafard, dont elle était mÃÂȘme assez ennuyée. Pour moi, qu'elle avait recherché, je ne perdis pas sa bienveillance ni sa correspondance. Elle m'envoya des poulardes du Mans aux étrennes; et sa partie était faite pour venir me voir l'année suivante, quand un voyage de madame de Luxembourg croisa le sien. Je lui dois ici une place à part; elle en aura toujours une distinguée dans mes souvenirs. J'avais un homme qu'excepté Roguin, j'aurais dû mettre le premier en compte mon ancien confrÚre et ami de Carrio, ci-devant secrétaire titulaire de l'ambassade d'Espagne à Venise, puis en SuÚde, oÃÂč il fut, par sa cour, chargé des affaires, et enfin nommé réellement secrétaire d'ambassade à Paris. Il me vint surprendre à Montmorency, lorsque je m'y attendais le moins. Il était décoré d'un ordre d'Espagne, dont j'ai oublié le nom, avec une belle croix en pierreries. Il avait été obligé, dans ses preuves, d'ajouter une lettre à son nom de Carrio, et portait celui du chevalier de Carrion. Je le trouvai toujours le mÃÂȘme, le mÃÂȘme excellent coeur, l'esprit de jour en jour plus aimable. J'aurais repris avec lui la mÃÂȘme intimité qu'auparavant, si Coindet, s'interposant entre nous à son ordinaire, n'eût profité de mon éloignement pour s'insinuer à ma place et en mon nom dans sa confiance, et me supplanter, à force de zÚle à me servir. La mémoire de Carrion me rappelle celle d'un de mes voisins de campagne, dont j'aurais d'autant plus de tort de ne pas parler, que j'en ai à confesser un bien inexcusable envers lui. C'était l'honnÃÂȘte M. le Blond, qui m'avait rendu service à Venise, et qui, étant venu faire un voyage en France avec sa famille, avait loué une maison de campagne à la Briche, non loin de Montmorency. SitÎt que j'appris qu'il était mon voisin, j'en fus dans la joie de mon coeur, et me fis encore plus une fÃÂȘte qu'un devoir d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dÚs le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venaient voir moi-mÃÂȘme, et avec lesquels il fallut retourner. Deux jours aprÚs, je pars encore; il avait dÃné à Paris avec toute sa famille. Une troisiÚme fois il était chez lui; j'entendis des voix de femmes, je vis à la porte un carrosse qui me fit peur. Je voulais du moins, pour la premiÚre fois, le voir à mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons. Enfin, je remis si bien ma visite de jour à autre, que la honte de remplir si tard un pareil devoir fit que je ne le remplis point du tout. AprÚs avoir osé tant attendre, je n'osai plus me montrer. Cette négligence, dont M. le Blond ne put qu'ÃÂȘtre justement indigné, donna vis-à -vis de lui l'air de l'ingratitude à ma paresse; et cependant je sentais mon coeur si peu coupable, que si j'avais pu faire à M, le Blond quelque vrai plaisir, mÃÂȘme à son insu, je suis bien sûr qu'il ne m'eût pas trouvé paresseux. Mais l'indolence, la négligence et les délais dans les petits devoirs à remplir m'ont fait plus de tort que de grands vices. Mes pires fautes ont été d'omission j'ai rarement fait ce qu'il ne fallait pas faire, et malheureusement j'ai plus rarement encore fait ce qu'il fallait. Puisque me voilà revenu à mes connaissances de Venise, je n'en dois pas oublier une qui s'y rapporte, et que je n'avais interrompue, ainsi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C'est celle de M. de Jonville, qui avait continué, depuis son retour de GÃÂȘnes, à me faire beaucoup d'amitiés. Il aimait fort à me voir, et à causer avec moi des affaires d'Italie et des folies de M. de Montaigu, dont il savait, de son cÎté, bien des traits par les bureaux des affaires étrangÚres, dans lesquels il avait beaucoup de liaisons. J'eus le plaisir aussi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avait acheté une charge dans sa province, et dont les affaires le ramenaient quelquefois à Paris. M. de Jonville devint peu à peu si empressé de m'avoir, qu'il en était mÃÂȘme gÃÂȘnant; et quoique nous logeassions dans des quartiers fort éloignés, il y avait du bruit entre nous quand je passais une semaine entiÚre sans aller dÃner chez lui. Quand il allait à Jonville, il m'y voulait toujours emmener; mais y étant une fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs, je n'y voulus plus retourner. M. de Jonville était assurément un honnÃÂȘte et galant homme, aimable mÃÂȘme à certains égards; mais il avait peu d'esprit il était beau, tant soit peu Narcisse, et passablement ennuyeux. Il avait un recueil singulier, et peut-ÃÂȘtre unique au monde, dont il s'occupait beaucoup, et dont il occupait aussi ses hÎtes, qui quelquefois s'en amusaient moins que lui. C'était une collection trÚs complÚte de tous les vaudevilles de la cour et de Paris, depuis plus de cinquante ans, oÃÂč l'on trouvait beaucoup d'anecdotes, qu'on aurait inutilement cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires pour l'histoire de France, dont on ne s'aviserait guÚre chez toute autre nation. Un jour, au fort de notre meilleure intelligence, il me fit un accueil si froid, si glaçant, si peu dans son ton ordinaire, qu'aprÚs lui avoir donné occasion de s'expliquer, et mÃÂȘme l'en avoir prié, je sortis de chez lui avec la résolution, que j'ai tenue, de n'y plus remettre les pieds; car on ne me revoit guÚre oÃÂč j'ai été une fois mal reçu, et il n'y avait point ici de Diderot qui plaidùt pour M. de Jonville. Je cherchai vainement dans ma tÃÂȘte quel tort je pouvais avoir avec lui je ne trouvai guÚre. J'étais sûr de n'avoir jamais parlé de lui ni des siens que de la façon la plus honorable; car je lui étais sincÚrement attaché; et, outre que je n'en avais que du bien à dire, ma plus inviolable maxime a toujours été de ne parler qu'avec honneur des maisons que je fréquentais. Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjecturai. La derniÚre fois que nous nous étions vus, il m'avait donné à souper chez des filles de sa connaissance, avec deux ou trois commis des affaires étrangÚres, gens trÚs aimables, et qui n'avaient point du tout l'air ni le ton libertin; et je puis jurer que de mon cÎté la soirée se passa à méditer assez tristement sur le malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas mon écot, parce que M. de Jonville nous donnait à souper; et je ne donnai rien à ces filles, parce que je ne leur fis point gagner, comme à la Padoana, le payement que j'aurais pu leur offrir. Nous sortÃmes tous assez gais, et de trÚs bonne intelligence. Sans ÃÂȘtre retourné chez ces filles, j'allai trois ou quatre jours aprÚs dÃner chez M. de Jonville, que je n'avais pas revu depuis lors, et qui me fit l'accueil que j'ai dit. N'en pouvant imaginer d'autre cause que quelque malentendu relatif à ce souper, et voyant qu'il ne voulait pas s'expliquer, je pris mon parti et cessai de le voir; mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages il me fit faire souvent des compliments; et l'ayant un jour rencontré au chauffoir de la Comédie, il me fit, sur ce que je n'allais plus le voir, des reproches obligeants, qui ne m'y ramenÚrent pas. Ainsi cette affaire avait plus l'air d'une bouderie que d'une rupture. Toutefois ne l'ayant pas revu, et n'ayant plus ouï parler de lui depuis lors, il eût été trop tard pour y retourner au bout d'une interruption de plusieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre point ici dans ma liste, quoique j'eusse assez longtemps fréquenté sa maison. Je n'enflerai point la mÃÂȘme liste de beaucoup d'autres connaissances moins familiÚres, ou qui, par mon absence, avaient cessé de l'ÃÂȘtre, et que je ne laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu'à mon voisinage, telles, par exemple, que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan, de Lalive, de Boisgelou, Watelet, Ancelet, et d'autres qu'il serait trop long de nommer. Je passerai légÚrement aussi sur celle de M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holbachique, qu'il avait quittée ainsi que moi, et ancien ami de madame d'Épinay, dont il s'était détaché ainsi que moi; ni sur celle de son ami Desmahis, auteur célÚbre, mais éphémÚre, de la comédie de l'Impertinent. Le premier était mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant prÚs de Montmorency. Nous étions d'anciennes connaissances; mais le voisinage et une certaine conformité d'expériences nous rapprochÚrent davantage. Le second mourut peu aprÚs. Il avait du mérite et de l'esprit; mais il était un peu l'original de sa comédie, un peu fat auprÚs des femmes, et n'en fut pas extrÃÂȘmement regretté. Mais je ne puis omettre une correspondance nouvelle de ce temps-là , qui a trop influé sur le reste de ma vie pour que je néglige d'en marquer le commencement. Il s'agit de M. de Lamoignon de Malesherbes, premier président de la cour des aides, chargé pour lors de la librairie, qu'il gouvernait avec autant de lumiÚres que de douceur et à la grande satisfaction des gens de lettres. Je ne l'avais pas été voir à Paris une seule fois; cependant j'avais toujours éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes, quant à la censure; et je savais qu'en plus d'une occasion il avait fort malmené ceux qui écrivaient contre moi. J'eus de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de l'impression de la Julie; car les épreuves d'un si grand ouvrage étant fort coûteuses à faire venir d'Amsterdam par la poste, il permit, ayant ses ports francs, qu'elles lui fussent adressées; et il me les envoyait franches aussi, sous le contre-seing de M. le chancelier son pÚre. Quand l'ouvrage fut imprimé, il n'en permit le débit dans le royaume qu'ensuite d'une édition qu'il en fit faire à mon profit, malgré moi-mÃÂȘme comme ce profit eût été de ma part un vol fait à Rey, à qui j'avais vendu mon manuscrit, non seulement je ne voulus point accepter le présent qui m'était destiné pour cela, sans son aveu, qu'il accorda trÚs généreusement; mais je voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta ce présent, et dont il ne voulut rien. Pour ces cent pistoles, j'eus le désagrément dont M. de Malesherbes ne m'avait pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, et empÃÂȘcher le débit de la bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise fût écoulée. J'ai toujours regardé M. Malesherbes comme un homme d'une droiture à toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'est arrivé ne m'a fait douter un moment de sa probité mais aussi faible qu'honnÃÂȘte, il nuit quelquefois aux gens pour lesquels il s'intéresse, à force de les vouloir préserver. Non seulement il fit retrancher plus de cent pages dans l'édition de Paris, mais il fit un retranchement qui pouvait porter le nom d'infidélité dans l'exemplaire de la bonne édition qu'il envoya à madame de Pompadour. Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la femme d'un charbonnier est plus digne de respect que la maÃtresse d'un prince. Cette phrase m'était venue dans la chaleur de la composition, sans aucune application, je le jure. En relisant l'ouvrage, je vis qu'on ferait cette application. Cependant, par la trÚs imprudente maxime de ne rien Îter par égard aux applications qu'on pouvait faire, quand j'avais dans ma conscience le témoignage de ne les avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point Îter cette phrase, et je me contentai de substituer le mot prince au mot roi, que j'avais d'abord mis. Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de Malesherbes il retrancha la phrase entiÚre, dans un carton qu'il fit imprimer exprÚs, et coller aussi proprement qu'il fut possible dans l'exemplaire de madame de Pompadour. Elle n'ignora pas ce tour de passe-passe il se trouva de bonnes ùmes qui l'en instruisirent. Pour moi, je ne l'appris que longtemps aprÚs, lorsque je commençais d'en sentir les suites. N'est-ce point encore ici la premiÚre origine de la haine couverte, mais implacable, d'une autre dame qui était dans un cas pareil, sans que j'en susse rien, ni mÃÂȘme que je la connusse quand j'écrivis ce passage? Quand le livre se publia, la connaissance était faite, et j'étais trÚs inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzi, qui se moqua de moi, et m'assura que cette dame en était si peu offensée qu'elle n'y avait pas mÃÂȘme fait attention. Je le crus, un peu légÚrement peut-ÃÂȘtre et je me tranquillisai fort mal à propos. Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque des bontés de M. de Malesherbes, à laquelle je fus fort sensible, quoique je ne jugeasse pas à propos d'en profiter. Il y avait une place vacante dans le Journal des savants. Margency m'écrivit pour me la proposer, comme de lui-mÃÂȘme. Mais il me fut aisé de comprendre, par le tour de sa lettre liasse C, no 33, qu'il était instruit et autorisé; et lui-mÃÂȘme me marqua dans la suite liasse C, no 47 qu'il avait été chargé de me faire cette offre. Le travail de cette place était peu de chose. Il ne s'agissait que de deux extraits par mois, dont on m'apporterait les livres, sans ÃÂȘtre obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas mÃÂȘme pour faire au magistrat une visite de remerciement. J'entrais par là dans une société de gens de lettres du premier mérite, MM. de Mairan, Clairaut, de Guignes et l'abbé Barthélemy, dont la connaissance était déjà faite avec les deux premiers, et trÚs bonne à faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail si peu pénible, et que je pouvais faire si commodément, il y avait un honoraire de huit cents francs attaché à cette place. Je délibérai quelques heures avant que de me déterminer, et je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de fùcher Margency et de déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la gÃÂȘne insupportable de ne pouvoir travailler à mon heure et d'ÃÂȘtre commandé par le temps, bien plus encore la certitude de mal remplir les fonctions dont il fallait me charger, l'emportÚrent sur tout, et me déterminÚrent à refuser une place pour laquelle je n'étais pas propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d'une certaine chaleur d'ùme sur les matiÚres que j'avais à traiter, et qu'il n'y avait que l'amour du grand, du vrai, du beau, qui pût animer mon génie. Et que m'auraient importé les sujets de la plupart des livres que j'aurais à extraire, et les livres mÃÂȘmes? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon esprit. On s'imaginait que je pouvais écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. Ce n'était assurément pas là ce qu'il fallait au Journal des savants. J'écrivis donc à Margency une lettre de remerciement, tournée avec toute l'honnÃÂȘteté possible, dans laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu'il ne se peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu'il entrùt ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l'approuvÚrent-ils l'un et l'autre, sans m'en faire moins bon visage; et le secret fut si bien gardé sur cette affaire, que le public n'en a jamais eu le moindre vent. Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable pour me la faire agréer; car depuis quelque temps je formais le projet de quitter tout à fait la littérature, et surtout le métier d'auteur. Tout ce qui venait de m'arriver m'avait absolument dégoûté des gens de lettres, et j'avais éprouvé qu'il était impossible de courir la mÃÂȘme carriÚre, sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l'étais guÚre moins des gens du monde, et en général de la vie mixte que je venais de mener, moitié à moi-mÃÂȘme, et moitié à des sociétés pour lesquelles je n'étais point fait. Je sentais plus que jamais, et par une constante expérience, que toute association inégale est toujours désavantageuse au parti faible. Vivant avec des gens opulents, et d'un autre état que celui que j'avais choisi, sans tenir maison comme eux, j'étais obligé de les imiter en bien des choses; et des menues dépenses, qui n'étaient rien pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses qu'indispensables. Qu'un autre homme aille dans une maison de campagne, il est servi par son laquais, tant à table que dans sa chambre il l'envoie chercher tout ce dont il a besoin; n'ayant rien à faire directement avec les gens de la maison, ne les voyant mÃÂȘme pas, il ne leur donne des étrennes que quand et comme il lui plaÃt mais moi, seul, sans domestique, j'étais à la merci de ceux de la maison, dont il fallait nécessairement capter les bonnes grùces, pour n'avoir pas beaucoup à souffrir; et, traité comme l'égal de leur maÃtre, il en fallait aussi traiter les gens comme tel, et mÃÂȘme faire pour eux plus qu'un autre, parce qu'en effet j'en avais bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans les maisons oÃÂč j'allais il y en avait beaucoup, tous trÚs rogues, trÚs fripons, trÚs alertes, j'entends pour leur intérÃÂȘt; et les coquins savaient faire en sorte que j'avais successivement besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d'esprit, n'ont aucune idée juste sur cet article; et, à force de vouloir économiser ma bourse, elles me ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j'envoyasse chercher un fiacre, la dame de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener; elle était fort aise de m'épargner les vingt-quatre sous du fiacre quant à l'écu que je donnais au laquais et au cocher, elle n'y songeait pas. Une femme m'écrivait-elle de Paris à l'Ermitage, ou à Montmorency ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m'aurait coûté, elle me l'envoyait par un de ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à dÃner, et un écu qu'il avait assurément bien gagné. Me proposait-elle d'aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se disait en elle-mÃÂȘme Ce sera toujours une économie pour ce pauvre garçon; pendant ce temps-là , sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas qu'aussi, durant ce temps-là , je ne travaillais point; que mon ménage, et mon loyer, et mon linge, et mes habits, n'en allaient pas moins; que je payais mon barbier à double, et qu'il ne laissait pas de m'en coûter chez elle plus qu'il ne m'en aurait coûté chez moi. Quoique je bornasse mes petites largesses aux seules maisons oÃÂč je vivais d'habitude, elles ne laissaient pas de m'ÃÂȘtre ruineuses. Je puis assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus chez madame d'Houdetot à Eaubonne, oÃÂč je n'ai couché que quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu'à la Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j'y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni s'ingénier sur rien, ni supporter l'aspect d'un valet qui grogne, et qui vous sert en rechignant. Chez madame Dupin mÃÂȘme, oÃÂč j'étais de la maison, et oÃÂč je rendais mille services aux domestiques, je n'ai jamais reçu les leurs qu'à la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout à fait à ces petites libéralités, que ma situation ne m'a plus permis de faire; et c'est alors qu'on m'a fait sentir bien plus durement encore l'inconvénient de fréquenter des gens d'un autre état que le sien. Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais consolé d'une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs mais se ruiner pour s'ennuyer est trop insupportable; et j'avais si bien senti le poids de ce train de vie, que, profitant de l'intervalle de liberté oÃÂč je me trouvais pour lors, j'étais déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, et à me renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphÚre étroite et paisible pour laquelle je me sentais né. Le produit de la Lettre à d'Alembert et de la Nouvelle Héloïse avait un peu remonté mes finances, qui s'étaient fort épuisées à l'Ermitage. Je me voyais environ mille écus devant moi. L'Émile, auquel je m'étais mis tout de bon quand j'eus achevé l'Héloïse, était fort avancé, et son produit devait au moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds de maniÚre à me faire une petite rente viagÚre, qui pût, avec ma copie, me faire subsister sans plus écrire. J'avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Institutions politiques. J'examinai l'état de ce livre, et je trouvai qu'il demandait encore plusieurs années de travail. Je n'eus pas le courage de le poursuivre et d'attendre qu'il fût achevé, pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d'en tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de brûler tout le reste; et, poussant ce travail avec zÚle, sans interrompre celui de l'Émile, je mis, en moins de deux ans, la derniÚre main au Contrat social. Restait le Dictionnaire de musique. C'était un travail de manoeuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait pour objet qu'un produit pécuniaire. Je me réservai de l'abandonner, ou de l'achever à mon aise, selon que mes autres ressources rassemblées me rendraient celle-là nécessaire ou superflue. A l'égard de la Morale sensitive, dont l'entreprise était restée en esquisse, je l'abandonnai totalement. Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout à fait de la copie, celui de m'éloigner de Paris, oÃÂč l'affluence des survenants rendait ma subsistance coûteuse, et m'Îtait le temps d'y pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l'ennui dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me réservais une occupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis longtemps d'écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu'ils ne fussent pas jusqu'alors fort intéressants par les faits, je sentis qu'ils pouvaient le devenir par la franchise que j'étais capable d'y mettre; et je résolus d'en faire un ouvrage unique, par une véracité sans exemple, afin qu'au moins une fois on pût voir un homme tel qu'il était en dedans. J'avais toujours ri de la fausse naïveté de Montaigne, qui, faisant semblant d'avouer ses défauts, a grand soin de ne s'en donner que d'aimables; tandis que je sentais, moi qui me suis cru toujours, et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des hommes, qu'il n'y a point d'intérieur humain, si pur qu'il puisse ÃÂȘtre, qui ne recÚle quelque vice odieux. Je savais qu'on me peignait dans le public sous des traits si peu semblables aux miens, et quelquefois si difformes, que, malgré le mal dont je ne voulais rien taire, je ne pouvais que gagner encore à me montrer tel que j'étais. D'ailleurs, cela ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d'autres gens tels qu'ils étaient, et par conséquent cet ouvrage ne pouvant paraÃtre qu'aprÚs ma mort et celle de beaucoup d'autres, cela m'enhardissait davantage à faire mes Confessions, dont jamais je n'aurais à rougir devant personne. Je résolus donc de consacrer mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je me mis à recueillir les lettres et papiers qui pouvaient guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ce que j'avais déchiré, brûlé, perdu jusqu'alors. Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que j'eusse jamais faits, était fortement empreint dans mon esprit; et déjà je travaillais à son exécution, quand le ciel, qui me préparait une autre destinée, me jeta dans un nouveau tourbillon. Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de l'illustre maison de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il a passé, par la soeur du duc Henri, dans la maison de Condé, qui a changé le nom de Montmorency en celui d'Enghien; et ce duché n'a d'autre chùteau qu'une vieille tour, oÃÂč l'on tient les archives, et oÃÂč l'on reçoit les hommages des vassaux. Mais on voit à Montmorency ou Enghien une maison particuliÚre bùtie par Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus superbes chùteaux, en mérite et en porte le nom. L'aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bùti, sa vue unique peut-ÃÂȘtre au monde, son vaste salon peint d'une excellente main, son jardin planté par le célÚbre Le NÎtre, tout cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi de simple, qui soutient et nourrit l'admiration. M. le maréchal duc de Luxembourg, qui occupait alors cette maison, venait tous les ans dans ce pays, oÃÂč jadis ses pÚres étaient les maÃtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne dégénérait point de l'ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu'il y fit depuis mon établissement à Montmorency, monsieur et madame la maréchale envoyÚrent un valet de chambre me faire compliment de leur part, et m'inviter à souper chez eux toutes les fois que cela me ferait plaisir. A chaque fois qu'ils revinrent, ils ne manquÚrent point de réitérer le mÃÂȘme compliment et la mÃÂȘme invitation. Cela me rappelait madame de Beuzenval m'envoyant dÃner à l'office. Les temps étaient changés, mais j'étais demeuré le mÃÂȘme. Je ne voulais point qu'on m'envoyùt dÃner à l'office, et je me souciais peu de la table des grands. J'aurais mieux aimé qu'ils me laissassent pour ce que j'étais, sans me fÃÂȘter et sans m'avilir. Je répondis honnÃÂȘtement et respectueusement aux politesses de monsieur et de madame de Luxembourg, mais je n'acceptai point leurs offres; et, tant mes incommodités que mon humeur timide et mon embarras à parler, me faisant frémir à la seule idée de me présenter dans une assemblée des gens de la cour, je n'allai pas mÃÂȘme au chùteau faire une visite de remerciement, quoique je comprisse assez que c'était ce qu'on cherchait, et que tout cet empressement était plutÎt une affaire de curiosité que de bienveillance. Cependant les avances continuÚrent et allÚrent mÃÂȘme en augmentant. Madame la comtesse de Boufflers, qui était fort liée avec madame la maréchale, étant venue à Montmorency, envoya savoir de mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je répondis comme je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pùques de l'année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui était de la cour de M. le prince de Conti et de la société de madame de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois nous fÃmes connaissance; il me pressa d'aller au chùteau je n'en fis rien. Enfin, une aprÚs-midi que je ne songeais à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de Luxembourg, suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n'y eut plus moyen de m'en dédire; et je ne pus éviter, sous peine d'ÃÂȘtre un arrogant et un malappris, de lui rendre sa visite, et d'aller faire ma cour à madame la maréchale, de la part de laquelle il m'avait comblé des choses les plus obligeantes. Ainsi commencÚrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus longtemps me défendre, mais qu'un pressentiment trop bien fondé me fit redouter jusqu'à ce que j'y fusse engagé. Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais qu'elle était aimable. Je l'avais vue plusieurs fois au spectacle, et chez madame Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu'elle était duchesse de Boufflers, et qu'elle brillait encore de sa premiÚre beauté. Mais elle passait pour méchante; et, dans une aussi grande dame, cette réputation me faisait trembler. A peine l'eus-je vue, que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l'épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon coeur. Je m'attendais à lui trouver un entretien mordant et plein d'épigrammes. Ce n'était point cela, c'était beaucoup mieux. La conversation de madame de Luxembourg ne pétille pas d'esprit; ce ne sont pas des saillies, et ce n'est pas mÃÂȘme proprement de la finesse mais c'est une délicatesse exquise, qui ne frappe jamais, et qui plaÃt toujours. Ses flatteries sont d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus simples; on dirait qu'elles lui échappent sans qu'elle y pense, et que c'est son coeur qui s'épanche, uniquement parce qu'il est trop rempli. Je crus m'apercevoir, dÚs la premiÚre visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non; mais toutes ne savent pas, comme madame de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce qu'on ne s'avise plus d'en vouloir douter. DÚs le premier jour, ma confiance en elle eût été aussi entiÚre qu'elle ne tarda pas à le devenir, si madame la duchesse de Montmorency, sa belle-fille, jeune folle, assez maligne, et je pense, un peu tracassiÚre, ne se fût avisée de m'entreprendre, et, tout au travers de force éloges de sa maman et de feintes agaceries pour son propre compte, ne m'eût mis en doute si je n'étais pas persiflé. Je me serais peut-ÃÂȘtre difficilement rassuré sur cette crainte auprÚs des deux dames, si les extrÃÂȘmes bontés de M. le maréchal ne m'eussent confirmé que les leurs étaient sérieuses. Rien de plus surprenant, vu mon caractÚre timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d'égalité oÃÂč il voulut se mettre avec moi, si ce n'est peut-ÃÂȘtre celle avec laquelle il me prit au mot lui-mÃÂȘme sur l'indépendance absolue avec laquelle je voulais vivre. Persuadés l'un et l'autre que j'avais raison d'ÃÂȘtre content de mon état et de n'en vouloir pas changer, ni lui ni madame de Luxembourg n'ont paru vouloir s'occuper un instant de ma bourse ou de ma fortune quoique je ne pusse douter du tendre intérÃÂȘt qu'ils prenaient à moi tous les deux, jamais ils ne m'ont proposé de place et ne m'ont offert leur crédit, si ce n'est une seule fois, que madame de Luxembourg parut désirer que je voulusse entrer à l'Académie française. J'alléguai ma religion elle me dit que ce n'était pas un obstacle, ou qu'elle s'engageait à le lever. Je répondis que, quelque honneur que ce fût pour moi d'ÃÂȘtre membre d'un corps si illustre, ayant refusé à M. de Tressan, et en quelque sorte au roi de Pologne, d'entrer dans l'Académie de Nanci, je ne pouvais plus honnÃÂȘtement entrer dans aucune. Madame de Luxembourg n'insista pas, et il n'en fut plus reparlé. Cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs, et qui pouvaient tout en ma faveur, M. de Luxembourg étant et méritant bien d'ÃÂȘtre l'ami particulier du roi, contraste bien singuliÚrement avec les continuels soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis protecteurs que je venais de quitter, et qui cherchaient moins à me servir qu'à m'avilir. Quand M. le maréchal m'était venu voir à Mont-Louis, je l'avais reçu avec peine, lui et sa suite, dans mon unique chambre, non parce que je fus obligé de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales et de mes pots cassés, mais parce que mon plancher pourri tombait en ruine, et que je craignais que le poids de sa suite ne l'effondrùt tout à fait. Moins occupé de mon propre danger que de celui que l'affabilité de ce bon seigneur lui faisait courir, je me hùtai de le tirer de là pour le mener, malgré le froid qu'il faisait encore, à mon donjon, tout ouvert et sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la raison qui m'avait engagé à l'y conduire il la redit à madame la maréchale, et l'un et l'autre me pressÚrent, en attendant qu'on referait mon plancher, d'accepter un logement au chùteau, oÃÂč, si je l'aimais mieux, dans un édifice isolé qui était au milieu du parc, et qu'on appelait le petit chùteau. Cette demeure enchantée mérite qu'on en parle. Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en plaine, comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mÃÂȘlé de collines et d'enfoncements, dont l'habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et multiplier pour ainsi dire, à force d'art et de génie, un espace en lui-mÃÂȘme assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse et le chùteau; dans le bas il forme une gorge qui s'ouvre et s'élargit vers la vallée, et dont l'angle est rempli par une grande piÚce d'eau. Entre l'orangerie qui occupe cet élargissement, et cette piÚce d'eau entourée de coteaux bien décorés de bosquets et d'arbres, est le petit chùteau dont j'ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l'entoure appartenaient jadis au célÚbre Le Brun, qui se plut à le bùtir et le décorer avec ce goût exquis d'ornements et d'architecture dont ce grand peintre s'était nourri. Ce chùteau depuis lors a été rebùti, mais toujours sur le dessin du premier maÃtre. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un fond entre le bassin de l'orangerie et la grande piÚce d'eau, par conséquent sujet à l'humidité, on l'a percé dans son milieu d'un péristyle à jour, entre deux étages de colonnes, par lequel l'air jouant dans tout l'édifice le maintient sec, malgré sa situation. Quand on regarde ce bùtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paraÃt absolument environné d'eau, et l'on croit voir une Ãle enchantée, ou la plus jolie des trois Ãles Borromées, appelée Isola bella, dans le lac Majeur. Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le choix d'un des quatre appartements complets qu'il contient, outre le rez-de-chaussée, composé d'une salle de bal, d'une salle de billard et d'une cuisine. Je pris le plus petit et le plus simple, au-dessus de la cuisine, que j'eus aussi. Il était d'une propreté charmante; l'ameublement en était blanc et bleu. C'est dans cette profonde et délicieuse solitude qu'au milieu des bois et des eaux, aux concerts des oiseaux de toute espÚce, au parfum de la fleur d'orange, je composai dans une continuelle extase le cinquiÚme livre de l'Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive impression du local oÃÂč je l'écrivais. Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle! Quel bon café au lait j'y prenais tÃÂȘte à tÃÂȘte avec ma ThérÚse! Ma chatte et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortÚge m'eût suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d'ennui. J'étais là dans le paradis terrestre; j'y vivais avec autant d'innocence, et j'y goûtais le mÃÂȘme bonheur. Au voyage de juillet, monsieur et madame de Luxembourg me marquÚrent tant d'attentions et me firent tant de caresses, que, logé chez eux et comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d'y répondre en les voyant assidûment. Je ne les quittais presque point j'allais le matin faire ma cour à madame la maréchale; j'y dÃnais; j'allais l'aprÚs-midi me promener avec M. le maréchal, mais je n'y soupais pas, à cause du grand monde, et qu'on y soupait trop tard pour moi. Jusqu'alors tout était convenable, et il n'y avait point de mal encore, si j'avais su m'en tenir là . Mais je n'ai jamais su garder un milieu dans mes attachements, et remplir simplement des devoirs de société. J'ai toujours été tout ou rien; bientÎt je fus tout; et me voyant fÃÂȘté, gùté par des personnes de cette considération, je passai les bornes, et me pris pour eux d'une amitié qu'il n'est permis d'avoir que pour ses égaux. J'en mis toute la familiarité dans mes maniÚres, tandis qu'ils ne se relùchÚrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils m'avaient accoutumé. Je n'ai pourtant jamais été trÚs à mon aise avec madame la maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur son caractÚre, je le redoutais moins que son esprit. C'était par là surtout qu'elle m'en imposait. Je savais qu'elle était difficile en conversations, et qu'elle avait droit de l'ÃÂȘtre. Je savais que les femmes, et surtout les grandes dames, veulent absolument ÃÂȘtre amusées, qu'il vaudrait mieux les offenser que les ennuyer; et je jugeais, par ses commentaires sur ce qu'avaient dit les gens qui venaient de partir, de ce qu'elle devait penser de mes balourdises. Je m'avisai d'un supplément, pour me sauver auprÚs d'elle l'embarras de parler ce fut de lire. Elle avait ouï parler de la Julie; elle savait qu'on l'imprimait; elle marqua de l'empressement de voir cet ouvrage; j'offris de le lui lire, elle accepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix heures; M. de Luxembourg y venait on fermait la porte. Je lisais à cÎté de son lit, et je compassai si bien mes lectures, qu'il y en aurait eu pour tout le voyage, quand mÃÂȘme il n'aurait pas été interrompu. Le succÚs de cet expédient passa mon attente. Madame de Luxembourg s'engoua de la Julie et de son auteur; elle ne parlait que de moi, ne s'occupait que de moi, me disait des douceurs toute la journée, m'embrassait dix fois le jour. Elle voulut que j'eusse toujours ma place à table à cÎté d'elle; et quand quelques seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur disait que c'était la mienne, et les faisait mettre ailleurs. On peut juger de l'impression que ces maniÚres charmantes faisaient sur moi, que les moindres marques d'affection subjuguent. Je m'attachais réellement à elle, à proportion de l'attachement qu'elle me témoignait. Toute ma crainte, en voyant cet engouement, et me sentant si peu d'agrément dans l'esprit pour le soutenir, était qu'il ne se changeùt en dégoût, et malheureusement pour moi cette crainte ne fut que trop bien fondée. Il fallait qu'il y eût une opposition naturelle entre son tour d'esprit et le mien, puisque indépendamment des foules de balourdises qui m'échappaient à chaque instant dans la conversation, dans mes lettres mÃÂȘme, et lorsque j'étais le mieux avec elle, il se trouvait des choses qui lui déplaisaient, sans que je pusse imaginer pourquoi. Je n'en citerai qu'un exemple, et j'en pourrais citer vingt. Elle sut que je faisais pour madame d'Houdetot une copie de l'Héloïse, à tant la page. Elle en voulut avoir une sur le mÃÂȘme pied. Je la lui promis; et la mettant par là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chose d'obligeant et d'honnÃÂȘte à ce sujet; du moins telle était mon intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues "A Versailles, ce mardi. Liasse C, no 43. Je suis ravie, je suis contente; votre lettre m'a fait un plaisir infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous en remercier. Voici les propres termes de votre lettre Quoique vous soyez sûrement une trÚs bonne pratique, je me fais quelque peine de prendre votre argent; réguliÚrement, ce serait à moi de payer le plaisir que j'aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de votre santé. Rien ne m'intéresse davantage. Je vous aime de tout mon coeur; et c'est, je vous assure, bien tristement que je vous le mande, car j'aurais bien du plaisir à vous le dire moi-mÃÂȘme. M. de Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout son coeur." En recevant cette lettre, je me hùtai d'y répondre, en attendant plus ample examen, pour protester contre toute interprétation désobligeante; et aprÚs m'ÃÂȘtre occupé quelques jours à cet examen avec l'inquiétude qu'on peut concevoir, et toujours sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma derniÚre réponse à ce sujet "A Montmorency, le 8 décembre 1759. Depuis ma derniÚre lettre, j'ai examiné cent et cent fois le passage en question. Je l'ai considéré par son sens propre et naturel, je l'ai considéré par tous les sens qu'on peut lui donner, et je vous avoue, madame la maréchale, que je ne sais plus si c'est moi qui vous dois des excuses, ou si ce n'est point vous qui m'en devez." Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. J'y ai souvent repensé depuis ce temps-là ; et telle est encore aujourd'hui ma stupidité sur cet article, que je n'ai pu parvenir à sentir ce qu'elle avait pu trouver dans ce passage, je ne dis pas d'offensant, mais mÃÂȘme qui pût lui déplaire. A propos de cet exemplaire manuscrit de l'Héloïse que voulut avoir madame de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai pour lui donner quelque avantage marqué qui le distinguùt de tout autre. J'avais écrit à part les aventures de milord Édouard, et j'avais balancé longtemps à les insérer, soit en entier, soit par extrait, dans cet ouvrage, oÃÂč elles me paraissaient manquer. Je me déterminai enfin à les retrancher tout à fait, parce que, n'étant pas du ton de tout le reste, elles en auraient gùté la touchante simplicité. J'eus une autre raison bien plus forte, quand je connus madame de Luxembourg. C'est qu'il y avait dans ces aventures une marquise romaine d'un caractÚre trÚs odieux, dont quelques traits, sans lui ÃÂȘtre applicables, auraient pu lui ÃÂȘtre appliqués par ceux qui ne la connaissaient que de réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j'avais pris, et m'y confirmai. Mais, dans l'ardent désir d'enrichir son exemplaire de quelque chose qui ne fût dans aucun autre, n'allai-je pas songer à ces malheureuses aventures, et former le projet d'en faire l'extrait, pour l'y ajouter. Projet insensé, dont on ne peut expliquer l'extravagance que par l'aveugle fatalité qui m'entraÃnait à ma perte! Quos vult perdere Jupiter dementat. J'eus la stupidité de faire cet extrait avec bien du soin, bien du travail, et de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chose du monde; en la prévenant toutefois, comme il était vrai, que j'avais brûlé l'original, que l'extrait était pour elle seule, et ne serait jamais vu de personne, à moins qu'elle ne le montrùt elle-mÃÂȘme ce qui, loin de lui prouver ma prudence et ma discrétion, comme je croyais faire, n'était que l'avertir du jugement que je portais moi-mÃÂȘme sur l'application des traits dont elle aurait pu s'offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne doutais pas qu'elle ne fût enchantée de mon procédé. Elle ne me fit pas là -dessus les grands compliments que j'en attendais, et jamais, à ma trÚs grande surprise, elle ne me parla du cahier que je lui avais envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que longtemps aprÚs que je jugeai, sur d'autres indices, l'effet qu'elle avait produit. J'eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre idée plus raisonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m'a guÚre été moins nuisible tant tout concourt à l'oeuvre de la destinée, quand elle appelle un homme au malheur. Je pensai d'orner ce manuscrit des dessins des estampes de la Julie, lesquels dessins se trouvÚrent ÃÂȘtre du mÃÂȘme format que le manuscrit. Je demandai à Coindet ces dessins, qui m'appartenaient à toutes sortes de titres, et d'autant plus que je lui avais abandonné le produit des planches, lesquelles eurent un grand débit. Coindet est aussi rusé que je le suis peu. A force de se faire demander ces dessins, il parvint à savoir ce que j'en voulais faire. Alors, sous prétexte d'ajouter quelques ornements à ces dessins, il se les fit laisser, et finit par les présenter lui-mÃÂȘme. Ego versiculos feci, tulit alter honores. Cela acheva de l'introduire à l'hÎtel du Luxembourg sur un certain pied. Depuis mon établissement au petit chùteau, il m'y venait voir trÚs souvent, et toujours dÚs le matin, surtout quand monsieur et madame de Luxembourg étaient à Montmorency. Cela faisait que, pour passer avec lui une journée, je n'allais point au chùteau. On me reprocha ces absences j'en dis la raison. On me pressa d'amener M. Coindet; je le fis. C'était ce que le drÎle avait cherché. Ainsi, grùce aux bontés excessives qu'on avait pour moi, un commis de M. Thélusson, qui voulait bien lui donner quelquefois sa table quand il n'avait personne à dÃner, se trouva tout d'un coup admis à celle d'un maréchal de France, avec les princes, les duchesses, et tout ce qu'il y avait de grand à la cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour qu'il était obligé de retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit aprÚs le dÃner à la compagnie Allons nous promener sur le chemin de Saint-Denis; nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n'y tint pas; sa tÃÂȘte s'en alla tout à fait. Pour moi, j'avais le coeur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par derriÚre, pleurant comme un enfant, et mourant d'envie de baiser les pas de ce bon maréchal. Mais la suite de cette histoire de copie m'a fait anticiper ici sur les temps. Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mémoire me le permettra. SitÎt que la petite maison de Mont-Louis fut prÃÂȘte, je la fis meubler proprement, simplement, et retournai m'y établir, ne pouvant renoncer à cette loi que je m'étais faite, en quittant l'Ermitage, d'avoir toujours mon logement à moi mais je ne pus me résoudre non plus à quitter mon appartement du petit chùteau. J'en gardai la clef; et tenant beaucoup aux jolis déjeuners du péristyle, j'allais souvent y coucher, et j'y passais quelquefois deux ou trois jours, comme à une maison de campagne. J'étais peut-ÃÂȘtre alors le particulier de l'Europe le mieux et le plus agréablement logé. Mon hÎte, M. Mathas, qui était le meilleur homme du monde, m'avait absolument laissé la direction des réparations de Mont-Louis, et voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans mÃÂȘme qu'il s'en mÃÂȘlùt. Je trouvai donc le moyen de me faire d'une seule chambre au premier un appartement complet, composé d'une chambre, d'une antichambre et d'une garde-robe. Au rez-de-chaussée étaient la cuisine et la chambre de ThérÚse. Le donjon me servait de cabinet, au moyen d'une bonne cloison vitrée et d'une cheminée qu'on y fit faire. Je m'amusai, quand j'y fus, à orner la terrasse, qu'ombrageaient déjà deux rangs de jeunes tilleuls; j'y en fis ajouter deux, pour faire un cabinet de verdure; j'y fis poser une table et des bancs de pierre; je l'entourai de lilas, de seringat, de chÚvrefeuille; j'y fis faire une belle plate-bande de fleurs, parallÚle aux deux rangs d'arbres; et cette terrasse plus élevée que celle du chùteau, dont la vue était du moins aussi belle, et sur laquelle j'avais apprivoisé des multitudes d'oiseaux, me servait de salle de compagnie pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg, M. le duc de Villeroy, M. le prince de Tingry, M. le marquis d'ArmentiÚres, madame la duchesse de Montmorency, madame la duchesse de Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame la comtesse de Boufflers, et d'autres personnes de ce rang, qui, du chùteau, ne dédaignaient pas de faire, par une montée trÚs fatigante, le pÚlerinage de Mont-Louis. Je devais à la faveur de monsieur et madame de Luxembourg toutes ces visites; je le sentais, et mon coeur leur en faisait bien l'hommage. C'est dans un de ces transports d'attendrissement que je dis une fois à M. de Luxembourg en l'embrassant Ah! monsieur le maréchal, je haïssais les grands avant que de vous connaÃtre, et je les hais davantage encore depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur serait aisé de se faire adorer. Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu durant cette époque, s'ils se sont jamais aperçus que cet éclat m'ait un instant ébloui, que la vapeur de cet encens m'ait porté à la tÃÂȘte; s'ils m'ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes maniÚres, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voisins, moins prompt à rendre service à tout le monde quand je l'ai pu, sans me rebuter jamais des importunités sans nombre, et souvent déraisonnables, dont j'étais sans cesse accablé. Si mon coeur m'attirait au chùteau de Montmorency par mon sincÚre attachement pour les maÃtres, il me ramenait de mÃÂȘme à mon voisinage, goûter les douceurs de cette vie égale et simple, hors de laquelle il n'est point de bonheur pour moi. ThérÚse avait fait amitié avec la fille d'un maçon, mon voisin, nommé Pilleu je la fis de mÃÂȘme avec le pÚre; et aprÚs avoir le matin dÃné au chùteau, non sans gÃÂȘne, mais pour complaire à madame la maréchale, avec quel empressement je revenais le soir souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantÎt chez lui, tantÎt chez moi! Outre ces deux logements, j'en eus bientÎt un troisiÚme à l'hÎtel de Luxembourg, dont les maÃtres me pressÚrent si fort d'aller les y voir quelquefois, que j'y consentis, malgré mon aversion pour Paris, oÃÂč je n'avais été, depuis ma retraite à l'Ermitage, que les deux seules fois dont j'ai parlé encore n'y allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m'en retourner le lendemain matin. J'entrais et sortais par le jardin qui donnait sur le boulevard; de sorte que je pouvais dire, avec la plus exacte vérité, que je n'avais pas mis le pied sur le pavé de Paris. Au sein de cette prospérité passagÚre, se préparait de loin la catastrophe qui devait en marquer la fin. Peu de temps aprÚs mon retour à Mont-Louis, j'y fis, et bien malgré moi, comme à l'ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait époque dans mon histoire. On jugera dans la suite si c'est en bien ou en mal. C'est madame la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari venait d'acheter une maison de campagne à Soisy, prÚs de Montmorency. Mademoiselle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes, auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempÃÂȘtant, et faisant pleurer sa femme toute la journée, finissait par faire toujours ce qu'elle voulait, et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait lui persuader que c'était lui qui le voulait, et que c'était elle qui ne le voulait pas. M. de Margency, dont j'ai parlé, était l'ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y avait quelques années qu'il leur avait loué son chùteau de Margency, prÚs d'Eaubonne et d'Andilly; et ils y étaient précisément durant mes amours pour madame d'Houdetot. Madame d'Houdetot et madame de Verdelin se connaissaient par madame d'Aubeterre, leur commune amie; et comme le jardin de Margency était sur le passage de madame d'Houdetot pour aller au Mont Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. A la faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle; mais je n'aimais point les rencontres imprévues; et quand madame de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours devant. Ce procédé peu galant n'avait pas dû me mettre en bon prédicament auprÚs d'elle. Cependant, quand elle fut à Soisy, elle ne laissa pas de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à Mont-Louis, sans me trouver; et voyant que je ne lui rendais pas sa visite, elle s'avisa, pour m'y forcer, de m'envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse. Il fallut bien l'aller remercier c'en fut assez. Nous voilà liés. Cette liaison commença par ÃÂȘtre orageuse, comme toutes celles que je faisais malgré moi. Il n'y régna mÃÂȘme jamais un vrai calme. Le tour d'esprit de madame de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu'il faut une attention continuelle, et pour moi trÚs fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie, qui me revient, suffira pour en juger. Son frÚre venait d'avoir le commandement d'une frégate en course contre les Anglais. Je parlais de la maniÚre d'armer cette frégate, sans nuire à sa légÚreté. Oui, dit-elle d'un ton tout uni, l'on ne prend de canon que ce qu'il en faut pour se battre. Je l'ai rarement ouï parler en bien de quelqu'un de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami Margency n'était pas excepté. Ce que je trouvais encore en elle d'insupportable était la gÃÂȘne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il fallait me battre les flancs pour répondre; et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m'attacher à elle. Elle avait ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressants nos tÃÂȘte-à -tÃÂȘte. Rien ne lie tant les coeurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler, et ce besoin m'a souvent fait passer sur beaucoup de choses. J'avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle, qu'aprÚs avoir montré quelquefois si peu d'estime pour son caractÚre, il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire qu'elle pût sincÚrement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter que jamais, dans aucune de ses réponses, elle n'a paru piquée en aucune façon. "A Montmorency, le 5 novembre 1760. Vous me dites, madame, que vous ne vous ÃÂȘtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bÃÂȘtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n'ÃÂȘtre qu'une bonne femme, comme si vous aviez peur d'ÃÂȘtre prise au mot, et vous me faites des excuses pour m'apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien; c'est moi qui suis une bÃÂȘte, un bonhomme, et pis encore, s'il est possible; c'est moi qui choisis mal mes termes, au gré d'une belle dame française qui fait autant d'attention aux paroles et qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens commun de la langue, sans ÃÂȘtre au fait ou en souci des honnÃÂȘtes acceptions qu'on leur donne dans les vertueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes expressions sont équivoques, je tùche que ma conduite en détermine le sens, etc." Le reste de la lettre est à peu prÚs sur le mÃÂȘme ton. Voyez-en la réponse liasse D, no 41, et jugez de l'incroyable modération d'un coeur de femme, qui peut n'avoir pas plus de ressentiment d'une pareille lettre que cette réponse n'en laisse paraÃtre, et qu'elle ne m'en a jamais témoigné. Coindet, entreprenant, hardi jusqu'à l'effronterie, et qui se tenait à l'affût de tous mes amis, ne tarda pas à s'introduire en mon nom chez madame de Verdelin, et y fut bientÎt, à mon insu, plus familier que moi-mÃÂȘme. C'était un singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez toutes mes connaissances, s'y établissait, y mangeait sans façon. Transporté de zÚle pour mon service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux; mais quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence sur toutes ces liaisons, et sur tout ce qu'il savait devoir m'intéresser. Au lieu de me dire ce qu'il avait appris, ou dit, ou vu, qui m'intéressait, il m'écoutait, m'interrogeait mÃÂȘme. Il ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenais; enfin, quoique tout le monde me parlùt de lui, jamais il ne me parlait de personne il n'était secret et mystérieux qu'avec son ami. Mais laissons quant à présent Coindet et madame de Verdelin; nous y reviendrons dans la suite. Quelque temps aprÚs mon retour à Mont-Louis, La Tour, le peintre, m'y vint voir, et m'apporta mon portrait en pastel, qu'il avait exposé au salon, il y avait quelques années. Il avait voulu me donner ce portrait, que je n'avais pas accepté. Mais madame d'Épinay, qui m'avait donné le sien et qui voulait avoir celui-là , m'avait engagé à le lui redemander. Il avait pris du temps pour le retoucher. Dans cet intervalle, vint ma rupture avec madame d'Épinay; je lui rendis son portrait; et n'étant plus question de lui donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit chùteau. M. de Luxembourg l'y vit, et le trouva bien; je le lui offris, il l'accepta; je le lui envoyai. Ils comprirent, lui et madame la maréchale, que je serais bien aise d'avoir les leurs. Ils les firent faire en miniature, de trÚs bonne main, les firent enchùsser dans une boÃte à bonbons, de cristal de roche, montée en or, et m'en firent le cadeau d'une façon trÚs galante, dont je fus enchanté. Madame de Luxembourg ne voulut jamais consentir que son portrait occupùt le dessus de la boÃte. Elle m'avait reproché plusieurs fois que j'aimais mieux M. de Luxembourg qu'elle; et je ne m'en étais point défendu, parce que cela était vrai. Elle me témoigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon de placer son portrait, qu'elle n'oubliait pas cette préférence. Je fis, à peu prÚs dans ce mÃÂȘme temps, une sottise qui ne contribua pas à me conserver ses bonnes grùces. Quoique je ne connusse point du tout M. de Silhouette, et que je fusse peu porté à l'aimer, j'avais une grande opinion de son administration. Lorsqu'il commença d'appesantir sa main sur les financiers, je vis qu'il n'entamait pas son opération dans un temps favorable; je n'en fis pas des voeux moins ardents pour son succÚs, et quand j'appris qu'il était déplacé, je lui écrivis dans mon étourderie la lettre suivante, qu'assurément je n'entreprends pas de justifier. "A Montmorency, le 2 décembre 1759. Daignez, monsieur, recevoir l'hommage d'un solitaire qui n'est pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talents, qui vous respecte par votre administration, et qui vous a fait l'honneur de croire qu'elle ne vous resterait pas longtemps. Ne pouvant sauver l'État qu'aux dépens de la capitale qui l'a perdu, vous avez bravé les cris des gagneurs d'argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviais votre place; en vous la voyant quitter sans vous ÃÂȘtre démenti, je vous admire. Soyez content de vous, monsieur; elle vous laisse un honneur dont vous jouirez longtemps sans concurrent. Les malédictions des fripons font la gloire de l'homme juste." Madame de Luxembourg, qui savait que j'avais écrit cette lettre, m'en parla au voyage de Pùques; je la lui montrai; elle en souhaita une copie, je la lui donnai mais j'ignorais, en la lui donnant, qu'elle était un de ces gagneurs d'argent qui s'intéressaient aux sous-fermes, et qui avaient fait déplacer Silhouette. On eût dit, à toutes mes balourdises, que j'allais excitant à plaisir la haine d'une femme aimable et puissante, à laquelle, dans le vrai, je m'attachais davantage de jour en jour, et dont j'étais bien éloigné de vouloir m'attirer la disgrùce, quoique je fisse, à force de gaucheries, tout ce qu'il fallait pour cela. Je crois qu'il est assez superflu d'avertir que c'est à elle que se rapporte l'histoire de l'opiate de M. Tronchin, dont j'ai parlé dans ma premiÚre partie l'autre dame était madame Mirepoix. Elles ne m'en ont jamais reparlé, ni fait le moindre semblant de s'en souvenir, ni l'une ni l'autre; mais de présumer que madame de Luxembourg ait pu l'oublier réellement, c'est ce qui me paraÃt bien difficile, quand mÃÂȘme on ne saurait rien des événements subséquents. Pour moi, je m'étourdissais sur l'effet de mes bÃÂȘtises, par le témoignage que je me rendais de n'en avoir fait aucune à dessein de l'offenser comme si jamais femme en pouvait pardonner de pareilles, mÃÂȘme avec la plus parfaite certitude que la volonté n'y a pas eu la moindre part. Cependant, quoiqu'elle parût ne rien voir, ne rien sentir, et que je ne trouvasse encore ni diminution dans son empressement, ni changement dans ses maniÚres, la continuation, l'augmentation mÃÂȘme d'un pressentiment trop bien fondé, me faisait trembler sans cesse que l'ennui ne succédùt bientÎt à cet engouement. Pouvais-je attendre d'une si grande dame une constance à l'épreuve de mon peu d'adresse à la soutenir? Je ne savais pas mÃÂȘme lui cacher ce pressentiment sourd qui m'inquiétait, et ne me rendait que plus maussade. On en jugera par la lettre suivante, qui contient une bien singuliÚre prédiction. N. B. Cette lettre, sans date dans mon brouillon, est du mois d'octobre 1760, au plus tard. "Que vos bontés sont cruelles! Pourquoi troubler la paix d'un solitaire, qui renonçait aux plaisirs de la vie pour n'en plus sentir les ennuis? J'ai passé mes jours à chercher en vain des attachements solides; je n'en ai pu former dans les conditions auxquelles je pouvais atteindre est-ce dans la vÎtre que j'en dois chercher? L'ambition ni l'intérÃÂȘt ne me tentent pas; je suis peu vain, peu craintif; je puis résister à tout, hors aux caresses. Pourquoi m'attaquez-vous tous deux par un faible qu'il faut vaincre, puisque, dans la distance qui nous sépare, les épanchements des coeurs sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous? La reconnaissance suffira-t-elle pour un coeur qui ne connaÃt pas deux maniÚres de se donner, et ne se sent capable que d'amitié? D'amitié madame la maréchale? Ah! voilà mon malheur! Il est beau à vous, à monsieur le maréchal, d'employer ce terme; mais je suis insensé de vous prendre au mot. Vous vous jouez, moi je m'attache; et la fin du jeu me prépare de nouveaux regrets. Que je hais tous vos titres, et que je vous plains de les porter! Vous me semblez si dignes de goûter les charmes de la vie privée! Que n'habitez-vous Clarens! J'irais y chercher le bonheur de ma vie. Mais le chùteau de Montmorency, mais l'hÎtel de Luxembourg! Est-ce là qu'on doit voir Jean-Jacques? Est-ce là qu'un ami de l'égalité doit porter les affections d'un coeur sensible qui, payant ainsi l'estime qu'on lui témoigne, croit rendre autant qu'il reçoit? Vous ÃÂȘtes bonne et sensible aussi, je le sais, je l'ai vu, j'ai regret de n'avoir pu plus tÎt le croire; mais dans le rang oÃÂč vous ÃÂȘtes, dans votre maniÚre de vivre, rien ne peut faire une impression durable; et tant d'objets nouveaux s'effacent si bien mutuellement, qu'aucun ne demeure. Vous m'oublierez, madame, aprÚs m'avoir mis hors d'état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux, et pour ÃÂȘtre inexcusable." Je lui joignais là M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins dur pour elle; car, au reste, je me sentais si sûr de lui, qu'il ne m'était pas mÃÂȘme venu dans l'esprit une seule crainte sur la durée de son amitié. Rien de ce qui m'intimidait de la part de madame la maréchale ne s'est un moment étendu jusqu'à lui. Je n'ai jamais eu la moindre défiance sur son caractÚre, que je savais ÃÂȘtre faible, mais sûr. Je ne craignais pas plus de sa part un refroidissement, que je n'en attendais un attachement héroïque. La simplicité, la familiarité de nos maniÚres l'un avec l'autre, marquaient combien nous comptions réciproquement sur nous. Nous avions raison tous deux j'honorerai, je chérirai, tant que je vivrai, la mémoire de ce digne seigneur; et quoi qu'on ait pu faire pour le détacher de moi, je suis aussi certain qu'il est mort mon ami, que si j'avais reçu son dernier soupir. Au second voyage de Montmorency, de l'année 1760, la lecture de la Julie étant finie, j'eus recours à celle de l'Émile pour me soutenir auprÚs de madame de Luxembourg; mais cela ne réussit pas si bien, soit que la matiÚre fût moins de son goût, soit que tant de lecture l'ennuyùt à la fin. Cependant, comme elle me reprochait de me laisser duper par mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le soin de faire imprimer cet ouvrage, afin d'en tirer un meilleur parti. J'y consentis, sous l'expresse condition qu'il ne s'imprimerait point en France; et c'est sur quoi nous eûmes une longue dispute; moi prétendant que la permission tacite était impossible à obtenir, imprudente mÃÂȘme à demander, et ne voulant point permettre autrement l'impression dans le royaume; elle soutenant que cela ne ferait pas mÃÂȘme une difficulté à la censure, dans le systÚme que le gouvernement avait adopté. Elle trouva le moyen de faire entrer dans ses vues M. de Malesherbes, qui m'écrivit à ce sujet une longue lettre toute de sa main, pour me prouver que la Profession de foi du vicaire savoyard était précisément une piÚce faite pour avoir partout l'approbation du genre humain, et celle de la cour dans la circonstance. Je fus surpris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir si coulant dans cette affaire. Comme l'impression d'un livre qu'il approuvait était par cela seul légitime, je n'avais plus d'objection à faire contre celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule extraordinaire, j'exigeai toujours que l'ouvrage s'imprimerait en Hollande, et mÃÂȘme par le libraire Néaulme, que je ne me contentai pas d'indiquer, mais que j'en prévins; consentant, au reste, que l'édition se fÃt au profit d'un libraire français, et que, quand elle serait faite, on la débitùt, soit à Paris, soit oÃÂč l'on voudrait, attendu que ce débit ne me regardait pas. Voilà exactement ce qui fut convenu entre madame de Luxembourg et moi; aprÚs quoi je lui remis mon manuscrit. Elle avait amené à ce voyage sa petite-fille, mademoiselle de Boufflers, aujourd'hui madame la duchesse de Lauzun. Elle s'appelait Amélie. C'était une charmante personne. Elle avait vraiment une figure, une douceur, une timidité virginale. Rien de plus aimable et de plus intéressant que sa figure, rien de plus tendre et de plus chaste que les sentiments qu'elle inspirait. D'ailleurs, c'était une enfant; elle n'avait pas onze ans. Madame la maréchale, qui la trouvait trop timide, faisait ses efforts pour l'animer. Elle me permit plusieurs fois de lui donner un baiser; ce que je fis avec ma maussaderie ordinaire. Au lieu des gentillesses qu'un autre eût dites à ma place, je restais là muet, interdit, et je ne sais lequel était le plus honteux, de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans l'escalier du petit chùteau; elle venait de voir ThérÚse, avec laquelle sa gouvernante était encore. Faute de savoir quoi lui dire, je lui proposai un baiser, que, dans l'innocence de son coeur, elle ne refusa pas, en ayant reçu un le matin mÃÂȘme, par l'ordre de sa grand'maman, et en sa présence. Le lendemain, lisant l'Émile au chevet de madame la maréchale, je tombai précisément sur un passage oÃÂč je censure, avec raison, ce que j'avais fait la veille. Elle trouva la réflexion trÚs juste, et dit là -dessus quelque chose de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bÃÂȘtise, qui m'a si souvent donné l'air vil et coupable, quand je n'étais que sot et embarrassé! BÃÂȘtise qu'on prend mÃÂȘme pour une fausse excuse dans un homme qu'on sait n'ÃÂȘtre pas sans esprit. Je puis jurer que dans ce baiser si répréhensible, ainsi que dans les autres, le coeur et les sens de mademoiselle Amélie n'étaient pas plus purs que les miens; et je puis jurer mÃÂȘme que si dans ce moment j'avais pu éviter sa rencontre, je l'aurais fait; non qu'elle ne me fÃt grand plaisir à voir, mais par l'embarras de trouver en passant quelque mot agréable à lui dire. Comment se peut-il qu'un enfant mÃÂȘme intimide un homme que le pouvoir des rois n'a pas effrayé? Quel parti prendre? Comment se conduire, dénué de tout impromptu dans l'esprit? Si je me force à parler aux gens que je rencontre, je dis une balourdise infailliblement si je ne dis rien, je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours. Une totale imbécillité m'eût été bien plus favorable; mais les talents dont j'ai manqué dans le monde ont fait les instruments de ma perte, des talents que j'eus à part moi. A la fin de ce mÃÂȘme voyage, madame de Luxembourg fit une bonne oeuvre à laquelle j'eus quelque part. Diderot ayant trÚs imprudemment offensé madame la princesse de Robeck, fille de M. de Luxembourg, Palissot, qu'elle protégeait, la vengea par la comédie des Philosophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule, et Diderot extrÃÂȘmement maltraité. L'auteur m'y ménagea davantage, moins, je pense, à cause de l'obligation qu'il m'avait, que de peur de déplaire au pÚre de sa protectrice, dont il savait que j'étais aimé. Le libraire Duchesne, qu'alors je ne connaissais point, m'envoya cette piÚce quand elle fut imprimée; et je soupçonne que ce fut par l'ordre de Palissot, qui crut peut-ÃÂȘtre que je verrais avec plaisir déchirer un homme avec lequel j'avais rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot, que je croyais moins méchant qu'indiscret et faible, j'ai toujours conservé dans l'ùme de l'attachement pour lui, mÃÂȘme de l'estime, et du respect pour notre ancienne amitié, que je sais avoir été longtemps aussi sincÚre de sa part que de la mienne. C'est tout autre chose avec Grimm, homme faux par caractÚre, qui ne m'aima jamais, qui n'est pas mÃÂȘme capable d'aimer, et qui, de gaieté de coeur, sans aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter sa noire jalousie, s'est fait, sous le masque, mon plus cruel calomniateur. Celui-ci n'est plus rien pour moi l'autre sera toujours mon ancien ami. Mes entrailles s'émurent à la vue de cette odieuse piÚce je n'en pus supporter la lecture, et, sans l'achever, je la renvoyai à Duchesne avec la lettre suivante A Montmorency, le 21 mai 1760. "En parcourant, monsieur, la piÚce que vous m'avez envoyée, j'ai frémi de m'y voir loué. Je n'accepte point cet horrible présent. Je suis persuadé qu'en me l'envoyant vous n'avez point voulu me faire une injure; mais vous ignorez ou vous avez oublié que j'ai eu l'honneur d'ÃÂȘtre l'ami d'un homme respectable, indignement noirci et calomnié dans ce libelle." Duchesne montra cette lettre. Diderot, qu'elle aurait dû toucher, s'en dépita. Son amour-propre ne put me pardonner la supériorité d'un procédé généreux, et je sus que sa femme se déchaÃnait partout contre moi avec une aigreur qui m'affecta peu, sachant qu'elle était connue de tout le monde pour une harengÚre. Diderot, à son tour, trouva un vengeur dans l'abbé Morellet, qui fit contre Palissot un petit écrit imité du Petit ProphÚte, et intitulé la Vision. Il offensa trÚs imprudemment dans cet écrit madame de Robeck, dont les amis le firent mettre à la Bastille car pour elle, naturellement peu vindicative, et pour lors mourante, je suis persuadé qu'elle ne s'en mÃÂȘla pas. D'Alembert, qui était fort lié avec l'abbé Morellet, m'écrivit pour m'engager à prier madame de Luxembourg de solliciter sa liberté, lui promettant, en reconnaissance, des louanges dans l'Encyclopédie. Voici ma réponse "Je n'ai pas attendu votre lettre, monsieur, pour témoigner à madame la maréchale de Luxembourg la peine que me faisait la détention de l'abbé Morellet. Elle sait l'intérÃÂȘt que j'y prends, elle saura celui que vous y prenez; et il lui suffirait, pour y prendre intérÃÂȘt elle-mÃÂȘme, de savoir que c'est un homme de mérite. Au surplus, quoiqu'elle et monsieur le maréchal m'honorent d'une bienveillance qui fait la consolation de ma vie, et que le nom de votre ami soit prÚs d'eux une recommandation pour 1'abbé Morellet, j'ignore jusqu'à quel point il leur convient d'employer en cette occasion le crédit attaché à leur rang et à la considération due à leurs personnes. Je ne suis pas mÃÂȘme persuadé que la vengeance en question regarde madame la princesse de Robeck autant que vous paraissez le croire; et quand cela serait, on ne doit pas s'attendre que le plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes exclusivement, et que quand ils voudront ÃÂȘtre femmes, les femmes seront philosophes. Je vous rendrai compte de ce que m'aura dit madame de Luxembourg quand je lui aurai montré votre lettre. En attendant, je crois la connaÃtre assez pour pouvoir vous assurer d'avance que quand elle aurait le plaisir de contribuer à l'élargissement de l'abbé Morellet, elle n'accepterait point le tribut de reconnaissance que vous lui promettez dans l'Encyclopédie, quoiqu'elle s'en tÃnt honorée, parce qu'elle ne fait pas le bien pour la louange, mais pour contenter son bon coeur." Je n'épargnai rien pour exciter le zÚle et la commisération de madame de Luxembourg en faveur du pauvre captif, et je réussis. Elle fit un voyage à Versailles exprÚs pour voir M. le comte de Saint-Florentin; et ce voyage abrégea celui de Montmorency, que M. le maréchal fut obligé de quitter en mÃÂȘme temps, pour se rendre à Rouen, oÃÂč le roi l'envoyait comme gouverneur de Normandie, au sujet de quelques mouvements du parlement qu'on voulait contenir. Voici la lettre que m'écrivit madame de Luxembourg, le surlendemain de son départ. "A Versailles, ce mercredi. Liasse D, no 23. M. de Luxembourg est parti hier à six heures du matin. Je ne sais pas encore si j'irai. J'attends de ses nouvelles, parce qu'il ne sait pas lui-mÃÂȘme combien de temps il y sera. J'ai vu M. de Saint Florentin, qui est le mieux disposé pour l'abbé Morellet; mais il y trouve des obstacles, dont il espÚre cependant triompher à son premier travail avec le roi, qui sera la semaine prochaine. J'ai demandé aussi en grùce qu'on ne l'exilùt point, parce qu'il en était question; on voulait l'envoyer à Nanci. Voilà , monsieur, ce que j'ai pu obtenir; mais je vous promets que je ne laisserai pas M. de Saint-Florentin en repos, que l'affaire ne soit finie comme vous le désirez. Que je vous dise donc à présent le chagrin que j'ai eu de vous quitter si tÎt; mais je me flatte que vous n'en doutez pas. Je vous aime de tout mon coeur, et pour toute ma vie." Quelques jours aprÚs, je reçus ce billet de d'Alembert, qui me donna une véritable joie "Ce 1er août. Liasse D, no 26. Grùce à vos soins, mon cher Philosophe, l'abbé est sorti de la Bastille, et sa détention n'aura point d'autres suites. Il part pour la campagne, et vous fait, ainsi que moi, mille remerciements et compliments. Vale, et me ama." L'abbé m'écrivit aussi quelques jours aprÚs une lettre de remerciement liasse D, no 29, qui ne me parut pas respirer une certaine effusion de coeur, et dans laquelle il semblait atténuer en quelque sorte le service que je lui avais rendu; et, à quelque temps de là , je trouvai que d'Alembert et lui m'avaient en quelque sorte, je ne dirai pas supplanté, mais succédé auprÚs de madame de Luxembourg, et que j'avais perdu prÚs d'elle autant qu'ils avaient gagné. Cependant je suis bien éloigné de soupçonner l'abbé Morellet d'avoir contribué à ma disgrùce; je l'estime trop pour cela. Quant à M. d'Alembert, je n'en dis rien ici, j'en reparlerai dans la suite. J'eus dans le mÃÂȘme temps une autre affaire, qui occasionna la derniÚre lettre que j'ai écrite à M. de Voltaire, lettre dont il a jeté les hauts cris, comme d'une insulte abominable, mais qu'il n'a jamais montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu'il n'a pas voulu faire. L'abbé Trublet, que je connaissais un peu, mais que j'avais trÚs peu vu, m'écrivit le 13 juin 1760 liasse D, no 11, pour m'avertir que M. Formey, son ami et correspondant, avait imprimé dans son journal ma lettre à M. de Voltaire sur le désastre de Lisbonne. L'abbé Trublet voulait savoir comment cette impression s'était pu faire, et, dans son tour d'esprit fin et jésuitique, me demandait mon avis sur la réimpression de cette lettre, sans vouloir me dire le sien. Comme je hais souverainement les ruseurs de cette espÚce, je lui fis les remerciements que je lui devais; mais j'y mis un ton dur qu'il sentit, et qui ne l'empÃÂȘcha pas de me pateliner encore en deux ou trois lettres, jusqu'à ce qu'il sût tout ce qu'il avait voulu savoir. Je compris bien, quoi qu'en pût dire Trublet, que Formey n'avait point trouvé cette lettre imprimée et que la premiÚre impression en venait de lui. Je le connaissais pour un effronté pillard, qui, sans façon, se faisait un revenu des ouvrages des autres, quoiqu'il n'y eût pas mis encore l'impudence incroyable d'Îter d'un livre déjà public le nom de l'auteur, d'y mettre le sien, et de le vendre à son profit. Mais comment ce manuscrit lui était-il parvenu? C'était là la question, qui n'était pas difficile à résoudre, mais dont j'eus la simplicité d'ÃÂȘtre embarrassé. Quoique Voltaire fût honoré par excÚs dans cette lettre, comme enfin, malgré ses procédés malhonnÃÂȘtes, il eût été fondé à se plaindre si je l'avais fait imprimer sans son aveu, je pris le parti de lui écrire à ce sujet. Voici cette seconde lettre, à laquelle il ne fit aucune réponse, et dont, pour mettre sa brutalité plus à l'aise, il fit semblant d'ÃÂȘtre irrité jusqu'à la fureur "A Montmorency, le 17 juin 1760. Je ne pensais pas, monsieur, me retrouver jamais en correspondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à cet égard, et je remplirai ce devoir avec vérité et simplicité. Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n'était point destinée à l'impression. Je la communiquai, sous condition, à trois personnes à qui les droits de l'amitié ne me permettaient pas de rien refuser de semblable, et à qui les mÃÂȘmes droits permettaient encore moins d'abuser de leur dépÎt, en violant leur promesse. Ces trois personnes sont madame de Chenonceaux, belle-fille de madame Dupin, madame la comtesse d'Houdetot, et un Allemand nommé M. Grimm. Madame de Chenonceaux souhaitait que cette lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu'il dépendait du vÎtre. Il vous fut demandé, vous le refusùtes et il n'en fut plus question. Cependant M. l'abbé Trublet, avec qui je n'ai nulle espÚce de liaison, vient de m'écrire, par une attention pleine d'honnÃÂȘteté, qu'ayant reçu les feuilles d'un journal de M. Formey, il y avait lu cette mÃÂȘme lettre, avec un avis dans lequel l'éditeur dit, sous la date du 23 octobre 1759, qu'il l'a trouvée, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, et que comme c'est une de ces feuilles volantes qui disparaissent bientÎt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son journal. Voilà , monsieur, tout ce que j'en sais. Il est trÚs sûr que jusqu'ici l'on n'avait pas mÃÂȘme ouï parler à Paris de cette lettre. Il est trÚs sûr que l'exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de M. Formey, n'a pu lui venir que de vous, ce qui n'est pas vraisemblable, ou d'une des trois personnes que je viens de nommer. Enfin, il est trÚs sûr que les deux dames sont incapables d'une pareille infidélité. Je n'en puis savoir davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquelles il vous serait aisé, si la chose en valait la peine, de remonter à la source et de vérifier le fait. Dans la mÃÂȘme lettre, M. l'abbé Trublet me marque qu'il tient la feuille en réserve, et ne la prÃÂȘtera point sans mon consentement, qu'assurément je ne donnerai pas. Mais cet exemplaire peut n'ÃÂȘtre pas le seul à Paris. Je souhaite, monsieur, que cette lettre n'y soit pas imprimée, et je ferai de mon mieux pour cela; mais si je ne pouvais éviter qu'elle le fût, et qu'instruit à temps je pusse avoir la préférence, alors je n'hésiterais pas à la faire imprimer moi-mÃÂȘme. Cela me paraÃt juste et naturel. Quant à votre réponse à la mÃÂȘme lettre, elle n'a été communiquée à personne, et vous pouvez compter qu'elle ne sera point imprimée sans votre aveu, qu'assurément je n'aurai point l'indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu'un homme écrit à un autre il ne l'écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire une pour ÃÂȘtre publiée, et me l'adresser, je vous promets de la joindre fidÚlement à ma lettre, et de n'y pas répliquer un seul mot. Je ne vous aime point, monsieur; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'ÃÂȘtre les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu GenÚve pour le prix de l'asile que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangÚre, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie; tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l'avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon coeur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie, et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, monsieur." Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me confirmaient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus grand honneur que les lettres m'aient attiré, et auquel j'ai été le plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire par deux fois, l'une au petit chùteau, et l'autre à Mont-Louis. Il choisit mÃÂȘme toutes les deux fois le temps que madame de Luxembourg n'était pas à Montmorency, afin de rendre plus manifeste qu'il n'y venait que pour moi. Je n'ai jamais douté que je ne dusse les premiÚres bontés de ce prince à madame de Luxembourg et à madame de Boufflers; mais je ne doute pas non plus que je ne doive à ses propres sentiments et à moi-mÃÂȘme celles dont il n'a cessé de m'honorer depuis lors. Comme mon appartement de Mont-Louis était trÚs petit, et que la situation du donjon était charmante, j'y conduisis le prince, qui, pour comble de grùces, voulut que j'eusse l'honneur de faire sa partie aux échecs. Je savais qu'il gagnait le chevalier de Lorenzy, qui était plus fort que moi. Cependant, malgré les signes et les grimaces du chevalier et des assistants, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouùmes. En finissant je lui dis d'un ton respectueux, mais grave Monseigneur, j'honore trop Votre Altesse sérénissime pour ne la pas gagner toujours aux échecs. Ce grand prince, plein d'esprit et de lumiÚres, et si digne de n'ÃÂȘtre pas adulé, sentit en effet, du moins je le pense, qu'il n'y avait là que moi qui le traitasse en homme, et j'ai tout lieu de croire qu'il m'en a vraiment su bon gré. Quand il m'en aurait su mauvais gré, je ne me reprocherais pas de n'avoir voulu le tromper en rien, et je n'ai pas assurément à me reprocher non plus d'avoir mal répondu dans mon coeur à ses bontés, mais bien d'y avoir répondu quelquefois de mauvaise grùce, tandis qu'il mettait lui-mÃÂȘme une grùce infinie dans la maniÚre de me les marquer. Peu de jours aprÚs, il me fit envoyer un panier de gibier, que je reçus comme je devais. A quelque temps de là , il m'en fit envoyer un autre, et l'un de ses officiers des chasses écrivit par ses ordres que c'était de la chasse de Son Altesse, et du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore; mais j'écrivis à madame de Boufflers que je n'en recevrais plus. Cette lettre fut généralement blùmée, et méritait de l'ÃÂȘtre. Refuser des présents en gibier, d'un prince du sang, qui de plus met tant d'honnÃÂȘteté dans l'envoi, est moins la délicatesse d'un homme fier qui veut conserver son indépendance, que la rusticité d'un malappris qui se méconnaÃt. Je n'ai jamais relu cette lettre dans mon recueil sans en rougir, et sans me reprocher de l'avoir écrite. Mais enfin je n'ai pas entrepris mes Confessions pour taire mes sottises, et celle-là me révolte trop moi-mÃÂȘme pour qu'il me soit permis de la dissimuler. Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s'en fallut peu car alors madame de Boufflers était encore sa maÃtresse, et je n'en savais rien. Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle était belle et jeune encore; elle affectait l'esprit romain, et moi je l'eus toujours romanesque; cela se tenait d'assez prÚs. Je faillis me prendre; je crois qu'elle le vit le chevalier le vit aussi; du moins il m'en parla, et de maniÚre à ne pas me décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en était temps à cinquante ans. Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons dans ma lettre à d'Alembert, j'eus honte d'en profiter si mal moi-mÃÂȘme; d'ailleurs, apprenant ce que j'avais ignoré, il aurait fallu que la tÃÂȘte m'eût tourné, pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-ÃÂȘtre encore de ma passion pour madame d'Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer dans mon coeur, et je fis mes adieux à l'amour pour le reste de ma vie. Au moment oÃÂč j'écris ceci, je viens d'avoir d'une jeune femme, qui avait ses vues, des agaceries bien dangereuses, et avec des yeux bien inquiétants; mais si elle a fait semblant d'oublier mes douze lustres, pour moi je m'en suis souvenu. AprÚs m'ÃÂȘtre tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je réponds de moi pour le reste de mes jours. Madame de Boufflers, s'étant aperçue de l'émotion qu'elle m'avait donnée, put s'apercevoir aussi que j'en avais triomphé. Je ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon ùge; mais, sur certains propos qu'elle tint à ThérÚse, j'ai cru lui avoir inspiré de la curiosité; si cela est, et qu'elle ne m'ait pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j'étais bien né pour ÃÂȘtre victime de mes faiblesses, puisque l'amour vainqueur me fut si funeste, et que l'amour vaincu me le fut encore plus. Ici finit le recueil des lettres qui m'a servi de guide dans ces deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs; mais ils sont tels dans cette cruelle époque, et la forte impression m'en est si bien restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m'offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi, je puis marcher dans le livre suivant avec encore assez d'assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu'en tùtonnant. LIVRE ONZIÈME 1761 Quoique la Julie, qui depuis longtemps était sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle commençait à faire grand bruit. Madame de Luxembourg en avait parlé à la cour, madame d'Houdetot à Paris. Cette derniÚre avait mÃÂȘme obtenu de moi, pour Saint-Lambert, la permission de la faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avait été enchanté. Duclos, à qui je l'avais aussi fait lire, en avait parlé à l'Académie. Tout Paris était dans l'impatience de voir ce roman; les libraires de la rue Saint-Jacques et celui du Palais-Royal étaient assiégés de gens qui en demandaient des nouvelles. Il parut enfin, et son succÚs, contre l'ordinaire, répondit à l'empressement avec lequel il avait été attendu. Madame la Dauphine, qui l'avait lu des premiÚres, en parla à M. de Luxembourg comme d'un ouvrage ravissant. Les sentiments furent partagés chez les gens de lettres, mais dans le monde il n'y eut qu'un avis; et les femmes surtout s'enivrÚrent et du livre et de l'auteur, au point qu'il y en avait peu, mÃÂȘme dans les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquÃÂȘte, si je l'avais entrepris. J'ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir eu besoin de l'expérience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre ait mieux réussi en France que dans le reste de l'Europe, quoique les Français, hommes et femmes, n'y soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succÚs fut en Suisse, et son plus grand à Paris. L'amitié, l'amour, la vertu, rÚgnent-ils donc à Paris plus qu'ailleurs? Non, sans doute; mais il y rÚgne encore ce sens exquis qui transporte le coeur à leur image, et qui nous fait chérir dans les autres les sentiments purs, tendres, honnÃÂȘtes, que nous n'avons plus. La corruption désormais est partout la mÃÂȘme il n'existe plus ni moeurs ni vertus en Europe; mais s'il existe encore quelque amour pour elles, c'est à Paris qu'on doit le chercher. Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir bien analyser le coeur humain pour y démÃÂȘler les vrais sentiments de la nature. Il faut une délicatesse de tact qui ne s'acquiert que dans l'éducation du grand monde, pour sentir, si j'ose ainsi dire, les finesses du coeur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatriÚme partie à cÎté de la Princesse de ClÚves, et je dis que si ces deux morceaux n'eussent été lus qu'en province, on n'aurait jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc pas s'étonner si le plus grand succÚs de ce livre fut à la cour. Il abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parce qu'on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n'est assurément pas propre à cette sorte de gens d'esprit qui n'ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le mal, et qui ne voient rien du tout oÃÂč il n'y a que du bien à voir. Si, par exemple, la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je suis sûr que personne n'en eût achevé la lecture, et qu'elle serait morte en naissant. J'ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de Nadaillac. Si jamais ce recueil paraÃt, on y verra des choses bien singuliÚres, et une opposition de jugement qui montre ce que c'est que d'avoir affaire au public. La chose qu'on y a le moins vue, et qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet et la chaÃne de l'intérÃÂȘt, qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d'aucune espÚce, ni dans les personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux et sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de les avoir tous bien caractérisés; mais quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages et d'aventures. Il est aisé de réveiller l'attention en présentant incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages, qui passent comme les figures de la lanterne magique; mais de soutenir toujours cette attention sur les mÃÂȘmes objets, et sans aventures merveilleuses, cela, certainement, est plus difficile; et si, toute chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l'ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs à tant d'autres choses ne sauraient, sur cet article, entrer en parallÚle avec le mien. Il est mort cependant, je le sais, et j'en sais la cause; mais il ressuscitera. Toute ma crainte était qu'à force de simplicité ma marche ne fût ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intérÃÂȘt pour le soutenir jusqu'au bout. Je fus rassuré par un fait qui, seul, m'a plus flatté que tous les compliments qu'a pu m'attirer cet ouvrage. Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à madame la princesse de Talmont, un jour de bal de l'Opéra. AprÚs souper, elle se fit habiller pour y aller, et en attendant l'heure, elle se mit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on mÃt ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait, vinrent l'avertir qu'il était deux heures. Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque temps aprÚs, sa montre étant arrÃÂȘtée, elle sonna pour savoir quelle heure il était. On lui dit qu'il était quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal; qu'on Îte mes chevaux. Elle se fit déshabiller et passa le reste de la nuit à lire. Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours désiré de voir madame de Talmont, non seulement pour savoir d'elle-mÃÂȘme s'il est exactement vrai, mais aussi parce que j'ai toujours cru qu'on ne pouvait prendre un intérÃÂȘt si vif à l'Héloïse, sans avoir ce sixiÚme sens, ce sens moral, dont si peu de coeurs sont doués, et sans lequel nul ne saurait entendre le mien. Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion oÃÂč elles furent que j'avais écrit ma propre histoire, et que j'étais moi-mÃÂȘme le héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie, que madame de Polignac écrivit à madame de Verdelin, pour la prier de m'engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde était persuadé qu'on ne pouvait exprimer si vivement des sentiments qu'on n'aurait point éprouvés, ni peindre ainsi les transports de l'amour, que d'aprÚs son propre coeur. En cela l'on avait raison, et il est certain que j'écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases; mais on se trompait en pensant qu'il avait fallu des objets réels pour les produire on était loin de concevoir à quel point je puis m'enflammer pour des ÃÂȘtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse et madame d'Houdetot, les amours que j'ai sentis et décrits n'auraient été qu'avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer ni détruire une erreur qui m'était avantageuse. On peut voir dans la préface en dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là -dessus le public en suspens. Les rigoristes disent que j'aurais dû déclarer la vérité tout rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m'y pouvait obliger, et je crois qu'il y aurait eu plus de bÃÂȘtise que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité. A peu prÚs dans le mÃÂȘme temps parut la Paix perpétuelle, dont l'année précédente j'avais cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d'un journal appelé le Monde, dans lequel il voulait, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il était de la connaissance de M. Duclos, et vint en son nom me presser de lui aider à remplir le Monde. Il avait ouï parler de la Julie, et voulait que je la misse dans son journal il voulait que j'y misse l'Émile; il aurait voulu que j'y misse le Contrat social, s'il en eût soupçonné l'existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extrait de la Paix perpétuelle. Notre accord était qu'il s'imprimerait dans son journal, mais sitÎt qu'il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part, avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu'eût-ce été si j'y avais joint mon jugement sur cet ouvrage, dont trÚs heureusement je ne parlai point à M. de Bastide, et qui n'entra point dans notre marché! Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m'ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la portée de ce pauvre homme dans les matiÚres politiques dont il se mÃÂȘlait de parler. Au milieu de mes succÚs dans le public, et de la faveur des dames, je me sentais déchoir à l'hÎtel de Luxembourg, non pas auprÚs de monsieur le maréchal, qui semblait mÃÂȘme redoubler chaque jour de bontés et d'amitiés pour moi, mais auprÚs de madame la maréchale. Depuis que je n'avais plus rien à lui lire, son appartement m'était moins ouvert; et durant les voyages de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyais plus guÚre qu'à table. Ma place n'y était mÃÂȘme plus aussi marquée à cÎté d'elle. Comme elle ne me l'offrait plus, qu'elle me parlait peu, et que je n'avais pas non plus grand'chose à lui dire, j'aimais autant prendre une autre place, oÃÂč j'étais plus à mon aise, surtout le soir; car machinalement je prenais peu à peu l'habitude de me placer plus prÚs de monsieur le maréchal. A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que je ne soupais pas au chùteau, et cela était vrai dans le commencement de la connaissance; mais comme M. de Luxembourg ne dÃnait point et ne se mettait mÃÂȘme pas à table, il arriva de là qu'au bout de plusieurs mois, et déjà trÚs familier dans la maison, je n'avais encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d'en faire la remarque. Cela me détermina d'y souper quelquefois, quand il y avait peu de monde; et je m'en trouvais trÚs bien, vu qu'on dÃnait presque en l'air, et, comme on dit, sur le bout du banc; au lieu que le souper était trÚs long, parce qu'on s'y reposait avec plaisir, au retour d'une longue promenade; trÚs bon, parce que M. de Luxembourg était gourmand; et trÚs agréable parce que madame de Luxembourg en faisait les honneurs à charmer. Sans cette explication, l'on entendrait difficilement la fin d'une lettre de M. de Luxembourg liasse C, no 36, oÃÂč il me dit qu'il se rappelle avec délices nos promenades; surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans la cour nous n'y trouvions point de traces de roues de carrosses c'est que, comme on passait tous les matins le rùteau sur le sable de la cour pour effacer les orniÚres, je jugeais, par le nombre de ces traces, du monde qui était survenu dans l'aprÚs-midi. Cette année 1761 mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j'avais l'honneur de le voir comme si les maux que me préparait la destinée eussent dû commencer par l'homme pour qui j'avais le plus d'attachement et qui en était le plus digne. La premiÚre année, il perdit sa soeur, madame la duchesse de Villeroy; la seconde, il perdit sa fille, madame la princesse de Robeck; la troisiÚme, il perdit dans le duc de Montmorency son fils unique, et dans le comte de Luxembourg son petit-fils, les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent; mais son coeur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, et sa santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue et tragique de son fils dut lui ÃÂȘtre d'autant plus sensible, qu'elle arriva précisément au moment oÃÂč le roi venait de lui accorder pour son fils, et de lui promettre pour son petit-fils, la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. Il eut la douleur de voir s'éteindre peu à peu ce dernier enfant de la plus grande espérance, et cela par l'aveugle confiance de la mÚre au médecin, qui fit périr ce pauvre enfant d'inanition, avec des médecines pour toute nourriture. Hélas! si j'en eusse été cru, le grand-pÚre et le petit-fils seraient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n'écrivis-je point à monsieur le maréchal, que de représentations ne fis-je point à madame de Montmorency, sur le régime plus qu'austÚre que, sur la foi de son médecin, elle faisait observer à son fils! Madame de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne voulait point usurper l'autorité de la mÚre; M. de Luxembourg, homme doux et faible, n'aimait point à contrarier. Madame de Montmorency avait dans Bordeu une foi dont son fils finit par ÃÂȘtre la victime. Que ce pauvre enfant était aise quand il pouvait obtenir la permission de venir à Mont-Louis avec madame de Boufflers, demander à goûter à ThérÚse, et mettre quelque aliment dans son estomac affamé! Combien je déplorais en moi-mÃÂȘme les misÚres de la grandeur, quand je voyais cet unique héritier d'un si grand bien, d'un si grand nom, de tant de titres et de dignités, dévorer avec l'avidité d'un mendiant un pauvre petit morceau de pain! Enfin, j'eus beau dire et beau faire, le médecin l'emporta, et l'enfant mourut de faim. La mÃÂȘme confiance aux charlatans, qui fit périr le petit-fils, creusa le tombeau du grand-pÚre, et il s'y joignit de plus la pusillanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l'ùge. M. de Luxembourg avait eu par intervalles quelque douleur au gros doigt du pied; il en eut une atteinte à Montmorency, qui lui donna de l'insomnie et un peu de fiÚvre. J'osai prononcer le mot de goutte, madame de Luxembourg me tança. Le valet de chambre, chirurgien de monsieur le maréchal, soutint que ce n'était pas la goutte, et se mit à panser la partie souffrante avec du baume tranquille. Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint, on ne manqua pas d'employer le mÃÂȘme remÚde qui l'avait calmée la constitution s'altéra, les maux augmentÚrent, et les remÚdes en mÃÂȘme raison. Madame de Luxembourg, qui vit bien enfin que c'était la goutte, s'opposa à cet insensé traitement. On se cacha d'elle, et M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques années, pour avoir voulu s'obstiner à guérir. Mais n'anticipons point de si loin sur les malheurs combien j'en ai d'autres à narrer avant celui-là ! Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire et faire semblait fait pour déplaire à madame de Luxembourg, lors mÃÂȘme que j'avais le plus à coeur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne faisaient que m'attacher à lui davantage, et par conséquent à madame de Luxembourg car ils m'ont toujours paru si sincÚrement unis, que les sentiments que l'on avait pour l'un s'étendaient nécessairement à l'autre. Monsieur le maréchal vieillissait. Son assiduité à la cour, les soins qu'elle entraÃnait, les chasses continuelles, la fatigue surtout du service durant son quartier, auraient demandé la vigueur d'un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui pût soutenir la sienne dans cette carriÚre. Puisque ses dignités devaient ÃÂȘtre dispersées et son nom éteint aprÚs lui, peu lui importait de continuer une vie laborieuse, dont l'objet principal avait été de ménager la faveur du prince à ses enfants. Un jour que nous n'étions que nous trois, et qu'il se plaignait des fatigues de la cour en homme que ses pertes avaient découragé, j'osai lui parler de retraite et lui donner le conseil que Cinéas donnait à Pyrrhus. Il soupira, et ne répondit pas décisivement. Mais au premier moment oÃÂč madame de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança vivement sur ce conseil, qui me parut l'avoir alarmée. Elle ajouta une chose dont je sentis la justesse, et qui me fit renoncer à retoucher jamais la mÃÂȘme corde c'est que la longue habitude de vivre à la cour devenait un vrai besoin, que c'était mÃÂȘme en ce moment une dissipation pour M. de Luxembourg, et que la retraite que je lui conseillais serait moins un repos pour lui qu'un exil, oÃÂč l'oisiveté, l'ennui, la tristesse achÚveraient bientÎt de le consumer. Quoiqu'elle dût voir qu'elle m'avait persuadé, ou qu'elle dût compter sur la promesse que je lui fis et que je lui tins, elle ne parut jamais bien tranquillisée à cet égard, et je me suis rappelé que depuis lors mes tÃÂȘte-à -tÃÂȘte avec monsieur le maréchal avaient été plus rares et presque toujours interrompus. Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi de concert auprÚs d'elle, les gens qu'elle voyait et qu'elle aimait le plus ne m'y servaient pas. L'abbé de Boufflers surtout, jeune homme aussi brillant qu'il soit possible de l'ÃÂȘtre, ne me parut jamais bien disposé pour moi; et non seulement il est le seul de la société de madame la maréchale qui ne m'ait jamais marqué la moindre attention, mais j'ai cru m'apercevoir qu'à tous les voyages qu'il fit à Montmorency, je perdais quelque chose auprÚs d'elle; et il est vrai que, sans mÃÂȘme qu'il le voulût, c'était assez de sa seule présence, tant la grùce et le sel de ses gentillesses appesantissaient encore mes lourds spropositi. Les deux premiÚres années, il n'était presque pas venu à Montmorency; et, par l'indulgence de madame la maréchale, je m'étais passablement soutenu; mais sitÎt qu'il

Jai du feu s ur le gaz. Et j'm'at t ends a illeurs. Je fais que p ass- e r m a route. P as vu c elle t racĂ©e. P ass-- e r en t re les gouttes. ÉvadĂ© b elle. D D. Tellement bien soignĂ©e la p ose, On s' p rendrait pour elle.

Accueil / 1 - Chansons pour enfants / La Classe en fĂȘtes CD – A et J-M Versini 13,00€ Les fĂȘtes de l’annĂ©e en 10 chansons – De 2 Ă  10 ans Cet album est un des plus grands succĂšs du duo Versini. Il fait parti dĂ©sormais du rĂ©pertoire des Ă©coles et de nombreux enseignants l’utilisent dans leur classe. En effet, ces chansons sont dĂ©diĂ©es aux fĂȘtes qui rythment l’annĂ©e scolaire. Ces fĂȘtes sont des repĂšres prĂ©cieux pour les petits qui doivent apprendre Ă  structurer le temps. C’est dire l’importance de ce programme La rentrĂ©e des classes, AllĂŽ Halloween, l’anniversaire, NoĂ«l, La galette des Rois, Carnaval, PĂąques, Le muguet du 1er mai, La fĂȘte des mamans, La fĂȘte de la musique. Titres du CD 1. C’est la rentrĂ©e des classes – 2. AllĂŽ Halloween – 3. C’est ton anniversaire – 4. J’ai vu le PĂšre NoĂ«l – 5. Dans la galette des Rois – 6. Le jour de Carnaval – 7. PĂąques est arrivĂ© – 8. Le muguet du Premier-Mai – 9. Pour toi Maman – 10. Faites de la musique Livret 20 pages avec paroles et illustrations des chansons – Playbacks inclus TĂ©lĂ©charger Paiement par Paypal ou carte bancaire CD €9,99 – Titre Ă  l’unitĂ© €0,99 Acheter le CD physique Paiement par carte bancaire, chĂšque ou virement Extraits TĂ©lĂ©chargement MP3 Paroles Partitions Cematin dans la rue. 1 Ce matin dans la rue on a vu Une chouette qui mettait ses lunettes Un oiseau qui faisait du vĂ©lo Un lapin perchĂ© sur un sapin. REFRAIN : C’est pas vrai, ça s’peut pas ! Dans ma rue, Y’a pas ça ! J’te dis qu’si, viens chez moi ! Y’en a plein, tu verras ! 2- Ce matin dans ma rue on a vu Un cheval qui jouait Écoutez et imprimez les paroles de la chanson "Le petit ver de terre" Dans cette page, retrouvez les paroles et la vidĂ©o de la chanson "Le petit ver de terre". Une comptine rigolote Ă  chanter avec les enfants entiĂšrement composĂ©e de rimes et de vers en "U". Retrouvez la comptine "Le petit ver de terre" en vidĂ©o, grĂące Ă  notre partenaire "Le monde des Titounis" pour l'Ă©couter avec vos enfants, lisez les paroles de la chanson et imprimez mĂȘme la fiche Ă  colorier pour votre carnet de chansons. Retrouvez encore plus d'idĂ©es de Chanson printemps "Le petit ver de terre" est une comptine qui raconte l'histoire d'un ver de terre et d'un oiseau, ici une grue, qui cherche Ă  le manger tout cru ! Y parviendra-t-elle ? La rĂ©ponse dans les paroles et la vidĂ©o qui suit ! Via la chaĂźne YouTube de notre partenaire "Le monde des Titounis" Les paroles de la chanson "Le petit ver de terre" Qui a vu, dans la rue, Tout menu, Le petit ver de terre Qui a vu, dans la rue, Tout menu, Le petit ver tout nu C’est la grue, qui a vu, Tout menu Le petit ver de terre C’est la grue, qui a vu Tout menu Le petit ver tout nu Et la grue, a voulu Manger cru Le petit ver de terre Et la grue, a voulu Manger cru Le petit ver tout nu Sous une laitue, bien feuillue A disparu Le petit ver de terre Sous une laitue, bien feuillue A disparu Le petit ver tout nu Et la grue, n’a pas pu Manger cru Le petit ver de terre Et la grue, n’a pas pu Manger cru Le petit ver tout nu
Établissementsde Paris, La derniĂšre chanson de l'annĂ©e! Un texte long et difficile. Heureusement l'Ă©criture et la lecture sont lĂ  pour aider les petits chanteurs Ă  mĂ©moriser Les voilĂ  prĂȘts pour aller au CP en chantant! Accueil. Identification. École maternelle 8, passage Émelie 75019 Paris. École maternelle 8, passage Émelie 75019 PARIS tĂ©l : 01 40 35 42 33 ce.0754312E@ac
courudans la rue l'a passé l'a passé par la cheminée }bis bien sûr! bien sûr! j'ai cherché, j'ai cherché dans mes deux souliers j'ai trouvé, j'ai trouvé de jolis cadeaux }bis merci ! merci ! haut de la page. Le pÚre Noël est enrhumé Le pÚre Noël est enrhumé Préparons lui du thé sucré Le PÚre Noël est enrhumé Je crois qu'il va éternuer! Atchoum! Atchoum! Pauvre PÚre
Lader dans les locaux de la rue Defly. TreiziĂšme et derniĂšre FĂȘte de la musique en ce lieu devenu incontournable pour la Source qui mettait toute son Ă©nergie Ă  promouvoir les musiques 78K3h.
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